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Ingrédients nécessaires pour le risotto

aux asperges

200 g de riz Arborio (ou riz rond)

500 g d’asperges

100 g de pignons de pin

1 oignon

20 cl de vin blanc sec

10 cl de crème liquide

80 g de parmesan râpé

huile de noisette

sel

poivre

*

Pour les tuiles au parmesan

80 g de parmesan râpé

50 g de pignons de pin

2 cuillères à soupe de farine

quelques gouttes d’eau



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Markus avait souvent observé Nathalie. Il aimait la voir marcher dans les couloirs avec des tailleurs à tomber sur la moquette. L’idée de son image fantasmée entrait en collision avec son image réelle. Comme tout le monde, il savait ce qu’elle avait vécu. Pourtant, il n’avait toujours vu d’elle que ce qu’elle montrait : une femme rassurante et pleine d’assurance. En la découvrant subitement dans un autre cadre où elle avait moins à paraître, il eut le sentiment d’accéder à sa fragilité. D’une manière infime c’est vrai, mais, par éclairs, elle baissait la garde. Plus elle se détendait, plus sa vraie nature transparaissait. Ses faiblesses, celles de sa douleur, apparaissaient paradoxalement avec ses sourires. Par un effet balançoire, Markus commença à endosser un rôle plus fort, presque protecteur. Face à elle, il se sentait drôle et vivant, viril même. Il aurait voulu vivre toute sa vie avec l’énergie de ces minutes.

Dans son costume d’homme-qui-prend-la-situation-en-main, il ne pouvait tout de même pas commettre un sans-faute. En commandant une seconde bouteille, il s’embrouilla dans le nom des vins. Il avait fait semblant de s’y connaître, et le serveur n’avait pas hésité à lui envoyer une pique le renvoyant à sa méconnaissance. Sa petite vengeance personnelle. Markus fut profondément agacé, si bien qu’au moment où le serveur apporta la bouteille, il osa :

« Ah merci monsieur. Nous avions soif. Et nous boirons à votre santé.

— Merci. C’est gentil.

— Non, ce n’est pas gentil. Il y a une tradition en Suède qui dit que tout le monde peut changer de place à tout moment. Que rien n’est jamais définitif. Et que vous qui êtes debout, vous pourrez être assis un jour. D’ailleurs, si vous voulez, je me lève maintenant, et je vous laisse ma place. »

Markus se leva subitement, et le serveur ne sut comment réagir. Il eut un sourire gêné, et laissa la bouteille. Nathalie se mit à rire, sans comprendre vraiment l’attitude de Markus. Elle avait aimé cette irruption du grotesque. Laisser sa place au serveur, c’était peut-être la meilleure façon de le remettre à sa place. Elle appréciait ce qu’elle considérait comme un moment poétique. Elle trouvait que Markus avait un petit côté « pays de l’Est » absolument charmant. Il y avait comme de la Roumanie ou de la Pologne dans sa Suède.

« Vous êtes sûr que vous êtes suédois ? demanda-t-elle.

— Comme je suis heureux de cette question. Vous ne pouvez pas imaginer. Vous êtes la première à mettre en doute mes origines… vous êtes vraiment fabuleuse.

— C’est si dur que ça d’être suédois ?

— Vous ne pouvez pas imaginer. Quand je retourne là-bas, tout le monde me dit que je suis un boute-en-train. Vous imaginez ? Moi, un boute-en-train ?

— Effectivement.

— Là-bas, être sinistre est une vocation. »

La soirée continua ainsi, alternant les moments de découverte, et les moments où le bien-être donne la sensation de connaître l’autre. Alors qu’elle comptait rentrer tôt, il était déjà plus de minuit. Autour d’eux, les gens partaient. Le serveur tenta de leur faire comprendre d’une manière grossière qu’il serait peut-être temps d’envisager de partir. Markus se leva pour aller aux toilettes, et paya l’addition. Ce fut fait avec beaucoup d’élégance. Une fois dehors, il proposa de la raccompagner en taxi. Il était si prévenant. Devant son appartement, il posa une main sur son épaule, et l’embrassa sur la joue. Il comprit à cet instant ce qu’il savait déjà : il était éperdument amoureux d’elle. Nathalie trouva que chacune des attentions de cet homme avait été délicate. Elle avait vraiment été heureuse de ce moment en sa compagnie. Elle ne pouvait penser à rien d’autre. Allongée sur son lit, elle lui envoya un texto pour le remercier. Et elle éteignit la lumière.



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Texto envoyé par Nathalie à Markus

après leur premier dîner

Merci pour cette belle soirée.



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Il répondit simplement : « Merci de l’avoir rendue belle. » Il aurait voulu répondre quelque chose de plus original, de plus drôle, de plus émouvant, de plus romantique, de plus littéraire, de plus russe, de plus mauve. Mais finalement, cela allait très bien avec la tonalité du moment. Dans son lit, il sut qu’il ne serait pas capable de s’endormir : comment aller vers le rêve quand on vient de le quitter ?

Il parvint à dormir un peu, mais fut réveillé par une angoisse. Quand un rendez-vous se passe bien, on est fou de joie. Et puis, progressivement, la lucidité vous pousse à anticiper la suite des événements. Si les choses se passent mal, au moins, c’est limpide : on ne se revoit plus. Mais là, comment agir ? Toute l’assurance et les certitudes acquises pendant le dîner s’étaient dispersées dans la nuit : on ne devrait jamais fermer les yeux. Ce sentiment fut matérialisé par une action simple. Aux premières heures de la journée, Nathalie et Markus s’étaient croisés dans le couloir. L’un allait vers la machine à café, l’autre en revenait. Après un échange de sourires gênés, ils avaient prononcé un bonjour légèrement surjoué. Tous deux avaient été incapables de dire un mot de plus, de trouver une anecdote susceptible de déboucher sur un sujet de conversation. Rien, même pas rien. Même pas une petite allusion au temps qu’il faisait, une histoire de nuage, de soleil, non rien, pas d’espoir d’amélioration. Ils s’étaient quittés sur ce malaise. Ils n’avaient rien eu à se dire. Certains appellent ça le vide sidéral de l’après-coup.

Dans son bureau, Markus tenta de se rassurer. C’était tout à fait normal de ne pas être toujours dans la perfection. La vie, c’est surtout des moments brouillons, des ratures, des blancs. Shakespeare n’évoque que les moments forts de ses personnages. Mais Roméo et Juliette dans un couloir, au lendemain matin d’une belle soirée, c’est certain qu’ils n’ont rien à se dire. Tout cela n’était pas grave. Il devait plutôt se concentrer sur l’avenir. Voilà l’important. Et on pouvait dire qu’il s’en sortait bien. Très vite, il fut submergé par des idées de soirées, des propositions nocturnes. Il nota tout sur une grande feuille, c’était comme un plan d’attaque. Dans son petit bureau, le dossier 114 n’existait plus, le dossier 114 avait été effacé par le dossier Nathalie. Il ne savait pas à qui se confier, à qui demander conseil. Il avait bien quelques collègues avec qui il entretenait de bonnes relations. Avec Berthier notamment, il échangeait de temps à autre quelques confidences, et s’épanchait du côté de l’intime. Mais pour ce qui concernait Nathalie, il était hors de question d’en parler à quiconque ici. Il fallait murer dans le silence ses incertitudes. Du silence oui, mais il avait peur que son cœur, en tapant si fort, ne fasse trop de bruit.

Sur Internet, il consulta tous les sites qui pouvaient proposer des soirées romantiques, des promenades en bateau (mais il faisait froid) ou une soirée théâtre (mais on avait souvent chaud dans les salles (et puis il détestait le théâtre)). Il ne trouva rien de très excitant. Il avait peur que cela paraisse trop pompeux, ou bien pas assez. En d’autres termes, il n’avait aucune idée de ce qu’elle voulait, ni de ce qu’elle pensait. Si ça se trouve, elle ne voulait pas le revoir. Elle avait accepté de dîner une fois avec lui. Peut-être que ce serait tout. Elle avait fait en sorte que cela se passe bien. Et tout était fini. Les promesses n’engagent que le temps de la promesse. Mais tout de même, elle l’avait remercié pour cette belle soirée. Oui, elle avait écrit le mot « belle ». Markus se gargarisait de ce mot. Ce n’était pas rien. Une belle soirée. Elle aurait pu écrire : « une bonne soirée », mais non, elle avait préféré le mot : « belle ». C’était beau « belle ». Franchement, quelle belle soirée. On se serait cru à la grande époque des robes longues, et des carrosses… « Mais à quoi suis-je en train de penser ? » s’excita-t-il d’un coup. Il fallait agir et arrêter de rêvasser. Oui, il était bien beau ce « belle », mais ça lui faisait une belle jambe, maintenant qu’il fallait avancer, et poursuivre. Oh, il était désespéré. Il n’avait pas la moindre idée. Son aisance d’hier n’avait été qu’aisance d’un soir. Une illusion. Il retournait à sa condition minable d’homme sans qualités, d’homme sans la moindre idée pour organiser un deuxième rendez-vous avec Nathalie.

