Nombre de paquets de Krisprolls
vendus en 2002
22,5 millions
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La rumeur s’était propagée dans toute l’entreprise : Markus et Nathalie avaient une liaison. La vérité : ils ne s’étaient embrassés que trois fois. Le fantasme : elle était enceinte. Oui, les gens en rajoutaient. Et pour définir l’ampleur d’un ragot, il suffit de calculer la recette des machines à café. Aujourd’hui, elle s’annonçait historique. Si tout le monde connaissait Nathalie dans la société, personne ne savait vraiment qui était Markus. Il était une sorte de maillon discret de la chaîne, le fil blanc d’un vêtement. Alors qu’il regagnait son bureau légèrement abasourdi par ce qu’il venait de vivre, il sentit de nombreux regards sur lui. Il ne comprenait pas pourquoi. Il passa aux toilettes vérifier les plis de son veston, les mèches de sa chevelure, les espaces entre ses dents et la couleur de son visage. Rien à dire, tout était en place.
Cette attention ne cessa de croître pendant la journée. De nombreux employés trouvèrent des prétextes pour venir le voir. On lui posait des questions, on se trompait de porte. C’était peut-être juste une affaire de hasard. Une de ces journées particulièrement riches en événements, sans que l’on sache très bien pourquoi. Une question de lune, aurait dit sa tante en Suède, une cartomancienne renommée en Norvège. Avec tous ces dérangements, il n’avait pas vraiment eu le temps de travailler. C’était un comble : il n’avait rien fait le jour où son patron l’avait félicité. C’était aussi peut-être ça qui l’encombrait. Ce n’est pas facile d’être subitement encouragé quand on n’a jamais été aux premières loges, quand personne n’a jamais vraiment remarqué ce que vous faisiez. Et puis, il y avait Nathalie. Toujours en lui. De plus en plus. Leur dernier rendez-vous lui avait donné une grande confiance. La vie commençait à prendre une étrange tournure, s’éloignant gentiment des peurs et des incertitudes.
Nathalie aussi avait ressenti cette agitation autour d’elle. Cela n’avait été qu’un sentiment diffus jusqu’au moment où Chloé, adepte des tentatives frontales, avait osé :
« Je peux vous poser une question ?
— Oui.
— Tout le monde dit que vous avez une histoire avec Markus. C’est vrai ?
— Je vous ai déjà répondu que cela ne vous regardait pas. »
Cette fois-ci, Nathalie était vraiment agacée. Tout ce qu’elle avait aimé chez cette jeune fille semblait avoir disparu. Elle ne voyait maintenant chez elle qu’une basse obsession. L’attitude de Charles l’avait déjà choquée, et voilà que ça continuait. Qu’est-ce qu’ils avaient tous à s’exciter ainsi ? Chloé s’enfonça, balbutiant :
« C’est juste que je ne vous imagine pas du tout…
— Ça suffit. Vous pouvez sortir », s’énerva Nathalie.
Instinctivement, elle ressentit que plus on critiquerait Markus, plus elle se sentirait proche de lui. Que cela les unissait davantage encore dans le monde éloigné de l’incompréhension des autres. En sortant du bureau, Chloé se traita de conne. Elle voulait tellement avoir une relation privilégiée avec Nathalie, mais là, elle s’y était prise comme une idiote. Pourtant, c’est vrai qu’elle était choquée. Et elle avait le droit de l’exprimer, non ? Et puis elle n’était pas la seule. Il y avait quelque chose d’incongru dans l’idée de leur relation. Ce n’était pas qu’elle n’aimât pas Markus, ni même qu’elle le trouvât repoussant, c’était juste qu’elle n’arrivait pas à l’imaginer avec une femme. Elle l’avait toujours considéré comme un ovni du monde des hommes. Alors qu’à ses yeux Nathalie avait toujours représenté une sorte d’idéal féminin. Ainsi leur union la dérangeait et la poussait à des réactions instinctives. Elle savait bien qu’elle avait été indélicate, mais quand tout le monde lui demanda : « Alors ? alors ? tu as des informations ? » elle sentit que sa position privilégiée pouvait avoir de la valeur. Et que le rejet de Nathalie allait peut-être lui permettre d’accéder à d’autres affinités.
Prétextes utilisés par les employés
pour aller voir Markus
J’aimerais bien emmener ma femme en vacances
en Suède cet été. Tu as des conseils à me donner ?
de Claude LelouchT’aurais pas une gomme ?
*
Ah pardon. Je me suis trompé de bureau.
*
T’es toujours sur le 114 ?
*
Il marche ton Intranet ?
*
C’est quand même fou l’histoire de ton compatriote
qui est mort avant d’avoir eu le temps de voir
le succès de sa trilogie.
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En milieu d’après-midi, Nathalie et Markus firent une pause ensemble, en se retrouvant sur le toit. C’était devenu leur refuge, leur cave. Au premier regard échangé, ils comprirent qu’il se passait quelque chose d’inhabituel. Que tous deux étaient soumis à la curiosité des autres. Ils se mirent à rire de cette idiotie, et se serrèrent dans les bras, la meilleure manière au monde de créer le silence. Nathalie souffla qu’elle voulait le retrouver ce soir, et voudrait même que le soir soit maintenant. C’était beau, c’était doux, d’une intensité inattendue. Markus fut gêné, en expliquant qu’il n’était pas libre. C’était une atroce équation : il commençait à considérer comme inutile chaque seconde passée loin de Nathalie, et pourtant, il ne pouvait absolument pas annuler le dîner avec son patron. Nathalie fut surprise, et n’osa pas demander ce qu’il avait prévu. Elle fut surtout étonnée de se retrouver subitement dans une position fragile, dans une attente. Markus lui expliqua qu’il dînait avec Charles.
« Ce soir ? Il t’a proposé de dîner ? »
À cet instant, elle ne savait pas si elle devait rire ou être furieuse. Charles n’avait pas le droit de dîner avec un membre de son groupe, sans même l’avertir. Elle comprit aussitôt que cela n’avait rien à voir avec le travail. Markus, jusqu’ici, n’avait pas vraiment cherché à décortiquer la subite motivation de son patron. Après tout, c’était plausible : il faisait du bon travail avec le 114.
« Et il t’a dit pourquoi il voulait dîner avec toi ?
— Heu… oui… il voulait me féliciter…
— Ça ne te paraît pas bizarre ? Tu l’imagines en train de dîner avec chaque employé qu’il veut féliciter ?
— Tu sais, je l’ai trouvé tellement bizarre que rien ne me semble bizarre chez lui.
— Ça c’est vrai. Tu as raison. »
Nathalie adorait la façon dont Markus prenait les choses. Cela pouvait passer pour de la naïveté, mais non. Il y avait chez lui comme une douceur de l’enfance, la capacité d’accepter les situations, y compris les plus farfelues. Il s’approcha d’elle et l’embrassa. C’était leur quatrième baiser, le plus naturel. Au début d’une relation, on pourrait presque analyser chaque baiser. Tout se détache parfaitement dans une mémoire qui lentement progresse dans la confusion de la répétition. Nathalie décida de ne rien dire concernant Charles, et sa grotesque motivation. Markus découvrirait par lui-même ce qui se cachait derrière ce dîner.
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Markus était repassé rapidement chez lui pour se changer, car il n’avait rendez-vous avec son patron qu’à 21 heures. Il hésita, comme à son habitude, entre plusieurs vestes. Et opta pour la plus professionnelle. La plus sérieuse, pour ne pas dire sinistre. Il avait l’allure d’un croque-mort en vacances. Au moment où il devait reprendre le RER, il y eut un problème. Déjà, les passagers commençaient à s’exciter. Ils manquaient d’information. Était-ce un feu ? Une tentative de suicide ? Personne ne savait vraiment. La panique gagna le wagon de Markus, et lui pensait surtout qu’il allait faire attendre son patron. Ce qui était le cas. Charles était installé depuis plus d’une dizaine de minutes, buvant un verre de vin rouge. Il se sentait énervé, et même très énervé, car personne ne l’avait jamais fait attendre comme ça. Et certainement pas un employé dont il ignorait jusqu’à l’existence le matin même. Pourtant, au cœur de cet agacement, naquit un autre sentiment. Le même sentiment que celui qu’il avait éprouvé dans la matinée, mais cette fois-ci il revenait avec davantage de force. Il s’agissait d’une certaine fascination. Cet homme était vraiment capable de tout. Qui oserait arriver en retard à un tel rendez-vous ? Qui avait la capacité de braver ainsi l’autorité ? Il n’y avait plus rien à dire. Cet homme méritait Nathalie. C’était incontestable. C’était mathématique. C’était chimique.
Parfois, quand on est en retard, on se dit que ça ne sert plus à rien de courir. On se dit que trente ou trente-cinq minutes, c’est exactement pareil. Alors autant ajouter un peu d’attente pour l’autre, et éviter d’arriver en sueur. C’est ce que décida Markus. Il ne voulait pas apparaître essoufflé, et tout rouge. Il le savait : dès qu’il courait un tout petit peu, il avait l’air d’un nouveau-né. Ainsi, il sortit du métro, terrifié à l’idée d’être autant en retard (et de n’avoir pas pu s’excuser, car il n’avait pas le numéro de portable de son patron), mais en marchant. Et c’est ainsi qu’il se présenta à son dîner, pratiquement une heure après le rendez-vous, calme, très calme. Le veston noir accentua l’effet d’une apparition quasi mortuaire. Un peu comme dans ces films noirs où les héros surgissent en silence de la pénombre. Charles avait presque terminé une bouteille de vin en l’attendant. Cela l’avait rendu romantique, nostalgique. Il n’écouta même pas les excuses de Markus à propos du RER. Cette arrivée était la grâce incarnée.
