Nathalie était plutôt discrète (une sorte de féminité suisse). Elle avait traversé l’adolescence sans heurt, respectant les passages piétons. À vingt ans, elle envisageait l’avenir comme une promesse. Elle aimait rire, elle aimait lire. Deux occupations rarement simultanées puisqu’elle préférait les histoires tristes. L’orientation littéraire n’étant pas assez concrète à son goût, elle avait décidé de poursuivre des études d’économie. Sous ses airs de rêveuse, elle laissait peu de place à l’à-peu-près. Elle restait des heures à observer des courbes sur l’évolution du PIB en Estonie, un étrange sourire sur le visage. Au moment où la vie d’adulte s’annonçait, il lui arrivait parfois de repenser à son enfance. Des instants de bonheur ramassés en quelques épisodes, toujours les mêmes. Elle courait sur une plage, elle montait dans un avion, elle dormait dans les bras de son père. Mais elle ne ressentait aucune nostalgie, jamais. Ce qui était assez rare pour une Nathalie 1.
La plupart des couples adorent se raconter des histoires, penser que leur rencontre revêt un caractère exceptionnel, et ces innombrables unions qui se forment dans la banalité la plus totale sont souvent enrichies de détails offrant, tout de même, une petite extase. Finalement, on cherche l’exégèse en toute chose.
Nathalie et François se sont rencontrés dans la rue. C’est toujours délicat un homme qui aborde une femme. Elle se demande forcément : « Est-ce qu’il ne passe pas son temps à faire ça ? » Les hommes disent souvent que c’est la première fois. À les écouter, ils sont soudain frappés par une grâce inédite leur permettant de braver une timidité de toujours. Les femmes répondent, d’une manière automatique, qu’elles n’ont pas le temps. Nathalie ne dérogea pas à cette règle. C’était idiot : elle n’avait pas grand-chose à faire, et aimait l’idée d’être ainsi accostée. Personne n’osait jamais. Elle s’était plusieurs fois posé la question : ai-je l’air trop boudeuse ou trop paresseuse ? Une de ses amies lui avait dit : personne ne t’arrête jamais, car tu as l’allure d’une femme poursuivie par le temps qui passe.
Quand un homme vient voir une inconnue, c’est pour lui dire de jolies choses. Existe-t-il, ce kamikaze masculin qui arrêterait une femme pour asséner : « Comment faites-vous pour porter ces chaussures ? Vos orteils sont comme dans un goulag. C’est une honte, vous êtes la Staline de vos pieds ! » Qui pourrait dire ça ? Certainement pas François, sagement rangé du côté des compliments. Il tenta de définir la chose la moins définissable qui soit : le trouble. Pourquoi l’avait-il arrêtée elle ? Il s’agissait surtout de sa démarche. Il avait senti quelque chose de nouveau, de presque enfantin, comme une rhapsodie des rotules. Il émanait d’elle une sorte de naturel émouvant, une grâce dans le mouvement, et il pensa : elle est exactement le genre de femme avec qui je voudrais partir en week-end à Genève. Alors, il prit son courage à deux mains — et il aurait même aimé en avoir quatre à cet instant. Surtout que pour lui, c’était vraiment la première fois. Ici et maintenant, sur ce trottoir, ils se rencontraient. Une entrée en matière absolument classique, qui détermine souvent le début des choses qui le sont moins, par la suite.
Il avait balbutié les premiers mots, et subitement tout était venu, d’une manière limpide. Ses paroles avaient été propulsées par cette énergie un peu pathétique, mais si touchante, du désespoir. C’est bien la magie de nos paradoxes : la situation était tellement inconfortable qu’il s’en sortait avec élégance. Au bout de trente secondes, il parvint même à la faire sourire. C’était une brèche dans l’anonymat. Elle accepta de prendre un café et il comprit qu’elle n’était pas du tout pressée. Il trouvait cela si étonnant de pouvoir ainsi passer un moment avec une femme qui venait à peine d’entrer dans son champ de vision. Il avait toujours aimé regarder les femmes dans la rue. Il se souvenait même avoir été une sorte d’adolescent romantique capable de suivre des jeunes filles de bonne famille jusqu’à la porte de leur appartement. Dans le métro, il lui arrivait de changer de wagon, pour être près d’une passagère qu’il avait repérée au loin. Soumis à la dictature de la sensualité, il n’en demeurait pas moins un homme romantique, pensant que le monde des femmes pouvait se réduire à une femme.
Il lui demanda ce qu’elle voulait boire. Son choix serait déterminant. Il pensa : si elle commande un déca, je me lève, et je m’en vais. On n’avait pas le droit de boire un déca à ce genre de rendez-vous. C’est la boisson la moins conviviale qui soit. Un thé, ce n’est guère mieux. À peine rencontrés et déjà s’installe une sorte de cocon un peu mou. On sent qu’on va passer des dimanches après-midi à regarder la télévision. Ou pire : chez les beaux-parents. Oui, le thé c’est incontestablement une ambiance de belle-famille. Alors quoi ? De l’alcool ? Non, ce n’est pas bien à cette heure-ci. On pourrait avoir peur d’une femme qui se met à boire comme ça, d’un coup. Même un verre de vin rouge ne passerait pas. François continuait d’attendre qu’elle choisisse ce qu’elle allait boire, et il poursuivait ainsi son analyse liquide de la première impression féminine. Que restait-il maintenant ? Le Coca-Cola, ou tout autre type de soda… non, pas possible, cela ne faisait pas du tout femme. Autant demander une paille aussi, tant qu’elle y était. Finalement, il se dit qu’un jus, ça serait bien. Oui un jus, c’est sympathique. C’est convivial et pas trop agressif. On sent la fille douce et équilibrée. Mais quel jus ? Mieux vaut esquiver les grands classiques : évitons la pomme ou l’orange, trop vu. Il faut être un tout petit peu original, sans être toutefois excentrique. La papaye ou la goyave, ça fait peur. Non, le mieux, c’est de choisir un entre-deux, comme l’abricot. Voilà, c’est ça. Le jus d’abricot, c’est parfait. Si elle choisit ça, je l’épouse, pensa François. À cet instant précis, Nathalie releva la tête de la carte, comme si elle revenait d’une longue réflexion. La même réflexion que venait de mener l’inconnu face à elle.
« Je vais prendre un jus…
— … ?
— Un jus d’abricot, je crois. »
Il la regarda comme si elle était une effraction de la réalité.