On frappa.

Markus dit « entrez ». La personne qui apparut était celle qui avait écrit avoir passé une belle soirée avec lui. Oui, Nathalie était là, bien réelle :

« Ça va ? Je ne vous dérange pas ? Vous avez l’air très concentré.

— Heu… non… non ça va.

— Je voulais vous proposer de m’accompagner demain au théâtre… j’ai deux places… alors si ça…

— J’adore le théâtre. Avec plaisir.

— Alors très bien. À demain soir. »

Il souffla également « à demain soir », mais c’était trop tard. La réplique flotta dans l’air, gênée de ne plus avoir d’oreille pour atterrir. Chaque particule de Markus éprouvait un bonheur intense. Et, au centre de ce royaume extatique, son cœur sautait de joie dans tout son corps.

D’une manière étrange, ce bonheur le rendit grave. Dans le métro, il observa chaque personne à l’intérieur du wagon, tous ces gens figés par le quotidien, et il ne se sentait plus vraiment un anonyme parmi eux. Il restait debout et, plus que jamais, il savait qu’il aimait les femmes. Une fois chez lui, il enchaîna les mouvements de sa routine. Mais il avait à peine envie de dîner. Il s’allongea sur son lit, tenta de lire quelques pages. Puis il éteignit la lumière. Seulement voilà : il n’arriverait pas à dormir, tout comme il ne dormait presque pas depuis le premier baiser de Nathalie. Elle avait amputé son sommeil.



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Extrait de la posologie du Guronsan

États de fatigue passagers de l’adulte.



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La journée passa simplement. Il y eut même une réunion du groupe, tout à fait normale, et personne ne pouvait imaginer que Nathalie irait au théâtre le soir avec Markus. C’était plutôt agréable comme sentiment. Les employés adorent avoir des secrets, instaurer des liaisons souterraines, vivre une vie que personne ne sait. Ça pimente le couple qu’ils forment avec l’entreprise. Nathalie avait une capacité à scinder les choses. Son drame l’avait, à certains égards, insensibilisée. C’est-à-dire qu’elle dirigeait la réunion de manière robotique, oubliant presque que la journée déboucherait sur une soirée. Markus aurait bien voulu trouver dans l’œil de Nathalie une attention particulière, un signe de connivence, mais cela n’entrait pas dans sa mécanique.

Il en était de même pour Chloé qui aurait aimé que les autres perçoient, parfois, le lien privilégié qu’elle entretenait avec leur responsable. Elle était la seule à passer des moments qui auraient pu entrer dans la catégorie « tutoiement ». Depuis la fuite de Nathalie, Chloé ne cherchait pas à organiser une nouvelle sortie. Elle savait la part dangereuse que ces moments pouvaient comporter : être le témoin de la fragilité de sa supérieure pouvait se retourner contre elle. C’est pourquoi elle faisait attention à ne pas mélanger les genres, et à respecter parfaitement la hiérarchie. En fin de journée, elle vint la voir :

« Vous allez bien ? Nous nous sommes peu parlé depuis la dernière fois.

— Oui, c’est ma faute, Chloé. Mais c’était un bon moment, vraiment.

— Ah bon ? Vous êtes partie en trombe, et c’était un bon moment ?

— Oui, je vous assure.

— Tant mieux alors… vous voulez qu’on y retourne ce soir ?

— Ah non, désolée, je ne peux pas. Je vais au théâtre », dit Nathalie comme si elle annonçait la naissance d’un enfant vert.

Chloé ne voulut pas paraître surprise, mais il y avait de quoi l’être. Il valait mieux ne pas souligner le caractère événementiel d’une telle déclaration. Faire comme si de rien n’était. Une fois de retour dans son bureau, elle resta un instant à ranger les derniers éléments de son dossier, consulter ses mails, puis elle enfila son manteau pour partir. Alors qu’elle se dirigeait vers l’ascenseur, elle fut frappée par une vision improbable : Markus et Nathalie partaient ensemble. Elle s’approcha d’eux, sans qu’ils puissent la voir. Il lui sembla entendre le mot « théâtre ». Elle ressentit aussitôt quelque chose qu’elle n’arrivait pas à définir. Comme une gêne, un dégoût même.



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Les sièges sont si étroits au théâtre. Markus était franchement mal à l’aise. Il regrettait d’avoir de grandes jambes, et c’était là un regret absolument stérile 9. Sans compter un autre fait qui accentuait sa torture : rien de pire que d’être assis à côté d’une femme que l’on meurt d’envie de regarder. Le spectacle était à sa gauche, et non sur la scène. Et d’ailleurs, que voyait-il ? Cela ne l’intéressait pas plus que ça. Surtout qu’il s’agissait d’une pièce suédoise ! L’avait-elle fait exprès ? Un auteur qui avait fait ses études à Uppsala, en plus. Autant aller dîner chez ses parents. Il était trop distrait pour comprendre quoi que ce soit à l’intrigue. Ils en parleraient sûrement après, et il passerait pour un demeuré. Comment avait-il pu négliger cet aspect ? Il devait absolument se concentrer, et préparer quelques commentaires judicieux.

À la fin de la représentation, il fut tout de même surpris de ressentir une vive émotion. Peut-être même de l’ordre de la filiation suédoise. Nathalie aussi semblait heureuse. Mais au théâtre, c’est difficile de savoir : parfois, les gens paraissent heureux, pour la simple raison que le calvaire s’achève enfin. Une fois dehors, Markus voulut se lancer dans la théorie qu’il avait échafaudée pendant l’acte III, mais Nathalie coupa court à la discussion :

« Je crois que nous devrions essayer de nous détendre maintenant. »

Markus pensa à ses jambes, mais Nathalie précisa :

« Allons boire un verre. »

C’était donc ça, se détendre.



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Extrait de Mademoiselle Julie

d’August Strindberg

Adaptation française de Boris Vian

Pièce vue par Nathalie et Markus

lors de leur deuxième soirée

MADEMOISELLE

Suis-je censée vous obéir ?

JEAN

Pour une fois ; pour votre bien ! Je vous en prie !

La nuit est avancée, le sommeil rend ivre, la tête s’échauffe !



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Il se passa alors quelque chose de déterminant. Un fait anodin qui allait prendre l’ampleur d’un fait majeur. Tout se passait exactement comme lors de leur première soirée. Le charme opérait, et progressait même. Markus s’en sortait avec élégance. Il souriait de son sourire le moins suédois possible ; presque une sorte de sourire espagnol. Il enchaînait quelques anecdotes savoureuses, dosait savamment références culturelles et allusions personnelles, réussissait les transitions de l’intime à l’universel. Il déployait gentiment cette belle mécanique de l’homme social. Mais, au cœur de son aisance, il fut subitement saisi par un trouble qui allait faire dérailler la machine : il ressentit l’apparition de la mélancolie.

Au début, ce fut une toute petite tache, comme une forme de nostalgie. Mais non, en se rapprochant bien, on pouvait discerner l’aspect mauve de la mélancolie. Et de plus près encore, on pouvait voir la vraie nature d’une certaine tristesse. D’une seconde à l’autre, comme une pulsion morbide et pathétique, il se retrouva face à la vacuité de cette soirée. Il s’interrogea : mais pourquoi suis-je en train d’essayer de paraître sous mon meilleur jour ? Pourquoi suis-je en train de faire rire cette femme, pourquoi suis-je en train de m’acharner à tenter de la ravir, elle qui m’est si radicalement inaccessible ? Son passé d’homme incertain le rattrapait brutalement. Mais ce ne fut pas tout. Cette progression du repli fut tragiquement confortée par un second fait déterminant : il renversa son verre de vin rouge sur la nappe. Il aurait pu y voir une simple maladresse. Et peut-être même charmante : Nathalie avait toujours été sensible à la maladresse. Mais à cet instant, il ne pensait plus à elle. Il voyait en cet événement anodin un signe bien plus grave : l’apparition du rouge. De l’irruption sempiternelle du rouge dans sa vie.