Et la soirée allait naviguer sur le triomphe de cette première impression.
Bernard Blier, à propos de Pierre Richard
dans Le Grand Blond avec une chaussure noire
Il est fort. Il est très fort.
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Pendant tout le dîner, Markus fut extrêmement surpris par l’attitude de Charles. Celui-ci balbutiait, blablatait, bredouillait. Il était incapable de finir une phrase. Partait en subits éclats de rire, mais jamais au moment où son interlocuteur tentait d’être drôle. Il était comme en décalage horaire avec l’instant présent. Markus, au bout d’un moment, osa :
« Est-ce que vous allez bien ?
— Bien ? Moi ? Vous savez, depuis hier, c’est toujours. Surtout en ce moment. »
L’incohérence de cette réponse confirma le sentiment de Markus. Charles n’était pas devenu complètement fou. Il sentait bien, lors de rares éclairs de lucidité, qu’il déraillait. Mais il n’arrivait pas à se maîtriser. Il avait été victime d’un courtcircuit. Le Suédois assis en face de lui avait chamboulé sa vie, son système. Il luttait pour revenir à la réalité. Markus, dont le passé était pourtant peu excitant, n’était pas loin de penser que ce dîner était le plus sinistre de sa vie. C’est dire. Pourtant, il ne put refréner la progression d’une compassion, l’envie d’aider cet homme à la dérive.
« Est-ce que je peux faire quelque chose pour vous ?
— Oui sûrement Markus… je vais y réfléchir, c’est gentil. C’est vrai ça, vous êtes gentil… ça se voit… dans votre façon de me regarder… vous ne me jugez pas… je comprends tout… je comprends tout, maintenant…
— Vous comprenez quoi ?
— Mais je comprends pour Nathalie. Plus je vous vois, plus je comprends tout ce que je ne suis pas. »
Markus reposa son verre. Il avait commencé à se douter que tout cela pouvait avoir un rapport avec Nathalie. Contre toute attente, sa première sensation fut de soulagement. C’était la première fois qu’on lui parlait d’elle. À cet instant précis, Nathalie s’extirpait du fantasme. Elle entrait dans la partie réelle de sa vie.
Charles continua :
« Je l’aime. Vous savez que je l’aime ?
— Je crois surtout que vous avez trop bu.
— Et alors ? L’ivresse ne changera rien. Ma lucidité est là, bien réelle. Ma lucidité sur tout ce que je ne suis pas. En vous regardant, je me rends compte à quel point j’ai raté ma vie… à quel point je n’ai cessé d’être dans la superficialité, et le compromis permanent… ça va vous paraître fou, mais je vais vous dire ce que je n’ai jamais dit à personne : j’aurais voulu être un artiste… oui, je sais, on connaît la chanson… mais vraiment, quand j’étais petit, j’adorais peindre des petits bateaux… c’était mon bonheur… j’avais toute une collection de gondoles en miniature… je mettais des heures à les peindre… à être si précis sur chaque détail… comme j’aurais voulu continuer à peindre… à vivre ma vie dans cette sorte de frénésie du calme… et au lieu de ça, je me farcis des Krisprolls à longueur de journée… et ces journées, elles n’en finissent plus… elles se ressemblent toutes comme des Chinois… et ma vie sexuelle… ma femme… enfin cette chose… je n’ai même pas envie d’en parler… je me rends compte de tout ça maintenant… je vous vois, et je m’en rends compte… »
Charles interrompit d’un coup son monologue. Markus était gêné. Il n’est jamais évident d’accueillir les confidences d’un inconnu, et encore moins quand il s’agit de son patron. Il ne lui restait plus que l’humour pour tenter d’alléger l’ambiance :
« Vous avez vu tout ça en me regardant ? C’est vraiment l’effet que je vous fais ? En si peu de temps…
— Et en plus, vous avez un grand sens de l’humour. Vous êtes un génie, vraiment. Il y a eu Marx, il y a eu Einstein, et maintenant il y a vous. »
Markus ne trouva pas de repartie à cette sortie légèrement excessive. Heureusement, le serveur fit son apparition :
« Vous avez choisi ?
— Oui, je vais prendre la viande, dit Charles. Saignante.
— Et moi, le poisson.
— Très bien, messieurs », dit le serveur en partant.
À peine avait-il fait deux mètres que Charles le rappela :
« Finalement, je vais prendre comme monsieur. Le poisson aussi.
— Très bien, c’est noté », dit le serveur, en repartant.
Après un silence, Charles avoua :
« J’ai décidé de tout faire comme vous.
— Oui, un peu comme avec un mentor.
— Vous savez, il n’y a pas grand-chose à faire pour être comme moi.
— Je ne suis pas d’accord. Par exemple, votre veste. Je crois que ça serait bien si j’avais la même. Je devrais m’habiller comme vous. Vous avez un style unique. Tout est réfléchi ; ça se voit que vous ne laissez rien au hasard. Et ça compte pour les femmes. Hein que ça compte, hein ?
— Euh oui, je ne sais pas. Je peux vous la prêter si vous voulez.
— Voilà ! C’est tout vous, ça : la gentillesse incarnée. Je dis que j’aime votre veste, et dans la seconde, vous proposez de me la prêter. C’est si beau. Je me rends compte que je n’ai pas assez prêté mes vestes. Toute ma vie, j’ai été un immense égoïste de la veste. »
Markus comprit que tout ce qu’il dirait serait forcément génial. L’homme en face de lui le regardait avec un filtre d’admiration, pour ne pas dire : de vénération. Pour poursuivre sa quête, Charles lui demanda :
« Parlez-moi encore de vous.
— Pour tout vous dire, je ne réfléchis pas souvent à qui je suis.
— Voilà ! C’est ça ! Mon problème, c’est que je réfléchis trop. Je me demande toujours ce que pensent les autres. Je devrais être plus stoïque.
— Pour ça, vous auriez dû naître en Suède.
— Ah ! Très drôle ! Faudra que vous m’appreniez à être drôle comme ça. Quel sens de la réplique ! Je bois à votre santé ! Je vous ressers ?
— Non, je crois que j’ai déjà assez bu.
— Et quel sens du contrôle ! Bon, ça, je décide de ne pas faire comme vous. Je m’autorise un écart. »
Le serveur arriva alors avec les deux poissons, et leur souhaita un bon appétit. Ils commencèrent à manger. Subitement, Charles releva la tête de son assiette :
« Je suis vraiment idiot. Tout ça est ridicule.
— Quoi ?
— Je déteste le poisson.
— Ah…
— Et même, c’est pire que ça.
— Ah bon ?
— Oui, je suis allergique au poisson.
— …
— Tout est dit. Je ne pourrai jamais être comme vous. Je ne pourrai jamais être avec Nathalie. Tout ça à cause du poisson. »
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Quelques précisions techniques
concernant les allergies au poisson
L’allergie au poisson n’est pas si rare. Elle arrive en quatrième position dans notre pays. La question qui se pose, quand on en est victime, est de savoir si l’on est allergique à un seul poisson ou à plusieurs. En pratique, la moitié des patients allergiques à un type de poisson le sont aussi à d’autres. Cela impose de faire des tests cutanés à la recherche des allergies croisées et parfois de faire des tests de provocation (avec l’aliment en question) au cas où les tests cutanés ne seraient pas satisfaisants. On peut aussi se demander si certains poissons sont moins allergisants que d’autres. C’est pour répondre à cette question qu’une équipe de chercheurs a comparé la réactivité croisée de neuf poissons : le cabillaud (ou morue fraîche), le saumon, le merlan, le maquereau, le thon, le hareng, le loup, le flétan et la plie. Il en ressort que le thon et le maquereau (tous les deux de la famille des scombridés) sont les mieux tolérés, les poissons plats, le flétan et la plie, arrivant en deuxième position. A contrario, la morue, le saumon, le merlan, le hareng et le loup présentent des réactivités croisées importantes, c’est-à-dire que si vous êtes allergiques à l’un d’entre eux, vous avez de plus fortes chances de l’être aux autres.
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Après cette révélation du poisson, le dîner plongea dans le monde du silence. Markus tenta plusieurs fois de relancer la conversation, en vain. Charles ne mangea rien, et se contenta de boire. Ils avaient l’air d’un vieux couple qui n’a plus rien à se dire. Qui se laisse dériver dans une forme de méditation intérieure. Le temps passe gentiment (et parfois les années aussi).
Une fois dehors, Markus fut obligé de retenir son patron. Il ne pouvait pas conduire dans cet état. Il voulut le faire monter dans un taxi, le plus vite possible. Il avait hâte que le calvaire de la soirée s’achève enfin. Mais, mauvaise nouvelle, l’air frais du soir requinqua Charles. C’était reparti pour un tour :
« Ne me laissez pas, Markus. Je veux encore parler avec vous.
— Mais ça fait une heure que vous ne dites plus rien. Et puis vous avez trop bu, il est préférable de rentrer.
— Oh arrêtez un peu d’être sérieux ! Vous me fatiguez vraiment ! On va boire un dernier verre, et c’est tout. C’est un ordre ! »
Markus n’avait pas le choix.
