24

Nathalie était assise à son bureau. Dès le premier matin de son retour, elle avait été confrontée à une chose terrible : l’éphéméride. Par respect, personne n’avait touché à ses affaires. Et personne n’avait imaginé à quel point ce serait violent pour elle de découvrir sur son bureau la date figée de sa dernière journée avant le drame. La date précédant de deux jours l’accident de son mari. Sur cette page, il était encore vivant. Elle prit l’objet, et se mit à en tourner les pages. Les jours défilèrent sous ses yeux. Depuis la mort de François, elle avait considéré chaque jour comme chargé d’un poids immense. Alors là, en quelques secondes, en tournant les jours, elle pouvait concrètement observer le chemin parcouru. Toutes ces pages, et elle était encore là. Et maintenant, c’était aujourd’hui.

Et puis vint un moment où il y eut une nouvelle éphéméride.

Nathalie avait repris le travail depuis plusieurs mois. Elle s’y était investie d’une manière que certains jugeaient excessive. Le temps semblait reprendre son cours. Tout recommençait : la routine des réunions, et le côté absurde des dossiers qu’on numérote comme s’ils n’étaient qu’une succession d’éléments sans la moindre importance. Et puis le degré suprême de l’absurdité : les dossiers nous survivront. Oui, voilà ce qu’elle se disait, en archivant des documents. Que toute cette paperasse nous était supérieure à bien des égards, qu’elle n’était pas soumise à la maladie, à la vieillesse, ou à l’accident. Aucun dossier ne se ferait jamais renverser en allant courir le dimanche.



25

Définition du mot « délicat » selon le Larousse,

car « délicatesse » ne suffit pas

pour comprendre la délicatesse

Délicat, e : adj. (lat. delicatus).

  • D’une grande finesse ; exquis ; raffiné. Un visage aux traits délicats. Un parfum délicat.

  • Qui manifeste de la fragilité. Santé délicate.

  • Difficile à gérer ; périlleux. Situation, manœuvre délicate.

  • Qui manifeste une grande sensibilité, du tact. Un homme délicat. Une attention délicate.

Péjoratif : Difficile à contenter. Faire le délicat.



26

Depuis le retour de Nathalie, Charles était de bonne humeur. Il lui arrivait même de prendre du plaisir à ses leçons de suédois. Quelque chose s’était tissé entre eux, de l’ordre de la confiance et du respect. Nathalie mesurait la chance qu’elle avait d’être sous les ordres d’un homme si bienveillant envers elle. Mais elle n’était plus dupe ; elle sentait bien qu’elle lui plaisait. Elle le laissait faire des allusions, plus ou moins fines. Il n’allait jamais trop loin, car elle instaurait une distance qui lui paraissait insurmontable. Elle n’entrait pas dans son jeu, tout simplement parce qu’elle ne pouvait pas jouer. C’était au-dessus de ses forces. Elle conservait toute son énergie pour son travail. Il avait tenté maintes fois de l’inviter à dîner, tentatives stériles éconduites par un silence. Elle ne pouvait tout simplement pas sortir. Encore moins avec un homme. Elle trouvait cela absurde, car si elle avait le courage de tenir toute la journée, de se concentrer sur des dossiers sans importance, pourquoi ne s’offrait-elle pas des moments de répit ? C’était sûrement lié à la notion de plaisir. Elle ne se sentait pas le droit de faire quoi que ce soit de léger. C’était comme ça. Elle n’y arrivait pas. Et n’était même pas sûre de pouvoir y parvenir à nouveau.

Ce soir, les choses seraient différentes. Elle avait enfin accepté et ils allaient dîner ensemble. Charles avait dégainé un argument imparable : il fallait fêter sa promotion. Car, oui, elle avait obtenu un très bel avancement, et allait dorénavant diriger un groupe de six personnes. Si cette progression professionnelle était tout à fait justifiée par ses compétences, elle se demandait tout de même si elle ne l’avait pas obtenu en suscitant la pitié. Dans un premier temps, elle avait voulu refuser, mais c’était compliqué de ne pas accepter une promotion. Ensuite, en constatant l’empressement de Charles pour organiser cette soirée, elle se demanda s’il n’avait pas accéléré son avancée professionnelle uniquement dans le but d’obtenir un dîner. Tout était possible, il était inutile de chercher à comprendre. Elle se disait juste qu’il avait raison, et que c’était sûrement une bonne occasion pour se forcer à sortir. Elle allait peut-être renouer avec une sorte d’insouciance nocturne.



27

Pour Charles ce dîner était un enjeu majeur. Il savait qu’il serait décisif. Il s’était préparé avec la même appréhension que pour son premier rendez-vous d’adolescent. Finalement, ce n’était pas une sensation si extravagante. En pensant à Nathalie, il pouvait presque imaginer que c’était la première fois qu’il allait dîner avec une femme. C’était comme si elle possédait l’étrange capacité d’anéantir tous les souvenirs de sa vie sensuelle.

Charles avait veillé à éviter les restaurants à chandelles, de ne pas la brusquer avec un romantisme qu’elle aurait pu juger déplacé. Les premières minutes furent parfaites. Ils buvaient en se disant des phrases courtes, et les courts silences qui s’installaient parfois ne provoquaient aucune gêne. Elle apprécia d’être là, à boire. Pensa qu’elle aurait dû ressortir plus tôt, que le plaisir venait de l’action, et même : elle avait envie d’ivresse. Pourtant, quelque chose la rattachait au terrestre. Elle ne pouvait jamais échapper véritablement à sa condition. Elle pouvait boire autant qu’elle voulait, cela ne changerait rien. Elle était juste là, dans une lucidité absolue, à se regarder jouer comme une actrice sur une scène de théâtre. Dédoublée, elle observait d’un œil sidéré la femme qu’elle n’était plus, celle qui pouvait être dans la vie et la séduction. Ce moment plaçait dans une lumière encore plus accrue tous les détails de son impossibilité à être. Mais Charles ne voyait rien. Il nageait dans le premier degré, tentait de la faire boire, afin d’accéder à un peu de vie avec elle. Il était subjugué. Depuis des mois, il la trouvait russe. Il ne savait pas vraiment ce que cela signifiait, mais c’était ainsi : dans son esprit, elle était d’une force russe, elle était d’une tristesse russe. Sa féminité avait ainsi voyagé de la Suisse à la Russie.

« Alors… pourquoi cette promotion ? demanda-t-elle.

— Parce que tu fais un travail formidable… et que je te trouve merveilleuse, c’est tout.

— C’est tout ?

— Pourquoi tu me demandes ça ? Tu sens que ce n’est pas tout ?

— Moi ? Je ne sens rien.

— Et si je mets ma main là, tu ne sens rien ? »

Il ne savait pas comment il avait osé. Il se disait que tout était envisageable ce soir. Comment pouvait-il être si loin de la réalité ? En posant sa main sur la sienne, il s’était souvenu aussitôt du moment où il l’avait posée sur son genou. Elle l’avait regardé de la même façon. Et il n’avait pu que reculer. Il en avait assez de s’attaquer à un mur, de vivre en permanence dans des non-dits. Il voulait clarifier les choses.

« Je ne te plais pas, c’est ça ?

— Mais… pourquoi tu me demandes ça ?

Et toi, pourquoi tu poses des questions ? Pourquoi tu ne réponds jamais ?

— Parce que je ne sais pas…

— Tu ne crois pas que tu dois avancer ? Je ne te demande pas d’oublier François… mais tu ne vas pas t’enfermer toute ta vie… tu sais à quel point je peux être là pour toi…

— … Mais tu es marié… »

Charles fut surpris qu’elle mentionne ainsi son épouse. Cela pouvait paraître fou, mais il l’avait oubliée. Il n’était pas un homme marié qui dîne avec une autre femme. Il était un homme dans l’instant présent. Oui, il était marié. Il nageait dans ce qu’il appelait : la vie conjucalme. Il ne se passait plus rien avec sa femme. Alors il était surpris, parce qu’il était profondément sincère dans son attirance pour Nathalie.

« Mais ma femme, pourquoi tu me parles d’elle ? C’est une ombre ! On se frôle.

— On ne dirait pas.

— Parce qu’elle mise tout sur l’apparence. Quand elle vient au bureau, c’est seulement pour parader. Mais si tu savais comme on est pathétiques, si tu savais…

— Alors quitte-la.

— Pour toi, je la quitte sur-le-champ.

— Pas pour moi… pour toi. »

Il y eut un blanc, le temps de plusieurs respirations, de plusieurs gorgées. Nathalie avait été choquée qu’il mentionne François, qu’il ait tenté de faire déraper la soirée, si vite et avec si peu de finesse, vers une destination primitive. Elle finit par déclarer qu’elle désirait rentrer. Charles sentit bien qu’il était allé trop loin, qu’il avait gâché la soirée avec ses déclarations. Comment avait-il fait pour ne pas voir que ce n’était pas le moment ? Qu’elle n’était pas prête. Il fallait y aller doucement, par étapes. Et lui était parti comme un fou, à toute allure, tentant de rattraper en deux minutes des années de désir. Tout ça, c’était à cause du début de la soirée. C’était cette belle entrée en matière, si prometteuse, qui l’avait poussé dans la confiance des hommes pressés.