« Ce n’est pas grave », dit Nathalie en remarquant la mine catastrophée de Markus.

Bien sûr que non : ce n’était pas grave. C’était tragique. Le rouge le renvoyait à Brigitte. À la vision des femmes du monde entier qui le rejetaient. Un ricanement bourdonnait dans ses oreilles. Les images de tous ses malaises remontaient en lui : il était un enfant qu’on moquait dans la cour d’école, il était un militaire qu’on bizutait, il était un touriste qu’on arnaquait. Voilà ce que représentait l’avancée de la tache rouge sur la nappe blanche. Il imaginait que le monde l’observait, le monde chuchotait sur son passage. Il flottait dans son costume de séducteur. Rien ne pouvait arrêter cette dérive paranoïaque. Dérive annoncée par la mélancolie, et le simple sentiment de penser le passé tel un refuge. À cet instant, le présent n’existait plus. Nathalie était une ombre, un fantôme du monde féminin.

Markus se leva et resta un instant suspendu dans le silence. Nathalie le regardait, sans savoir ce qu’il allait dire. Allait-il être drôle ? Allait-il être sinistre ? Finalement, il annonça d’un ton calme :

« Il vaut mieux que je parte.

— Pourquoi ? Pour le vin ? Mais… ça arrive à tout le monde.

— Non… ce n’est pas ça… c’est juste…

— C’est juste quoi ? Je vous ennuie ?

— Mais non… bien sûr que non… même morte, vous ne pourriez pas m’ennuyer…

— Alors quoi ?

— Alors rien. C’est juste que vous me plaisez. Vous me plaisez vraiment.

— …

— Je n’ai qu’une envie, celle de vous embrasser à nouveau… mais je ne peux pas imaginer un seul instant vous plaire… alors, je crois que le mieux est d’arrêter de nous voir … je souffrirai sûrement, mais cette souffrance sera plus douce, si j’ose dire…

— Vous réfléchissez tout le temps comme ça ?

— Mais comment faire pour ne pas réfléchir ? Comment faire pour être là, en face de vous, simplement ? Vous savez faire ça, vous ?

— Être en face de moi ?

— Vous voyez bien, c’est idiot ce que je dis. Il vaut mieux que je parte.

— J’aimerais que vous restiez.

— Pour quoi faire ?

— Je ne sais pas.

— Qu’est-ce que vous faites avec moi, là ?

— Je ne sais pas. Je sais juste que je suis bien avec vous, que vous êtes simple… prévenant… délicat avec moi. Et je me rends compte que j’ai besoin de ça, voilà.

— Et c’est tout ?

C’est déjà beaucoup, non ? »

Markus était toujours debout. Nathalie se leva à son tour. Ils restèrent ainsi un instant, figés dans l’incertitude. Des têtes se tournèrent dans leur direction. Il est plutôt rare de ne pas bouger quand on est debout. Il faudrait peut-être penser à ce tableau de Magritte où des hommes tombent du ciel comme des stalactites. Il y avait donc un peu de peinture belge dans leur attitude, et bien sûr, cela n’était pas l’image la plus rassurante.



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Markus quitta le café, abandonnant Nathalie. Le moment, en devenant parfait, l’avait fait fuir. Elle ne comprenait pas son attitude. Elle passait une bonne soirée, et maintenant, elle lui en voulait. Sans le savoir, Markus avait agi brillamment. Il avait réveillé Nathalie. Il la poussait à se poser des questions. Il avait dit qu’il voulait l’embrasser. Ce n’était donc que ça ? Est-ce qu’elle en avait envie ? Non, elle ne le pensait pas. Elle ne le trouvait pas spécialement… mais ce n’était pas vraiment important… pourquoi pas… elle trouvait qu’il avait quelque chose… et puis il était drôle… alors pourquoi était-il parti ? Quel idiot. Maintenant, tout était gâché. Elle était profondément agacée… quel idiot, oui quel idiot, continuait-elle pendant que les clients du café la regardaient. Elle, une très belle femme délaissée par un homme quelconque. Elle ne se rendait même pas compte de ces regards. Elle restait là, immobile dans son irritation frustrée de n’avoir pas maîtrisé la situation, de n’avoir pas su le retenir, ni le comprendre. Elle ne devait pas s’en vouloir, elle n’aurait rien pu faire. Elle était bien trop désirable à ses yeux pour qu’il puisse rester près d’elle.

Une fois rentrée, elle composa son numéro de téléphone, mais raccrocha avant la sonnerie. Elle aurait voulu qu’il l’appelle. Après tout, c’était elle qui avait pris l’initiative de cette deuxième soirée. Il aurait pu au moins la remercier. Envoyer un message. Elle était là, attendant devant son téléphone, et c’était la première fois depuis si longtemps qu’elle vivait cela : l’attente. Elle ne pouvait pas dormir, elle se servit un peu de vin. Et mit de la musique. Alain Souchon. Une chanson qu’elle aimait écouter avec François. Elle n’en revenait pas d’être capable de l’entendre, comme ça, sans s’effondrer. Elle continuait à tourner dans son salon, à danser un peu même, à laisser l’ivresse entrer en elle avec l’énergie d’une promesse.



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Première partie de L’amour en fuite,

chanson d’Alain Souchon,

écoutée par Nathalie après

sa deuxième soirée avec Markus

Caresses photographiées sur ma peau sensible.

On peut tout jeter les instants, les photos, c’est libre.

Y a toujours le papier collant transparent

Pour remettre au carré tous ces tourments.

On était belle image, les amoureux fortiches.

On a monté le ménage, le bonheur à deux je t’en fiche.

Vite fait les morceaux de verre qui coupent et ça saigne.

La v’là sur le carrelage, la porcelaine.

Nous, nous, on n’a pas tenu le coup.

Bou, bou, ça coule sur ta joue.

On se quitte et y a rien qu’on explique.

C’est l’amour en fuite,

L’amour en fuite.



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Markus avait marché le long du précipice, avec le sentiment du vent sous ses pas. En rentrant chez lui, ce soir-là, il avait continué d’être hanté par des images pénibles. Tout était peut-être lié à Strindberg ? Il faut sûrement éviter de se confronter aux angoisses de ses compatriotes. La beauté du moment, la beauté de Nathalie, tout cela, il l’avait perçu comme un ultime rivage : celui du ravage. La beauté était là, devant lui, le regardant droit dans les yeux, comme un avantgoût du tragique. C’était bien là le sujet de Mort à Venise, avec cette phrase centrale : « Celui qui contemple la beauté est prédestiné à la mort. » Alors oui, Markus pouvait paraître grandiloquent. Et même stupide d’avoir fui. Mais il faut avoir vécu des années dans le rien pour comprendre comment on peut être subitement effrayé par une possibilité.

Il ne lui avait pas téléphoné. Elle qui avait aimé son côté pays de l’Est allait être surprise de le découvrir à nouveau hiératique dans sa Suède. Plus la moindre particule polonaise en lui. Markus avait décidé de se fermer, de ne plus jouer avec le feu féminin. Oui, tels étaient les mots qui tournaient dans sa tête. Et la première conséquence fut la suivante : il décida qu’il ne la regarderait plus dans les yeux.

Le lendemain matin, en arrivant au bureau, Nathalie croisa Chloé. Avouons-le tout de suite, cette dernière était également une adepte du faux hasard. Il lui arrivait ainsi de faire des allers-retours dans les couloirs juste pour croiser sa responsable 10. En véritable concierge, sans la moindre élégance du hérisson, elle allait tenter d’extorquer quelques confidences :

« Ah bonjour, Nathalie. Vous allez bien ?

— Oui ça va. Je suis juste un peu fatiguée.

— C’est votre pièce d’hier soir ? Elle était longue ?

— Non, pas spécialement… »

Chloé sentit que ce serait compliqué d’en savoir plus mais, par chance, un événement allait tout simplifier. Markus marchait vers elles, et lui aussi semblait se trouver dans un état bizarre. La jeune femme fit en sorte qu’il s’arrête :

« Ah bonjour, Markus, tu vas bien ?

— Oui ça va… et toi ?

— Ça peut aller. »

Il répondit en évitant de regarder ses interlocutrices. Cela donnait une impression très étrange, comme celle de parler à quelqu’un de pressé. Étrange car, justement, Markus n’avait pas l’air pressé du tout.