Ils se retrouvèrent dans une sorte d’endroit où des gens d’un certain âge se frôlent de manière lascive. Ce n’était pas à proprement parler un dancing, mais ça y ressemblait. Assis sur une banquette rose, ils commandèrent deux tisanes. Derrière eux trônait une lithographie hasardeuse, une espèce de nature morte, mais vraiment morte. Charles semblait plus calme, maintenant. À nouveau dans une descente. Une immense lassitude passait sur son visage. Quand il pensait aux années écoulées, il se souvenait du retour de Nathalie après son drame. Il était hanté par la vision de cette femme abîmée. Pourquoi sommes-nous autant marqués par un détail, un geste, qui font de ces instants minimes le cœur d’une époque ? Le visage de Nathalie éclipsait, dans ses souvenirs, sa carrière et sa vie de famille. Il pouvait écrire un livre au sujet des genoux de Nathalie, alors qu’il était incapable de citer le chanteur préféré de sa fille. À l’époque, il s’était fait une raison. Il comprenait qu’elle n’était pas prête pour vivre autre chose. Mais, au fond de lui, il n’avait cessé d’espérer. Aujourd’hui, tout lui paraissait sans intérêt : sa vie était sinistre. Il se sentait oppressé. Les Suédois étaient tendus à cause de la crise financière. L’Islande avait été au bord de la faillite, et cela avait fragilisé pas mal de certitudes. Il ressentait aussi la haine grandissante pour les patrons. Comme d’autres dirigeants, il allait peut-être se faire séquestrer au prochain conflit social. Et puis il y avait sa femme. Elle ne le comprenait pas. Ils parlaient si souvent d’argent qu’il lui arrivait de la confondre avec ses créanciers. Tout se mélangeait dans un univers sans saveur, où la féminité même était un vestige, où plus personne ne prenait le temps de faire du bruit avec des talons aiguilles. Le silence de chaque jour annonçait le silence de toujours. C’est pourquoi il perdait pied à l’idée de savoir Nathalie avec un autre homme…
Il évoqua tout cela avec beaucoup de sincérité. Markus comprit qu’il fallait parler de Nathalie. Un prénom féminin, et la nuit paraît infinie. Mais que pouvait-il dire d’elle ? Il la connaissait à peine. Il aurait pu avouer simplement : « Vous faites erreur… on ne peut pas vraiment dire que nous soyons ensemble… il s’agit pour l’instant d’une histoire de trois ou quatre baisers… et encore, je ne vous raconte pas l’étrangeté de tout ça… », mais aucun son ne sortait de sa bouche. Il avait du mal à parler d’elle, il s’en rendait compte à présent. Son patron avait posé sa tête sur son épaule, et le poussait à la confidence. Alors, Markus s’efforça de raconter, à son tour, sa version de sa vie avec Nathalie. Son exégèse de tous les moments nathaliens. Sans s’y attendre, il fut soudain assailli par une multitude de souvenirs. Des instants fugitifs qui remontaient à longtemps déjà, bien avant la pulsion du baiser.
Il y avait eu la première fois. C’était avec elle qu’il avait passé son entretien d’embauche. Il s’était aussitôt dit : « Je ne pourrais jamais travailler avec une telle femme. » Il n’avait pas été bon, mais Nathalie avait pour consigne d’embaucher un Suédois. Markus était donc là, à cause d’une histoire de quota. Il ne l’avait jamais su. Lui, sa première impression l’avait poursuivi pendant des mois. Il repensait maintenant à cette façon qu’elle avait eue de replacer ses mèches derrière l’oreille. C’était ce mouvement qui l’avait fasciné. Lors des réunions de groupe, il avait espéré qu’elle le refasse, mais non, cela avait été une grâce unique. Il pensait aussi à d’autres gestes comme celui de poser ses dossiers sur le coin de la table, comme sa façon de mouiller ses lèvres rapidement avant de boire, comme le temps qu’elle prenait pour respirer entre deux phrases, et la façon qu’elle avait de prononcer les s parfois, surtout en fin de journée, et son sourire de politesse, celui du merci, et ses talons aiguilles, oh oui ses talons aiguilles qui glorifiaient ses mollets. Il avait horreur de la moquette de l’entreprise, et s’était même demandé un jour : « Mais qui a donc bien pu inventer la moquette ? » Et tant de choses, encore et encore. Oui, tout lui revenait maintenant, et Markus se rendait compte qu’il avait accumulé en lui beaucoup de fascination pour Nathalie. Chaque jour près d’elle avait été la conquête immense mais sournoise d’un véritable empire du cœur.
Combien de temps avait-il parlé d’elle ? Il ne le savait pas. En tournant la tête, il s’aperçut que Charles s’était assoupi. Comme un enfant qui s’endort en écoutant un conte. Pour qu’il n’attrape froid, délicate attention, il le recouvrit de sa veste. Dans le silence retrouvé, il observa cet homme dont il avait fantasmé la puissance. Lui qui avait si souvent senti ses poumons dans un entonnoir, qui avait si souvent pensé à la vie des autres avec envie, il se rendait compte qu’il n’était pas le plus malheureux. Que sa routine même lui plaisait. Il espérait être avec Nathalie mais, dans le cas contraire, il ne s’effondrerait pas. Fébrile, fragile par moments, Markus avait une certaine force. Une sorte de stabilité, du calme. Quelque chose qui permet de ne pas mettre en danger les jours. À quoi bon s’exciter quand tout est absurde ? se disait-il parfois, sûrement trop nourri à la lecture de Cioran. La vie peut être belle quand on sait l’inconvénient d’être né. La vision de Charles endormi confortait ce sentiment d’assurance, qui allait grandir en lui avec davantage de force encore.
Deux femmes d’une cinquantaine d’années s’approchèrent d’eux, pour tenter d’entamer une discussion, mais Markus leur adressa un signe pour qu’elles ne fassent pas de bruit. C’était pourtant un endroit musical. Charles se redressa finalement, surpris d’ouvrir les yeux dans ce cocon rose. Il vit la tête de Markus qui l’avait veillé, et constata la présence de la veste sur lui. Il sourit, et cette simple esquisse sur le visage lui rappela qu’il avait mal à la tête. Il était temps de partir. C’était déjà le petit matin. Et c’est ensemble qu’ils arrivèrent au bureau. En sortant de l’ascenseur, ils se quittèrent en se serrant la main.
Un peu plus tard dans la matinée, Markus se dirigea vers la machine à café. Il remarqua aussitôt que les employés s’écartaient sur son passage. Il était Moïse devant la mer Rouge. La métaphore peut paraître exagérée. Mais il faut comprendre ce qui se passait. Markus, un employé aussi discret que terne, dont on avait souvent pu dire qu’il était quelconque, se retrouvait en moins d’une journée à sortir avec l’une des plus belles femmes de l’entreprise, si ce n’est la plus belle (et pour ne rien gâcher de l’exploit, cette femme était réputée comme morte pour la séduction), et à dîner avec le patron. On les avait même vus arriver ensemble le matin, de quoi connoter d’une manière tendancieuse le ragot. C’était beaucoup pour un seul homme. Tout le monde le saluait, et on lui servait du comment ça va aujourd’hui, et le dossier 114 ça avance bien ? Subitement, on s’intéressait à ce foutu dossier, à la moindre de ses respirations. Si bien que Markus, en milieu de matinée, faillit faire un malaise. Ajoutée à une nuit blanche, la mutation avait été trop brutale. C’était comme s’il rattrapait subitement, condensées en quelques minutes, des années d’impopularité. Bien sûr, tout ça ne pouvait pas être naturel. Il y avait forcément une raison, quelque chose de louche. On disait qu’il était une taupe au service de la Suède, on disait qu’il était le fils du plus gros actionnaire, on disait qu’il était gravement malade, on disait qu’il était très connu dans son pays en tant qu’acteur de cinéma porno, on disait qu’il avait été choisi pour représenter l’humanité sur Mars, on disait aussi qu’il était un intime de Natalie Portman.
Déclaration d’Isabelle Adjani,
sur le plateau télévisé de Bruno Masure,
le 18 janvier 1987
« Ce qui est terrible pour moi aujourd’hui, c’est de devoir venir ici pour dire “je ne suis pas malade”, comme si je disais “je ne suis pas coupable d’un crime”. »
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Nathalie et Markus se retrouvèrent pour déjeuner. Il était fatigué, mais ses yeux restaient grands ouverts. Elle n’en revenait pas d’apprendre que le dîner avait duré toute la nuit. Peut-être les choses se passaient-elles toujours ainsi avec lui ? Que rien n’était de l’ordre du prévu. Elle aurait voulu en rire. Mais elle n’aimait pas beaucoup ce qu’elle voyait. Elle se sentait tendue, gênée par l’agitation qui les entourait. Cela la renvoyait à la mesquinerie des gens après l’enterrement de François. Aux encombrantes manifestations de compassion. C’était peut-être une lubie, mais elle y voyait comme des vestiges du temps de la collaboration. En observant certaines réactions, elle se disait : « S’il y avait une nouvelle guerre, tout serait exactement pareil. » Son sentiment était peut-être exagéré, mais la vitesse de la rumeur alliée à une certaine malveillance, tout cela lui inspirait un dégoût qui faisait écho à cette période trouble.
Elle ne comprenait pas pourquoi son histoire avec Markus intéressait autant. Était-ce à cause de lui ? De ce qu’il dégageait ? Est-ce ainsi que l’on perçoit les unions peu rationnelles ? Mais c’est absurde : existe-t-il moins logique qu’une affinité ? Depuis sa dernière discussion avec Chloé, la colère de Nathalie ne retombait pas. Pour qui se prenaient-ils tous ? Elle transformait les petits regards de chacun en agressions.