Il se reprit : après tout, il avait le droit de dire ce qu’il ressentait. Ce n’était pas un crime que d’ouvrir son cœur. Alors oui, c’est vrai que tout était lourd avec elle, que son statut de veuve compliquait beaucoup les choses. Il songea qu’il aurait eu plus de chances de la séduire un jour si François n’était pas mort. En se tuant, il avait figé leur amour. Il les avait propulsés dans une éternité fixe. Comment ravir quoi que ce soit chez une femme dans ces conditions ? Une femme qui vit dans un monde arrêté. Vraiment, c’était à se demander s’il n’avait pas fait exprès de se tuer, pour prolonger éternellement leur amour. Certains pensent bien que la passion a forcément une fin tragique.



28

Ils sortirent du restaurant. La gêne était de plus en plus forte. Charles ne trouvait pas le bon mot, le trait d’esprit, ou l’humour même, qui lui aurait permis de se rattraper un peu. De détendre légèrement l’atmosphère. Rien à faire, ils étaient enlisés. Depuis des mois, Charles avait été délicat et prévenant, il avait été respectueux et fidèle, et voilà que tous ses efforts pour être un homme bien étaient anéantis parce qu’il n’avait pas su maîtriser son désir. Son corps était maintenant comme une absurdité démembrée, chaque membre possédant un cœur autonome. Il tenta d’embrasser Nathalie sur la joue, tentative qu’il voulait désinvolte et amicale, mais son cou était raide. Ce temps étouffé dura encore un moment, comme la lente succession de secondes prétentieuses.

Puis, subitement, Nathalie lui adressa un grand sourire. Elle voulait lui faire comprendre que tout cela n’était pas si grave. Qu’il valait mieux oublier cette soirée, c’est tout. Elle dit qu’elle voulait marcher un peu, et partit sur cette douce tonalité. Charles continua de l’observer, suivant son dos. Il ne pouvait pas bouger, figé dans son échec. Nathalie s’éloignait, au centre de son champ de vision, devenait de plus en plus petite, mais c’était bien lui qui se tassait, lui qui rapetissait sur place.

C’est alors que Nathalie s’arrêta.

Et fit demi-tour.

Elle marchait à nouveau vers lui. Cette femme qui, un instant auparavant, s’effaçait dans son champ de vision, grandissait à mesure qu’elle revenait vers lui. Que voulait-elle ? Il ne fallait pas s’emballer. Elle avait sûrement oublié ses clés, un foulard, ou l’un des nombreux objets que les femmes adorent oublier. Mais non, ce n’était pas ça. Ça se voyait à sa façon de marcher. On sentait que ce n’était pas une question matérielle. Qu’elle revenait vers lui pour lui parler, pour lui dire quelque chose. Elle marchait d’une façon aérienne, comme l’héroïne d’un film italien de 1967. Il voulait avancer, lui aussi, vers elle. Dans sa dérive romantique, il songeait qu’il devrait se mettre à pleuvoir. Que tout le silence de la fin du repas n’avait été que confusion. Qu’elle revenait non pas pour parler mais pour l’embrasser. C’était vraiment étonnant : au moment où elle était partie, il avait eu l’intuition qu’il ne devait pas bouger, qu’elle allait revenir. Car il était évident qu’il y avait quelque chose entre eux d’instinctif et de simple, de fort et de fragile, et c’était ainsi depuis le début. Forcément, il fallait la comprendre. Ce n’était pas facile pour elle. De s’avouer un sentiment alors que son mari venait de mourir. C’était même atroce. Et pourtant, comment résister ? Les histoires d’amour sont souvent amorales.

Elle était tout près de lui maintenant, fébrile et divine, incarnation voluptueuse de la féminité tragique. Elle était là, son amour Nathalie :

« Excuse-moi de ne pas avoir répondu tout à l’heure… j’étais gênée…

— Oui je comprends.

— C’est si dur de mettre des mots sur ce que je ressens.

— Je le sais Nathalie.

— Mais je crois que je peux te répondre : tu ne me plais pas. Et même, je crois que je ne suis pas à l’aise avec ta façon d’essayer de me séduire. Je suis certaine qu’il n’y aura jamais rien entre nous. Peut-être que je ne serai tout simplement plus capable d’aimer quelqu’un, mais si jamais je l’envisageais un jour, je sais que ce ne serait pas toi.

— …

— Je ne pouvais pas rentrer comme ça. Je préférais que ce soit dit.

— C’est dit. Tu l’as dit. Oui, c’est dit. Si je l’ai entendu, c’est que tu l’as dit. Tu l’as dit, oui. »

Nathalie observa Charles qui continuait de hoqueter. Des mots suspendus, progressivement happés par le silence. Des mots comme les yeux d’un mourant. Elle esquissa un geste de tendresse : une main sur l’épaule. Et retourna d’où elle venait. Repartit vers la Nathalie toute petite. Charles voulut rester debout, et ce ne fut pas facile. Il n’en revenait pas. Surtout du ton sur lequel elle avait parlé. Avec une grande simplicité, sans la moindre méchanceté. Il devait se rendre à l’évidence : il ne lui plaisait pas, et ne lui plairait jamais. Il n’éprouvait aucune colère. C’était comme la fin subite de quelque chose qui l’avait animé depuis des années. La fin d’une possibilité. La soirée avait eu le parcours du Titanic. Festive au début, elle mourait dans un naufrage. La vérité avait souvent l’allure d’un iceberg. Nathalie était toujours dans son champ de vision, et il voulait la voir partir le plus vite possible. Même le petit point qu’elle était lui paraissait démesurément insoutenable.



29

Charles marcha un peu, jusqu’au parking. Une fois dans sa voiture, il fuma une cigarette. Ce qu’il ressentait était en parfaite adéquation avec les néons d’un jaune agressif. Il démarra, et alluma la radio. Le présentateur parlait d’une étrange série de matchs nuls ce soir-là, ce qui créait un statu quo dans le classement de ligue 1. Tout était cohérent. Il était comme un club perdu dans le ventre mou du championnat. Il était marié, il avait une fille, il dirigeait une belle société, mais il éprouvait un vide immense. Seul le rêve de Nathalie avait eu la capacité de le rendre vivant. Tout cela était terminé maintenant, anéanti, détruit, saccagé. Il pouvait enchaîner les synonymes, ça ne changerait plus rien. Il pensa alors qu’il y avait quelque chose de pire que d’être rejeté par une femme que l’on aime : devoir la croiser tous les jours. Se retrouver à tout instant près d’elle, dans un couloir. Il ne pensa pas au couloir par hasard. Elle était belle dans les bureaux, mais il avait toujours pensé que son érotisme se déployait avec davantage de force dans les couloirs. Oui, dans son esprit, c’était une femme couloir. Et maintenant, il venait de comprendre qu’au bout du couloir il lui fallait faire demi-tour.

En revanche, pour rentrer chez soi, il ne faut jamais faire demi-tour. La voiture de Charles roulait sur sa route de tous les jours. On aurait cru un métro tant le trajet exhalait l’identique. Il se gara, et fuma à nouveau une cigarette dans le parking de son immeuble. En ouvrant la porte de chez lui, il aperçut sa femme, devant la télévision. Nul n’aurait pu deviner que Laurence avait été un jour animée par une sorte de frénésie sensuelle. Elle se coulait lentement mais sûrement dans le prototype de la bourgeoise dépressive. Étrangement, Charles ne fut pas affecté par cette image. Il avança lentement vers la télévision, l’éteignit. Sa femme émit une protestation, sans grande conviction. Il s’approcha d’elle, et la saisit fermement par le bras. Elle voulut réagir, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Au fond, elle avait rêvé de cet instant, rêvé que son mari la touche, rêvé qu’il arrête de passer près d’elle comme si elle n’existait plus. Leur vie à deux était un entraînement quotidien à l’effacement. Sans échanger un mot, ils se dirigèrent vers leur chambre. Le lit était fait, et subitement il fut défait. Charles retourna Laurence, et baissa sa culotte. Le rejet de Nathalie lui avait donné envie de faire l’amour à sa femme, de la prendre même un peu brutalement.



30

Résultats de ligue 1 le soir

où Charles comprit

qu’il ne plairait jamais à Nathalie

Auxerre - Marseille : 2-2

*

Lens - Lille : 1-1

*

Toulouse - Sochaux : 1-0

*

Paris SG - Nantes : 1-1

*

Grenoble - Le Mans : 3-3

*

Saint-Étienne - Lyon : 0-0

*

Monaco - Nice : 0-0

*

Rennes - Bordeaux : 0-1

*

Nancy - Caen : 1-1

*

Lorient - Le Havre : 2-2



31

Après ce dîner, leurs rapports ne furent plus les mêmes. Charles prit ses distances, ce que comprit parfaitement Nathalie. Leurs échanges, assez rares, devinrent strictement professionnels. La gestion de leurs dossiers respectifs exigeait peu d’interférences. Depuis sa promotion, Nathalie dirigeait un groupe de six personnes 3. Elle avait changé de bureau, et cela lui avait fait le plus grand bien. Comment ne pas y avoir pensé avant ? Suffisait-il de changer de décor pour changer d’état d’esprit ? Elle devrait peut-être envisager de déménager. Mais à peine eut-elle évoqué cette possibilité qu’elle comprit qu’elle n’en aurait pas le courage. Il y a dans le deuil une puissance contradictoire, une puissance absolue qui propulse tout autant vers la nécessité du changement que vers la tentation morbide à la fidélité au passé. Alors, c’est à sa vie professionnelle qu’elle laissait le soin de se tourner vers l’avenir. Son nouveau bureau, au dernier étage de l’immeuble, semblait toucher le ciel et elle se félicitait de ne pas avoir peur du vide. Voilà une réjouissance qu’elle jugeait simple.