« Ça va ? Tu as mal au cou ?

— Non… non… ça va… bon je dois y aller. »

Il repartit, laissant les deux femmes stupéfaites. Chloé pensa aussitôt : « Il est terriblement gêné… ils ont forcément couché ensemble… je ne vois pas d’autre explication… pourquoi l’aurait-il ignorée sinon ? » Alors, elle fit un grand sourire à Nathalie :

« Est-ce que je peux vous poser une question ? Vous êtes allée avec Markus, hier, au théâtre ?

— Ça ne vous regarde pas.

— Très bien… c’est juste que je pensais qu’on partageait des choses, toutes les deux. Moi, je vous dis tout.

— Mais moi, je n’ai rien à dire. Bon, il vaut mieux se remettre au travail. »

Nathalie avait été sèche. Elle n’avait pas aimé l’intrusion que Chloé s’était permise. On voyait bien dans son œil la quête excitée du ragot. Chloé, gênée, balbutia qu’elle organisait un pot pour son anniversaire le lendemain. Nathalie fit un vague signe qui disait vaguement oui. Mais elle n’était plus certaine d’y aller.

Plus tard, dans son bureau, elle repenserait encore au manque de finesse de Chloé. Pendant des mois, Nathalie avait vécu avec des rumeurs sur son passage. Des observations discrètes pour savoir comment elle tenait le coup, ce qu’elle faisait, la façon dont elle s’investissait dans son travail. Cette surveillance, fût-elle profondément bienveillante, elle l’avait ressentie comme un poids. À cette époque, elle aurait voulu que personne ne la regarde. Les manifestations permanentes de tendresse lui avaient paradoxalement compliqué la tâche. Elle conservait un souvenir amer de cette période où elle avait attiré l’attention. Alors, en repensant à l’expression de Chloé, elle comprit qu’elle devait être discrète, et ne jamais rien évoquer de son histoire avec Markus. Mais était-ce une histoire ? Avec la mort de François, elle avait perdu tous ses repères. Elle avait le sentiment de retourner à l’adolescence. Que tout ce qu’elle savait de l’amour avait été ravagé. Son cœur battait sur des ruines. Elle ne comprenait pas l’attitude de Markus, et sa façon de ne plus la regarder. C’était vraiment du cinéma. Ou alors : était-il fou ? Une folie douce était plus que probable. Elle ne pensait pas : il faut vraiment aimer une femme pour ne pas vouloir la voir. Non, elle ne pensait pas cela. Elle s’installait simplement dans la confusion.



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Trois rumeurs concernant Bjorn Andresen,

l’acteur qui interpréta Tadzio,

dans Mort à Venise de Luchino Visconti

Il aurait tué un acteur gay à New York.

*

Il serait mort dans le crash d’un avion au Mexique.

*

Il ne mangerait que de la salade verte.



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Markus n’avait pas envie de travailler. Il restait debout devant sa fenêtre, à contempler le vide. La nostalgie était toujours en lui, et pour être plus précis : une nostalgie absurde. Cette illusion que notre passé sinistre possède tout de même un certain charme. À cet instant, son enfance, si pauvre eût-elle été, lui paraissait comme une source de vie. Il pensait à des détails, et les trouvait émouvants alors qu’ils avaient toujours été pathétiques. Il voulait trouver un refuge n’importe où, pourvu qu’il lui permette de s’évader du présent. Pourtant, ces derniers jours, il avait atteint une sorte de rêve romantique en allant au théâtre avec une belle femme. Alors, pourquoi éprouvait-il un si fort besoin de faire marche arrière ? Il fallait sûrement y voir quelque chose de simple, et que l’on peut définir ainsi : la peur du bonheur. On dit que l’on voit les plus beaux moments de sa vie défiler avant de mourir. Il paraît ainsi plausible que l’on puisse voir les ravages et ratages du passé défiler au moment où le bonheur est là, devant nous, avec un sourire presque inquiétant.

Nathalie lui avait demandé de passer dans son bureau, et il avait refusé.

« Je veux bien vous voir, avait-il dit. Mais par téléphone.

— Me voir par téléphone ? Vous êtes sûr que ça va ?

— Ça va, merci. Je vous demande juste de ne pas entrer dans mon champ de vision pendant quelques jours. C’est la seule chose que je vous demande. »

Elle était de plus en plus consternée. Et pourtant, il lui arrivait encore de se sentir séduite par autant de bizarrerie. Le terrain de ses interrogations était vaste. Elle se demandait si l’attitude de Markus n’était pas une forme de stratégie. Ou encore une forme moderne de l’humour en amour ? Bien sûr, elle se trompait. Markus était engoncé dans un premier degré consternant.

En fin de journée, elle décida de ne pas suivre ses recommandations, et entra dans son bureau. Aussitôt, il détourna le regard.

« Ça ne va pas ! En plus, vous entrez sans frapper.

— Parce que je veux que vous me regardiez.

— Je ne veux pas.

— Vous êtes toujours comme ça ? Ce n’est quand même pas à cause du verre de vin rouge ?

— En quelque sorte si.

— Vous le faites exprès ? Pour m’intriguer, c’est ça ? Je dois dire que ça marche.

— Nathalie, je vous promets qu’il n’y a rien d’autre à comprendre que ce que je vous ai dit. Je me protège, c’est tout. Ce n’est pas compliqué à saisir.

— Mais vous allez vous faire mal au cou en restant comme ça.

— Je préfère avoir mal au cou qu’au cœur. »

Elle resta en suspens avec cette dernière phrase, qu’elle traduisait comme une expression, comme un mot même : coukokeur. Puis elle reprit :

« Et si j’ai envie de vous voir ? Et si j’ai envie de passer du temps avec vous ? Et si je me sens bien avec vous ? Comment je fais ?

— Ce n’est pas possible. Ce ne sera jamais possible. Il vaut mieux que vous sortiez. »

Nathalie ne savait que faire. Devait-elle l’embrasser, le frapper, le virer, l’ignorer, l’humilier, le supplier ? Finalement, elle tourna la poignée de la porte, et sortit.



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Le lendemain, en fin de journée, Chloé célébrait son anniversaire. Elle ne supportait pas qu’on puisse l’oublier. Dans quelques années, ce serait sûrement le contraire. On pouvait apprécier son énergie, cette façon de rendre flamboyant un univers sinistre, cette façon de propulser les employés présents dans une bonne humeur factice. Pratiquement tous les salariés de l’étage étaient là, et Chloé, au milieu d’eux, buvait une coupe de champagne. En attendant ses cadeaux. Il y avait quelque chose de touchant, de presque charmant dans la manifestation ridiculement exagérée de son narcissisme.

La pièce n’était pas très grande ; Markus et Nathalie s’efforçaient néanmoins de se tenir le plus éloignés possible l’un de l’autre. Elle avait finalement accédé à sa demande, et tentait tant bien que mal de ne pas apparaître dans son champ de vision. Chloé, qui suivait leur petit manège, n’était pas dupe. « Ils ont une façon de ne pas se parler qui en dit long », pensa-t-elle. Quelle perspicacité. Mais bon, elle ne voulait pas trop se préoccuper de cette histoire ; réussir son pot d’anniversaire, là était bien l’essentiel. Tous les employés, les Benoît et les Bénédicte, mollement debout, une coupe à la main, en costumes et tailleurs, avec cet art maîtrisé de la convivialité. Markus observait les petites excitations de chacun, et trouvait cela grotesque. Mais pour lui le grotesque possédait un aspect profondément humain. Lui aussi voulait participer à ce mouvement collectif. Il avait ressenti la nécessité de bien faire les choses. En fin d’après-midi, il avait commandé par téléphone un bouquet de roses blanches. Un immense bouquet absolument démesuré par rapport à sa relation avec Chloé. Comme un besoin de se raccrocher au blanc. À l’immensité du blanc. Un blanc qui répare le rouge. Au moment où la jeune femme qui livrait les fleurs était arrivée à l’accueil, Markus était descendu. Une image étonnante : Markus s’emparant d’un immense bouquet dans ce hall fonctionnel et sans âme.

Ainsi, il marcha vers Chloé, devancé par une masse sublime et blanche. Elle le vit venir et demanda :

« C’est pour moi ?

— Oui. Bon anniversaire, Chloé. »

Elle fut gênée. Instinctivement, elle tourna la tête vers Nathalie. Chloé ne savait que dire à Markus. Il y avait un blanc entre eux : leur carré blanc sur fond blanc. Tout le monde les regardait. Enfin ce qu’on pouvait voir de leur visage, les parcelles échappées du blanc. Chloé sentit qu’elle devait dire quelque chose, mais quoi ? Finalement :

« Il ne fallait pas. C’est trop.