Si elle avait accepté d’aller s’asseoir avec cet inconnu, c’est qu’elle était tombée sous le charme. Immédiatement, elle avait aimé ce mélange de maladresse et d’évidence, une attitude perdue entre Pierre Richard et Marlon Brando. Physiquement, il avait quelque chose qu’elle appréciait chez les hommes : un léger strabisme. Très léger, et pourtant visible. Oui, c’était étonnant de retrouver ce détail chez lui. Et puis il s’appelait François. Elle avait toujours aimé ce prénom. C’était élégant et calme comme l’idée qu’elle se faisait des années 50. Il parlait maintenant, avec de plus en plus d’aisance. Il n’y avait aucun blanc entre eux, pas de gêne, pas de tension. En dix minutes, la scène initiale de l’abordage dans la rue était oubliée. Ils avaient l’impression de s’être déjà rencontrés, de se voir parce qu’ils avaient rendez-vous. C’était d’une simplicité déconcertante. D’une simplicité qui déconcertait tous les autres rendez-vous d’avant, quand il fallait parler, essayer d’être drôle, faire des efforts pour paraître quelqu’un de bien. Leur évidence devenait presque risible. Nathalie regardait ce garçon qui n’était plus un inconnu, dont les particules de l’anonymat s’effaçaient progressivement sous ses yeux. Elle essayait de se rappeler où elle allait au moment où elle l’avait rencontré. C’était flou. Elle n’était pas du genre à se promener sans but. Ne voulait-elle pas marcher dans les traces de ce roman de Cortázar qu’elle venait de lire ? La littérature était là, maintenant, entre eux. Oui c’était ça, elle avait lu Marelle, et avait particulièrement aimé ces scènes où les héros tentent de se croiser dans la rue, alors qu’ils arpentent des itinéraires nés de la phrase d’un clochard. Le soir, ils refaisaient leur parcours sur une carte, pour voir à quel moment ils auraient pu se rencontrer, à quels moments ils avaient sûrement dû se frôler. Voilà où elle allait : dans un roman.
3
Les trois livres préférés de Nathalie
Belle du seigneur, d’Albert Cohen
*
L’Amant, de Marguerite Duras
*
La Séparation, de Dan Franck
François travaillait dans la finance. Il suffisait de passer cinq minutes en sa compagnie pour trouver cela aussi incongru que la vocation commerciale de Nathalie. Il y a peut-être une dictature du concret qui contrarie en permanence les vocations. Cela étant dit, difficile d’imaginer ce qu’il aurait pu faire d’autre. Bien que nous l’ayons vu presque timide au moment de rencontrer Nathalie, c’était un homme plein de vitalité, débordant d’idées et d’énergie. Passionné, il aurait pu faire n’importe quel métier, même représentant en cravates. C’était un homme qu’on imaginait si bien avec une valise, serrant des mains en espérant serrer des cous. Il possédait le charme énervant de ces gens qui peuvent vous vendre n’importe quoi. Avec lui, on partirait faire du ski en été, et nager dans des lacs islandais. Il était le genre d’homme à aborder une seule fois une femme dans la rue, et tomber sur la bonne. Tout semblait lui réussir. Alors la finance, pourquoi pas. Il faisait partie de ces apprentis traders qui jouent des millions avec le souvenir récent de leurs parties de Monopoly. Mais dès qu’il quittait sa banque, il était un autre homme. Le CAC 40 restait dans sa tour. Son métier ne l’avait pas empêché de continuer à vivre ses passions. Il aimait plus que tout faire des puzzles. Cela pouvait paraître étrange, mais rien ne canalisait davantage son bouillonnement que de passer certains samedis à assembler des milliers de morceaux. Nathalie aimait observer son fiancé accroupi dans le salon. Un spectacle silencieux. Subitement, il se levait et criait : « Allez viens, on sort ! » Voilà, c’est la dernière chose qu’il faut préciser. Il n’était pas amateur de transitions. Il aimait les ruptures, passer du silence à la fureur.
Avec François, le temps filait à une allure démentielle. On aurait pu croire qu’il avait la capacité de sauter des jours, de créer des semaines baroques sans jeudi. À peine s’étaient-ils rencontrés qu’ils fêtaient déjà leurs deux ans. Deux années sans le moindre nuage, de quoi déconcerter tous les casseurs d’assiettes. On les regardait comme on admire un champion. Ils étaient le maillot jaune de l’amour. Nathalie poursuivait brillamment ses études tout en essayant d’alléger le quotidien de François. Le fait d’avoir choisi un homme un tout petit peu plus âgé qu’elle, qui avait déjà une situation professionnelle, lui avait permis de quitter le domicile familial. Mais ne voulant pas vivre à ses crochets, elle avait décidé de travailler quelques soirs par semaine comme ouvreuse dans un théâtre. Elle était heureuse de cet emploi qui contrebalançait l’ambiance un peu austère de l’université. Une fois les spectateurs installés, elle prenait place au fond de la salle. Assise, elle regardait un spectacle qu’elle connaissait par cœur. Remuant les lèvres au même rythme que les actrices, elle saluait le public au moment des applaudissements. Avant de vendre le programme.
Connaissant parfaitement les pièces, elle s’amusait à truffer son quotidien de dialogues, à arpenter le salon en miaulant que le petit chat était mort. Ces derniers soirs, il s’agissait de Lorenzaccio de Musset qu’elle jouait en lançant par-ci par-là des répliques dans le désordre, dans une parfaite incohérence. « Viens par ici, le Hongrois a raison. » Ou encore : « Qui est là dans la boue ? Qui se traîne aux murailles de mon palais avec ces cris épouvantables ? » Voilà ce qu’entendait François, ce jour-là, alors qu’il tentait de se concentrer :
« Est-ce que tu peux faire un peu moins de bruit ? demanda-t-il.
— Oui d’accord.
— Je suis en train de faire un puzzle très important. »
Alors Nathalie se fit discrète, respectant l’application de son fiancé. Ce puzzle paraissait différent des autres. On n’y voyait pas de motifs, pas de châteaux, pas de personnages. Il s’agissait d’un fond blanc sur lequel se détachaient des boucles rouges. Des boucles qui se révélaient être des lettres. C’était un message sous forme de puzzle. Nathalie lâcha le livre qu’elle venait d’ouvrir, pour observer l’avancée du puzzle. François tournait, de temps à autre, la tête vers elle. Le spectacle de la révélation progressait vers son dénouement. Il ne restait que quelques pièces, et déjà Nathalie pouvait deviner son message, un message construit avec minutie, à l’aide de centaines de pièces. Oui, elle pouvait lire maintenant ce qui était écrit : « Veux-tu devenir ma femme ? »
5
Podium du championnat du monde de puzzle
qui se déroula à Minsk
du 27 octobre au 1er novembre 2008
1. Ulrich Voigt - Allemagne : 1 464 points
2. Mehmet Murat Sevim - Turquie : 1 266 points.
3. Roger Barkan - États-Unis : 1 241 points.
Pour ne gêner en rien cette belle mécanique, la fête fut très réussie. Une fête simple et douce, ni extravagante ni sobre. Il y avait une bouteille de champagne par invité, c’était pratique. La bonne humeur était réelle. On se doit d’être festif à un mariage. Beaucoup plus qu’à un anniversaire. Il y a une hiérarchie de l’obligation de la joie, et le mariage est au sommet de cette pyramide. Il faut sourire, il faut danser et, plus tard, il faut pousser les vieux à aller se coucher. N’oublions pas de préciser la beauté de Nathalie qui avait travaillé son apparition, dans un mouvement ascendant, préparant depuis des semaines son poids et sa mine. Préparation parfaitement maîtrisée : elle était à l’acmé de sa beauté. Il fallait figer cet instant unique, comme Armstrong avait planté le drapeau américain sur la Lune. François l’observa avec émotion, et c’est lui qui figea dans sa mémoire, mieux que tous, ce moment. Sa femme était devant lui, et il savait que c’était cette image qui passerait devant ses yeux au moment de sa mort. Il en était ainsi du bonheur suprême. Elle se leva alors pour prendre le micro, et chanta un air des Beatles 2. François était fou de John Lennon. Il s’était d’ailleurs habillé en blanc pour lui rendre hommage. Ainsi, quand les mariés dansaient, la blancheur de l’un s’oubliait dans la blancheur de l’autre.