Les mois qui suivirent furent encore marqués par une boulimie de travail. Elle avait même hésité à prendre des cours de suédois, au cas où elle assumerait de nouvelles fonctions. On ne pouvait pas dire qu’elle était ambitieuse. Elle cherchait seulement à s’étourdir de dossiers. Son entourage continuait de s’inquiéter, considérant sa façon excessive de travailler comme une forme de dépression. Cette théorie l’agaçait au plus haut point. Pour elle, les choses étaient simples : elle voulait juste travailler beaucoup pour ne pas penser, être dans le vide. On lutte comme on peut, et elle aurait aimé que ses proches, au lieu d’élaborer des théories fumeuses, la soutiennent dans son combat. Elle était fière de ce qu’elle parvenait à faire. Elle passait au bureau même le week-end, emportait du travail chez elle, oubliait les horaires. Il y aurait forcément un moment où elle s’écroulerait d’épuisement, mais pour l’instant elle n’avançait que grâce à cette adrénaline suédoise.

Son énergie impressionnait tout le monde. Comme elle ne montrait plus la moindre faille, ses collègues commençaient à oublier ce qu’elle avait vécu. François devenait un souvenir pour les autres, et c’était peut-être ainsi qu’il pourrait le devenir pour elle également. Ses longues heures de présence faisaient qu’elle était toujours disponible, surtout pour les membres de son groupe. Chloé, la dernière arrivée, était aussi la plus jeune. Elle aimait particulièrement se confier à Nathalie, notamment ses soucis avec son fiancé, et son angoisse permanente : elle était terriblement jalouse. Elle savait que c’était absurde, mais elle n’arrivait pas à se maîtriser, à avoir un comportement rationnel. Il se passa alors quelque chose d’étrange : les récits de Chloé, teintés d’immaturité, permirent à Nathalie de renouer avec un monde perdu. Celui de sa jeunesse, celui de ses peurs de ne pas trouver un homme avec qui elle serait bien. Il y avait dans les mots de Chloé comme l’impression d’un souvenir qui se recompose.



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Extrait du scénario de La Délicatesse

SÉQ. 32 : INTÉRIEUR BAR

Nathalie et Chloé4entrent dans un bar. Ce n’est pas la première fois qu’elles viennent dans cet endroit. Nathalie suit Chloé. Elles s’installent dans un coin près d’une fenêtre.

À l’extérieur : possibilité de pluie.

CHLOÉ, de manière très spontanée : Ça va ? Vous êtes bien ?

NATHALIE : Oui c’est parfait.

Chloé observe Nathalie.

NATHALIE : Pourquoi vous me regardez comme ça ?

CHLOÉ : J’aimerais que nos rapports soient plus équilibrés. Que vous me parliez plus de vous. C’est vrai ça, on ne parle que de moi.

NATHALIE : Qu’est-ce que vous voulez savoir ?

CHLOÉ : Ça fait longtemps que votre mari est mort… et… et… ça vous gêne qu’on en parle ?

Nathalie paraît surprise. Personne n’aborde le sujet de manière aussi frontale. Un temps, puis Chloé reprend.

CHLOÉ : C’est vrai… vous êtes jeune, vous êtes belle… et regardez cet homme là-bas, il n’arrête pas de vous regarder depuis que nous sommes entrées dans le bar.

Nathalie tourne la tête et croise le regard de l’homme qui la regarde.

CHLOÉ : Il est vraiment pas mal, je trouve. À mon avis, c’est un Scorpion. Et comme vous êtes Poissons, c’est idéal.

NATHALIE : Je l’ai à peine vu, et vous faites déjà des prévisions ?

CHLOÉ : Ah, mais c’est important l’astrologie. C’est la clé du problème avec mon copain.

NATHALIE : Alors, il n’y a rien à faire ? Il ne pourra pas changer de signe.

CHLOÉ : Non, il sera toujours Taureau cet idiot.

Plan sur le visage sans expression de Nathalie.

CUT



33

Nathalie trouvait ça ridicule d’être là, d’avoir ce type de discussions avec une fille aussi jeune. Surtout, elle n’arrivait toujours pas à vivre l’instant présent. La douleur, c’est peut-être ça : une façon permanente d’être déraciné de l’immédiat. Elle regardait le manège des adultes avec détachement. Elle était tout à fait capable de se dire : « Je ne suis pas ici. » Chloé, en lui parlant avec l’énergie légère du maintenant, tentait de la retenir, tentait de la pousser à penser : « Je suis ici. » Elle ne cessait de lui parler de cet homme. Et justement, le voilà qui finissait sa bière, et on sentait bien qu’il hésitait à venir vers elles. Mais ce n’est jamais simple de passer du regard à la conversation, de l’œil au mot. Après une longue journée de travail, il se sentait dans cet état de délassement qui parfois vous pousse à oser. La fatigue est souvent au cœur de toute audace. Il continuait d’observer Nathalie. Qu’avait-il à perdre franchement ? Rien, à part peut-être un peu du charme d’être un inconnu.

Il paya son verre, et quitta son poste d’observation. Il avança d’un pas qui aurait presque pu passer pour un pas décidé. Nathalie était à quelques mètres de lui : trois ou quatre, pas plus. Elle comprit que cet homme venait la voir. Elle fut aussitôt saisie par une étrange pensée : cet homme qui s’avance vers moi mourra peut-être écrasé dans sept ans. Cet instant la troublait inévitablement, accentuait sa fragilité. Tout homme qui l’aborderait lui rappellerait forcément sa rencontre avec François. Pourtant, celui-là n’avait rien à voir avec son mari. Il avançait avec son sourire du soir, son sourire du monde facile. Mais, une fois devant la table, il resta muet. Un moment suspendu. Il avait décidé de les aborder, mais n’avait pas préparé la moindre phrase d’attaque. Peut-être était-il simplement ému ? Les filles considéraient, étonnées, cet homme figé comme un point d’exclamation.

« Bonsoir… est-ce que je peux me permettre de vous offrir un verre ? » lâcha-t-il enfin, sans grande inspiration.

Chloé acquiesça, et il s’installa près d’elles avec le sentiment d’un chemin à moitié parcouru. Une fois qu’il fut assis, Nathalie pensa : il est stupide. Il me propose un verre alors que le mien est presque plein. Puis, subitement, elle changea d’avis. Elle se dit que son hésitation au moment de les aborder avait été touchante. Mais à nouveau l’agressivité reprit le dessus. Un mouvement incessant d’humeurs contradictoires s’emparait d’elle. Elle ne savait tout simplement que penser. Chacun de ses gestes était soumis à une volonté opposée.

Chloé prit en charge la conversation, accumulant les anecdotes positives sur Nathalie, la mettant en valeur. À l’écouter, c’était une femme moderne, brillante, drôle, cultivée, dynamique, précise, généreuse et absolue. Tout cela en moins de cinq minutes, si bien que l’homme n’avait qu’une seule question en tête : qu’est-ce qui cloche chez elle ? Pendant chacune des envolées lyriques de Chloé, Nathalie avait tenté d’émettre des sourires crédibles, assouplissant ses zygomatiques, et lors de rares éclats, elle sembla naturelle. Mais cette énergie-là l’avait épuisée. À quoi bon lutter pour paraître ? À quoi bon mettre toutes ses forces à se montrer sociable et agréable ? Et puis, quelle serait la suite ? Un autre rendez-vous ? La nécessité d’être de plus en plus dans la confidence ? Subitement, tout ce qui était simple et léger lui apparut sous un jour noir. Elle perçut, sous la conversation anodine, l’engrenage monstrueux de la vie à deux.

Elle s’excusa, et se leva pour aller aux toilettes. Face au miroir, elle s’observa un long moment. Chaque détail de son visage. Elle passa un peu d’eau sur ses joues. Se trouvait-elle belle ? Est-ce qu’elle avait un avis sur elle-même ? Sur sa féminité ? Il fallait remonter. Cela faisait plusieurs minutes qu’elle était là, immobile dans sa contemplation, en mouvement dans ses réflexions. De retour à sa table, elle saisit son manteau. Elle inventa quelque chose, mais ne prit pas la peine de paraître crédible. Chloé prononça une phrase qu’elle n’entendit pas. Elle était déjà dehors. Un peu plus tard, en se couchant, l’homme se demanda s’il avait été maladroit.



