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Derrière l’asile de Waverly Hills se dressait une forêt traversée par un ruisseau qui gazouillait gracieusement en serpentant entre les arbres. Le ciel était parfaitement dégagé, sans un seul nuage derrière lequel disparaître. En fin de compte, la Walkyrie se posa dans ce qui faisait office de petite clairière en lisière d’un verger, à moitié cachée par un tertre verdoyant.
L’escalier se déploya et les quatre occupants de l’appareil descendirent à terre. Le spectacle de trois hommes noirs accompagnant une femme blanche était singulier, certes, mais personne n’était là pour les voir comploter.
Maria essaya de redonner du volume à ses jupons froissés et aplatis, mais finit par renoncer.
— Je n’ai vu aucun autre dirigeable arrimé dans les environs, dit-elle, et vous ?
Le capitaine fit signe que non.
— Moi non plus, mais ça ne veut pas dire que la Corneille libre n’est pas amarrée et planquée dans les parages.
— J’imagine qu’elle est plus petite que la Walkyrie.
— En effet, répondit-il, elle fait peut-être la moitié de sa taille, tout compris. Ne vous méprenez pas : elle n’est pas minuscule au point qu’on puisse la cacher en un tournemain. Mais si les gars en bleu sont capables de faire passer une usine d’armement pour un hôpital pour malades mentaux, il faut croire qu’ils sont capables de tout. Pour autant qu’on le sache, ils disposent de docks secrets. Ils sont peutêtre cachés au milieu des arbres, à moins qu’une de ces collines n’en soit pas vraiment une.
Lamar examina avec méfiance les hauteurs l’une après l’autre avant de déclarer :
— C’est possible, capitaine. Mais il n’y a aucune raison de s’arracher les cheveux pour autant.
En descendant l’escalier pliant, le second avait entrepris de se rouler une cigarette. Il se la colla au bec, l’alluma et regarda le ciel.
— Je crois qu’on les a devancés.
— Il faut croire, déclara Maria. Nous avons largué la cargaison et volé à toute allure, à vous entendre. Le dirigeable qui vous revient de droit est lourdement chargé, il n’avance pas vite, du moins c’est ce que vous avez dit. Qu’il ait eu de l’avance ou pas, je crois que nous sommes arrivés ici les premiers.
Elle déposa par terre son fourre-tout en toile, puis son sac à main.
— Qu’est-ce que vous faites ? lui demanda Hainey.
— Je recharge.
Du fourre-tout, elle dégagea une couche de dessous et de bas ainsi qu’une deuxième paire de bottes pour révéler un long sac en toile cousu de poches, comme une ceinture à outils. Chacune renfermait des munitions, si soigneusement réparties que Hainey ne put que s’en émerveiller.
— Pas étonnant que vous vous soyez tant amusée avec cette Gatling ! Vous n’aviez pas besoin de farfouiller dans votre sac à malice pour tirer sans discontinuer.
— Je ne recharge pas souvent, dit-elle sans s’en offusquer, parce que je tire très rarement et, quand c’est le cas, je manque rarement ma cible. Toutefois, je préfère m’équiper différemment pour débarquer dans cet établissement. Il me faut des armes qui aient plus de répondant et de munitions aux cas où les choses se gâteraient.
Elle sortit deux Colts et en ouvrit les barillets.
— Je ne sais pas où je mets les pieds, expliqua-t-elle en chargeant du pouce les cartouches dans les chambres. Douze balles, ça vaut mieux que six, voyez-vous.
— Oh je sais, dit Hainey, hésitant. Vous venez de dire… J’imagine… Bref.
— Il n’y a rien à imaginer, capitaine Hainey. Je vais entrer seule dans l’asile de Waverly, car vous n’avez rien à y faire. Vous êtes venu à Louisville récupérer votre dirigeable, qui risque de débarquer d’un instant à l’autre. En ce qui me concerne, je suis là pour empêcher que l’on mette au point une arme effrayante. Il ne nous reste donc plus qu’à partir chacun de notre côté. Vous allez rester ici à scruter le ciel tandis que j’entrerai pour aller chercher cet Ossian Steen.