Malheureusement, il se mit à pleuvoir. Cela empêcherait les invités de respirer sous le ciel, de contempler les étoiles en location. Dans ces cas-là, les gens adorent dire des dictons ridicules, en l’occurrence : « Mariage pluvieux, mariage heureux. » Pourquoi est-on soumis en permanence à ce genre de phrases absurdes ? Bien sûr que ce n’était pas grave. Il pleuvait, et c’était juste un peu triste, voilà tout. La soirée n’avait plus la même ampleur, amputée de ses temps de respirations à l’extérieur. On étoufferait vite à observer la pluie tomber avec de plus en plus d’intensité. Certains partiraient plus tôt que prévu. D’autres continueraient de danser, de la même manière que s’il eût neigé. D’autres encore hésiteraient. Était-ce vraiment important pour les mariés ? Vient une heure dans le bonheur où l’on est seul dans la foule. Oui, ils étaient seuls dans le tourbillon des mélodies et des valses. Il faut tourner le plus longtemps possible, disait-il, tourner à ne plus savoir où aller. Elle ne pensait plus à rien. La vie était pour la première fois vécue dans sa densité unique et totalitaire : celle du présent.
François attrapa Nathalie par la taille pour l’entraîner dehors. Ils traversèrent le jardin en courant. Elle lui dit « tu es fou », mais c’était une folie qui la rendait folle de joie. Trempés, ils étaient maintenant dissimulés par des arbres. Dans la nuit, sous la pluie, ils s’allongèrent à même le sol qui devenait boueux. Le blanc de leurs vêtements n’était plus qu’un souvenir. François souleva la robe de sa femme, admettant que c’était ce qu’il voulait faire depuis le début de la soirée. Il aurait pu le faire à l’église même. Une façon immédiate de glorifier les deux « oui ». Il avait retenu son désir, jusqu’à cet instant. Nathalie fut surprise de son intensité. Elle ne réfléchissait plus depuis un moment déjà. Elle suivait son mari, tentant de respirer correctement, tentant de ne pas se laisser emporter par un tel ravage. Son désir suivait celui de François. Elle avait tellement envie qu’il la prenne maintenant, dans leur première nuit de mari et femme. Elle attendait, elle attendait, et François brassait du vent, François était dans une énergie folle, un appétit démesuré de jouissance. Seulement, au moment de la pénétrer, il se sentit paralysé. Une angoisse qui aurait pu s’apparenter à la peur d’un bonheur trop vif, mais non, c’était autre chose, autre chose qui l’encombrait à cet instant. Et qui l’empêchait de continuer. « Que se passe-t-il ? » lui demanda t-elle. Et il répondit : « Rien… rien… c’est juste la première fois que je fais l’amour avec une femme mariée. »
7
Exemples de dictons ridicules
que les gens adorent répéter
Une de perdue, dix de retrouvées.
*
Pour vivre heureux, vivons cachés.
*
Femme qui rit, à moitié dans son lit.
Ils étaient partis en voyage de noces, ils avaient pris des photos, et ils étaient revenus. Il fallait maintenant entamer la partie réelle de la vie. Nathalie avait terminé ses études depuis plus de six mois. Jusqu’à présent, elle avait utilisé l’alibi de la préparation du mariage pour ne pas chercher de travail. Organiser un mariage, c’est comme former un gouvernement après une guerre. Et que fait-on des collabos ? Tant de complexité qui justifie ce temps utilisé à ne faire que ça. Enfin, ce n’était pas tout à fait la vérité. Elle avait surtout voulu passer du temps pour elle, du temps pour lire, pour flâner, comme si elle avait su que ce temps-là, elle ne pourrait plus l’avoir par la suite. Qu’elle serait happée par la vie professionnelle, et sûrement sa vie d’épouse.
Il était temps de passer des entretiens. Après quelques essais, elle se rendit compte que ce ne serait pas si simple. La vie normale, c’était donc ça ? Elle pensait pourtant avoir décroché un diplôme reconnu, et l’expérience de quelques stages importants où elle ne s’était pas cantonnée à servir des cafés entre deux photocopies. Elle avait rendez-vous pour un emploi dans une entreprise suédoise. Elle fut surprise d’être reçue directement par le patron, et non par le directeur des ressources humaines. En matière de recrutement, il voulait tout contrôler. Ce fut sa version officielle. La vérité était bien plus pragmatique : il était passé dans le bureau du DRH, et avait vu la photo sur le CV de Nathalie. C’était une photo assez étrange : on ne pouvait pas vraiment donner d’appréciation sur son physique. Bien sûr, on se doutait qu’elle n’était pas dépourvue de beauté, mais ce n’était pas ce qui avait attiré l’œil du patron. C’était autre chose. Quelque chose qu’il n’arrivait pas vraiment à définir, et qui ressemblait davantage à une sensation : la sagesse. Oui, c’était ce qu’il avait ressenti. Il trouvait que cette femme semblait sage.
Charles Delamain n’était pas suédois. Mais il suffisait d’entrer dans son bureau pour se demander s’il n’avait pas pour ambition de le devenir, sûrement pour plaire à ses actionnaires. Sur un meuble Ikea, on pouvait voir une assiette avec quelques petits pains qui font beaucoup de miettes.
« J’ai découvert votre parcours avec grand intérêt… et…
— Oui ?
— Vous portez une alliance. Vous êtes mariée ?
— Euh… oui. »
Il y eut un blanc. Charles avait regardé plusieurs fois le CV de cette jeune femme, et il n’avait pas vu qu’elle était mariée. Au moment où elle dit « oui », il jeta à nouveau un coup d’œil sur le CV. Elle était effectivement mariée. C’était comme si la photo avait brouillé dans son cerveau la situation personnelle de cette femme. Après tout, était-ce vraiment important ? Il fallait continuer l’entretien pour ne pas laisser la moindre gêne se propager.
« Et vous comptez avoir des enfants ? reprit-il.
— Pas pour le moment », répondit Nathalie sans la moindre hésitation.
Cette question pouvait paraître absolument naturelle lors d’un entretien d’embauche avec une jeune femme qui vient de se marier. Mais elle sentit quelque chose de différent, sans être vraiment capable de le définir. Charles avait cessé de parler, et la dévisageait. Finalement, il se leva, et prit une biscotte.
« Vous voulez un Krisprolls ?
— Non merci.
— Vous devriez.
— C’est gentil mais je n’ai pas faim.
— Vous devriez vous habituer. On ne mange que ça ici.
— Vous voulez dire… que… ?