« Nous nous sommes à peine embrassés, et j’ai l’impression que tout le monde me déteste maintenant, dit-elle.
— Et moi tout le monde m’adore !
— C’est malin ça…
— Il suffit de s’en foutre. Regarde le menu. Ça, c’est important. Tu veux les endives au roquefort ou la soupe du jour en entrée ? Il n’y a que ça qui compte. »
Il avait sûrement raison. Pourtant, elle ne parvenait pas à se détendre. Elle ne comprenait pas pourquoi elle réagissait d’une manière si violente. Il lui faudrait peut-être du temps pour saisir que tout était lié à la naissance de son sentiment. C’était une sensation vertigineuse qu’elle transformait en agressivité. Contre tous, et contre Charles avant tout :
« Tu sais, plus j’y pense, plus je me dis que la réaction de Charles est honteuse.
— Je crois qu’il t’aime c’est tout.
— Ce n’est pas une raison pour faire le guignol avec toi.
— Calme-toi, ce n’est pas si grave.
— Je ne peux pas me calmer, je ne peux pas… »
Nathalie annonça qu’elle irait voir Charles après le déjeuner pour qu’il arrête son cinéma. Markus préféra ne pas entraver sa détermination. Il laissa un peu de silence, qu’elle rompit par un aveu :
« Pardon, je suis énervée…
— Ce n’est pas grave. Et puis tu sais l’actualité évolue vite… dans deux jours on ne parlera plus de nous… il y a une nouvelle secrétaire qui vient d’arriver, et je crois qu’elle plaît à Berthier… alors tu vois…
— Ça ne serait pas un scoop. Il saute sur tout ce qui bouge.
— Oui, c’est vrai. Mais là c’est différent. Je te rappelle qu’il vient d’épouser la comptable… alors on n’est pas à l’abri d’un petit feuilleton.
— Je crois surtout que je suis perdue. »
Elle avait prononcé cette phrase brutalement. Sans la moindre transition. Instinctivement, Markus prit la mie du pain, et commença à l’émietter dans sa main.
« Qu’est-ce que tu fais ? lui demanda Nathalie.
— Je fais comme dans Le Petit Poucet. Si tu es perdue, il faut que tu laisses derrière toi, sur ton passage, des miettes de pain. Ainsi, tu pourras retrouver ton chemin.
— Qui me mène ici… à toi, je suppose ?
— Oui. Sauf si j’ai faim, et que je décide de manger les miettes en t’attendant. »
Choix de Nathalie pour l’entrée
lors du déjeuner avec Markus
Soupe du jour 11
98
Charles n’était plus du tout l’homme qui avait passé la nuit avec Markus. En milieu de matinée, il avait retrouvé ses esprits, et regrettait son attitude. Il se demandait encore pourquoi il avait ainsi perdu pied en découvrant l’autre Suédois. Il n’était peut-être pas épanoui, il souffrait d’angoisses diverses, mais ce n’était pas une raison pour réagir ainsi. Et surtout devant témoin. Il avait honte. Cela allait le pousser à être violent. Tout comme un amant peut se montrer agressif après une performance sexuelle peu glorieuse. Il sentait remonter en lui toutes les particules du combat. Il se mit à faire quelques pompes mais, à cet instant précis, Nathalie entra dans son bureau. Il se releva :
« Tu aurais pu frapper », dit-il d’un ton sec.
Elle avança vers lui, de la même manière qu’elle s’était avancée vers Markus pour l’embrasser. Mais ce fut pour le gifler.
« Voilà, c’est fait.
— Mais ça ne va pas ! Je peux te virer pour ça. »
Charles se touchait le visage. Et répéta sa menace en tremblant.
« Et moi, je peux t’attaquer pour harcèlement. Tu veux que je te montre les mails que tu m’as envoyés ?
— Mais pourquoi tu me parles comme ça ? J’ai toujours été respectueux de ta vie.
— Oui, c’est ça. Fais-moi ton numéro. Tu voulais juste coucher avec moi.
— Franchement, je ne te comprends pas.
— Moi, je ne comprends pas ce que tu es allé faire avec Markus.
— J’ai tout de même le droit de dîner avec un employé !
— Oui, eh bien ça suffit ! C’est compris ? » cria-t-elle.
Cela lui avait fait un bien fou, et elle aurait voulu se déchaîner encore. Sa réaction était excessive. En défendant ainsi son territoire avec Markus, elle trahissait son trouble. Ce trouble qu’elle était toujours incapable de définir. Le Larousse s’arrête là où le cœur commence. Et c’était peut-être pour cette raison que Charles avait arrêté, au moment du retour de Nathalie dans l’entreprise, de lire des définitions. Il n’y avait rien à dire, juste à laisser parler les réactions primitives.
Au moment où elle allait quitter le bureau, Charles annonça :
« J’ai dîné avec lui parce que je voulais le connaître… savoir comment tu avais pu choisir un homme aussi laid, aussi insignifiant. Je peux comprendre que tu me rejettes, mais ça, tu vois, je ne le comprendrai jamais…
— Tais-toi !
— Si tu crois que je vais laisser les choses en l’état. Je viens d’avoir les actionnaires. D’une minute à l’autre, ton cher Markus va recevoir une proposition très importante. Une proposition qu’il serait suicidaire de refuser. Seul petit inconvénient, le poste est à Stockholm. Mais avec les indemnités qu’il va toucher, je pense que l’hésitation sera passagère.
— Tu es pathétique. Surtout que rien ne m’empêche de démissionner pour le suivre.
— Tu ne peux pas faire ça ! Je te l’interdis !
— Tu me fais de la peine, vraiment…
— Et tu ne peux pas faire ça à François non plus ! »
Nathalie le regarda fixement. Il voulut s’excuser aussitôt, il savait qu’il était allé trop loin. Mais il ne pouvait plus bouger. Elle non plus. Cette dernière phrase les paralysa. Elle quitta finalement le bureau de Charles, sans rien dire, lentement. Il resta seul, avec la certitude de l’avoir perdue définitivement. Il avança vers la vitre, pour contempler le vide devant lui, avec une intense tentation.
99
Une fois assise derrière son bureau, Nathalie consulta son agenda. Elle appela Chloé pour lui demander d’annuler tous ses rendez-vous.
« Mais ce n’est pas possible ! Vous devez diriger la commission dans une heure.
— Oui, je sais, interrompit Nathalie. Bon très bien, je vous rappelle plus tard. »
Elle raccrocha, ne sachant que faire. C’était une réunion majeure, et elle avait passé beaucoup de temps à la préparer. Mais il était évident qu’elle ne pourrait plus travailler dans cette entreprise, après ce qui venait de se passer. Elle se souvint de la première fois où elle était venue dans cet immeuble. Elle était encore une jeune fille. Elle se remémorait les premiers temps, les conseils de François. C’est peut-être ce qui avait été le plus dur dans sa disparition. L’absence soudaine et brutale de leurs discussions. La mort de ces moments où l’on parle de la vie de l’autre, où on la commente. Elle se retrouvait seule au bord du précipice, et sentait bien que la fragilité la contaminait. Qu’elle avait joué depuis trois ans la comédie la plus pathétique qui soit. Qu’au fond d’elle-même, elle n’avait jamais été persuadée de vouloir vivre. Elle éprouvait encore tant de culpabilité, absurde culpabilité, en repensant au dimanche de la mort de son mari. Elle aurait dû le retenir, l’empêcher d’aller courir. N’est-ce pas le rôle d’une femme ? Faire en sorte que les hommes arrêtent de courir. Elle aurait dû le retenir, l’embrasser, l’aimer. Elle aurait dû poser son livre, interrompre sa lecture au lieu de le laisser briser sa vie.
Sa colère était retombée à présent. Elle contempla encore un instant son bureau, puis elle jeta quelques affaires dans son sac. Elle éteignit son ordinateur, rangea ses tiroirs, et quitta les lieux. Elle fut contente de ne croiser personne, de ne pas avoir à prononcer un mot. Il fallait que sa fuite soit silencieuse. Elle prit un taxi, demanda à aller à la gare Saint-Lazare, puis acheta un billet. Au moment où le train partit, elle se mit à pleurer.
100
Horaires du Paris-Lisieux pris par Nathalie
Départ : 16 h 33 - Paris Saint-Lazare
Arrivée : 18 h 02 - Lisieux
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La disparition de Nathalie grippa immédiatement la mécanique de tout l’étage. Elle devait diriger la réunion la plus importante du trimestre. Elle était partie sans laisser la moindre instruction, sans prévenir personne. Certains râlaient dans les couloirs, critiquaient son manque de professionnalisme. En quelques minutes, son crédit chuta lamentablement : l’hégémonie du présent sur une réputation acquise pendant des années. Comme tout le monde savait son lien avec Markus, on ne cessait de venir le voir : « Sais-tu où elle peut être ? » Il devait avouer que non. Et cela revenait presque à dire : « Non, je n’ai aucun lien particulier avec elle. Je ne suis pas dans la confidence de ses errances. » C’était pénible de devoir se justifier ainsi. Avec ce nouvel épisode, il allait perdre le prestige accumulé depuis la veille. C’était comme si on se rappelait subitement qu’il n’était pas si important que ça. Et on se demandait même comment on avait pu croire, ne serait-ce qu’un instant, qu’il pût être un intime de Natalie Portman.