— Oui, sûrement. Mais j’avais envie de blanc. »

Un autre collègue s’avança avec son cadeau, et Markus en profita pour reculer.

Nathalie avait observé la scène de loin. Elle avait voulu respecter les règles de Markus mais, profondément gênée par ce qu’elle avait vu, elle décida de venir lui parler :

« Pourquoi lui avez-vous offert un tel bouquet ?

— Je ne sais pas.

— Écoutez… je commence à en avoir marre de votre attitude d’autiste… vous ne voulez pas me regarder… vous ne voulez pas m’expliquer.

— Je vous promets que je ne sais pas. Je suis le premier gêné. Je me rends bien compte que c’est disproportionné. Mais c’est comme ça. Quand j’ai commandé les fleurs, j’ai parlé d’un immense bouquet de roses blanches.

— Vous êtes amoureux d’elle, c’est ça ?

— Vous êtes jalouse ou quoi ?

— Je ne suis pas jalouse. Mais je commence à me demander si sous vos airs de dépressif tombé de sa Suède, vous n’êtes pas un grand séducteur.

— Et vous… une experte en âme masculine, c’est sûr.

— C’est ridicule tout ça.

— Ce qui est ridicule c’est que j’ai un cadeau aussi pour vous… et que je ne vous l’ai pas donné. »

Ils se regardèrent. Et Markus se dit : comment ai-je pu penser que je pouvais ne plus la voir ? Il lui adressa un sourire, et elle répondit à son sourire par un sourire. C’était à nouveau la valse des sourires. Étonnant comme parfois on prend des résolutions, on se dit que tout sera ainsi dorénavant, et il suffit d’un mouvement infime des lèvres pour casser l’assurance d’une certitude qui paraissait éternelle. Toute la volonté de Markus venait de s’effondrer devant l’évidence, celle du visage de Nathalie. Visage fatigué, visage brouillé par l’incompréhension, mais visage de Nathalie toujours. Sans parler, ils quittèrent discrètement la fête, pour se retrouver dans le bureau de Markus.



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L’espace était étroit. Le soulagement entre eux suffisait à remplir la pièce. Ils étaient heureux de se retrouver seuls. Markus regardait Nathalie, et l’hésitation qu’il lisait dans ses yeux le bouleversait.

« Alors ce cadeau ? demanda-t-elle.

— Je vous le donne, mais il faut me promettre de ne pas l’ouvrir avant d’être chez vous.

— C’est d’accord. »

Markus lui tendit un petit paquet que Nathalie mit dans son sac. Ils restèrent un instant ainsi, un instant qui dure encore maintenant. Markus ne se sentait pas dans l’obligation de parler, de combler le vide. Ils étaient détendus, heureux de se retrouver. Au bout d’un moment, Nathalie dit :

« Il faut peut-être y retourner. Ça va paraître étrange si on ne revient pas.

— Vous avez raison. »

Ils quittèrent le bureau, et progressèrent dans le couloir. Une fois de retour sur le lieu de la fête, ils furent surpris : il n’y avait plus personne. Tout était rangé et terminé. Ils s’interrogèrent : combien de temps étaient-ils restés dans le bureau ?

Une fois chez elle, assise sur son canapé, Nathalie ouvrit le paquet. Elle découvrit un distributeur de Pez. Elle n’en revenait pas, car on n’en trouvait pas en France. Ce geste la touchait profondément. Elle remit son manteau, et ressortit. Elle arrêta un taxi en faisant un mouvement du bras (un geste qui lui parut subitement simple).



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Article Wikipédia concernant les PEZ

Le nom PEZ est dérivé de l’allemand Pfefferminz, la menthe poivrée, qui fut le premier parfum commercialisé. PEZ est originaire d’Autriche et est exporté partout dans le monde. Le distributeur de PEZ est une des caractéristiques de la marque. Sa grande variété en fait un objet recherché par les collectionneurs.



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Une fois devant la porte, elle hésita un instant. Il était si tard. Mais elle était venue jusqu’ici, alors c’était absurde de faire demi-tour. Elle sonna une première fois, puis une seconde. Rien. Elle se mit à frapper. Au bout d’un moment, elle entendit des pas.

« Qui est-ce ? demanda une voix angoissée.

— C’est moi », répondit-elle.

La porte s’ouvrit, et Nathalie eut une vision déconcertante. Son père avait les cheveux ébouriffés, les yeux hagards. Il paraissait sonné, un peu comme si on lui avait volé quelque chose. Finalement, c’était peut-être ça : il venait de se faire voler son sommeil.

« Mais qu’est-ce que tu fais là ? Il y a un problème ?

— Non… ça va… je voulais te voir.

— À cette heure-ci ?

— Oui, c’était urgent. »

Nathalie entra chez ses parents.

« Ta mère dort, tu la connais. Le monde pourrait s’arrêter qu’elle continuerait de dormir.

— Je savais que c’était toi que je réveillerais.

— Tu veux boire quelque chose ? Une tisane ? »

Nathalie acquiesça, et son père partit en cuisine. Il y avait quelque de chose de réconfortant dans leur relation. Passé la surprise, son père avait recouvré son attitude calme. On sentait qu’il allait prendre les choses en main. Et pourtant, à cet instant de la nuit, Nathalie pensa furtivement qu’il avait vieilli. Elle avait vu ça, juste à sa façon de marcher avec ses chaussons. Elle s’était dit : c’est un homme réveillé en pleine nuit, mais il prend le temps de mettre ses chaussons pour aller voir ce qui se passe. Cette précaution des pieds était touchante. Il fit son retour dans le salon.

« Alors qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui ne pouvait pas attendre ?

— Je voulais te montrer ça. »

Elle sortit alors le Pez de sa poche, et aussitôt, le père eut la même émotion que sa fille. Ce petit objet les renvoyait au même été. Subitement, sa fille avait huit ans. Elle s’approcha alors de son père, délicatement, pour poser sa tête sur son épaule. Il y avait dans le Pez toute la tendresse du passé, tout ce qui s’était dilapidé avec le temps aussi, pas brutalement, mais de manière diffuse. Il y avait dans le Pez le temps d’avant le malheur, le temps où la fragilité se résumait à une chute, à une égratignure. Il y avait dans le Pez l’idée de son père, l’homme vers qui, enfant, elle aimait courir, sautant dans les bras et, une fois tout contre lui, elle pouvait penser à l’avenir avec une furieuse assurance. Ils restèrent ébahis par la contemplation du Pez qui portait toutes les nuances de la vie, objet infime et risible, et pourtant si émouvant.

C’est alors que Nathalie se mit à pleurer. À pleurer vraiment. Les larmes de cette souffrance retenue face à son père. Elle ne savait pas pourquoi mais elle ne s’était jamais laissée aller devant lui. Peut-être parce qu’elle était fille unique ? Peut-être parce qu’elle devait jouer aussi le rôle du garçon ? De celui qui ne pleure pas. Mais elle était une petite fille, une enfant qui avait perdu son mari. Alors, après tout ce temps, dans l’ambiance évaporée du Pez, elle se mit à pleurer dans les bras de son père. À se laisser dériver dans l’espoir de la consolation.



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Le lendemain, en arrivant au bureau, Nathalie était un peu malade. Elle avait finalement dormi chez ses parents. Au petit matin, juste avant le réveil de sa mère, elle était repassée chez elle. Souvenir des nuits blanches de sa jeunesse, ces nuits où elle pouvait faire la fête jusqu’à l’aube, se changer et aller directement en cours. Elle ressentait ce paradoxe du corps : un état d’épuisement qui réveille. Elle passa voir Markus, et fut surprise de constater qu’il avait exactement la même tête que la veille. Une sorte de force tranquille de l’identique. C’était une pensée qui la rassurait, et la soulageait même.

« Je voudrais vous remercier… pour le cadeau.

— De rien.