— Oui. »
9
Nathalie avait parfois l’impression que les gens enviaient son bonheur. C’était diffus, rien de vraiment concret, juste un sentiment passager. Mais elle le ressentait. À travers des détails, des sourires à peine marqués mais qui en disaient long, des façons de la regarder. Personne ne pouvait imaginer qu’il lui arrivait d’avoir peur de ce bonheur, peur qu’il puisse contenir la menace du malheur. Il lui arrivait de se reprendre quand elle disait : « Je suis heureuse », sorte de superstition, sorte de souvenir de tous ces moments où la vie avait finalement penché du mauvais côté.
La famille et les amis présents au mariage formaient ce qu’on pouvait appeler le premier cercle de la pression sociale. Pression qui demandait la naissance d’un enfant. Fallait-il qu’ils s’ennuient à ce point dans leur vie pour s’exciter sur celle des autres ? C’est toujours ainsi. On vit sous le diktat des désirs des autres. Nathalie et François ne voulaient pas devenir un feuilleton pour leur entourage. Pour l’instant, ils aimaient l’idée d’être deux, seuls au monde, dans le plus parfait cliché de l’aisance sentimentale. Ils avaient vécu depuis leur rencontre, dans un élan de liberté absolue. Adorant les voyages, profitant du moindre week-end ensoleillé, ils avaient parcouru l’Europe avec une innocence romantique. Des témoins de leur amour auraient pu les voir à Rome, à Lisbonne ou encore à Berlin. Ils avaient eu le sentiment de s’unir plus que jamais en s’éparpillant. Ces voyages traduisaient aussi chez eux un réel sens du romanesque. Ils raffolaient des soirées où ils se racontaient à nouveau leur rencontre, se remémorant les détails avec plaisir, se glorifiant de la justesse du hasard. Ils étaient, en matière de mythologie de leur amour, comme des enfants à qui l’on raconte inlassablement la même histoire.
Alors oui, ce bonheur pouvait faire peur.
Le quotidien ne les avait pas entamés. Travaillant de plus en plus tous les deux, ils faisaient en sorte de se retrouver. De déjeuner ensemble, même rapidement. De déjeuner « sur le pouce » comme disait François. Et Nathalie aimait cette expression. Elle imaginait un tableau moderne, représentant un couple en train de déjeuner sur un pouce, comme il y avait eu un déjeuner sur l’herbe. Voilà un tableau que Dalí aurait pu faire, avait-elle dit. Il y a parfois des phrases qu’on adore, qu’on trouve sublimes, alors que celui qui les a prononcées ne s’est rendu compte de rien. François aimait cette possibilité d’un tableau de Dalí, aimait que sa femme puisse inventer, et modifier même, l’histoire de la peinture. C’était une forme de naïveté poussée à l’extrême. Il souffla qu’il avait envie d’elle maintenant, envie de la prendre quelque part, n’importe où. Ce n’était pas possible, elle devait partir. Alors il attendrait jusqu’au soir et se jetterait sur elle avec le désir accumulé des heures passées dans la frustration. Leur vie sexuelle, avec le temps, ne semblait pas s’affadir. Quelque chose de rare : il y avait encore dans chaque jour entre eux des traces de leur premier jour.
Ils tentaient aussi de garder une vie sociale, de continuer à voir des amis, à aller au théâtre, à faire des visites surprises à leurs grands-parents. Ils tentaient de ne pas se laisser enfermer. De déjouer le piège de la lassitude. Les années passèrent ainsi, et tout paraissait si simple. Alors que les autres faisaient des efforts. Nathalie ne comprenait pas cette expression : « Un couple, ça se travaille. » Les choses étaient simples ou elles ne l’étaient pas, selon elle. C’est bien facile de penser cela quand tout est rond, quand il n’y a jamais de vagues. Enfin si, quelquefois. Mais c’était à se demander s’ils ne se disputaient pas simplement pour le plaisir de la réconciliation. Alors quoi ? Cela devenait presque inquiétant tant de réussite. Le temps passait sur cette facilité, sur cette rare habileté des vivants.
Prochaines destinations envisagées
par Nathalie et François
Barcelone
*
Miami
*
La Baule
11
Il suffit de respirer pour que le temps passe. Cela faisait déjà cinq ans que Nathalie travaillait dans son entreprise suédoise. Cinq ans d’actions en tous genres, d’allers-retours dans les couloirs et l’ascenseur. Pas loin de l’équivalent d’un Paris-Moscou. Cinq ans et mille deux cents douze cafés bus à la machine. Dont trois cent vingt-quatre pendant les quatre cent vingt rendez-vous organisés avec des clients. Charles était très heureux de la compter parmi ses proches collaborateurs. Il n’était pas rare qu’il l’appelle dans son bureau juste pour la féliciter. Certes, il agissait ainsi, de préférence le soir. Quand tout le monde était parti. Mais ce n’était pas grossier. Il éprouvait beaucoup de tendresse pour elle, et appréciait ces moments où ils se retrouvaient seuls. Bien sûr, il tentait de créer un terrain propice à l’ambiguïté. Nulle autre femme n’aurait été dupe d’un tel manège, mais Nathalie vivait dans l’étrange vapeur de la monogamie. De l’amour, pardon. De cet amour qui anéantit tous les autres hommes, mais également toute vision objective des tentatives de séduction. Charles s’en amusait, et pensait à ce François comme à un mythe. Peut-être aussi cette façon qu’elle avait de ne jamais être dans la séduction lui apparaissait comme une sorte de défi. Il arriverait forcément à créer un jour ou l’autre un terrain trouble entre eux, fût-il minime. Parfois, il changeait radicalement d’attitude, et regrettait de l’avoir embauchée. La contemplation quotidienne de cette féminité inaccessible l’épuisait.
La relation de Nathalie avec le patron, que les autres jugeaient privilégiée, créait des tensions. Elle tentait de les apaiser, de ne pas entrer dans les petites mesquineries de la vie de bureau. Si elle gardait ses distances avec Charles, c’était aussi pour cette raison. Pour ne pas se couler dans le rôle suranné de la favorite. Son élégance et son aura auprès du patron devaient peut-être la rendre encore plus exigeante. C’est ce qu’elle ressentait, sans savoir si c’était justifié. Tout le monde s’accordait pour prédire un grand avenir dans la société à cette jeune femme brillante, énergique et travailleuse. À plusieurs reprises, les actionnaires suédois avaient eu vent de ses excellentes initiatives. Les jalousies qu’elle suscitait se matérialisaient par des coups bas. Des tentatives pour la déstabiliser. Elle ne se plaignait pas, n’était jamais du genre à geindre le soir, quand elle retrouvait François. C’était aussi une façon de dire que le petit cirque des ambitions n’avait pas plus d’importance que ça. Cette capacité à laisser glisser les problèmes sur soi passait pour de la force. C’était peut-être sa plus belle aptitude : celle de ne pas laisser affleurer ses faiblesses.