À plusieurs reprises, il avait essayé de la joindre. Sans résultat. Son téléphone était éteint. Il ne pouvait pas travailler. Il tournait en rond. C’était vite fait, vu l’étroitesse de son bureau. Que faire ? La confiance des derniers jours s’effritait rapidement. Dans sa tête, il repassait en boucle le déjeuner. « Ce qui compte, c’est de savoir quelle entrée on va prendre », il se souvenait avoir prononcé ce genre de propos. Comment était-il possible de parler comme ça ? Il ne fallait pas chercher. Il n’avait pas été à la hauteur. Elle avait pourtant bien dit qu’elle était perdue, et lui, perché sur son nuage, il avait tout juste été capable de lui offrir quelques phrases légères. Le Petit Poucet ! Mais dans quel monde vivait-il ? Certainement pas dans un monde où les femmes lui laissent leur adresse avant de fuir. Tout était forcément sa faute. Il faisait fuir les femmes. Si ça se trouve, elle allait même devenir nonne. Prendre des trains et des avions pour quitter l’air qu’il respirait. Il avait mal. Il avait mal d’avoir mal agi. Le sentiment amoureux est le sentiment le plus culpabilisant. On peut penser alors que toutes les plaies de l’autre viennent de soi. On peut penser, toujours dans la folie, d’un mouvement presque démiurge, que l’on est au cœur du cœur de l’autre. Que la vie se résume à un vase clos des valves pulmonaires. Le monde de Markus était celui de Nathalie. C’était un monde entier et totalitaire, où il était à la fois responsable de tout et moins que rien.
Et le monde simple revenait aussi à lui. Lentement, il parvint à reprendre le contrôle de son esprit. À équilibrer le blanc et le noir. Il repensa à toute la tendresse de leurs instants. Cette tendresse bien réelle qui ne pouvait pas s’effacer ainsi. La peur de perdre Nathalie avait brouillé son esprit. Son angoisse était sa fragilité, cette même fragilité qui pouvait aussi être son charme. À enchaîner ainsi les fragilités, on débouche sur une force. Il ne savait que faire, ne voulait plus travailler, ne pensait plus à sa journée d’une manière rationnelle. Il avait envie d’être fou, de fuir lui aussi, de prendre un taxi et de monter dans le premier train venu.
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C’est alors qu’il fut convoqué chez le directeur des ressources humaines. Décidément, tout le monde voulait le voir. Il y alla sans la moindre appréhension. Il en avait fini avec la peur de l’autorité. Tout n’était que manège depuis quelques jours. M. Bonivent l’accueillit avec un grand sourire. Markus pensa aussitôt : ce sourire est un meurtre. L’essentiel pour un DRH est d’avoir l’air concerné par la carrière d’un employé comme s’il s’agissait de sa propre vie. Markus constata que le Bonivent méritait son poste :
« Ah Monsieur Lundell… ça me fait plaisir de vous voir. Je vous suis depuis un moment, vous savez…
— Ah bon ? répondit-il, persuadé (à juste titre) que cet homme venait tout juste de découvrir son existence.
— Bien sûr… chaque parcours compte pour moi… et je dois même avouer que j’ai une vraie affection pour vous. Pour votre façon de ne jamais faire de vagues, de ne jamais rien demander. C’est bien simple, si je n’étais pas un peu consciencieux, eh bien je pourrais ne pas m’être aperçu de votre présence au sein de notre entreprise…
— Ah…
— Vous êtes l’employé que tout employeur rêve d’avoir.
— C’est gentil. Est-ce que vous pouvez me dire pourquoi vous voulez me voir ?
— Ah c’est tout vous, ça ! Efficacité, efficacité ! On ne perd pas de temps ! Si seulement, tout le monde était comme vous !
— Donc ?
— Bon… je vais vous exposer franchement la situation : la direction vous propose un poste de directeur de groupe. Avec une importante augmentation de salaire, cela va de soi. Vous êtes un élément essentiel dans le repositionnement stratégique de notre société… et je dois dire que je ne suis pas mécontent de cette promotion… car il y a un moment que je la soutiens activement.
— Merci… je ne sais pas quoi dire.
— Alors, bien sûr, nous faciliterons toutes vos démarches administratives pour le transfert.
— Le transfert ?
— Oui. Le poste est à Stockholm. Chez vous !
— Mais il est hors de question que je retourne en Suède. Je préfère l’ANPE à la Suède.
— Il n’y a pas de mais.
— Mais si, je crois que vous n’avez pas le choix. »
Markus ne prit pas la peine de répondre, et quitta le bureau sans un mot.
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Le Cercle des Paradoxes
Créé fin 2003 dans l’objectif de faire découvrir l’ANDRH 12 aux praticiens RH non membres, le Cercle des Paradoxes réunit des DRH une fois par mois à la Maison des ressources humaines pour débattre d’une question qui interroge les DRH placés au cœur des contradictions de l’entreprise. Ces rencontres mensuelles se veulent intelligemment iconoclastes : on y traite d’un sujet sensible, sur un ton professionnel mais décalé. L’humour est le bienvenu, mais pas la langue de bois 13 !
Habituellement, Markus prenait son temps dans les couloirs. Il avait toujours considéré ces déplacements comme une pause. Il pouvait tout à fait se lever et dire : « Je vais me dégourdir les jambes » comme d’autres sortaient fumer une cigarette. Mais à cet instant, c’en était fini de toute nonchalance. Il fonçait. C’était si étrange de le voir avancer ainsi, comme propulsé par la fureur. Il était une voiture diesel dont on aurait trafiqué le moteur. Il y avait quelque chose de trafiqué chez lui : on avait touché ses fils sensibles, les nerfs qui vont droit au cœur.
Il entra brutalement dans le bureau de son patron. Charles dévisagea son employé, et posa instinctivement sa main sur sa joue. Markus resta planté au milieu de la pièce, contenant sa rage. Charles osa :
« Vous savez où elle est ?
— Non, je ne sais pas. Cessez de me demander tous où est Nathalie. Je ne sais pas.
— Je viens d’avoir les clients au téléphone. Ils sont furieux. Je n’en reviens pas qu’elle ait pu nous faire ça !
— Je la comprends parfaitement.
— Qu’est-ce que vous me voulez ?
— Je voulais vous dire deux choses.
— Rapidement. Je suis pressé.
— La première, c’est que je refuse votre proposition. C’est minable de votre part. Je ne sais pas comment vous allez pouvoir continuer à vous regarder dans un miroir.
— Qui vous dit que je me regarde ?
— Bon, je m’en fous de ce que vous faites ou non.
— Et la seconde ?
— Je démissionne. »
Charles resta stupéfait par la rapidité de réaction de cet homme. Il n’avait pas hésité un instant. Il refusait la proposition, et quittait la société. Comment avait-il pu si mal gérer la situation ? Et puis non. Peut-être que c’était ce qu’il voulait ? Les voir s’enfuir tous les deux, avec leur histoire navrante. Charles continuait d’observer Markus, et ne pouvait rien lire sur son visage. Car, sur le visage de Markus, il y avait ce type de rage qui fige. Qui anéantit toute expression lisible. Il se mit pourtant à marcher vers lui, lentement, avec une assurance démesurée. Comme porté par une force inconnue. Si bien que Charles ne put éviter d’avoir peur, réellement avoir peur.
« Maintenant que vous n’êtes plus mon patron… je peux… »
Markus ne termina pas sa phrase, il laissa son poing la finir à sa place. C’était la première fois qu’il frappait quelqu’un. Et il regretta de ne pas l’avoir fait plus tôt. D’avoir trop souvent cherché des mots pour régler des situations.
« Ça ne va pas ! Vous êtes fou ! » cria Charles.
Markus s’approcha à nouveau de lui, fit le geste de le frapper encore. Charles recula, terrifié. Il était assis dans un coin de son bureau. Et il demeura un long moment prostré dans cette position après le départ de Markus.
Le 29 octobre 1960 dans la vie
de Muhammad Ali
Il remporta, à Louisville, son premier combat professionnel,
aux points contre Tunney Hunsaker.
106
En arrivant à la gare de Lisieux, Nathalie loua une voiture. Il y avait très longtemps qu’elle n’avait pas conduit. Elle craignait de ne pas retrouver les automatismes. La météo n’arrangeait rien, il commençait à pleuvoir. Mais elle ressentait une lassitude si intense qu’à cet instant rien ne pouvait l’effrayer. Elle roula de plus en plus vite, sur les petites routes, disant bonjour à la tristesse. La pluie gênait sa vision ; par moments, elle ne voyait presque plus rien.
C’est alors qu’il se passa quelque chose. L’éclair d’une seconde, comme ça, pendant le trajet. Elle revit la scène du baiser avec Markus. Au moment où l’image lui était apparue, elle n’était pas en train de penser à lui. Loin de là. La vision s’était imposée avec brutalité. Elle se mit à évoquer les moments partagés avec lui. Tout en continuant à rouler, elle commença à regretter d’être partie sans rien lui dire. Elle ne savait pas pourquoi elle n’y avait pas pensé. Sa fuite avait été si rapide. C’était bien la première fois qu’elle quittait le bureau de cette manière. Elle savait qu’elle n’y retournerait jamais, qu’une partie de sa vie s’arrêtait maintenant. Qu’il était temps de rouler. Pourtant, elle décida de s’arrêter dans une station-service. Elle sortit de la voiture, regarda autour d’elle. Elle ne reconnaissait rien. Elle s’était probablement trompée de chemin. La nuit tombait, c’était désert. Et la pluie achevait ce triptyque classique de l’imagerie du désespoir. Elle envoya un message à Markus. Juste pour lui dire où elle était. Deux minutes après, elle reçut : « Je prends le premier train pour Lisieux. Si tu es là : tant mieux. » Puis un second message aussitôt : « Et en plus, ça rime. »
107
Extrait du Baiser, conte
de Guy de Maupassant
Sais-tu d’où nous vient notre vraie puissance ? Du baiser, du seul baiser ! (…) Le baiser n’est qu’une préface, pourtant.