— Est-ce que je peux vous offrir un verre ce soir ? »

Markus hocha la tête, en pensant : « Je suis amoureux d’elle, et c’est toujours elle qui prend l’initiative de nos rencontres. » Il pensa surtout qu’il ne devait plus avoir peur, qu’il avait été ridicule de reculer ainsi, de se protéger. On ne devrait jamais faire l’économie d’une douleur potentielle. Encore une fois, il continuait à réfléchir, à lui répondre même, alors qu’elle était partie depuis plusieurs minutes déjà. Il continuait de penser que tout cela pouvait le mener vers la souffrance, la déception, l’impasse affective la plus terrifiante qui soit. Pourtant, il avait envie d’y aller. Il avait envie de partir pour une destination inconnue. Rien n’était tragique. Il savait qu’il existait des navettes entre l’île de la souffrance, celle de l’oubli, et celle, plus lointaine encore, de l’espoir.

Nathalie avait proposé qu’ils se retrouvent directement au café. Il valait mieux être un peu discret après leur fuite de la veille. Et puis elle se souvenait aussi des questions de Chloé. Il était d’accord même si, au fond de lui, il aurait été capable d’organiser une conférence de presse pour annoncer chacun de ses rendez-vous avec Nathalie. Il arriva le premier, et décida de s’installer dans un endroit bien en vue. Un endroit stratégique pour que personne ne puisse manquer la scène de l’arrivée de la belle femme avec qui il avait rendez-vous. C’était un acte important, qu’il ne fallait certainement pas considérer comme superficiel. En aucun cas, cela n’était de l’ordre de la vanité masculine. Il fallait y voir autre chose de bien plus important : il y avait dans cet acte le premier accomplissement d’une acceptation de soi.

Pour la première fois depuis longtemps, il avait oublié de prendre un livre en partant de chez lui le matin. Nathalie lui avait dit qu’elle le rejoindrait le plus vite possible, mais il n’était pas exclu que son attente dure un peu. Markus se leva pour prendre un journal gratuit, et plongea dans la lecture. Il fut assez vite passionné par une affaire. Et c’est au cœur de ce fait divers que Nathalie fit son apparition :

« Ça va ? Je ne vous dérange pas ?

— Non, bien sûr que non.

— Vous aviez l’air tellement concentré.

— Oui, je lisais un article… sur un trafic de mozzarella. »

Nathalie partit alors dans un fou rire, un de ceux que l’on peut avoir quand on est fatigué. Elle n’arrivait plus à s’arrêter. Markus reconnut que cela pouvait être drôle, et se mit à rire aussi. L’idiotie les attrapait. Il avait simplement répondu, sans se poser de questions. Et maintenant, elle riait sans s’arrêter. C’était une vision absolument folle pour Markus. C’était comme s’il était en face d’un poisson avec des jambes (chacun ses métaphores). Depuis des années, pendant des centaines de réunions, il avait toujours vu une femme sérieuse, douce mais toujours sérieuse, oui. Il l’avait vue sourire bien sûr, il l’avait déjà fait rire même, mais ainsi non. C’était la première fois qu’elle riait avec une telle intensité. Pour elle, tout était là : ce moment était la justification pure de ce qu’elle aimait vivre avec Markus. Un homme assis dans un café, qui vous fait un grand sourire quand vous arrivez, et qui vous annonce avec sérieux qu’il lit un article sur un trafic de mozzarella.



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Article paru dans le journal Métro intitulé

« Un trafic de mozzarella démantelé »

« Cinq personnes ont été placées en garde à vue hier et avant-hier dans le cadre du démantèlement d’un trafic de mozzarella « de très bonne qualité » à Bondoufle (Essonne). Selon Pierre Chuchkoff, chef d’escadron à la gendarmerie d’Évry, chargé de l’enquête, « entre 60 et 70 palettes, soit 30 tonnes, ont été stockées en deux ans » et revendues dans le département et jusqu’à Villejuif (Val-de-Marne). Un trafic qui n’est pas anodin puisque le préjudice est estimé à 280 000 euros. L’enquête menée depuis la plainte de la société Stef, en juin 2008, a permis de remonter une filière qui impliquerait notamment deux gérants de pizzerias dont l’une, située à Palaiseau, en serait la plaque tournante. Reste à déterminer qui dirigeait ce trafic et où est passé le butin de la mozzarella.

V.M. »



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Au cours d’une histoire sentimentale, l’alcool accompagne deux moments opposés : quand on découvre l’autre et qu’il faut se raconter, et quand on n’a rien plus rien à se dire. C’était maintenant la première étape. Celle où l’on ne voit pas le temps qui passe, celle où l’on refait l’histoire, et notamment la scène du baiser. Nathalie avait pensé que ce baiser avait été dicté par le hasard de la pulsion. Peut-être que non ? Que le hasard n’existait pas. Que tout cela n’avait été que le cheminement inconscient d’une intuition. L’impression qu’elle se sentirait bien avec cet homme. Cela la rendait heureuse, puis grave, puis heureuse à nouveau. Un voyage incessant de l’allégresse à la tristesse. Et maintenant, le voyage les menait dehors. Vers le froid. Nathalie ne se sentait pas très bien. Elle avait attrapé froid avec les allers-retours nocturnes de la veille. Où allaient-ils ? S’annonçait le genre de promenade longue, car on n’ose pas encore aller chez l’autre, et l’on ne veut surtout pas se séparer. On laisse s’éterniser le sentiment d’indécision. Et c’est encore plus fort la nuit.

« Est-ce que je peux vous embrasser ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas… j’ai un début de rhume.

— Ce n’est pas grave. Je suis prêt à être malade avec vous. Je peux vous embrasser ? »

Nathalie avait tellement aimé qu’il lui pose la question. C’était une forme de délicatesse. Chaque moment avec lui sortait de l’ordinaire. Après ce qu’elle avait vécu, comment aurait-elle pu imaginer être à nouveau dans l’émerveillement ? Cet homme-là avait quelque chose d’unique.

Elle dit oui, d’un mouvement de tête.



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Dialogue du film Celebrity de Woody Allen,

qui inspira la réplique de Markus

CHARLIZE THERON

Tu n’as pas peur de la contagion ? J’ai un rhume.

KENNETH BRANAGH

De toi, j’attraperais même un cancer incurable.



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Les soirées peuvent être extraordinaires, les nuits inoubliables, et pourtant elles aboutissent toujours à des matins comme les autres. Nathalie prenait l’ascenseur pour rejoindre son bureau. Elle détestait se retrouver avec quelqu’un dans ce réduit, devoir sourire et échanger des politesses, alors elle faisait en sorte d’attendre un convoi vide. Elle aimait ce moment de quelques secondes où elle s’élevait vers sa journée, dans cette cage qui fait de nous des fourmis dans une galerie. En sortant, elle tomba nez à nez avec son patron. Ce n’était pas une expression : ils se cognèrent véritablement.

« C’est étonnant… je me disais qu’on ne se voyait pas beaucoup en ce moment… et hop, je tombe sur toi ! Si j’avais su que j’avais ce pouvoir-là, j’aurais émis un autre souhait…

— C’est malin, ça.

— Plus sérieusement, il faut que je te parle. Tu peux passer me voir tout à l’heure ? »

Ces derniers temps, Nathalie avait presque oublié l’existence de Charles. Il était comme un vieux numéro de téléphone, un élément qui n’a plus de prise avec la modernité. Il était un pneumatique. Elle trouvait étrange de devoir retourner dans son bureau. Depuis combien de temps n’y était-elle pas allée ? Elle ne le savait pas précisément. Le passé commençait à se déformer, à se diluer dans les hésitations, à se cacher sous les taches de l’oubli. Et c’était là la preuve heureuse que le présent reprenait son rôle. Elle laissa passer la matinée, puis se décida.



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Exemples de numéros de téléphone

d’un autre siècle

Odéon 32-40

*

Passy 22-12

*

Clichy 12-14



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Nathalie entra dans le bureau de Charles. Elle constata aussitôt que les volets étaient moins ouverts qu’à l’habitude, qu’il y avait là comme une tentative de plonger cette matinée dans l’obscurité.

« C’est vrai que ça fait longtemps que je ne suis pas venue ici, dit-elle en marchant…

— Longtemps, oui…

— Tu as dû en lire des mots du Larousse depuis…

Ah ça… non. J’ai arrêté. J’en ai marre des définitions. Franchement, tu peux me dire à quoi ça sert de connaître la signification des mots ?

— C’est pour me demander ça que tu voulais me voir ?