12
Distance entre Paris et Moscou
2 478 kilomètres
13
Le week-end, Nathalie était souvent épuisée. Le dimanche, elle aimait lire, allongée sur le canapé, tentant d’alterner les pages et les rêves quand la somnolence l’emportait sur la fiction. Elle s’installait une couverture sur les jambes, et que dire d’autre : ah oui, elle aimait préparer une théière qu’elle buvait en plusieurs tasses, par petites gorgées, comme si le thé était une source infinie. Ce dimanche-là, où tout arriva, elle lisait une longue histoire russe, un écrivain qu’on lit moins que Tolstoï ou Dostoïevski, et qui peut faire réfléchir à l’injustice de la postérité. Elle aimait la mollesse du héros, son incapacité à agir, à marquer de son énergie le quotidien. Il y avait de la tristesse dans cette faiblesse-là. Comme pour le thé, elle aimait les romans-fleuves.
François passa près d’elle : « Tu lis quoi ? » Elle dit que c’était un auteur russe, mais elle ne précisa pas, car il lui sembla qu’il n’avait posé la question que par politesse, mécaniquement. C’était dimanche. Elle aimait lire, il aimait courir. Il portait ce short qu’elle trouvait un peu ridicule. Elle ne pouvait pas savoir qu’elle le voyait pour la dernière fois. Il sautillait partout. Il avait cette façon de toujours vouloir s’échauffer dans leur salon, de souffler fort avant de partir, comme pour laisser un grand vide après lui. Ce serait réussi, c’est certain. Avant de partir, il se pencha vers sa femme, et lui dit quelque chose. Étrangement, elle ne se souviendrait pas de ces mots. Leur dernier échange se volatiliserait. Et puis elle s’endormit.
Quand elle se réveilla, il lui fut difficile de savoir combien de temps elle s’était assoupie. Dix minutes ou une heure ? Elle se resservit un peu de thé. Il était encore chaud. C’était une indication. Rien ne semblait avoir changé. C’était exactement la même situation qu’avant son endormissement. Oui, tout était identique. Le téléphone sonna pendant ce retour à l’identique. Le bruit de la sonnerie se mélangea à la vapeur du thé, en une étrange concordance des sensations. Nathalie décrocha. Une seconde plus tard, sa vie n’était plus la même. Instinctivement, elle mit un marque-page dans son livre, et se précipita dehors.
En arrivant dans le hall de l’hôpital, elle ne sut que dire, que faire. Elle resta sans bouger un long moment. À l’accueil, on lui indiqua finalement où trouver son mari, et elle le découvrit allongé. Immobile. Elle pensa : on dirait qu’il dort. Il ne bouge jamais la nuit. Et là, à cet instant, c’était juste une nuit comme une autre.
« Quelles sont ses chances ? demanda Nathalie au médecin.
— Minimes.
— Ça veut dire quoi minimes ? Est-ce que minimes, c’est aucune ? Dans ce cas-là, dites-moi que c’est aucune.
— Je ne peux pas vous le dire, madame. La chance est infime. On ne sait jamais.
— Mais si, vous devez savoir ! C’est votre métier de savoir ! »
Elle avait crié cette phrase de toutes ses forces. Plusieurs fois. Puis elle s’était arrêtée. Elle avait alors fixé le médecin, lui aussi immobile, tétanisé. Il avait assisté à de nombreuses scènes dramatiques. Mais là, sans pouvoir expliquer pourquoi, il sentait comme un degré supérieur dans la hiérarchie du drame. Il contemplait le visage de cette femme, tordue par la douleur. Incapable de pleurer tant le mal l’asséchait. Elle avança vers lui, perdue et absente. Avant de s’effondrer.
Quand elle revint à elle, elle vit ses parents. Ainsi que ceux de François. Un instant auparavant, elle était en train de lire, et voilà qu’elle n’était plus chez elle. La réalité se recomposa. Elle voulut faire marche arrière dans le sommeil, faire marche arrière dans le dimanche. Ce n’était pas possible. Ce n’était pas possible, voilà ce qu’elle ne cessait de répéter dans une litanie hallucinatoire. On lui expliqua qu’il était dans le coma. Que rien n’était perdu, mais elle sentait bien que tout était fini. Elle le savait. Elle n’avait pas le courage de se battre. Pour quoi faire ? Le maintenir en vie une semaine. Et après ? Elle l’avait vu. Elle avait vu son immobilité. On ne revient pas d’une telle immobilité. On reste ainsi à jamais.
On lui donna des calmants. Tout et tout le monde autour d’elle était effondré. Et il fallait parler. Se réconforter. C’était au-dessus de ses forces.
« Je vais rester près de lui. Le veiller.
— Non, ça ne sert à rien. Il vaut mieux que tu rentres te reposer un peu, lui dit sa mère.
— Je ne veux pas me reposer. Je dois rester là, je dois rester là. »
En disant cela, elle fut près de défaillir. Le docteur tenta de la convaincre de suivre ses parents. Elle demanda : « Mais s’il se réveille, et que je ne suis pas là ? » Il y eut alors un silence gêné. Personne ne pouvait croire à son réveil. On tenta, illusion, de la rassurer : « On vous préviendra aussitôt, mais là, il est vraiment préférable que vous vous reposiez un peu. » Nathalie ne répondit pas. Chacun la poussait à s’allonger, à suivre le mouvement horizontal. Elle partit alors avec ses parents. Sa mère prépara un bouillon qu’elle ne put avaler. Elle prit à nouveau deux cachets, et tomba sur son lit. Dans sa chambre, celle de son enfance. Ce matin encore, elle était une femme. Et elle s’endormait maintenant comme une petite fille.
Possibilités de phrases dites par François,
avant de partir courir
Je t’aime.
*
Je t’adore.
*
Après le sport, le réconfort.
*
Qu’est-ce qu’on mange ce soir ?
*
Bonne lecture mon amour.
*
J’ai hâte de te retrouver.
*
Je n’ai pas l’intention de me faire écraser.
*
Faut vraiment qu’on fasse un dîner avec Bernard et Nicole.
*
Faudrait tout de même que je lise un livre moi aussi.
*
Je vais surtout travailler mes mollets aujourd’hui.
*
Ce soir, on fait un enfant.
16
Quelques jours après, il était mort. Nathalie était dans un état second, abrutie de calmants. Elle ne cessait de repenser à ce dernier instant entre eux. C’était trop absurde. Comment tant de bonheur pouvait-il se fracasser ainsi ? S’achever sur la vision ridicule d’un homme sautillant dans un salon. Et puis ces derniers mots à l’oreille. Elle ne s’en souviendrait jamais. Il lui avait peut-être simplement soufflé dans la nuque. Au moment de partir, il était sûrement déjà un fantôme. Une forme humaine certes, mais qui ne produit que du silence, car la mort s’est déjà installée.
Le jour de l’enterrement, personne ne manquait. Tout le monde se retrouvait dans la région de l’enfance de François. Il aurait été heureux de cette foule, songea-t-elle. Et puis non, c’était absurde de penser ce genre de choses. Comment un mort peut-il être heureux de quoi que ce soit ? Il est en train de se décomposer entre quatre planches : comment pourrait-il être heureux ? En marchant derrière le cercueil, entourée de ses proches, Nathalie fut traversée par une autre pensée : ce sont les mêmes invités qu’à notre mariage. Oui, ils sont tous là. Exactement pareil. Quelques années après, on se retrouve, et certains sont sûrement habillés de la même façon. Ont ressorti leur unique costume sombre, valable aussi bien pour le bonheur que pour le malheur. Seule différence : la météo. Le temps était radieux aujourd’hui, on pouvait presque avoir chaud. Un comble pour un mois de février. Oui, le soleil n’en finissait pas de briller. Et Nathalie, le regardant de face, se brûlant les yeux presque à l’observer ainsi, brouillait sa vision dans un halo de lumière froide.