— Et que ferez-vous une fois que vous l’aurez trouvé ? demanda le capitaine.
— J’improviserai, dit-elle avec un accent traînant tout en finissant de charger ses Colts, qu’elle glissa dans un ceinturon qui avait été percé de trous supplémentaires pour s’adapter élégamment à sa taille fine. Elle le ceignit, le boucla et soupesa chaque revolver avant de les rengainer. Elle glissa le bras sous la fine bandoulière de son sac et saisit la poignée du fourretout de l’autre main.
— Messieurs, déclara-t-elle, il me semble que c’est ici que nos chemins se séparent. Ce fut… ce fut un plaisir des plus singuliers. Ou tout du moins, une véritable aventure. Je vous remercie de m’avoir laissé utiliser votre dirigeable, et de votre confiance, si je l’ai un tant soit peu gagnée.
— Merci de ne pas nous avoir flingués, lui dit Siméon, en plissant les yeux, l’air sceptique.
Maria hocha la tête, se faisant à l’idée que la reconnaissance du second n’irait pas plus loin. Elle adressa également un signe à Lamar, qui n’avait pas ouvert la bouche, même pour lui dire adieu, et prit une profonde inspiration. Elle rajusta son chapeau, puis le laissa retomber entre ses omoplates, retenu par le ruban de velours rouge qu’elle avait autour du cou.
Puis elle se tourna vers Hainey :
— Eh bien, capitaine, je vous souhaite bonne chance.
— Bonne chance à vous, Belle Boyd, répondit-il.
Et tandis qu’elle s’éloignait en direction du sinistre bâtiment qui se dressait au milieu des bois, elle l’entendit dire dans son dos :
— Voilà bien la dernière chose que j’aurais jamais cru dire un jour !
Cet encouragement, ou l’idée qu’elle l’avait mérité, la réconforta presque, et elle espéra sincèrement que tout irait bien pour eux, aussi étrange que cela puisse paraître.
En bas de la butte, une fois qu’elle eut traversé l’arche du pont en bois qui enjambait le cours d’eau, Maria se dirigea vers l’édifice obscur. Ce bâtiment de quatre étages projetait son ombre spectrale sur le pâturin bleu d’où le Kentucky tirait son surnom1. La construction semblait littéralement aspirer son environnement : le ruisseau qui coulait vers lui, les arbres qui penchaient dans sa direction, et jusqu’à la terre qui semblait se froisser sous son poids énorme et tout ce qu’il renfermait d’épouvantable…
Et elle aussi s’y sentait attirée, comme tout le reste.
Elle traversa à grands pas la forêt et s’éloigna de la Walkyrie en remontant la route. Elle dissimula le ceinturon des Colts sous un châle noué et s’accrocha à ses sacs d’un air décidé. Elle comptait annoncer qu’elle se présentait pour un poste d’infirmière. Elle escalada le petit talus qui bordait la chaussée, puis le longea comme si elle n’avait rien à cacher et n’entretenait nulle intention qui ne soit franche, amicale et totalement détachée de toute préoccupation militaire ou d’espionnage.
Sur la pelouse de l’entrée, on voyait çà et là des malades, ou des gens qui se faisaient passer pour tels. Et derrière eux se dressait le Waverly.
C’était un édifice massif, en brique du rez-de-chaussée jusqu’au toit, couronné de quatre gargouilles monstrueuses, chacune de la taille d’un petit cheval. Elles étaient réparties uniformément sur le rebord du toit, la gueule béante, l’air aux aguets…
Maria eut un frisson.