— Non… non… on passe son temps à se croiser… et je voulais simplement savoir comment tu vas… comment ça se passe en ce moment… »

Il avait prononcé ces derniers mots à la frontière du bégaiement. Face à cette femme, il était un train qui déraille. Il ne comprenait pas pourquoi elle lui faisait un tel effet. Bien sûr qu’elle était belle, bien sûr elle avait une façon d’être qu’il trouvait sublime, mais tout de même : était-ce suffisant ? Il était un homme de pouvoir, et parfois des secrétaires rousses gloussaient sur son passage. Il aurait pu avoir des femmes, il aurait pu passer des cinq-à-sept dans des cinq étoiles. Alors quoi ? Il n’y avait rien à dire. Il était soumis à la tyrannie de sa première impression. Cela ne pouvait être que ça. Cet instant où il avait vu son visage sur son CV, où il avait dit : je veux mener l’entretien avec elle. Elle était alors apparue, jeune mariée, pâle et hésitante, et quelques secondes plus tard, il lui avait proposé des Krisprolls. Peut-être qu’il était tombé amoureux d’une photo ? Que rien n’est plus épuisant que de vivre sous le diktat sensuel d’une beauté figée. Il continuait à l’observer. Elle ne voulait pas s’asseoir. Elle marchait, touchait les objets, souriait d’un rien : une incarnation violente de la féminité. Finalement, elle contourna son bureau et se plaça derrière lui :

« Qu’est… qu’est-ce que tu fais ?

— Je regarde ta tête.

— Mais pourquoi ?

Je regarde derrière ta tête. Car je sens que tu as une idée derrière la tête. »

Il ne manquait plus que ça : qu’elle ait de l’humour. Charles ne maîtrisait plus du tout cette scène. Elle était derrière lui, amusée. Le passé, pour la première fois, paraissait vraiment passé. Il avait été aux premières loges lors des journées noires. Il avait passé des nuits à penser qu’elle pourrait se suicider, et voilà qu’elle était là, maintenant, derrière lui, excessivement vivante.

« Allez, viens t’asseoir, s’il te plaît, dit-il calmement.

— D’accord.

— Tu as l’air heureuse. Et ça te rend belle. »

Nathalie ne répondit pas. Elle espérait qu’il ne lui avait pas demandé de venir pour lui faire une nouvelle déclaration. Il enchaîna :

« Tu n’as rien à me dire ?

— Non, c’est toi qui voulais me voir.

— Tout se passe bien dans ton groupe ?

— Oui, il me semble. Enfin, tu le sais mieux que moi. Tu as les chiffres.

— Et avec… Markus ? »

C’était donc ça l’idée derrière la tête. Il voulait parler de Markus. Comment avait-elle pu ne pas y penser plus tôt ?

« On m’a dit que tu dînais souvent avec lui.

— Qui t’a dit ça ?

— Tout se sait, ici.

— Et alors ? C’est ma vie privée. En quoi ça te regarde ? »

Nathalie s’interrompit brutalement. Son visage changea de tonalité. Elle observa Charles, minable, pendu à ses lèvres, guettant une explication, espérant plus que tout un démenti. Elle continua de le regarder un long moment, sans savoir que faire. Finalement, elle décida de quitter le bureau, sans même ajouter un mot. Elle laissait son patron dans l’incertitude, dans une belle frustration. Elle n’avait pas supporté les commérages, qu’on puisse parler dans son dos. Elle détestait toute cette thématique : des idées derrière la tête, des paroles dans le dos, des coups par-derrière. C’était surtout la phrase « tout se sait » qui l’avait agacée. Maintenant qu’elle y repensait, elle pouvait confirmer : oui, elle avait senti quelque chose dans le regard des autres. Il suffisait que quelqu’un les ait vus au restaurant, ou simplement sortir ensemble, et voilà que toute l’entreprise s’animait. Pourquoi était-elle agacée ? Elle avait répondu sèchement que c’était sa vie privée. Elle aurait pu très bien dire à Charles : « Oui, cet homme me plaît. » Avec conviction. Et puis non, elle ne voulait pas mettre de mot sur la situation, et il était hors de question que quiconque la pousse à le faire. En retournant vers son bureau, elle croisa des collègues, et constata le changement. Le regard de compassion et de sympathie se laissait grignoter par autre chose. Mais elle ne pouvait pas encore imaginer ce qui allait se passer.



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Date de sortie du film de Claude Lelouch

Un homme qui me plaît,

avec Jean-Paul Belmondo et Annie Girardot

3 décembre 1969



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Après le départ de Nathalie, Charles resta immobile un long moment. Il savait très bien qu’il n’avait pas su mener cette conversation. Il avait été maladroit. Il avait surtout été incapable de lui dire ce qu’il ressentait vraiment : « Oui, ça me regarde. Tu n’as pas voulu sortir avec moi. Car tu ne voulais plus être avec un homme. Alors oui, j’ai le droit de savoir ce que tu ressens. J’ai le droit de savoir ce qui te plaît chez lui, ce qui ne te plaît pas chez moi. Tu sais très bien à quel point je t’ai aimée, à quel point cela a été dur pour moi. Tu me dois bien une explication, c’est tout ce que je te demande. » Voilà à peu près ce qu’il aurait aimé dire. Mais c’est ainsi : on a toujours cinq minutes de retard sur nos conversations amoureuses.

Il ne pouvait pas travailler aujourd’hui. Après sa mise au point avec Nathalie, ce soir-là où il y avait eu tant de matchs nuls dans le championnat de football, il s’était fait une raison. Cela avait même créé dans sa vie, par l’étrangeté du mécanisme sensuel, un renouveau avec sa femme. Pendant des semaines, ils n’avaient cessé de faire l’amour, de se retrouver par le corps. On pouvait même parler d’une période magnifique. Il y a parfois bien plus d’émotion à retrouver un amour qu’à le découvrir simplement. Et puis l’agonie avait lentement repris son cours, comme un ricanement : comment avaient-ils pu croire s’aimer à nouveau ? Cela avait été un passage, une parenthèse en forme de désespoir déguisé, une légère plaine entre deux montagnes pathétiques.

Charles se sentait usé et fatigué. Il en avait marre de la Suède et des Suédois. De leur habitude stressante de toujours tenter d’être calmes. De ne jamais crier au téléphone. Cette façon d’être zen, et de proposer aux employés des massages. Tout ce bien-être commençait à lui taper sur les nerfs. L’hystérie méditerranéenne lui manquait, et il rêvait parfois de faire des affaires avec des marchands de tapis. C’était dans ce contexte qu’il avait encaissé l’information concernant la vie privée de Nathalie. Depuis, il ne cessait de penser à cet homme, ce Markus. Comment avait-il fait, avec un prénom aussi con, pour séduire Nathalie ? Il n’avait pas voulu y croire. Il était bien placé pour savoir que son cœur était une sorte de mirage d’oasis ; dès qu’on s’approchait, il s’effaçait. Mais là, c’était différent. Sa réaction excessive semblait confirmer la rumeur. Oh non, ce n’était pas possible. Il ne pourrait jamais le supporter. « Comment a-t-il fait ? » ne cessait de répéter Charles. Le Suédois avait dû l’envoûter, ou quelque chose comme ça. L’endormir, l’hypnotiser, lui faire boire une potion. Cela ne pouvait être que ça. Il l’avait trouvé si différente. Oui, c’était peut-être ce qui l’avait le plus blessé : elle n’était plus sa Nathalie. Quelque chose avait changé. Une véritable modification. Alors, il ne voyait qu’une solution : convoquer ce Markus pour voir ce qu’il avait dans le ventre. Pour découvrir son secret.



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Nombre de langues, dont le suédois,

dans lesquelles on peut lire

La Modification de Michel Butor,

prix Renaudot 1957

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Markus avait été élevé dans l’idée qu’il ne fallait jamais faire de vagues. Que partout où l’on passe, il faut rester discret. La vie devait être comme un couloir. Alors forcément, en se voyant convoqué chez le directeur, il se mit à paniquer. Il pouvait être un homme, il pouvait avoir de l’humour et le sens des responsabilités, on pouvait compter sur lui, mais dès qu’il s’agissait du rapport à l’autorité, il se retrouvait comme un enfant. En ébullition, il était assailli par de nombreuses questions : « Pourquoi veut-il me voir ? Qu’ai-je fait ? Ai-je mal négocié la partie assurances du dossier 114 ? Suis-je allé trop souvent chez le dentiste ces derniers temps ? » La culpabilité l’assiégeait de toutes parts. Et c’était peut-être là la véritable nature de sa personnalité. Le sentiment absurde, en permanence au-dessus de lui, d’un châtiment à venir.

Il frappa à sa façon, toujours avec deux doigts. Charles lui dit d’entrer.