On le mit en terre, et ce fut tout.
Après les funérailles, Nathalie avait juste envie d’être seule. Elle ne voulait pas retourner chez ses parents. Elle ne voulait plus sentir ce regard apitoyé sur elle. Elle voulait se terrer, s’enfermer, vivre dans un tombeau. Des amis la raccompagnèrent. Pendant tout le trajet en voiture, personne ne sut que dire. Le conducteur proposa un peu de musique. Mais très vite, Nathalie lui demanda d’éteindre. C’était insoutenable. Chaque air lui rappelait François. Chaque note était l’écho d’un souvenir, d’une anecdote, d’un rire. Elle prit conscience que ce serait terrible. En sept ans de vie commune, il avait eu le temps de s’éparpiller partout, de laisser une trace sur toutes les respirations. Elle comprit qu’elle ne pourrait rien vivre qui puisse lui faire oublier sa mort.
Ses amis l’aidèrent à monter ses affaires. Mais elle refusa qu’ils entrent.
« Je ne vous propose pas de rester, je suis fatiguée.
— Tu promets de nous appeler si tu as besoin de quoi que ce soit ?
— C’est promis ?
— Oui, c’est promis. »
Elle les embrassa, et les remercia. Elle était soulagée d’être seule. D’autres n’auraient pas supporté la solitude à ce moment-là. Nathalie en avait rêvé. Et pourtant, la situation ajoutait de l’insoutenable à l’insoutenable. Elle avançait dans leur salon, et tout était là. À l’identique. Rien n’avait bougé. La couverture toujours sur le canapé. La théière aussi sur la table basse, avec le livre qu’elle était en train de lire. Et fut saisie tout particulièrement par la vision du marque-page. Le livre était ainsi coupé en deux ; la première partie avait été lue du vivant de François. Et à la page 321, il était mort. Que fallait-il faire ? Peut-on poursuivre la lecture d’un livre interrompu par la mort de son mari ?
17
Personne n’entend ceux qui disent vouloir être seuls. La volonté de solitude, c’est forcément une pulsion morbide. Nathalie avait beau tenter de rassurer tout le monde, on voulait passer la voir. Ce qui revenait à l’obliger à parler. Mais elle ne savait que dire. Elle avait l’impression qu’elle allait devoir tout reprendre de zéro, y compris l’apprentissage du langage. Peut-être qu’ils avaient tous raison, au fond, de la forcer à être un peu sociable, de la forcer à se laver, à s’habiller, à recevoir. Ses connaissances se relayaient, c’était d’une limpidité effrayante. Elle imaginait une sorte de cellule de crise gérant le drame à l’aide d’une secrétaire, sûrement sa mère, notant tout sur un planning géant, de façon à varier habilement les visites familiales et les visites amicales. Elle entendait les membres de cette secte de soutien parler entre eux, commenter ses moindres gestes. « Alors comment va-t-elle ? » « Que fait-elle ? » « Que mange-t-elle ? » Elle avait l’impression d’être subitement devenue le centre du monde, quand son monde à elle n’existait plus.
Parmi les visiteurs, Charles fut des plus présents. Il passait tous les deux ou trois jours. C’était aussi une façon, selon lui, de la maintenir en contact avec le milieu professionnel. Il lui parlait de l’évolution des dossiers en cours, et elle le regardait comme un aliéné. Qu’est-ce que ça pouvait lui foutre que le commerce extérieur chinois traverse une crise en ce moment ? Est-ce que les Chinois allaient lui ramener son mari ? Non. Bon. Alors, ça ne servait à rien. Charles sentait bien qu’elle ne l’écoutait pas, mais il savait que petit à petit, cela aurait un effet. Qu’il distillait comme une perfusion au goutte-à-goutte des éléments de la réalité. Que la Chine, et la Suède même, réintégreraient l’horizon de Nathalie. Charles s’asseyait très près d’elle :
« Tu pourras reprendre quand tu voudras. Il faut que tu saches que toute l’entreprise est derrière toi.
— Merci, c’est gentil.
— Et tu sais que tu peux compter sur moi.
— Merci.
— Vraiment compter sur moi. »
Elle ne comprenait pas pourquoi depuis la mort de son mari, il s’était mis à la tutoyer. Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Mais pourquoi chercher un sens à ce revirement ? Elle n’en avait pas la force. Il se sentait peut-être une responsabilité ; celle de montrer que tout un pan de sa vie ne vacillait pas. Mais tout de même, c’était étrange ce tutoiement. Et puis, non, il y a des phrases qu’on ne peut pas dire avec « vous ». Des phrases de réconfort. Il faut gommer la distance pour pouvoir les prononcer, il faut être dans l’intime. Elle trouvait qu’il passait un peu trop souvent. Elle essayait de le lui faire comprendre. Mais on n’écoute pas ceux qui pleurent. Il était là, il devenait pressant. Un soir, en lui parlant, il avait posé la main sur son genou. Elle n’avait rien dit, mais elle trouvait qu’il manquait cruellement de délicatesse. Voulait-il profiter de son chagrin pour prendre la place de François ? Était-il du genre à voyager à la place du mort ? Peut-être qu’il avait simplement voulu lui faire comprendre qu’il était là si elle avait besoin d’affection. Si elle avait besoin de faire l’amour. Il n’est pas rare que la proximité de la mort vous pousse dans la sphère sexuelle. Mais là, non vraiment. Il lui était impossible d’imaginer un autre homme. Alors, elle avait repoussé la main de Charles, qui avait senti qu’il était sans doute allé trop loin.
« Je reprendrai bientôt le travail », dit-elle.
Sans trop savoir ce que ce bientôt signifiait.
Pourquoi Roman Polanski a adapté
le roman Tess d’Urberville, de Thomas Hardy
Ce n’est pas tout à fait comme une lecture interrompue par la mort. Mais Sharon Tate, la femme de Roman Polanski, avant de mourir sauvagement assassinée par Charles Manson, avait indiqué ce livre à son mari, en lui disant qu’il serait idéal pour une adaptation. Le film, réalisé une dizaine d’années plus tard, avec Nastassja Kinski dans le rôle principal, lui sera ainsi dédié.
19
Nathalie et François n’avaient pas voulu d’enfant tout de suite. C’était un projet pour l’avenir. Cet avenir qui n’existait plus désormais. Leur enfant demeurerait virtuel. On peut penser parfois à tous ces artistes qui meurent, se demander quelles auraient été leurs œuvres s’ils avaient survécu ? Qu’aurait composé John Lennon en 1992 s’il n’était pas mort en 1980 ? Ainsi : quelle aurait été la vie de cet enfant qui n’existerait jamais ? Il faudrait penser à tous ces destins qui échouent sur les rivages de leur possibilité.