Markus descendit du train. Lui aussi, il était parti sans prévenir personne. Ils allaient se retrouver comme deux fugitifs. De l’autre côté du hall de la gare, il la vit, immobile. Il se mit à marcher vers elle, lentement, un peu comme dans un film. On pouvait facilement imaginer la musique qui accompagnerait cet instant. Ou alors du silence. Oui, ce serait bien du silence. On n’entendrait que leur respiration. On pourrait presque oublier la tristesse du décor. Salvador Dalí n’aurait jamais pu être inspiré par la gare de Lisieux. C’était vide et froid. Markus repéra une affiche présentant le musée consacré à Thérèse de Lisieux. Pendant qu’il avançait vers Nathalie, il pensa : « Tiens, c’est étrange, j’ai toujours pensé que Lisieux, c’était son nom de famille… » Oui, il pensait vraiment à ça. Et Nathalie était là, toute proche de lui. Avec ses lèvres du baiser. Mais son visage était fermé. Son visage était la gare de Lisieux.
Ils se dirigèrent vers la voiture. Nathalie s’installa à la place du conducteur, et Markus à la place du mort. Elle démarra. Ils n’avaient toujours pas échangé un mot. Ils ressemblaient à ces adolescents qui ne savent pas quoi se dire au premier rendez-vous. Markus n’avait aucune idée de l’endroit où il était, aucune idée de l’endroit où il allait. Il suivait Nathalie et ça lui suffisait. Au bout d’un moment, ne supportant pas le vide, il décida d’appuyer sur le bouton de l’autoradio. Il était réglé sur radio Nostalgie. L’Amour en fuite d’Alain Souchon résonna alors dans la voiture.
« Oh c’est incroyable ! dit Nathalie.
— Mais cette chanson. C’est fou. C’est ma chanson. Et là… comme ça. »
Markus regarda l’autoradio avec bienveillance. Cette machine lui avait permis de renouer le dialogue avec Nathalie. Elle continuait de dire à quel point c’était étrange et fou. Qu’il s’agissait d’un signe. De quel signe ? Ça, Markus ne pouvait pas le savoir. Il était surpris de l’effet que cette chanson produisait sur sa compagne. Mais il connaissait les étrangetés de la vie, les hasards, les coïncidences. Les témoignages qui vous font douter de la rationalité. À la fin du morceau, elle demanda à Markus d’éteindre. Elle voulait rester suspendue à cet air qu’elle avait toujours tellement aimé. Qu’elle avait découvert avec le film, dernier volet des aventures d’Antoine Doinel. Elle était née à cette époque, et c’est un sentiment peut-être complexe à définir : mais elle se sentait issue de cet instant. Comme le fruit de cette mélodie. Son caractère de douceur, sa mélancolie parfois, sa légèreté, tout cela était parfaitement 1978. C’était sa chanson, c’était sa vie. Et elle n’en revenait pas d’un tel hasard.
Elle s’arrêta sur le bord de la route. L’obscurité empêchait Markus de voir où ils étaient. Ils descendirent. Il aperçut alors de grandes grilles, celles de l’entrée d’un cimetière. Puis il découvrit qu’elles n’étaient pas grandes mais immenses. Les mêmes qu’on aurait pu trouver devant une prison. Les morts sont des condamnés à perpétuité certes, mais on les imagine mal tenter de s’évader. Nathalie se mit alors à parler :
« François est enterré là. Il a passé son enfance dans la région.
— …
— Bien sûr qu’il ne m’avait rien dit. Il ne pensait pas qu’il allait mourir… mais je sais qu’il voulait être là… près de l’endroit où il avait grandi.
— Je comprends, souffla Markus.
— Tu sais, c’est drôle, mais moi aussi j’ai passé mon enfance ici. Quand on s’est rencontrés avec François, on a trouvé ça fou comme coïncidence. On aurait pu se croiser des centaines de fois pendant notre adolescence, mais on ne s’est jamais vus. Et c’est à Paris que nous nous sommes trouvés. Comme quoi… quand on doit rencontrer quelqu’un… »
Nathalie s’arrêta sur cette phrase. Mais cette phrase continua dans l’esprit de Markus. De qui parlait-elle ? De François, bien sûr. De lui aussi peut-être ? La double lecture du propos accentuait le symbole de la situation. C’était d’une intensité rare. Ils étaient là, tous les deux, côte à côte, à quelques mètres de la tombe de François. À quelques mètres du passé qui n’en finit pas de ne pas finir. La pluie tombait sur le visage de Nathalie, si bien qu’on ne pouvait pas discerner où étaient ses larmes. Markus, lui, les voyait. Il savait lire les larmes. Celles de Nathalie. Il s’approcha d’elle et la serra dans ses bras, comme pour encercler la souffrance.
109
Deuxième partie de L’Amour en fuite,
chanson d’Alain Souchon,
écoutée par Markus et Nathalie dans la voiture.
Nous, nous, on a pas tenu le coup.
Bou, bou, ça coule sur ta joue.
On se quitte et y a rien qu’on explique
C’est l’amour en fuite,
L’amour en fuite.
J’ai dormi, un enfant est venu dans la dentelle.
Partir, revenir, bouger, c’est le jeu des hirondelles.
À peine installé, je quitte le deux-pièces cuisine.
On peut s’appeler Colette, Antoine ou Sabine.
Toute ma vie, c’est courir après des choses qui se sauvent :
Des jeunes filles parfumées, des bouquets de pleurs, des roses.
Ma mère aussi mettait derrière son oreille
Une goutte de quelque chose qui sentait pareil.
110
Ils reprirent la route. Markus fut surpris par le nombre de virages. En Suède, les routes sont droites ; elles mènent vers une destination que l’on voit. Il se laissa bercer par le tournis, sans oser demander à Nathalie où ils allaient. Est-ce que ça comptait vraiment ? C’était commun de le dire, mais il était prêt à la suivre au bout du monde. Savait-elle au moins vers où elle roulait ? Peut-être voulait-elle juste foncer dans la nuit. Rouler comme on veut se faire oublier.
Elle s’arrêta finalement. Cette fois devant une petite grille. Était-ce le thème de leur errance ? Variation des grilles. Elle descendit pour aller l’ouvrir, puis remonta en voiture. Dans l’esprit de Markus, chaque mouvement semblait important, se détachait d’une manière autonome, puisque c’est ainsi que l’on vit les détails d’une mythologie personnelle. La voiture roula le long d’un chemin étroit, pour s’arrêter devant une maison.
« Nous sommes chez Madeleine, ma grand-mère. Elle vit seule depuis la mort de mon grand-père.
— D’accord. Ça me fait plaisir de la rencontrer », répondit Markus poliment.
Nathalie frappa à la porte, une fois, deux fois, puis un peu plus fort. Toujours rien : « Elle est un peu sourde. Le mieux c’est de faire le tour. Elle est sûrement dans le salon, et nous verra par la fenêtre. »
Pour contourner la maison, il fallait emprunter un chemin rendu tout boueux par la pluie. Markus s’accrocha à Nathalie. Il n’y voyait pas grand-chose. Peut-être s’était-elle trompée de côté ? Entre la maison et les feuillages truffés de ronces, il n’y avait pratiquement pas de place pour passer. Nathalie dérapa, entraînant Markus dans sa chute. Ils étaient maintenant couverts de boue et trempés. On avait vu des expéditions plus glorieuses, mais celle-ci devenait risible. Nathalie annonça :
« Le mieux, c’est qu’on finisse à quatre pattes.
— C’est sympa de te suivre », dit Markus.
Enfin arrivés de l’autre côté, ils virent la petite mamie assise devant son feu de cheminée. Elle ne faisait rien. Cette image surprit vraiment Markus. Cette façon d’être là, dans l’attente, presque dans l’oubli de soi. Nathalie frappa à la fenêtre, et, cette fois, sa grand-mère entendit. Elle s’illumina aussitôt, et se précipita pour ouvrir la fenêtre.
« Oh ma chérie… qu’est-ce que tu fais là ? Quelle belle surprise !
— Je voulais te voir… et pour ça il faut faire le tour.
— Oui, je sais. Je suis désolée, tu n’es pas la première ! Venez, je vais vous ouvrir.
— Non, on va passer par la fenêtre. C’est mieux. »
Ils enjambèrent la fenêtre, et furent enfin à l’abri.
Nathalie présenta Markus à sa grand-mère. Celle-ci passa la main sur son visage, puis se retourna vers sa petite-fille en disant : « Il a l’air gentil. » Markus se fendit alors d’un grand sourire, comme pour confirmer : oui, c’est vrai, je suis gentil. Madeleine enchaîna :
« Je crois que j’ai connu moi aussi un Markus il y a longtemps. Ou c’était peut-être un Paulus… ou un Charlus… enfin quelque chose qui se terminait en us… mais je ne me souviens pas très bien… »
Il y eut un silence gêné. Qu’entendait-elle par « j’ai connu » ? Nathalie, souriante, se colla tout contre sa grand-mère. En les observant, Markus pouvait imaginer Nathalie petite fille. Les années 80 étaient là, avec eux. Au bout d’un moment, il demanda :
« Où est-ce qu’on peut se laver les mains ?