Elle se ressaisit, se redressa, empoigna fermement ses bagages et s’engagea sur l’allée qui conduisait à la propriété. L’entrée principale se trouvait juste sous les gargouilles, évidemment, et il lui fallut emprunter pour y parvenir un petit chemin sinueux et recouvert de gravier. Çà et là, des infirmières, des aides-soignants, des malades, voire un médecin ou deux lui jetèrent des regards suspicieux. Mais elle était déterminée à préserver les apparences et poursuivit son chemin la tête haute, tenant dignement ses bagages à la main, jusqu’à ce qu’elle arrive à l’entrée du bâtiment.
Il s’agissait d’une porte à double battant équipée d’un loquet et d’un heurtoir rond en fer. Sans tenir compte du heurtoir, elle ouvrit le battant droit et passa la tête à l’intérieur. Elle n’aperçut sur le côté qu’un couloir comme on en trouve dans n’importe quel établissement neuf et propre, avec ses médecins, ses patients et ses diverses activités.
Deux chariots d’hôpital étaient abandonnés contre un mur. Une chaise roulante se tapissait au bout d’un couloir. On voyait de-ci de-là un homme ou une femme errer, pieds nus, d’une chambre à l’autre.
Elle entra pour de bon et posa par terre son fourre-tout, tenant fermement son sac à main et serrant son châle à la taille.
— Bonjour ! Il y a quelqu’un ?
Aucun des patients ne la remarqua ni ne manifesta l’envie de lui répondre. Une infirmière en uniforme duveteux couleur ivoire fit cependant son apparition et lui demanda, sur un ton ferme et professionnel :
— Vous désirez ?
Ce n’était pas tant une question qu’une façon de faire comprendre à Maria qu’elle n’avait pas sa place ici et que l’hôpital était désormais au courant de sa présence. Il s’agissait également d’un avertissement : elle se trouvait dans un endroit régi par la discipline et on n’y tolérait aucun débordement.
L’infirmière était une femme menue à l’œil vif et aux cheveux jaunes noués sous son bonnet. Elle ne donnait pas l’impression d’être une personne capable d’émettre autant de sous-entendus en deux mots, mais n’était visiblement pas non plus habituée aux tergiversations et à l’impertinence.
Maria ne tergiversa donc pas, et demanda sans la moindre impertinence :
— Je suis bien dans un hôpital, n’est-ce pas ?
— C’est un hôpital, oui.
— Je suis à la recherche d’un emploi.
— Et moi, je suis reine du Cachemire, répliqua l’infirmière sans la moindre hésitation.
— Pardon ?
— Je sais qui vous êtes, déclara l’infirmière. J’ai vu plusieurs photos de vous. La dernière fois, c’était sur l’affiche d’une pièce qu’on donnait à Lexington, il y a de cela quelques années. Dites-moi plutôt ce que vous venez faire ici, Belle Boyd.
En dévisageant cette petite bonne femme qui ne tournait pas autour du pot, Maria réfléchit à la marche à suivre. Elle ouvrit la bouche, la referma, puis finit par dire :
— Si ma réputation m’a précédé, ce n’était pas voulu. Et je ne veux absolument pas causer d’ennuis, ajouta-t-elle.
Ce n’était pas tout à fait faux, et quand bien même, elle ne se serait pas gênée pour l’affirmer malgré tout.
C’est alors qu’une femme au regard fou surgit au détour du couloir le plus proche et s’immobilisa à une demi-douzaine de mètres. Elle avait les pieds nus et les cheveux couleur de feuilles mortes. À sa chemise dépenaillée pendaient des sangles révélatrices.
— Madeline, je ne sais pas ce que vous fabriquez en dehors de votre chambre, dit l’infirmière, distraite par l’apparition, mais vous feriez mieux d’y retourner avant que le docteur Williams ne vous voie traîner à l’extérieur.
— Elle est là pour Smeeks, dit l’intéressée.
Maria fit la grimace.
— Je… je suis désolée, dit-elle, mais je ne connais aucun monsieur Smeeks.
— Professeur Smeeks, se dépêcha de préciser Madeline, avant que l’infirmière ne l’interrompe. Bien sûr que vous ne le connaissez pas. Vous ne l’avez pas encore rencontré.