34

Signes astrologiques des membres

du groupe de Nathalie

Chloé : Balance

*

Jean-Pierre : Poissons

*

Albert : Taureau

*

Markus : Scorpion

*

Marie : Vierge

*

Benoît : Capricorne



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Le lendemain matin, elle s’excusa rapidement auprès de Chloé, sans entrer dans les détails. Au bureau, elle était sa patronne. Elle était une femme forte. Elle précisa simplement qu’elle ne se sentait pas capable de sortir pour le moment. « C’est dommage », souffla sa jeune collègue. Ce fut tout. Il fallait passer à autre chose. Après cet échange, Nathalie resta un instant dans le couloir. Puis retourna à son bureau. Tous les dossiers lui apparurent enfin sous leur vrai jour : sans le moindre intérêt.

Elle ne s’était jamais complètement écartée du monde sensuel. Elle n’avait jamais vraiment cessé d’être féminine, y compris dans les moments où elle voulait mourir. C’était peut-être un hommage à François, ou simplement l’idée qu’il suffit parfois de se maquiller pour paraître vivante. Il était mort depuis trois ans. Trois ans à émietter une vie dans le vide. On lui avait souvent suggéré de se séparer des souvenirs. C’était peut-être la meilleure façon de cesser de vivre dans le passé. Elle repensait à cette expression : « se séparer des souvenirs ». Comment quitte-t-on un souvenir ? Pour les objets, elle en avait accepté l’idée. Elle ne supportait plus la présence de ceux qu’il avait touchés. Alors, il ne lui restait plus grand-chose, à part cette photo rangée dans le grand tiroir de son bureau. Une photo qui paraissait perdue. Elle la regardait souvent, comme pour se persuader que cette histoire avait bien existé. Dans le tiroir, il y avait aussi un petit miroir. Elle le prit pour s’observer, comme le ferait un homme qui la verrait pour la première fois. Elle se leva, se mit à marcher, fit des allers-retours dans son bureau. Les mains sur ses hanches. À cause de la moquette, on n’entendait pas le bruit de ses talons aiguilles. La moquette, c’est le meurtre de la sensualité. Mais qui avait bien pu inventer la moquette ?



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Quelqu’un frappa. Discrètement, avec deux doigts, pas plus. Nathalie sursauta comme si ces dernières secondes lui avaient fait croire qu’elle pouvait être seule au monde. Elle dit : « Entrez », et Markus entra. C’était un collègue originaire d’Uppsala, une ville suédoise qui n’intéresse pas grand monde. Même les habitants d’Uppsala 5 sont gênés : le nom de leur ville sonne presque comme une excuse. La Suède possède le taux de suicide le plus élevé au monde. Une alternative au suicide est l’émigration en France, voilà ce qu’avait dû penser Markus. Il était doté d’un physique plutôt désagréable, mais on ne pouvait pas dire non plus qu’il était laid. Il avait toujours une façon de s’habiller un peu particulière : on ne savait pas s’il avait récupéré ses affaires chez son grand-père, à Emmaüs, ou dans une friperie à la mode. Le tout formait un ensemble peu homogène.

« Je viens vous voir pour le dossier 114 », dit-il.

Fallait-il qu’en plus de son étrange apparence il prononce des phrases aussi stupides ? Nathalie n’avait aucune envie de travailler aujourd’hui. C’était la première fois depuis si longtemps. Elle se sentait comme désespérée : elle aurait presque pu partir en vacances à Uppsala, c’est dire. Elle observait Markus qui ne bougeait pas. Il la regardait, avec émerveillement. Pour lui, Nathalie représentait cette sorte de féminité inaccessible, doublée du fantasme que certains développent à l’endroit de tout supérieur hiérarchique, de tout être en position de les dominer. Elle décida alors de marcher vers lui, de marcher lentement, vraiment lentement. On aurait presque eu le temps de lire un roman pendant cette avancée. Elle ne semblait pas vouloir s’arrêter, si bien qu’elle se retrouva tout près du visage de Markus, si proche que leurs nez se touchèrent. Le Suédois ne respirait plus. Que lui voulait-elle ? Il n’eut pas le temps de formuler plus longuement cette question dans sa tête, car elle se mit à l’embrasser vigoureusement. Un long baiser intense, de cette intensité adolescente. Puis subitement, elle recula :

« Pour le dossier 114, nous verrons plus tard. »

Elle ouvrit la porte, et proposa à Markus de sortir. Ce qu’il fit difficilement. Il était Armstrong sur la Lune. Ce baiser était un si grand pas pour son humanité. Il resta un instant, immobile, devant la porte du bureau. Nathalie, elle, avait déjà complètement oublié ce qui venait de se produire. Son acte n’avait aucun lien avec l’enchaînement des autres actes de sa vie. Ce baiser, c’était la manifestation d’une anarchie subite dans ses neurones, ce qu’on pourrait appeler : un acte gratuit.



37

Invention de la moquette

Il semble difficile de savoir qui a inventé la moquette. Selon le Larousse, la moquette n’est qu’« un tapis vendu au mètre ».

Voilà une expression qui justifie le caractère minable de son existence.



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Markus était un homme ponctuel, et aimait rentrer chez lui à sept heures quinze précises. Il connaissait les horaires du RER comme d’autres connaissent les parfums préférés de leur femme. Il n’était pas malheureux de ce quotidien huilé. Il lui arrivait d’avoir l’impression d’être ami avec ces inconnus qu’il croisait chaque jour. Ce soir-là, il avait envie de crier, de raconter sa vie à tout le monde. Sa vie avec les lèvres de Nathalie sur les siennes. Il voulait se lever, et descendre à la première station venue, comme ça, juste pour avoir le sentiment de déraper de l’habitude. Il voulait être fou, et c’était bien la preuve qu’il ne l’était pas.

Tandis qu’il marchait vers son domicile, des images de son enfance suédoise lui revinrent. Ce fut assez rapide. Les enfances en Suède ressemblent à des vieillesses en Suisse. Mais tout de même, il repensa à ces moments où il s’asseyait, tout au fond de la classe, juste pour contempler le dos des filles. Pendant des années, il avait admiré les nuques de Kristina, Pernilla, Joana, et de tant d’autres filles en A, sans jamais pouvoir effleurer une autre lettre. Il ne se souvenait pas de leurs visages. Il rêvait de les retrouver, juste pour leur dire que Nathalie l’avait embrassé. Pour leur dire qu’elles n’avaient pas su voir son charme. Ah, la vie était si douce.

Une fois devant son immeuble, il hésita. Nous sommes envahis par tant de chiffres à mémoriser. Les portables, les accès Internet, les cartes bancaires… alors forcément, il y a un moment où tout se mélange. On cherche à rentrer chez soi en utilisant son numéro de téléphone. Markus, dont le cerveau était parfaitement organisé, se sentait à l’abri de ce genre de déraillement, et pourtant c’est bien ce qui lui arriva ce soir-là. Impossible de se souvenir du code. Il tenta plusieurs combinaisons, en vain. Comment pouvait-on oublier le soir ce qu’on savait parfaitement le matin ? L’abondance d’informations nous propulsera-t-elle inéluctablement vers l’amnésie ? Finalement, un voisin arriva et se posta devant la porte. Il aurait pu ouvrir aussitôt, mais préféra savourer ce moment d’évidente domination. Dans son regard, on aurait presque dit que se souvenir du code était un signe de virilité. Le voisin s’activa enfin, et énonça pompeusement : « Je vous en prie, après vous. » Markus pensa : « Petit con, si tu savais ce que j’ai dans la tête, j’ai quelque chose de si beau que cela efface les données inutiles… » Il prit l’escalier, oublia aussitôt ce fâcheux contretemps. Il se sentait toujours aussi léger, repassait en boucle dans sa tête la scène du baiser. C’était déjà un film culte dans ses souvenirs. Il ouvrit enfin la porte de son appartement, et trouva son salon bien trop petit par rapport à son envie de vivre.



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Code d’accès de l’immeuble de Markus

A9624



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Le lendemain matin, il se réveilla très tôt. Si tôt qu’il n’était même pas certain d’avoir dormi. Il attendait le soleil avec impatience, comme un rendez-vous important. Qu’allait-il se passer aujourd’hui ? Quelle serait l’attitude de Nathalie ? Et lui, que devait-il faire ? Qui sait comment agir quand une belle femme vous embrasse sans donner la moindre raison ? Son esprit était assailli de questions, et ce n’était jamais bon signe. Il devait respirer calmement (…) et (…), voilà, comme ça (…), très bien (…). Et se dire que c’était simplement une journée comme les autres.

Markus aimait lire. C’était un beau point commun avec Nathalie. Il utilisait ses trajets quotidiens en RER pour assouvir cette passion. Il avait récemment acheté de nombreux livres et devait choisir celui qui allait accompagner cette grande journée. Il y avait cet auteur russe qu’il aimait bien, un auteur qu’on lisait nettement moins que Tolstoï ou Dostoïevski, sans que l’on sache vraiment pourquoi, mais l’ouvrage était trop volumineux. Il voulait un texte où il pourrait picorer selon ses désirs, car il savait qu’il ne parviendrait pas à se concentrer. C’est ainsi qu’il se décida pour Syllogismes de l’amertume de Cioran.