— Ah oui. Viens avec moi. »
Elle prit sa main tachée de boue, et le guida à vive allure vers la salle de bains.
Oui c’était ça, le côté petite fille qu’évoquait Markus. Cette façon de courir. Cette façon de vivre la prochaine minute avant celle du présent. Quelque chose d’effréné. Ils étaient maintenant devant les deux lavabos côte à côte. En se lavant, ils se sourirent presque idiotement. Il y avait des bulles, beaucoup de bulles, mais ce n’étaient pas des bulles de nostalgie. Markus pensa : c’est le plus beau lavage de mains de ma vie.
Ils devaient se changer. Pour Nathalie, c’était simple. Elle avait des affaires dans sa chambre. Madeleine demanda à Markus :
« Vous avez des habits de rechange ?
— Non. Nous sommes partis comme ça.
— Sur un coup de tête ?
— Oui sur un coup de tête, c’est ça. »
Nathalie trouva qu’ils avaient l’air heureux tous les deux d’avoir employé cette expression de « coup de tête ». Ils semblaient excités à l’idée d’un mouvement non prémédité. La grand-mère proposa à Markus d’aller fouiller dans l’armoire de son mari. Elle le guida au fond d’un couloir, et le laissa seul choisir ce qu’il voulait. Quelques minutes plus tard, il apparut avec un costume mi-beige mi-couleur inconnue. Le col de sa chemise était si vaste qu’on avait l’impression que son cou était en train de se noyer. Cet accoutrement incongru n’entravait en rien sa bonne humeur. Il semblait heureux de se retrouver habillé ainsi et songea même : je flotte là-dedans, mais je me sens bien. Nathalie partit d’un fou rire qui provoqua quelques larmes. Les larmes du rire coulèrent sur les joues à peine sèches de celles de la douleur. Madeleine s’approcha de lui, mais on sentait qu’elle avançait davantage vers le costume que vers l’homme. Derrière chaque pli, il y avait le souvenir d’une vie. Elle resta un instant près de son invité surprise, sans bouger.
Les grands-mères, peut-être parce qu’elles ont connu la guerre, ont toujours de quoi faire manger les petites filles qui débarquent en pleine soirée avec un Suédois.
« J’espère que vous n’avez pas mangé. J’ai fait de la soupe.
— Ah oui ? À quoi ? demanda Markus.
— C’est la soupe du vendredi. Je ne peux pas vous expliquer. Nous sommes vendredi, alors c’est la soupe du vendredi.
— C’est une soupe sans cravate », conclut Markus.
Nathalie s’approcha alors de lui :
« Mamie, ça lui arrive de dire des choses bizarres. Il ne faut pas que tu t’inquiètes.
— Oh moi, tu sais, je ne me suis pas inquiétée depuis 1945. Alors ça va. Allez, installez-vous. »
Madeleine était pleine de vitalité. Il y avait un vrai décalage entre l’énergie déployée pour préparer le dîner et la vision initiale de cette vieille femme assise devant le feu. Cette visite lui procurait un appétit de mouvements. Elle s’affairait en cuisine, ne voulant surtout pas d’aide. Nathalie et Markus étaient attendris par l’excitation de cette petite souris. Tout paraissait si loin maintenant : Paris, la société, les dossiers. Le temps aussi s’échappait : le début d’après-midi au bureau était un souvenir en noir et blanc. Seul le nom de la soupe « vendredi » leur permettait de rester un peu ancrés dans la réalité des jours.
Le dîner se déroula simplement. En silence. Chez les grands-parents, le bonheur émerveillé de voir leurs petits-enfants ne s’accompagne pas forcément de longues tirades. On se demande comment on va, et très vite on repose dans le plaisir simple d’être ensemble. Après le dîner, Nathalie aida sa grand-mère à faire la vaisselle. Elle se demanda : pourquoi ai-je oublié à quel point c’est doux d’être ici ? C’était comme si tous ses bonheurs récents avaient aussitôt été condamnés à l’amnésie. Elle savait qu’elle avait maintenant la force de retenir celui-là.
Dans le salon, Markus fumait un cigare. Lui qui supportait à peine la cigarette avait voulu faire plaisir à Madeleine. « Elle adore que les hommes fument le cigare après le repas. Ne cherche pas à comprendre. Tu lui fais plaisir, c’est tout », avait chuchoté Nathalie au moment où Markus avait dû répondre à l’invitation de la volute. Il avait alors énoncé une grande envie de cigare, surjouant assez mal son enthousiasme, mais Madeleine n’y avait vu que du feu. Ainsi, Markus jouait au patron dans une maison normande. Il fut surpris d’une chose : il n’avait pas mal à la tête. Pire, il commençait à apprécier le goût du cigare. La virilité s’asseyait en lui, à peine surprise d’être là. Il éprouvait ce sentiment paradoxal de saisir violemment la vie par des bouffées éphémères. Avec ce cigare, il était Markus le Magnifique.
Madeleine était heureuse de voir le sourire de sa petite-fille. Elle avait tellement pleuré lors de la mort de François : pas une seule journée ne passait sans qu’elle y pense. Madeleine avait connu de nombreux drames dans sa vie, mais celui-ci avait été le plus violent. Elle savait qu’il fallait avancer, que la vie consistait surtout à continuer de vivre. Alors ce moment la soulageait profondément. Pour ne rien gâcher, elle éprouvait une réelle sympathie instinctive pour ce Suédois :
« Il a bon fond.
— Ah bon, comment tu vois ça ?
— Je le sens. D’instinct. Son fond est merveilleux. »
Nathalie embrassa sa grand-mère encore une fois. Il était temps d’aller se coucher. Markus éteignit son cigare en disant à Madeleine : le sommeil est un chemin qui mène à la soupe du lendemain.
Madeleine dormait en bas, car monter les escaliers lui était devenu pénible. Les autres chambres se trouvaient à l’étage. Nathalie regarda Markus : « Elle ne pourra pas nous déranger, comme ça. » Cette phrase pouvait tout vouloir signifier, allusion sexuelle ou simple donnée pragmatique : demain matin, on pourra dormir tranquillement. Markus ne voulait pas réfléchir. Allait-il, oui ou non, dormir avec elle ? Il le désirait bien sûr, mais il comprit qu’il fallait monter les marches de l’escalier sans même y penser. Une fois en haut, il fut à nouveau frappé par l’étroitesse. Après le chemin emprunté par la voiture, après le second chemin pour contourner la maison, c’était la troisième fois qu’il se sentait à l’étroit. Dans cet étrange couloir, il y avait plusieurs portes, comme autant de chambres. Nathalie fit un aller-retour, sans rien dire. Il n’y avait plus d’électricité à cet étage. Elle alluma les deux bougies qui étaient sur une petite table. Son visage était orange, mais plutôt lever de soleil que coucher. Elle aussi hésitait, elle hésitait vraiment. Elle savait que c’était à elle de prendre la décision. Elle regarda le feu, droit dans les yeux. Puis elle ouvrit une porte.
112
Charles referma la porte. Il était dans un état second, et aurait pu créer un état troisième, tant il se sentait loin de son corps. Avec les coups reçus dans la journée, il avait mal au visage. Il savait bien qu’il avait été minable, et qu’il risquait gros si on apprenait en haut lieu suédois qu’il avait voulu muter un employé pour convenances personnelles. Mais bon, il y avait peu de chances pour que ça se sache. Il était persuadé qu’on ne les reverrait pas. Leur fuite avait le goût du définitif. Et c’était sûrement ça qui le blessait plus que tout. Ne plus jamais voir Nathalie. Tout était sa faute. Il avait agi d’une manière folle et s’en voulait tellement. Il voulait juste la voir une seconde, tenter de se faire pardonner, tenter de s’extraire du pathétique. Il voulait trouver enfin les mots qu’il avait tant cherchés. Vivre dans un monde où on lui laisserait encore une chance d’être aimé de Nathalie, un monde d’amnésie affective où il pourrait encore la rencontrer pour la première fois.
Il avançait maintenant dans son salon. Et, vision inamovible, se retrouva devant sa femme sur le canapé. Cette scène du soir était un musée avec un tableau unique.
« Ça va ? souffla-t-il.
— Oui ça va. Et toi ?
— Pourquoi ?
— Mais pour cette nuit.
— Ben non… qu’est-ce qui s’est passé cette nuit ? »
Laurence n’avait pratiquement pas tourné la tête. Charles avait parlé au cou de sa femme. Il venait de comprendre qu’elle n’avait même pas remarqué son absence de la nuit précédente. Qu’il n’y avait aucune différence entre lui et le vide. C’était abyssal. Il voulut la frapper : équilibrer le compte des agressions de la journée. Lui rendre au moins une des baffes qu’il avait reçues, mais sa main resta un instant en suspens. Il se mit à l’observer. Sa main était là, en l’air, esseulée. Il comprit subitement qu’il n’en pouvait plus de manquer d’amour, qu’il étouffait de vivre dans un monde desséché. Personne ne le prenait jamais dans ses bras, personne ne manifestait jamais le moindre signe d’affection à son égard. Pourquoi était-ce ainsi ? Il avait oublié l’existence de la douceur. Il était exclu de la délicatesse.