— Retournez dans votre chambre, Madeline.
La malade prit soin de ne pas faire le moindre geste. Elle semblait savoir quelque chose que Maria ignorait, et ses yeux étaient rivés à ceux de l’espionne, liés à son regard plus solidement qu’elle-même n’avait été attachée dans sa chambre.
— Ce n’est pas ce que vous croyez, déclara-t-elle. Smeeks non plus n’est pas celui que vous croyez. C’est Steen qui est derrière tout ça.
— Steen, dit Maria en regardant Madeline, puis l’infirmière. Elle a vu juste. Il faut que je parle à Steen. Ossian Steen, c’est bien ça ?
L’accueil de l’infirmière avait été pour le moins sec, mais ce fut d’une voix absolument glaciale qu’elle lui répondit :
— Il y a bien un Ossian Steen ici. Si vous êtes venue travailler avec lui, ou pour lui, dans ce cas…
Voyant où elle voulait en venir, Maria se lança :
— Non, non, je désire simplement m’entretenir avec lui. D’une question d’ordre professionnel.
— Une question d’ordre professionnel, répéta l’infirmière, l’air méprisant.
Mais il se passa alors quelque chose, et le regard qu’elle portait sur Maria changea du tout au tout. Un nouvel élément était venu perturber sa façon de voir les choses.
Madeline fit demi-tour. Avant de regagner sa chambre, comme on lui en avait intimé l’ordre, elle s’adressa à l’infirmière :
— Vous devriez lui parler. Elle a l’intention de contrecarrer ses projets.
Sur quoi elle s’en alla. Une deuxième infirmière, plus âgée et vêtue d’une ample tenue grise qui dénotait son grade, rejoignit la première et lui demanda :
— Un problème avec Madeline, Anne ?
— Plus maintenant, répondit l’autre, qui enchaîna avant que Maria ait le temps de la saluer : voici Maria, qui recherche du travail. Je m’apprêtais à m’entretenir avec elle et à voir si nous avions un poste de libre. Mais pour ça, il nous faut discuter un peu afin de déterminer le type de tâches qui lui conviendrait le mieux.
La plus âgée jugea Maria du regard, telle une mule qu’elle aurait été sur le point d’acheter.
— Elle est assez grande, et elle a l’air solide. Il faudra cependant cacher ça un peu mieux, ajouta-t-elle en désignant son décolleté. Certains des patients masculins ici ne peuvent pas voir une phalange nue sans s’exciter et se comporter comme des rustres. Cela dit, Anne, je compte sur vous pour évaluer ses compétences et l’affecter à un poste. Je vais vérifier que Madeline a bien regagné sa chambre. Une vraie enquiquineuse celle-là, alors on n’est jamais trop prudent…
— C’est sûr, dit Anne à mi-voix pour abonder dans son sens. Et merci, madame Hendricks. Venez avec moi, Maria, lui dit-elle sèchement. Nous allons avoir ce petit entretien dans la salle de repos des infirmières, nous y serons plus tranquilles.
Maria récupéra ses sacs et la suivit devant la salle de garde des infirmières où celles-ci se retrouvaient pour jacasser comme des pies, le visage grave dans leurs volumineuses robes. Elles passèrent ensuite devant une buanderie où des sacs de linge gros comme des tonneaux pendaient du plafond, attendant d’être vidés, triés et mis à sécher. Après les cuisines, elles tournèrent dans un couloir qui donnait sur un salon vide à l’exception d’un chat aux yeux verts. L’animal bâilla, s’étira et se contenta de les ignorer.
Anne fit signe à Maria de s’asseoir sur la banquette capitonnée la plus proche, après quoi elle s’installa en face, de manière à se pencher vers elle pour ne pas avoir à parler trop fort.
— Vous n’êtes pas ici pour travailler avec lui, n’est-ce pas ? Je veux dire, ce n’est pas votre genre. Pas avec un individu de cet acabit. Et pas au détriment de Danville, ça m’étonnerait.