Pendant des semaines, elle avait eu cette attitude presque folle : nier la mort. Continuer d’imaginer le quotidien, comme si son mari était là. Elle était capable de laisser des mots à son attention sur la table du salon, le matin avant de partir se promener. Elle marchait pendant des heures, avec une seule envie : se perdre dans la foule. Il lui arrivait aussi d’entrer dans des églises, elle qui n’était pas croyante. Et qui était certaine de ne plus jamais croire. Elle avait du mal à comprendre ceux qui se réfugient dans la religion, du mal à comprendre qu’on puisse avoir la foi après avoir vécu un drame. Pourtant, assise au milieu des chaises vides, en plein après-midi, elle était réconfortée par le lieu. C’était un apaisement infime, mais l’éclair d’un instant, oui, elle éprouvait la chaleur du Christ. Elle se mettait alors à genoux, et elle était comme une sainte avec le diable au cœur.
Elle retournait parfois sur le lieu de leur rencontre. Sur ce trottoir où elle avait marché, anonyme de lui, sept ans plus tôt. Elle se demandait : « Et si quelqu’un d’autre m’abordait maintenant, quelle serait ma réaction ? » Mais personne ne venait interrompre son recueillement.
Elle passait aussi à l’endroit où son mari avait été renversé. Où, courant en short, avec de la musique dans les oreilles, il avait traversé si maladroitement. Son ultime maladresse. Elle se mettait au bord de la chaussée, et observait le passage des voitures. Pourquoi ne se tuerait-elle pas au même endroit ? Pourquoi ne pas mélanger les traces de leurs sangs dans une dernière union morbide ? Elle restait longtemps, sans savoir que faire, des larmes dérapant sur son visage. C’était surtout dans les premiers temps, après l’enterrement, qu’elle revint à cet endroit. Elle ne savait pas pourquoi elle avait besoin de se faire si mal. C’était absurde d’être là, absurde d’imaginer la brutalité du choc, absurde de vouloir rendre ainsi concrète la mort de son mari. Peut-être qu’au fond il s’agissait de la seule solution ? Sait-on comment survivre à un tel drame ? Il n’existe pas de méthodes. Chacun lit ce que son corps écrit. Nathalie assouvissait cette pulsion d’être là, à pleurer sur le rebord de la route, à se laisser mourir de larmes.
20
Discographie de John Lennon
s’il n’était pas mort en 1980
Still Yoko (1982)
*
Yesterday and Tomorrow (1987)
*
Berlin (1990)
*
Titanic Soundtrack (1994)
*
Revival - The Beatles (1999)
Vie de Charlotte Baron depuis le jour
où elle a écrasé François
Sans les attentats du 11 septembre 2001, Charlotte ne serait sûrement jamais devenue fleuriste. Le 11 septembre, c’était son anniversaire. Son père, en voyage en Chine, lui avait fait livrer des fleurs. Jean-Michel montait les marches de l’escalier sans savoir encore que l’époque venait de basculer. Il sonna, découvrit le visage livide de Charlotte. Elle n’arrivait pas à prononcer le moindre mot. En prenant les fleurs, elle demanda :
« Vous êtes au courant ?
— De quoi ?
— Venez… »
Jean-Michel et Charlotte passèrent la journée ensemble, assis sur un canapé, à regarder en boucle les images des avions percutant les tours. Vivre à deux ce moment liait forcément. Ils étaient devenus inséparables, eurent même une histoire de plusieurs mois avant de conclure qu’ils étaient davantage amis qu’amants.
Un peu plus tard, Jean-Michel monta sa propre société de livraisons de fleurs, et proposa à Charlotte de travailler avec lui. Depuis, leur vie consistait à faire des bouquets. Le dimanche de l’accident, Jean-Michel avait tout préparé. Le client voulait demander sa fiancée en mariage. En recevant les fleurs, elle comprendrait le message, sorte de signal codé entre eux. Il était impératif que les fleurs soient livrées ce dimanche-là, c’était l’anniversaire de leur rencontre. Juste avant de partir, Jean-Michel avait reçu un appel de sa mère : son grand-père venait d’être hospitalisé. Charlotte dit qu’elle s’en occuperait. Elle aimait bien conduire la camionnette. Surtout quand il n’y avait qu’une seule livraison, qu’il n’y avait pas à se presser. Elle pensait à ce couple, au rôle qu’elle jouait dans leur histoire : une anonyme déterminante. Elle pensait à tout ça, et d’autres choses encore, et puis un homme traversa n’importe comment. Et elle freina trop tard.
Charlotte fut anéantie par l’accident. Un psychologue tenta de la faire parler, de faire en sorte qu’elle évacue au plus vite le choc, que le traumatisme ne gangrène pas l’inconscient. Assez vite, elle se demanda : dois-je entrer en contact avec la veuve ? Finalement, elle considéra que c’était inutile. Et puis, qu’est-ce qu’elle aurait pu dire ? « Je m’excuse. » Est-ce qu’on s’excuse dans ces cas-là ? Peut-être aurait-elle ajouté : « Il est con votre mari à courir n’importe comment, il gâche ma vie aussi, vous vous rendez compte de ça ? Vous croyez que c’est facile de continuer à vivre quand on a tué quelqu’un ? » Parfois, elle éprouvait de vraies bouffées de haine pour cet homme, pour son inconséquence. Mais la plupart du temps, elle se taisait. Elle restait assise dans l’absence. Le silence de ces heures l’unissait à Nathalie. Toutes deux voguaient dans l’anesthésie de la moindre volonté. Pendant les semaines de convalescence, sans savoir pourquoi, elle ne cessait de penser aux fleurs qu’elle devait livrer le jour de l’accident. Ce bouquet à l’abandon était l’image du temps avorté. Le ralenti de l’événement revenait devant ses yeux d’une manière incessante, encore et encore le bruit de l’impact, et les fleurs étaient toujours là, au premier plan, lui brouillant la vue. Elles étaient le linceul sur sa journée, son obsession en forme de pétales.
Jean-Michel, très inquiet de son état, s’énerva en lui demandant de reprendre le travail. C’était une tentative comme une autre pour la réveiller. Tentative victorieuse, car elle leva la tête, et fit oui comme le font les petites filles parfois qui promettent d’êtres sages après avoir fait une bêtise. Elle savait bien, au fond, qu’elle n’avait pas le choix. Qu’elle devait continuer. Et ce n’était certainement pas la subite excitation de son collègue qui en était la cause. Tout va reprendre comme avant, pensa Charlotte, on se rassure. Mais non, rien ne pouvait reprendre comme avant. Quelque chose avait été brutalement brisé dans le mouvement des jours. Ce dimanche-là était toujours présent : on le trouvait dans le lundi et le jeudi. Et il continuait de survivre le vendredi ou le mardi. Ce dimanche-là n’en finissait pas, prenait des allures de sale éternité, se saupoudrant partout sur l’avenir. Charlotte souriait, Charlotte mangeait, mais Charlotte avait une ombre sur le visage. Une ou deux lettres de son prénom cachées dans la pénombre. Elle semblait obsédée par une idée. Elle demanda subitement :
« Les fleurs que je devais livrer ce jour-là… tu les as livrées finalement ?