Une fois arrivé, il tenta de passer le plus de temps possible près de la machine à café. Pour que cela paraisse naturel, il en but plusieurs. Au bout d’une heure, il commença à se sentir un peu trop excité. Cafés noirs et nuit blanche, ce n’était jamais un bon mélange. Il passa aux toilettes, se trouva gris. Il retourna dans son bureau. Aucune réunion avec Nathalie n’était prévue aujourd’hui. Peut-être qu’il devrait simplement aller la voir ? Utiliser le prétexte du dossier 114. Mais il n’y avait rien à dire sur le dossier 114. Ce serait stupide. Il n’en pouvait plus de se laisser ainsi gangrener par l’hésitation. Après tout, c’était à elle de venir ! C’était elle qui l’avait embrassé. On n’avait pas le droit d’agir ainsi sans donner d’explication. C’était comme voler quelque chose et partir en courant. C’était exactement ça : elle était partie en courant de ses lèvres. Pourtant, il savait qu’elle ne viendrait pas le voir. Peut-être même qu’elle avait oublié ce moment, qu’il n’avait été pour elle qu’un acte gratuit ? Son intuition était bonne. Il sentait une injustice terrible dans cette possibilité : comment l’acte du baiser pouvait-il être gratuit pour elle alors qu’il avait une valeur inestimable pour lui ? Oui, hors de prix. Ce baiser était là, partout en lui, marchant dans son corps.



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Extrait d’analyse du tableau Le Baiser

de Gustave Klimt

La plupart des œuvres de Klimt peuvent donner lieu à quantité d’interprétations, mais son utilisation antérieure du thème du couple enlacé dans la frise Beethoven et la frise Stoclet permet de voir dans Le Baiser l’ultime accomplissement de la quête humaine du bonheur.



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Markus ne parvenait pas à se concentrer. Il voulait son explication. Il n’y avait qu’une façon de l’obtenir : créer un faux hasard. Faire des allers-retours devant le bureau de Nathalie, toute la journée s’il le fallait. Il y aurait bien un moment où elle sortirait et hop… il serait là, pure coïncidence, à marcher devant son bureau. En fin de matinée, il était complètement en sueur. Il pensa subitement : « Je ne suis pas sous mon meilleur jour ! » Si elle sortait maintenant, elle croiserait un homme dégoulinant qui perdait son temps à marcher dans le couloir sans rien faire. Il allait passer pour quelqu’un qui marche gratuitement.

Après le déjeuner, ses pensées du matin revinrent en force. Sa stratégie était la bonne, et il devait continuer ses allersretours. C’était la seule solution. C’est si difficile de marcher, en faisant semblant d’aller quelque part. Il fallait avoir l’air précis et concentré ; le plus dur étant de se déplacer d’une manière faussement rapide. En fin d’après-midi, alors qu’il était épuisé, il croisa Chloé. Elle lui demanda :

« Ça va ? Tu es tout bizarre…

— Oui, oui, ça va. Je me dégourdis un peu les jambes. Ça m’aide à réfléchir.

— Tu es toujours sur le 114 ?

— Oui.

— Et ça se passe bien ?

— Oui, ça va. À peu près.

— Écoute, moi, je n’ai que des soucis avec le 108. Je voulais en parler à Nathalie, mais elle n’est pas là aujourd’hui.

— Ah bon ? Elle… n’est pas là ? demanda Markus.

— Non… elle est en déplacement en province, je crois. Bon, je te laisse, je vais essayer de régler ça. »

Markus resta sans réaction.

Il avait tellement marché qu’il aurait pu lui aussi être en province.



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Trois aphorismes de Cioran lus

par Markus dans le RER

L’art d’aimer ?

C’est savoir joindre à un tempérament de vampire

la discrétion d’une anémone.

*

Un moine et un boucher se bagarrent à l’intérieur

de chaque désir.

*

Le spermatozoïde est un bandit à l’état pur.



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Le lendemain, Markus arriva au bureau dans un état d’esprit tout différent. Il ne comprenait pas pourquoi il avait agi de manière aussi farfelue. Quelle idée de faire ainsi des allersretours. Le baiser l’avait beaucoup perturbé, et il faut dire aussi que les derniers temps de sa vie affective avaient été particulièrement calmes, mais ce n’était pas une raison pour être si puéril. Il aurait dû conserver son sang-froid. Il voulait toujours avoir une explication avec Nathalie, mais il ne tenterait plus de la croiser par le jeu d’un faux hasard. Il irait simplement la voir.

Il frappa énergiquement à la porte du bureau. Elle dit « entrez », et il entra sans flancher. C’est alors qu’il fut confronté à un problème majeur : elle était allée chez le coiffeur. Markus avait toujours été très sensible aux cheveux. Et là, c’était un spectacle déconcertant. Les cheveux de Nathalie étaient parfaitement lisses. D’une beauté étonnante. Si seulement elle les avait attachés, comme cela lui arrivait parfois, tout aurait été plus simple. Mais devant une telle manifestation capillaire, il se sentait dépourvu de mots.

« Oui Markus, c’est pour quoi ? »

Il interrompit sa dérive mentale. Et prononça finalement la première phrase qui lui vint à l’esprit :

« J’aime beaucoup vos cheveux.

— C’est gentil merci.

— Non, vraiment, je les adore. »

Nathalie fut étonnée par cette déclaration matinale. Elle ne savait si elle devait sourire ou être gênée.

« Oui, et donc ?

— …

— Vous n’êtes quand même pas venu me voir uniquement pour me parler de mes cheveux ?

— Non… non…

— Alors ? Je vous écoute.

— …

— Markus, vous êtes là ?

Oui…

— Alors ?

— Je voudrais savoir pourquoi vous m’avez embrassé. »

Le souvenir du baiser revint au premier plan de sa mémoire. Comment avait-elle pu l’oublier ? Chaque instant se recomposait, et elle ne put réfréner une moue de dégoût. Était-elle folle ? Depuis trois ans, elle ne s’était approchée d’aucun homme, n’avait même jamais pensé s’intéresser à quelqu’un, et voilà qu’elle avait embrassé ce collègue insignifiant. Il attendait une réponse, ce qui était parfaitement compréhensible. Le temps passait. Il fallait parler :

« Je ne sais pas », souffla Nathalie.

Markus aurait voulu une réponse, un rejet même, mais certainement pas ce rien.

« Vous ne savez pas ?

— Non, je ne sais pas.

— Vous ne pouvez pas me laisser comme ça. Vous devez m’expliquer. »

Il n’y avait rien à dire.

Ce baiser était comme de l’art moderne.



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Titre d’un tableau de Kazimir Malevitch

Carré blanc sur fond blanc (1918).



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Par la suite, elle avait réfléchi : pourquoi ce baiser ? C’était juste comme ça. On ne maîtrise pas notre horloge biologique interne. En l’occurrence celle du deuil. Elle avait voulu mourir, elle avait tenté de respirer, elle avait réussi à respirer, puis à manger, elle avait même réussi à reprendre son travail, à sourire, à être forte, à être sociable et féminine, et puis le temps avait passé avec cette énergie boiteuse de la reconstruction, jusqu’au jour où elle était sortie dans ce bar, mais elle avait fui, ne supportant pas le manège de la séduction, persuadée que plus jamais elle ne pourrait s’intéresser à un homme, le lendemain pourtant, elle s’était mise à marcher sur la moquette, comme ça, une pulsion volée à l’incertitude, elle avait ressenti son corps comme un objet de désir, ses formes et ses hanches, et elle avait même regretté de ne pas pouvoir entendre le bruit des talons aiguilles, tout cela avait été subit, la naissance sans annonce d’une sensation, d’une force lumineuse.

Et c’est alors que Markus était entré dans la pièce.

Il n’y avait rien d’autre à dire. Notre horloge corporelle n’est pas rationnelle. C’est exactement comme un chagrin d’amour : on ne sait pas quand on s’en remettra. Au pire moment de la douleur, on pense que la plaie sera toujours vive. Et puis, un matin, on s’étonne de ne plus ressentir ce poids terrible. Quelle surprise de constater que le mal-être s’est enfui. Pourquoi ce jour-là ? Pourquoi pas plus tard, ou plus tôt ? C’est la décision totalitaire de notre corps. Pour cette pulsion du baiser, Markus ne devait pas chercher d’explication concrète. Il était apparu au bon moment. La plupart des histoires se résument d’ailleurs souvent à cette simple question du bon moment. Markus, qui avait raté tant de choses dans sa vie, venait de découvrir sa capacité à apparaître au moment idéal dans le champ de vision d’une femme.

Nathalie avait lu la détresse dans le regard de Markus. Après leur dernier échange, il était parti lentement. Sans faire de bruit. Aussi discret qu’un point-virgule dans un roman de huit cents pages. Elle ne pouvait pas le laisser comme ça. Elle était terriblement gênée d’avoir agi ainsi. Elle pensa, par ailleurs, que c’était un collègue adorable, respectueux de chacun, et cela accentuait son malaise à l’idée d’avoir pu le blesser. Elle le rappela dans son bureau. Il prit le dossier 114, sous le bras. Au cas où elle voudrait le voir pour une raison professionnelle. Mais il s’en foutait tellement du dossier 114. En se rendant à cette convocation, il fit un détour par les toilettes pour se mettre un peu d’eau sur le visage. Il ouvrit la porte, curieux de ce qu’elle allait lui dire.

« Merci d’être venu.