— Ça ne coûte rien de le penser, lui répondit Maria. Je n’arrive pas à remettre votre accent, mais je présume que vous êtes née en Floride, ou bien dans le sud de la Géorgie. Je me trompe ?
— Valdosta, lui expliqua l’infirmière blonde. Vous avez une bonne oreille.
— À ce qu’il paraît. Et pour être tout à fait honnête avec vous, je ne suis pas ici à titre officiel pour servir les intérêts de la Confédération… à mon grand regret, croyez-moi. On m’a renvoyée comme une malpropre, mais ma loyauté demeure. C’est elle qui m’amène ici, à la rencontre d’un savant qui ourdit un abominable projet militaire. Cet Ossian Steen se prépare à détruire ma terre natale, et j’aimerais… (Elle chercha le mot qu’avait employé Madeline.) … contrecarrer ses plans.
Anne acquiesça d’un air résolu.
— Je comprends. J’aimerais bien voir ça, et pas seulement pour moi, ni pour le Sud, ni par simple amour de la justice.
— Pour quelle raison, alors ?
— Parce que Steen est un salaud et un monstre. Pire encore… Mais je préfère m’abstenir de tels débordements de langage devant le chat. C’est un être cruel, abominable et…
— Répugnant ? suggéra Maria. Je crois savoir qu’il fabrique une arme et qu’il a mis son talent scientifique au service de projets maléfiques. Il serait en train de mettre au point un canon solaire pour détruire notre capitale.
— C’est vrai, dit Anne, mais je crois que vous vous méprenez à son sujet, ou plutôt que vous le confondez avec quelqu’un. Steen n’est pas savant lui-même. C’est une brute, un voyou et un manipulateur…
— Je ne comprends pas…
Anne se releva d’un bond.
— Je vais vous montrer. Suivez-moi, mais ne touchez à rien, et si l’un des malades cherche à porter la main sur vous, faites tout ce que vous pouvez pour l’en empêcher. Il leur est formellement interdit de prendre des libertés, même s’ils l’oublient trop souvent.
L’infirmière l’emmena à la hâte dans un autre couloir jonché de rebuts médicaux : bassins hygiéniques, plateaux de médicaments, sangles et lanières diverses.
— Nous sommes vraiment ici dans un hôpital destiné aux gens atteints de troubles mentaux ? demanda Maria en cours de chemin pour en avoir le cœur net.
— En effet. Nous ne sommes ouverts que depuis un an ou deux.
— Je pensais qu’il ne s’agissait que d’une couverture pour un laboratoire d’armement. Du moins c’était ce que laissaient entendre les renseignements que l’on m’a communiqués.
— C’est drôle, dit Anne sans le moindre humour. Par ici, en bas.
Elle désigna un escalier qui descendait au sous-sol. Elle releva sa jupe, dégringola les marches et ouvrit une porte.
— Professeur Smeeks ? lança-t-elle. Professeur Smeeks, je vous ai amené de la visite.
Ce fut la petite voix d’un homme épuisé qui lui répondit.
— De la visite ?
— Oui, professeur Smeeks. C’est moi, Anne.
Elle fit signe à Maria de pénétrer dans le sous-sol.
— Et voici Maria, ajouta-t-elle. Elle, elle…
Faute de mieux, elle se borna à dire :
— Elle est venue pour nous aider.
— Nous aider ?
— Oui, monsieur, confirma Maria, avant même de voir celui à qui elle s’adressait. S’il vous plaît, me serait-il possible de…
Elle regarda Anne pour obtenir son approbation, et poursuivit :
— …me serait-il possible de vous parler ?
L’infirmière lui serra le bras.
— Je vous en conjure, ne le brusquez pas, lui dit-elle tout bas.
L’intéressé trottina autour de la table comme un rongeur nerveux, tout en jetant un regard méfiant à Maria et Anne. Le professeur Smeeks était un homme aux cheveux blancs de plus de soixante-dix ans. Il nageait dans des vêtements amples, l’air visiblement à bout de forces, et portait au front une loupe de bijoutier.