— J’avais autre chose en tête. Je t’ai rejointe tout de suite.
— Mais l’homme n’a pas appelé ?
— Si, bien sûr. Je l’ai eu au téléphone le lendemain. Il n’était pas content du tout. Sa fiancée n’avait rien reçu.
— Et alors… je lui ai expliqué… je lui ai dit que tu avais eu un accident… qu’un homme était dans le coma…
— Et qu’est-ce qu’il a dit ?
— Je ne sais plus trop… il s’est excusé… et puis il a marmonné quelque chose… j’ai cru comprendre qu’il y voyait comme un signe. Quelque chose de très négatif.
— Tu veux dire… tu crois qu’il n’a pas demandé la fille en mariage ?
— Je ne sais pas. »
Charlotte fut perturbée par cette anecdote. Elle se permit d’appeler l’homme en question. Il confirma qu’il avait décidé de reporter sa demande en mariage. Cette nouvelle la marqua profondément. Cela ne pouvait pas se passer comme ça. Elle pensa à l’enchaînement des situations. Le mariage allait être reporté. Et peut-être qu’une multitude d’événements allaient être ainsi modifiés ? Cela la dérangeait de se dire que toutes les vies allaient être différentes. Elle songea : si je les répare, c’est comme si ça n’avait pas existé. Si je les répare, je pourrai reprendre une vie normale.
Elle alla dans l’arrière-boutique préparer le même bouquet. Puis elle monta dans un taxi. Le chauffeur lui demanda :
« C’est pour un mariage ?
— Non.
— Pour un anniversaire ?
— Non.
— Pour… un diplôme ?
— Non. C’est juste pour faire ce que je devais faire le jour où j’ai écrasé quelqu’un. »
Le chauffeur continua son parcours en silence. Charlotte descendit. Déposa les fleurs sur le paillasson de la femme. Elle resta un instant devant cette image. Puis décida de retirer quelques roses du bouquet. Elle repartit avec, et monta dans un autre taxi. Depuis le jour de l’accident, elle avait conservé l’adresse de François sur elle. Elle avait préféré ne pas rencontrer Nathalie, et sûrement avait-elle pris la bonne décision. Il aurait été encore plus difficile de se reconstruire en mettant un visage sur une vie saccagée. Mais là, elle était portée par une pulsion. Elle ne voulait pas réfléchir. Le taxi roulait, et s’arrêtait maintenant. Pour la seconde fois en quelques minutes, Charlotte se retrouva sur le palier d’une femme. Elle déposa les quelques fleurs blanches devant la porte de Nathalie.
22
Nathalie ouvrit la porte, et s’interrogea : était-ce le bon moment ? François était mort depuis trois mois. Trois mois, c’était si peu. Elle n’éprouvait pas la moindre amélioration. Sur son corps, d’une manière inlassable, défilaient les sentinelles de la mort. Ses amis lui avaient conseillé de recommencer à travailler, de ne pas se laisser aller, d’occuper son temps pour faire en sorte qu’il ne soit pas insupportable. Elle savait très bien que ça ne changerait rien, que ce serait même pire peut-être : surtout le soir, quand elle rentrerait du travail, et qu’il ne serait pas là, qu’il ne serait plus jamais là. Ne pas se laisser aller, quelle étrange expression. On se laisse aller quoi qu’il arrive. La vie consiste à se laisser aller. Elle, c’était tout ce qu’elle voulait : se laisser aller. Ne plus sentir le poids de chaque seconde. Elle voulait retrouver une légèreté, fût-elle insoutenable.
Elle n’avait pas voulu téléphoner avant. Elle voulait arriver comme ça, à l’improviste, aussi pour rendre l’événement plus discret. Dans le hall, dans l’ascenseur, dans les couloirs, elle avait croisé de nombreux collègues, et tous, sur ce chemin, avaient tenté comme ils pouvaient de lui témoigner un peu de chaleur. Un mot, un geste, un sourire, ou parfois un silence. Il y avait autant d’attitudes que de personnes, mais elle avait été profondément touchée par cette façon unanime et discrète de la soutenir. Paradoxalement, c’était aussi toutes ces manifestations qui la faisaient hésiter maintenant. Avait-elle envie de ça ? Voulait-elle vivre dans un environnement où tout ne serait que compassion et malaise ? Si elle revenait, elle devrait jouer la comédie de la vie, faire en sorte que tout aille bien. Elle ne supporterait pas de voir dans le regard des autres une douceur qui était finalement l’antichambre de la pitié.
Figée devant la porte du bureau de son patron, elle hésitait. Elle sentait que si elle entrait, c’était pour revenir vraiment. Finalement, elle se décida et entra sans frapper. Charles était plongé dans la lecture du Larousse. C’était sa lubie : il lisait une définition tous les matins.
« Ça va ? Je ne te dérange pas ? » demanda Nathalie.
Il leva la tête, surpris de la voir. Elle était comme une apparition. Sa gorge se noua, il avait peur de ne pas pouvoir bouger, paralysé par l’émotion. Elle s’approcha de lui :
« Tu étais en train de lire ta définition ?
— Oui.
— C’est quoi aujourd’hui ?
— Le mot “délicatesse”. Ça ne m’étonne pas que tu sois apparue à ce moment-là.
— C’est un beau mot.
— Je suis content de te voir, ici. Enfin. J’espérais que tu viendrais. »
Il y eut alors un silence. C’était étrange, mais il y avait toujours un moment où ils ne savaient pas quoi se dire. Et dans ces cas-là, Charles proposait toujours de lui servir un thé. C’était comme de l’essence pour leurs mots. Puis il reprit, très excité :
« J’ai eu les actionnaires en Suède. Au fait, tu sais que je parle un peu le suédois maintenant ?
— Non.
— Oui… ils m’ont demandé d’apprendre le suédois… c’est bien ma veine, ça. C’est vraiment une langue de merde.
— …
— Mais bon, je leur dois bien ça. Ils sont assez souples, tout de même…, enfin… oui, je te dis ça… car je leur ai parlé de toi… et tout le monde est d’accord pour qu’on fasse exactement comme tu le souhaites. Si tu décides de revenir, tu pourras le faire à ton rythme, comme tu veux.
— C’est gentil.
— Ce n’est pas que gentil. Tu nous manques ici, vraiment.
— …
— Tu me manques. »
Il avait prononcé cette phrase en la regardant intensément. De ce type de regard trop appuyé qui gêne. Dans l’œil, le temps s’éternise : une seconde, c’est un discours. À vrai dire, il ne pouvait pas nier deux choses : la première était qu’il avait toujours été attiré par elle. La seconde était que son attirance s’était accentuée depuis la mort de son mari. C’était difficile de s’avouer ce genre d’inclination. Était-ce une affinité morbide ? Non, pas forcément. C’était son visage. Il était comme sublimé par son drame. La tristesse de Nathalie aggravait considérablement son potentiel érotique.
23
Définition du mot « délicatesse »
dans le Larousse
Délicatesse n.f.
-
Fait d’être délicat.
-
Litt. Être en délicatesse avec quelqu’un : être en froid, en mauvais termes avec quelqu’un.