— Je vous en prie.

— Je voudrais m’excuser. Je ne savais pas quoi répondre. Et pour tout vous dire, je ne sais pas davantage maintenant…

— …

— Je ne sais pas ce qui m’a pris. Sûrement une pulsion physique… mais nous travaillons ensemble, et je dois dire que c’était parfaitement inapproprié.

Vous parlez comme une Américaine. Ce n’est jamais bon signe. »

Elle se mit à rire. Quelle étrange réplique. C’était la première fois qu’ils parlaient d’autre chose que d’un dossier. Elle découvrait un indice de sa véritable personnalité. Elle devait se reprendre :

« Je parle comme la responsable d’un groupe de six personnes, dont vous faites partie. Vous êtes arrivé à un moment où je rêvais, et je n’ai pas saisi la réalité de l’instant.

— Mais cet instant a été le plus réel de ma vie », avait protesté Markus sans réfléchir. Cela était sorti de son cœur.

Les choses n’allaient pas être simples, pensa Nathalie. Il valait mieux clore cette conversation. Ce qu’elle fit rapidement. Un peu sèchement. Markus ne semblait pas comprendre. Il restait figé dans son bureau, cherchant en vain la force de repartir. À vrai dire, quand elle l’avait convoqué dix minutes plus tôt, il s’était imaginé que peut-être elle voudrait l’embrasser encore. Il avait voyagé dans ce rêve, et il venait de comprendre maintenant, de manière définitive, qu’il ne se passerait plus rien entre eux. Il avait été fou d’y croire. Elle l’avait juste embrassé comme ça. C’était difficile à admettre. Comme si on vous offrait le bonheur avant de vous le reprendre aussitôt. Il rêvait de n’avoir jamais connu le goût des lèvres de Nathalie. Il rêvait de n’avoir jamais connu cet instant, car il sentait bien qu’il lui faudrait des mois pour se remettre de ces quelques secondes.

Il avança vers la porte. Nathalie fut surprise de percevoir la formation d’une larme dans l’œil de Markus. Une larme qui n’avait pas encore coulé, mais qui attendait le couloir pour se laisser glisser. Lui, il voulait la retenir. Ne surtout pas pleurer devant Nathalie. C’était idiot, mais cette larme qu’il allait pleurer était imprévisible.

C’était la troisième fois qu’il pleurait devant une femme.



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Pensée d’un philosophe polonais

Il y a des gens formidables

qu’on rencontre au mauvais moment.

Et il y a des gens qui sont formidables

parce qu’on les rencontre au bon moment.



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Petite histoire sentimentale de Markus

à travers ses larmes

Avant toute chose, faisons abstraction ici des pleurs de l’enfance, les pleurs devant sa mère ou sa maîtresse d’école. Il ne s’agit que des pleurs de Markus pour des raisons sentimentales. Ainsi, avant cette larme qu’il avait tenté de maîtriser devant Nathalie, il avait déjà pleuré à deux reprises.

La première larme remontait au temps de sa vie en Suède, avec une jeune fille répondant au doux prénom de Brigitte. Pas très suédois comme nom, mais bon, Brigitte Bardot n’avait pas de frontières. Le père de Brigitte, ayant fantasmé toute sa vie sur ce mythe, n’avait pas trouvé meilleure idée que d’appeler sa fille ainsi. Passons sur le danger psychologique de dénommer sa fille en hommage à son rêve érotique. L’histoire familiale de Brigitte nous importe peu, n’est-ce pas ?

Brigitte faisait partie de cette curieuse catégorie des femmes précises. Sur chaque sujet, elle était capable de ne pas émettre le moindre avis aléatoire. Il en était de même de sa beauté : chaque matin, elle se levait avec la gloire sur le visage. Parfaitement sûre d’elle, elle s’asseyait toujours au premier rang, cherchant parfois à déstabiliser les professeurs masculins, jouant de son charme évident pour faire dévier les enjeux de la géopolitique. Quand elle entrait dans une pièce, les hommes la rêvaient aussitôt, et les femmes la détestaient d’instinct. Elle était le sujet de tous les fantasmes, ce qui finit par l’agacer. Elle eut alors cette inspiration géniale pour calmer les ardeurs : sortir avec le plus insignifiant des garçons. Ainsi, les mâles seraient effrayés, et les filles rassurées. Markus fut l’heureux élu, sans comprendre pourquoi le centre du monde s’intéressait subitement à lui. C’était comme si les États-Unis invitaient le Liechtenstein à déjeuner. Elle lui adressa une série de compliments, déclara le regarder souvent.

« Mais comment me vois-tu ? Je suis toujours au fond de la classe. Et toi toujours au premier rang ?

C’est ma nuque qui m’a tout raconté. Ma nuque a des yeux », dit Brigitte.

C’est sur ce dialogue que naquit leur entente.

Entente qui fit beaucoup parler. Le soir, ils quittaient le lycée ensemble, sous les regards ahuris de tous. À cette époque, Markus n’avait pas encore une conscience aiguë de sa personne. Il se savait doté d’un physique peu agréable, mais cela ne lui paraissait pas surnaturel d’être avec une jolie femme. Depuis toujours, il avait entendu : « Les femmes ne sont pas aussi superficielles que les hommes ; le physique compte moins pour elles. L’essentiel sera toujours d’être cultivé et drôle ». Alors il avait appris beaucoup de choses, et tentait de faire preuve d’esprit. Avec quelque réussite, il faut l’avouer. Ainsi, les porosités de son visage s’effaçaient presque derrière ce que l’on pouvait appeler un certain charme.

Mais ce charme se fracassa avec l’amorce de la question sexuelle. Brigitte avait sûrement fait beaucoup d’efforts, mais le jour où il tenta de toucher ses seins merveilleux, elle ne maîtrisa pas sa main, et ses cinq doigts atterrirent sur la joue surprise de Markus. Il se retourna pour se regarder dans un miroir, et découvrit avec stupéfaction l’apparition du rouge sur la blancheur de sa peau. Pour toujours il se souviendrait de ce rouge, et associerait cette couleur à l’idée du rejet. Brigitte tenta de s’excuser en disant que son geste avait été impulsif, mais Markus comprit ce que les mots ne disaient pas. Quelque chose d’animal et de viscéral : il la dégoûtait. Il la regarda, et se mit à pleurer. Chaque corps s’exprimait à sa façon.

Ce fut la première fois qu’il pleura devant une femme.

Il obtint la version suédoise du baccalauréat, et décida de partir vivre en France. Un pays où les femmes n’étaient pas des Brigitte. Blessé par le premier épisode de sa vie sentimentale, il avait développé un sens de la protection. Il allait peut-être vivre une trajectoire parallèle au monde sensuel. Il avait peur de souffrir, de ne pas être désiré pour des raisons valables. Il était fragile, sans savoir combien la fragilité peut émouvoir une femme. Au bout de trois ans de solitude urbaine, désespérant de trouver l’amour, il décida de prendre part à une séance de speed dating. Ainsi, il allait rencontrer sept femmes avec qui il pourrait discuter pendant sept minutes. Temps infiniment court pour quelqu’un comme lui : il était persuadé qu’il lui faudrait au minimum un siècle pour convaincre un échantillon du sexe opposé de le suivre dans le chemin étroit de sa vie. Pourtant, il se passa quelque chose d’étrange ; dès la première rencontre, il eut le sentiment d’une tonalité réciproque. La fille s’appelait Alice 6 et travaillait dans une pharmacie 7 où elle animait parfois des ateliers beauté 8. À vrai dire, ce fut assez simple : la situation les gênait tellement tous les deux que ça leur permit de se détendre. Leur rencontre fut donc d’une parfaite simplicité, et après l’enchaînement des rendez-vous, ils se retrouvèrent pour étirer les sept minutes. Qui devinrent des jours, puis des mois.

Mais leur histoire ne dépassa pas l’année. Markus adorait Alice, mais ne l’aimait pas. Et surtout, il ne la désirait pas assez. C’était une équation atroce : pour une fois qu’il rencontrait quelqu’un de bien, il n’en était absolument pas amoureux. Sommes-nous toujours condamnés à l’inachevé ? Pendant les semaines de leur relation, il progressa dans son expérience de la vie à deux. Il découvrit ses forces, et sa capacité à se faire aimer. Oui, Alice tomba follement amoureuse de lui. C’était presque perturbant pour quelqu’un qui n’avait connu que l’amour maternel (et encore). Il y avait quelque chose de très doux et de simplement touchant chez Markus, un mélange de force qui rassure et de faiblesse attendrissante. Et c’est bien cette faiblesse qui lui fit repousser l’inévitable, à savoir quitter Alice. Mais il le fit pourtant un matin. La souffrance de la jeune femme lui causa une blessure particulièrement violente. Peut-être davantage que ses propres souffrances. Il ne put s’empêcher de pleurer, mais il savait que c’était la bonne décision. Il préférait la solitude au creusement d’un fossé plus large entre leurs deux cœurs.

Ce fut donc la deuxième fois qu’il pleura devant une femme.