— Oui ? dit-il en se tordant les mains. Ah, Anne. Vous êtes seule. Ou plutôt, vous n’êtes pas seule, mais vous n’avez pas… amené Steen. Ni… ni le petit, ajouta-t-il tristement.
— Monsieur…
Anne s’avança pour lui prendre le bras.
— Vous m’en voyez confuse, monsieur, mais non. Cependant, voici Maria…
— Et elle est venue nous aider ?
— Tout juste. Voudriez-vous lui montrer votre travail ? Elle s’intéresse beaucoup à ce que vous faites ici, et je vous le promets, lui glissa-t-elle à l’oreille, ce n’est pas une amie de Steen.
— Pas une amie de… cet individu. Comment s’appelle-t-il, déjà ? Je ne m’en souviens plus, Anne.
— Steen, monsieur. Il n’y a pas de mal, ne vous inquiétez pas. Simplement, pourriez-vous lui montrer votre travail ?
— Mon travail ?
— Oui, monsieur, votre travail. Vous serait-il possible de lui donner un aperçu de votre dernier projet ? Vous vous rappelez, monsieur ? Celui que vous êtes en train de réaliser pour récupérer Edwin.
Elle lui tapota l’avant-bras et il acquiesça.
— Pour récupérer Edwin.
Il leva les yeux vers Maria.
— Le militaire, bredouilla-t-il, la lèvre tremblante, il m’a pris mon assistant. Un excellent collaborateur, et un brave garçon. Il me l’a enlevé, et je crois bien qu’il veut lui faire du mal, à cet enfant, si je n’arrive pas… si je ne fais pas…
Il se tortilla les doigts.
— Venez avec moi, s’il vous plaît.
Il les fit pénétrer au cœur de son laboratoire, un local sombre éclairé par des lanternes, des lampes et quelques minces fenêtres alignées en haut du mur est. Des récipients en verre de toutes les tailles et de toutes les formes, pouvant servir à quantité de choses, s’entassaient de table en table, ainsi que des tubes en cuivre, en étain et en acier, empilés comme des fagots. Le sol était jonché de morceaux de papier noircis de minuscules pattes de mouche. Au plafond étaient accrochés des modèles réduits de projets achevés ou à venir.
Mais au fond, sous la lumière grisâtre et insipide qui filtrait par la plus longue des minces fenêtres, se trouvait un engin presque aussi massif que le moteur principal de la Walkyrie. Assemblage de tuyaux et de plateaux divers, il intégrait toute une série élaborée de lentilles, sorte de croisement entre un microscope et un télescope, le tout soudé au cadavre d’acier d’un pont suspendu.
Il y avait là des lentilles de toutes tailles : certaines étaient à peine plus grosses que l’ongle du pouce, mais celles qui étaient montées face au tableau de bord avaient les dimensions d’une vitre. Un siège était installé face à ce panneau de commandes plein de boutons et de manettes. Par comparaison avec cet engin stupéfiant, et qui l’était d’autant plus qu’elle ne faisait qu’entrevoir à quoi il pouvait bien servir, Maria trouva que le dirigeable avait l’air d’un jouet à ressort.
— Professeur Smeeks, demanda-t-elle, s’agit-il là d’un… canon solaire ?
— Un canon solaire ?
Il ôta la loupe de bijoutier pour chausser à la place des lunettes qui étaient jusque-là glissées dans sa poche de poitrine.
— Quelque chose dans le genre. Vous parlez du brevet déposé par le professeur allemand ? Ce gentleman du Territoire de Washington ?
— Il me semble.
— J’ai oublié comment il s’appelait. Il avait fabriqué un canon solaire portable, sans doute conçu pour un colosse doté d’une parfaite coordination. Splendide prototype que celui-là, à n’en point douter. Seulement il n’était pas plus dangereux qu’un gros fusil, ou peut-être qu’un canon à grande capacité. Vu ses dimensions…
Il ouvrit la bouche pour continuer, mais sembla avoir perdu le fil de ses pensées.