« Bonjour, je viens vous voir… comme vous me…

— Je n’ai pas le temps pour le moment… j’ai un rendezvous.

— Ah très bien.

— …

— Bon, je repars alors. Je repasserai plus tard. »

Charles congédia cet employé, car il n’avait pas le temps de le recevoir. Il attendait le fameux Markus, sans imaginer une seconde qu’il venait de le voir. En plus d’avoir attrapé le cœur de Nathalie, le salaud avait l’audace de ne pas se montrer lorsqu’il était convoqué. Quel type de rebelle pouvait-il bien être ? Ça n’allait pas se passer comme ça. Pour qui se prenait-il ? Charles téléphona à sa secrétaire :

« J’ai demandé à un certain Markus Lundell de passer me voir, et il n’est toujours pas là. Vous pouvez voir ce qui se passe ?

— Mais vous lui avez demandé de partir.

— Non, il n’est pas venu.

— Si. Je viens de le voir sortir de votre bureau. »

Charles eut alors une absence, comme si son corps avait été subitement traversé par du vent. Le vent du nord bien sûr. Il manqua défaillir. Il demanda à sa secrétaire de le rappeler. Markus, qui venait à peine de se rasseoir sur sa chaise, dut à nouveau se lever. Il se demanda si son patron ne voulait pas se moquer de lui. Il pensa qu’il était peut-être énervé contre les actionnaires suédois et qu’il se vengeait sur l’un des employés originaires du pays. Markus ne voulait pas être un yo-yo. Si ça continuait il allait vraiment céder aux sollicitations de Jean-Pierre, le syndicaliste du deuxième étage.

Il entra à nouveau dans le bureau de Charles. Celui-ci avait la bouche pleine. Il tentait de se calmer en mangeant un Krisprolls. On cherche souvent à se détendre avec des choses qui nous énervent. Il tremblait, il remuait, il laissait tomber des miettes de sa bouche. Markus fut stupéfait. Comment un tel homme pouvait-il diriger l’entreprise ? Mais le plus stupéfait des deux était bien sûr Charles. Comment un tel homme pouvait-il diriger le cœur de Nathalie ? De leurs deux stupéfactions naquit un moment suspendu dans le temps, où personne ne pouvait imaginer ce qui allait se passer. Markus ne savait pas à quoi s’attendre. Et Charles ne savait pas ce qu’il allait dire. Il était avant tout très choqué : « Mais comment est-ce possible ? Il est repoussant… il n’a pas de forme… il est mou, ça se voit qu’il est mou… ah non, ce n’est pas possible… et puis, il a une façon de regarder les gens, en biais… ah non, quelle horreur… pas du tout Nathalie, cet homme… rien du tout, non, non… ah ça me dégoûte… il est hors de question qu’il continue à tourner autour d’elle… hors de question… je vais le renvoyer en Suède… oui, c’est ça… une bonne petite mutation… je le mute dès demain ! »

Charles pouvait continuer à mouliner ainsi très longtemps. Il était dans l’incapacité de parler. Mais bon, il l’avait fait venir, alors il devait dire quelque chose. Pour gagner du temps, il proposa :

« Vous voulez un Krisprolls ?

— Non, je vous remercie. J’ai quitté la Suède pour arrêter de manger ce genre de petits pains… alors je ne vais pas en reprendre ici.

— Ah… ah… très drôle… ah… hi ! »

Charles partit dans un fou rire. Le con avait de l’humour. Mais quel con… ce sont les pires ça : les têtes de dépressifs qui nous surprennent avec de l’humour… on ne s’y attend pas, et paf, une blague…. C’était sûrement ça son secret. Charles avait toujours senti que c’était son point faible, qu’il n’avait pas assez fait rire les femmes dans sa vie. Il se demandait même, en pensant à la sienne, s’il n’était pas doté du pouvoir de les rendre sinistres. C’est vrai que Laurence n’avait pas ri depuis deux ans, trois mois, et dix-sept jours. Il s’en souvenait, car il avait noté dans son agenda, de la même manière qu’on peut noter les éclipses de Lune : « Aujourd’hui, rire de ma femme. » Enfin, il devait arrêter de digresser. Il devait parler. De quoi avait-il peur après tout ? C’était lui le patron. C’était lui qui décidait du montant des ticketsrestaurants, ce n’est pas rien quand même. Non vraiment, il devait se ressaisir. Mais comment parler à cet homme ? Comment le regarder en face ? Ah oui, ça le dégoûtait qu’il puisse toucher Nathalie. Qu’il puisse poser ses lèvres sur les siennes. Quel sacrilège, quel attentat ! Oh Nathalie. Il avait toujours aimé Nathalie, c’est évident. On n’en finit jamais de nos passions. Il avait pensé que ce serait facile de l’oublier. Mais non, le sentiment passé avait hiberné en lui, et ressurgissait maintenant dans sa dimension la plus cynique.

Plus radicale que la mutation, il voyait une autre solution : le virer. Il devait forcément avoir commis une faute professionnelle. Tout le monde fait des erreurs. Mais bon, lui n’était pas tout le monde. La preuve, il sortait avec Nathalie. C’était peut-être un employé exemplaire, un de ceux qui font des heures supplémentaires avec le sourire, un de ceux qui ne demandent jamais d’augmentation : un des pires quoi. Ce génie n’était peut-être même pas syndiqué.

« Vous vouliez me voir ? tenta Markus, interrompant ainsi les longues minutes que Charles venait de passer dans l’apnée de sa stupéfaction.

— Oui… oui… je finis de réfléchir à quelque chose, et je suis à vous. »

Il ne pouvait le faire attendre comme ça. Ou alors si : il le laisserait comme ça toute la journée, juste pour voir sa réaction. Mais, à tous les coups, ça ne lui poserait pas de problème. Car maintenant qu’il y pensait : il n’y a rien de plus inconfortable que de rester face à quelqu’un qui ne vous parle pas. Surtout quand il s’agit de son patron. Tout autre employé aurait montré des signes d’inquiétude, aurait peut-être sué quelques gouttes, aurait gesticulé, croisé et décroisé les jambes… eh bien, là, ce n’était pas du tout le cas. Markus avait passé dix minutes, peut-être quinze, sans bouger. Parfaitement stoïque. C’était inouï, maintenant qu’il y repensait. Cet homme était incontestablement doté d’une grande force mentale.

À cet instant, Markus était juste figé par le sentiment très inconfortable de l’incertitude. Il ne comprenait pas ce qui se passait. Pendant des années, il n’avait jamais vu son patron, et voilà que celui-ci le convoquait pour l’enrober de silence. Chacun renvoyait à l’autre une image de force, sans le savoir. C’était à Charles de parler le premier, mais rien à faire. Ses mots étaient sous scellés. Il continuait de regarder Markus droit dans les yeux, hypnotisé. Dans un premier temps, il avait pensé se débarrasser de lui, mais une seconde hypothèse s’annonçait. Parallèlement à son agressivité, il était évident qu’une certaine fascination naissait en lui. Bien loin de le repousser, il devait le voir à l’œuvre. Il se mit enfin à lui parler :

« Pardon de vous avoir fait attendre. C’est juste que j’aime bien prendre le temps de peser mes mots quand je m’adresse à quelqu’un. Surtout quand il s’agit d’annoncer ce que j’ai à vous dire.

— …

— Voilà, j’ai eu vent de votre gestion du dossier 114. Vous savez, rien ne m’échappe ici. Je sais tout. Et je dois dire que je suis très heureux de vous compter parmi nous. Et en Suède aussi je leur ai parlé de vous, et ils sont très fiers d’avoir un compatriote aussi efficace.

— Merci…

— Mais c’est moi qui vous remercie. On sent que vous êtes une locomotive dans cette société. D’ailleurs, j’aimerais vous féliciter personnellement. Je trouve que je ne passe pas assez de temps avec les bons éléments de l’entreprise. Ça me ferait plaisir de mieux vous connaître. On pourrait peut-être dîner ensemble ce soir, hein ? Qu’est-ce que vous en pensez, hein ? Hein, ça serait bien, non ?

— Euh… d’accord.

— Ah tant mieux, je me fais une joie ! Et puis il n’y a pas que le travail dans la vie… on pourra parler de plein d’autres choses. Je trouve ça bien de casser parfois la barrière entre patrons et salariés.

— Si vous le dites.

— Bon allez, à ce soir… Markus ! Passez une bonne journée… et vive le travail ! »

Markus sortit du bureau, aussi stupéfait que le soleil pendant une éclipse.