Depuis presque deux ans, il ne s’était rien passé dans sa vie. Il lui était arrivé de regretter Alice. Surtout lors de nouvelles séances de speed dating qui furent particulièrement décevantes, pour ne pas dire humiliantes, quand certaines filles ne faisaient même pas l’effort de lui parler. Alors, il avait décidé de ne plus y aller. Peut-être même avait-il tout simplement renoncé à l’idée de vivre à deux ? Il arrivait à ne plus y voir d’intérêt. Après tout, il y avait des millions de célibataires. Il pourrait se passer d’une femme. Mais il se disait cela pour se rassurer, pour ne pas penser à quel point il était malheureux de cette situation. Il rêvait tellement d’un corps féminin, et il en crevait parfois de se dire que tout cela lui serait sûrement interdit désormais. Qu’il n’aurait jamais plus de visa pour la beauté.

Et, subitement, Nathalie était venue l’embrasser. Sa responsable et la source évidente de ses fantasmes. Puis elle lui avait expliqué que cela n’avait pas existé. Alors voilà, il devait juste s’y faire. Ce n’était pas si grave après tout. Pourtant, il avait pleuré. Oui des larmes avaient coulé de ses yeux, et cela l’avait profondément surpris. Des larmes imprévisibles. Était-il si fragile ? Non ce n’était pas ça. Il avait souvent encaissé des situations bien plus difficiles. C’est juste qu’il avait été particulièrement ému par ce baiser ; parce que Nathalie était belle bien sûr, mais aussi par la folie de son mouvement. Personne ne l’avait jamais embrassé comme ça, sans prendre rendez-vous avec ses lèvres. C’était cette magie-là qui l’avait ému aux larmes. Et maintenant : aux larmes amères de la déception.



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En partant ce vendredi soir, il était bien content de pouvoir se réfugier dans le week-end. Il utiliserait le samedi et le dimanche comme deux grosses couvertures. Il ne voulait rien faire, n’avait pas même le courage de lire. Alors, il s’installa devant la télévision. C’est ainsi qu’il assista à un spectacle exceptionnel, celui de l’élection du premier secrétaire du Parti socialiste français. Le second tour opposait deux femmes : Martine Aubry et Ségolène Royal. Jusqu’à présent, il ne s’était jamais vraiment intéressé à la politique française. Mais là, c’était une affaire passionnante. Mieux : une affaire qui allait lui donner des idées.

Dans la nuit de vendredi à samedi, les résultats étaient tombés. Mais personne ne pouvait vraiment dire qui avait gagné. Au petit matin, Martine Aubry fut finalement déclarée gagnante, avec seulement quarante-deux voix d’avance. Markus n’en revenait pas d’un si faible écart. Les partisans de Ségolène Royal criaient au scandale : « Nous ne nous laisserons pas voler notre victoire ! » Une phrase fabuleuse, pensa Markus. La perdante continuait ainsi à se battre, à contester les scores. Il faut dire que les informations du samedi semblaient lui donner raison, puisqu’on releva des fraudes et des erreurs. L’écart se réduisait de plus en plus. Complètement absorbé par cette affaire, Markus écouta la déclaration de Martine Aubry. Elle se présentait comme la nouvelle première secrétaire du Parti, mais ça n’allait pas être aussi simple. Le soir même, Ségolène Royal, sur le plateau du journal télévisé, annonça qu’elle aussi serait la prochaine secrétaire. Toutes deux se déclaraient gagnantes ! Markus fut subjugué par la détermination de ces deux femmes, et surtout par celle de la seconde qui, malgré une défaite, continuait de lutter avec une volonté extrême. Pour ne pas dire surnaturelle. Il voyait dans la vigueur de ces deux bêtes politiques tout ce qu’il n’était pas. Et c’est bien ce samedi soir, perdu dans la bataille tragi-comique des socialistes, qu’il décida de se battre. Qu’il décida de ne pas en rester là avec Nathalie. Même si elle lui avait dit que tout était perdu, que rien ne pouvait être envisagé, il continuerait d’y croire. Il serait, coûte que coûte, le premier secrétaire de sa vie.

Sa première décision fut simple : la réciprocité. Si elle l’avait embrassé sans lui demander son avis, il ne voyait pas pourquoi il ne pourrait pas faire de même. Lundi matin, à la première heure, il irait la voir pour lui rendre la monnaie de ses lèvres. Pour cela, il se dirigerait vers elle d’un pas décidé (ce qui était la partie la plus complexe du programme : il n’avait jamais été très doué pour marcher d’un pas décidé), et l’agripperait de manière virile (ce qui était l’autre partie complexe du programme : il n’avait jamais été très doué pour faire quoi que ce soit de manière quelque peu virile). Autrement dit, l’attaque s’annonçait complexe. Mais il avait encore tout le dimanche devant lui pour se préparer. Un long dimanche de socialistes.



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Propos tenus par Ségolène Royal,

au moment où elle est menée de 42 voix

Tu es insatiable Martine,

tu ne veux pas reconnaître ma victoire.



51

Markus était devant la porte de Nathalie. Il était temps d’agir, ce qui le propulsait dans l’immobilité la plus parfaite. Benoît, un collègue de son groupe, passa par là :

« Ben qu’est-ce que tu fais ?

— Heu… j’ai rendez-vous avec Nathalie.

— Et c’est en restant planté devant sa porte que tu penses la voir ?

— Non… c’est juste qu’on a rendez-vous à 10 heures… et qu’il est 9 h 59… alors, tu me connais, je n’aime pas être en avance… »

Le collègue s’éloigna, sensiblement dans le même état que ce jour d’avril 1992 où il avait vu une pièce de Samuel Beckett dans un théâtre de banlieue.

Markus était maintenant contraint d’agir. Il entra dans le bureau de Nathalie. Elle avait la tête plongée dans un dossier (peut-être le 114 ?) et la releva aussitôt. Il avança vers elle d’un pas décidé. Mais rien ne pouvait jamais être simple. À l’approche de Nathalie, il dut ralentir. Son cœur battait de plus en plus fort, une véritable symphonie de syndicalistes. Nathalie se demandait ce qui allait se passer. Et pour tout dire, elle éprouvait une certaine crainte. Pourtant, elle savait très bien que Markus était la gentillesse même. Que voulait-il ? Pourquoi ne bougeait-il pas ? Son corps était un ordinateur qui buggue, par excès de données. Les siennes étaient des données émotionnelles. Elle se leva, et lui demanda :

« Qu’est-ce qui se passe Markus ?

— Tout va bien ? »

Il parvint à se reconcentrer sur ce qu’il était venu faire. Il la prit subitement par la taille, et l’embrassa avec une énergie que lui-même ne soupçonnait pas. Elle n’eut pas le temps de réagir qu’il avait déjà quitté le bureau.



52

Markus laissa derrière lui cette scène étrange de baiser volé. Nathalie voulut se replonger dans son dossier, mais décida finalement de partir à sa recherche. Elle avait ressenti quelque chose de compliqué à définir. À vrai dire, c’était la première fois depuis trois ans qu’on l’agrippait ainsi. Qu’on ne la prenait pas pour une chose fragile. Oui, c’était étonnant, mais elle avait été troublée par ce mouvement éclair, d’une virilité presque brutale. Elle marcha dans les couloirs de l’entreprise, demanda à droite à gauche où il était aux employés qu’elle croisait. Personne ne le savait. Il n’avait pas regagné son bureau. C’est alors qu’elle pensa au toit de l’immeuble. En cette saison, personne n’y allait, car il faisait très froid. Elle se dit qu’il devait y être. Une intuition juste. Il était là, près du rebord, dans une posture très calme. Il faisait des petits mouvements avec ses lèvres, des souffles sûrement. On aurait presque dit qu’il fumait, mais sans cigarette. Nathalie s’approcha de lui en silence : « Moi aussi, je viens parfois me réfugier ici. Pour respirer », dit-elle.

Markus fut surpris d’une telle apparition. Jamais il n’aurait pensé qu’elle partirait à sa recherche, après ce qui venait de se passer.

« Vous allez attraper froid, répondit-il. Et je n’ai même pas de manteau à vous proposer.

— Eh bien, on va attraper froid tous les deux. Voilà au moins un état sur lequel il n’y aura pas de différence entre nous.

— C’est malin ça.

— Non ce n’est pas malin. Et je ne suis pas maligne d’avoir agi comme je l’ai fait… enfin bon, tout de même, ce n’est pas comme si j’avais commis un crime !

— Alors vous ne connaissez rien à la sensualité. Un baiser de votre part, puis plus rien, bien sûr que c’est un crime. Au royaume des cœurs secs, vous seriez condamnée.

— Au royaume des cœurs secs ?… Vous ne m’aviez pas habituée à parler comme ça.

— C’est sûr que ce n’est pas avec le 114 que je vais faire de la poésie. »

*

Le froid modifiait leur visage. Et aggravait une certaine injustice. Markus devenait légèrement bleu, pour ne pas dire blafard, alors que Nathalie devenait pâle comme une princesse neurasthénique.

*

« Il vaut peut-être mieux qu’on rentre, dit-elle.

— Oui… qu’est-ce qu’on fait alors ?

— Mais… ça suffit maintenant. Il n’y a rien à faire. Je me suis excusée. On ne va pas en faire un roman tout de même.

— Pourquoi pas ? Moi je ne serais pas contre l’idée de lire une telle histoire.