— Vu ses dimensions, c’était, ce n’était… qu’une arme individuelle destinée à abattre un seul adversaire, et non une arme de destruction massive. Pas comme… ceci.
— Et comment l’avez-vous baptisé ? lui demanda Maria.
Elle effleura l’armature métallique, aux endroits qui lui semblaient les plus inoffensifs.
— Il n’a pas de nom. Tant que ce dirigeable ne sera pas arrivé, avec la dernière pièce, pour que je puisse l’achever et…
Ce fut les larmes aux yeux qu’il termina sa phrase :
— Et récupérer ce pauvre Edwin. Et cet animal a intérêt à me le renvoyer sans une égratignure !
Il se retourna pour tripoter l’une des petites lentilles, plongea la main dans un trou destiné à recevoir une pièce de la taille d’un poing d’enfant. Il le tapota avec l’ongle, tout en fredonnant un air triste, avant de lever à nouveau les yeux vers Anne, l’air surpris.
— Anne ! Qu’est-ce que vous fabriquez ici ? J’espère que vous n’avez pas attendu trop longtemps… Vous auriez dû vous manifester ! Je suis ravi de vous voir, comme toujours. C’est drôle qu’Edwin n’ait rien dit. Et où est-il, ce cher petit ? Vous l’avez vu ? Je croyais qu’il devait m’apporter le souper.
Anne jeta à Maria un regard pour l’implorer de faire preuve de compassion, puis lui prit le bras pour la guider dehors.
— Je suis vraiment navrée de vous avoir dérangé, professeur Smeeks, dit-elle au préalable. Nous ne voulions en aucun cas vous importuner, mais voici Maria, qui visite l’installation. Vous nous avez montré toutes sortes de choses extraordinaires, et nous allons maintenant vous laisser à votre travail. Merci encore de nous avoir consacré du temps.
Sur le chemin des escaliers, Anne dit doucement :
— Vous voyez ? Innocent comme l’agneau qui vient de naître. Il ne travaille que lorsqu’il se rappelle qu’il y est tenu. Et quand il oublie…
— Qui est Edwin ? demanda Maria.
— Un orphelin, fils d’un patient mort ici. Il vit en bas, avec le professeur, qui l’a pris comme apprenti. C’est un garçon gentil et patient : il est d’un grand réconfort pour le professeur, lequel a perdu la tête, comme vous avez pu le constater. Quel dommage ! C’était autrefois un inventeur de génie, brillant et chaleureux. Il passe le plus clair de son temps dans la confusion et la mélancolie, et tout ce qu’il sait, c’est qu’il adore ce gamin.
— Et cet Ossian Steen, demanda Maria, il s’est emparé de l’enfant ? C’est ainsi qu’il manipule ce malheureux ?
— Exact. Il enferme le petit avec lui, dans une des dépendances où il se fait lui-même passer pour un médecin. Il va de soi qu’on ne le laisse pas s’approcher des malades, ou plutôt qu’il ne s’intéresse absolument pas à eux, et c’est aussi bien. Il ne saurait que leur faire du mal, ce qui ne le dérangerait pas le moins du monde. Mademoiselle…
L’infirmière hésita un instant, ne sachant pas comment l’appeler au juste.
— Mademoiselle Boyd, reprit-elle, je voudrais que vous compreniez que, même si je n’ai pris fait et cause pour aucun des deux camps dans ce détestable et interminable conflit, je serais enchantée de voir disparaître cet affreux lieutenant-colonel. Je ne supporte pas une telle cruauté… Et encore moins à l’encontre d’un pauvre vieillard et d’un enfant innocent.
Maria prit son courage à deux mains en prévision de la suite.
— Conduisez-moi à Ossian Steen, lui demanda-t-elle calmement. Nous allons régler ça tout de suite.
1 Le Kentucky est surnommé « the Bluegrass Country » (NdT).