Sa main redescendit lentement, et il la posa sur la chevelure de sa femme. Il se sentit ému, réellement ému, sans trop savoir pourquoi surgissait ainsi une telle émotion. Il se dit que sa femme avait de beaux cheveux. C’était peut-être ça. Il descendit encore sa main, pour toucher sa nuque. Sur certaines sentinelles de sa peau, il pouvait sentir le vestige de ses baisers passés. Les souvenirs de son ardeur. Il voulait faire de la nuque de sa femme le point de départ de toute la reconquête de son corps. Il fit le tour du canapé pour se positionner devant elle. Il se mit à genoux, et tenta de l’embrasser.
« Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle d’une voix pâteuse.
— Maintenant ?
— Oui maintenant.
— Tu me prends au dépourvu.
— Alors quoi ? Il faut solliciter un rendez-vous pour t’embrasser.
— Non… tu es bête.
— Et tu sais ce qui serait bien aussi ?
— Non ?
— Qu’on parte à Venise. Oui, je vais organiser ça… on va partir un week-end… tous les deux… ça nous fera du bien…
— … Tu sais que j’ai le mal de mer.
— Et alors ? Ce n’est pas grave… Venise, on y va en avion.
— Je dis ça pour les gondoles. C’est dommage si on ne peut pas faire de gondole. Tu ne trouves pas ? »
113
Pensée d’un second philosophe polonais
Seules les bougies connaissent le secret de l’agonie.
Nathalie entra dans la chambre où elle avait l’habitude de dormir. Elle avançait à la lueur des bougies, mais aurait très bien pu progresser dans le noir tant elle connaissait les moindres recoins de la pièce. Elle guidait Markus, qui la suivait, la tenant par les hanches. C’était l’obscurité la plus lumineuse de sa vie. Il avait peur que son bonheur, en devenant si vif, ne le prive de toute capacité. Il n’est pas rare que l’excès d’excitation paralyse. Il ne fallait pas y penser, simplement se laisser porter par chaque seconde. Chaque souffle comme un monde. Nathalie posa les bougies sur la table de chevet. Ils se retrouvèrent, face à face, dans le mouvement émouvant des ombres.
Elle posa la tête sur son épaule, il lui caressa les cheveux. Ils auraient pu rester ainsi. Ils vivaient une histoire à dormir debout. Mais il faisait si froid. C’était aussi le froid de l’absence ; plus personne ne venait ici. C’était comme un endroit qu’il fallait reconquérir, où il fallait ajouter du souvenir au souvenir. Ils s’allongèrent sous les couvertures. Markus continuait, inlassablement, à caresser les cheveux de Nathalie. Il les aimait tellement, il voulait les connaître un par un, savoir leur histoire et leur pensée. Il voulait partir en voyage dans ses cheveux. Nathalie se sentait bien avec la délicatesse de cet homme qui veillait à ne pas brusquer la situation. Pourtant, il était entreprenant. Il la déshabillait à présent, et son cœur battait d’une force inconnue.
Elle était nue maintenant, collée contre lui. Son émotion était si forte que ses mouvements ralentirent. Une lenteur qui prenait presque la forme d’un recul. Il se laissait grignoter par l’immense appréhension, devenait brouillon. Elle aima ces instants où il était maladroit, où il hésitait. Elle comprenait qu’elle avait voulu cela plus que tout, retrouver les hommes par un homme qui ne soit pas forcément un habitué des femmes. Qu’ils redécouvrent ensemble le mode d’emploi de la tendresse. Il y avait quelque chose de très reposant dans l’idée d’être avec lui. C’était peut-être orgueilleux ou superficiel, mais il lui semblait que cet homme serait toujours heureux d’être avec elle. Elle avait le sentiment que leur couple serait d’une stabilité extrême. Que rien ne pourrait arriver. Que leur équation physique était un antidote à la mort. Tout ça, elle le pensait par bribes, sans être bien certaine. Elle savait juste que c’était le moment, et que dans ces situations, c’est toujours le corps qui décide. Il était sur elle maintenant. Elle s’agrippait.
Des larmes coulèrent le long de ses tempes. Il embrassa ses larmes.
Et de ses baisers naquirent d’autres larmes aussi, les siennes cette fois-ci.
115
Début du septième chapitre de Marelle
de Julio Cortázar,
livre lu par Nathalie au début de ce roman
« Je touche tes lèvres, je touche d’un doigt le bord de tes lèvres, je dessine ta bouche comme si elle naissait de ma main, comme si elle s’entrouvrait pour la première fois, et il me suffit de fermer les yeux pour tout défaire et tout recommencer, je fais naître chaque fois la bouche que je désire, la bouche que ma main choisit et dessine sur ton visage, une bouche choisie entre toutes, choisie par moi avec une souveraine liberté pour la dessiner de ma main sur ton visage et qui, par un hasard que je ne cherche pas à comprendre, coïncide exactement avec ta bouche qui sourit sous la bouche que ma main te dessine. »
116
Le petit matin était déjà là. On aurait pu croire que la nuit n’avait pas existé. Nathalie et Markus avaient alterné les moments d’éveil et d’assoupissement, mélangeant ainsi les frontières entre le rêve et la réalité.
« J’aimerais bien qu’on descende dans le jardin, dit Nathalie.
— Maintenant ?
— Oui, tu verras. Quand j’étais petite, j’y allais toujours le matin. Il y a une atmosphère étrange à l’aube. »
Ils se levèrent rapidement, et s’habillèrent lentement 14. En se regardant, en se découvrant sous la lumière froide. C’était simple. Ils descendirent l’escalier sans faire de bruit, pour ne pas réveiller Madeleine. Précaution inutile, car elle ne dormait presque pas quand elle avait de la visite. Mais elle n’allait pas les déranger. Elle savait le goût de Nathalie pour le calme des matins dans le jardin (chacun ses rituels). Par tous les temps, chaque fois qu’elle venait ici, elle allait s’asseoir sur le banc dès qu’elle ouvrait les yeux. Ils étaient dehors. Nathalie s’arrêta pour observer chaque détail. La vie pouvait avancer, la vie pouvait saccager, mais ici rien ne bougeait : la sphère de l’immuable.
Ils s’assirent. Il y avait cet émerveillement réel entre eux, celui du plaisir physique. Quelque chose qui était le merveilleux des contes, des instants volés à la perfection. Des minutes que l’on grave dans sa mémoire au moment même où on les vit. Des secondes qui sont notre future nostalgie. « Je me sens bien », souffla Nathalie, et Markus fut réellement heureux. Elle se leva. Il la regarda marcher devant les fleurs et devant les arbres. Elle fit quelques allers-retours lents, rêverie douce, en laissant sa main toucher tout ce qui passait à sa portée. Son rapport à la nature était ici d’une grande intimité. Puis elle s’arrêta. Tout contre un arbre.
« Quand je jouais à cache-cache avec mes cousins, il fallait se mettre contre cet arbre pour compter. C’était long. On comptait jusqu’à 117.
— Pourquoi 117 ?
— Je ne sais pas ! On avait décidé de ce chiffre, comme ça.
— Tu veux qu’on joue maintenant ? » proposa Markus.
Nathalie lui adressa un sourire. Elle adorait qu’il puisse lui proposer de jouer. Elle prit position contre l’arbre, ferma les yeux, et se mit à compter. Markus partit en quête d’une bonne cachette. Une ambition vaine : c’était le domaine de Nathalie. Elle devait connaître les meilleurs endroits. En cherchant, il pensa à tous ses coins où elle avait déjà dû se cacher. Il marchait à travers les âges de Nathalie. À sept ans, elle avait dû se mettre derrière cet arbre. À douze ans, elle s’était sûrement enfouie dans ce buisson. Adolescente, elle avait rejeté les jeux de son enfance, était passée devant les ronces en boudant. Et l’été suivant, c’était en jeune femme qu’elle s’était assise sur ce banc, rêveuse et poétesse, l’espoir romantique au cœur. Sa vie de jeune femme avait laissé des traces à plusieurs endroits, et peut-être même avait-elle fait l’amour derrière ces fleurs ? François avait couru derrière elle, tentant de lui arracher sa chemise de nuit, sans faire trop de bruit pour ne pas réveiller ses grands-parents, les traces d’une course effrénée et silencieuse à travers le jardin. Et puis il l’avait attrapée. Elle avait tenté de se débattre, sans paraître très crédible. Elle avait tourné la tête, en rêvant de ses baisers. Ils avaient roulé, et puis elle s’était retrouvée seule. Où était-il ? Est-ce qu’il se cachait quelque part ? Il n’était plus là. Il ne serait plus jamais là. À cet endroit, il n’y avait plus d’herbe. Nathalie avait tout arraché de rage. Ici, elle était restée prostrée pendant des heures, et les tentatives de sa grand-mère pour la faire rentrer n’y avaient rien changé. Markus, en marchant à cet endroit précis, piétinait sa douleur. Il traversait les larmes de son amour. En continuant à chercher sa cachette, il marcherait aussi sur tous les endroits où Nathalie irait, plus tard. Ici et là, il était émouvant d’imaginer la femme âgée qu’elle serait.
C’est ainsi, au cœur de toutes les Nathalie, que Markus trouva un endroit pour se cacher. Il se fit le plus petit possible. Chose étrange pour ce jour où il se sentait grand comme jamais. Partout dans son corps, les pulsions de l’immensité s’éveillaient. Une fois en place, il se mit à sourire. Il était heureux de l’attendre, si heureux d’attendre qu’elle le découvre.
117
Nathalie ouvrit les yeux.
FIN