Bon on arrête. Je ne sais même pas ce que je fais à vous parler ici.

— D’accord, on arrête. Mais après un dîner.

— Quoi ?

— On dîne ensemble. Et après, je vous promets qu’on n’en parle plus.

— Je ne peux pas.

— Vous me devez bien ça… juste un dîner. »

Certaines personnes ont la capacité extraordinaire de prononcer une telle phrase. Capacité qui empêche l’autre de répondre par la négative. Nathalie sentait dans la voix de Markus toute sa conviction. Elle savait que ce serait une erreur d’accepter. Elle savait qu’il fallait reculer maintenant, avant qu’il ne soit trop tard. Mais, face à lui, il était impossible de refuser. Et puis, elle avait tellement froid.



53

Information concrète à propos

du dossier 114

Il s’agit d’une analyse comparée entre la France et la Suède de la régulation en milieu rural des balances du commerce extérieur sur une période allant de novembre 1967 à octobre 1974.



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Markus était repassé chez lui, et tournait en rond devant son armoire. Comment s’habiller quand on dîne avec Nathalie ? Il voulait se mettre sur son 31. Ce nombre même était trop petit pour elle. Il aurait voulu se mettre au moins sur son 47, ou sur son 112, ou alors son 387. Il s’étourdissait de chiffres pour oublier les questions majeures. Devait-il porter une cravate ? Il n’avait personne pour l’aider. Il était seul au monde, et le monde était Nathalie. Habituellement assez sûr de ses préférences vestimentaires, il perdait pied en toutes choses, et ne savait pas choisir ses chaussures non plus. Il n’avait plus vraiment l’habitude de s’habiller pour sortir le soir. Et puis, c’était délicat tout de même ; elle était également sa responsable, ce qui ajoutait à la pression. Finalement, il parvint à se détendre, en se disant que l’apparence n’était pas forcément le plus important. Qu’avant tout il devait se montrer détendu, et avoir une conversation aisée sur des sujets variés. Surtout, il ne fallait pas parler travail. Interdiction absolue d’évoquer le dossier 114. Ne pas laisser déteindre l’après-midi sur leur soirée. Mais qu’est-ce qu’ils allaient se dire alors ? On ne change pas comme ça d’environnement. Ils allaient être comme deux bouchers à un congrès de végétariens. Non, c’était absurde. Le mieux était peut-être d’annuler. Il était encore temps. Problème de force majeure. Oui, je suis désolé, Nathalie. J’aurais tellement aimé, vous le savez bien, mais bon, c’est juste qu’aujourd’hui maman est morte. Ah non, pas bon ça, trop violent. Et trop Camus, pas bon le Camus pour annuler. Sartre, bien mieux. Je ne peux pas ce soir, vous comprenez, l’enfer c’est les autres. Une petite tonalité existentialiste dans la voix, ça passerait bien. Tout en divaguant, il se dit qu’elle avait dû chercher elle aussi des excuses pour annuler au dernier moment. Mais pour l’instant toujours rien. Ils avaient rendez-vous dans une heure, et pas de message. Elle devait être en train de chercher, c’est sûr. Ou alors peut-être qu’elle avait un problème de batterie avec son téléphone et que, du coup, elle était dans l’incapacité de le prévenir qu’elle avait un empêchement. Il continua à mouliner ainsi un moment, puis n’ayant pas de nouvelles, il sortit avec le sentiment d’avoir à accomplir une mission spatiale.



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Il avait choisi un restaurant italien, non loin de chez elle. Elle était déjà bien gentille de dîner avec lui, alors il ne voulait pas lui faire traverser la ville. Comme il était en avance, il commanda deux vodkas au bistrot d’en face. Il espérait y puiser du courage, et un peu d’ivresse aussi. L’alcool ne fit aucun effet, et il alla s’installer dans le restaurant. C’est donc dans un état de parfaite lucidité qu’il découvrit Nathalie, ponctuelle. Il pensa aussitôt qu’il était heureux de ne pas être saoul. Il n’aurait pas voulu que l’ivresse saccage le plaisir de la voir apparaître. Elle avançait vers lui… elle était si belle… de cette beauté à mettre des points de suspension partout… Et puis, il pensa qu’il ne l’avait jamais vue le soir. Il était presque étonné qu’elle puisse exister à cette heure-ci. Il devait être du genre à penser que la beauté se range dans une boîte pendant la nuit. Il fallait croire que non, car elle était là, maintenant. Face à lui.

Il se leva pour la saluer. Elle n’avait jamais remarqué qu’il était aussi grand. Il faut dire aussi que la moquette de l’entreprise tasse les employés. Au-dehors, tout le monde paraît plus grand. Elle se souviendrait longtemps de cette première impression de grandeur.

« Merci d’être venue, ne put s’empêcher de dire Markus.

— Je vous en prie…

— Non… c’est vrai, je sais que vous travaillez beaucoup… surtout en ce moment…. avec le dossier 114… »

Elle lui lança un regard.

Il se mit à rire, d’une manière gênée.

« Je m’étais promis pourtant de ne pas parler du dossier… mon Dieu, je suis ridicule… »

Nathalie sourit à son tour. C’était la première fois, depuis la mort de François, qu’elle se retrouvait dans la position de devoir rassurer quelqu’un. Cela allait lui faire du bien. Sa gêne avait quelque chose d’émouvant. Elle se souvint du dîner avec Charles, de l’assurance qu’il dégageait, et se sentait plus à l’aise maintenant. À dîner avec un homme qui la regardait de la même manière qu’un politique aurait constaté sa victoire à une élection à laquelle il ne se serait pas présenté.

« Il vaut mieux ne pas parler de notre travail, dit-elle.

— Alors on parle de quoi ? De nos goûts ? C’est très bien les goûts pour commencer une discussion.

— Oui… enfin c’est un peu bizarre de réfléchir comme ça à ce que l’on peut se dire.

— La recherche d’un sujet de conversation me semble être un bon sujet de conversation. »

Elle aimait cette phrase, et la façon qu’il avait eue de la prononcer. Elle reprit :

« Vous êtes drôle, en fait.

— Merci. J’ai l’air si sinistre que ça ?

— Un peu… oui, dit-elle en souriant.

— Revenons aux goûts. C’est mieux.

— Je vais vous dire quelque chose. Je ne réfléchis plus vraiment à ce que j’aime ou à ce que je n’aime pas.

— Je peux vous poser une question ?

— Oui.

— Est-ce que vous êtes nostalgique ?

— Non, je ne le crois pas.

— C’est plutôt rare pour une Nathalie.

— Ah bon ?

— Oui, les Nathalie ont une nette tendance à la nostalgie. »

À nouveau, elle sourit. Elle n’avait plus l’habitude. Mais les mots de cet homme étaient souvent déconcertants. On ne pouvait jamais savoir ce qu’il allait dire. Elle pensa que ses mots étaient dans son cerveau comme des boules de Loto avant de sortir. Avait-il d’autres théories sur elle ? La nostalgie. Elle se posa sincèrement la question de son rapport à la nostalgie. Markus l’avait subitement propulsée dans des images du passé. Instinctivement, elle pensa à l’été de ses huit ans. Quand elle était partie avec ses parents en Amérique, deux mois fabuleux à sillonner les grands espaces de l’Ouest. Ces vacances avaient été marquées par une passion : celle des Pez. Ces petits bonbons qu’on glisse dans des figurines. Il suffit d’appuyer sur la tête pour que le jouet propose un bonbon. Cet objet fixait l’identité d’un été. Plus jamais elle n’en avait trouvé. Nathalie évoqua ce souvenir au moment où le serveur apparut.

« Vous avez choisi ? demanda-t-il.

— Oui. On va prendre deux risottos aux asperges. Et pour le dessert… on prendra des Pez, dit Markus.

— Des quoi ?

— Des Pez.

— Nous n’avons pas de… Pez, monsieur.

— C’est dommage », conclut Markus.

Le serveur repartit légèrement agacé. Dans son corps, le sens professionnel et le sens de l’humour étaient comme deux droites parallèles. Il ne comprenait pas ce que faisait une telle femme avec un tel homme. À coup sûr, il était producteur de cinéma et elle était actrice. Il y avait forcément une raison professionnelle à dîner avec un phénomène masculin aussi bizarre. Et c’était quoi cette histoire de « pèze » ? Il n’avait pas du tout aimé cette allusion à l’argent. Il connaissait bien ce genre de clients qui passent leur temps à rabaisser les serveurs. Ça ne se passerait pas comme ça.

Nathalie trouvait que cette soirée prenait une tournure charmante. Markus l’amusait.

« Vous savez, c’est la deuxième fois seulement que je sors en trois ans.

— Vous voulez ajouter de la pression à la pression ?

— Mais non, tout va bien.

— Tant mieux. Je vais faire en sorte que vous passiez une bonne soirée, sinon vous allez à nouveau hiberner. »

Il y avait beaucoup de simplicité entre eux. Nathalie se sentait bien. Markus n’était ni un ami ni quelqu’un avec qui elle envisageait un rapport de séduction. Il était un monde confortable, un monde sans aucun lien avec son passé. Toutes les conditions d’une soirée indolore étaient enfin réunies.