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BEAUREGARD HAINEY
Sur l’aire d’entretien, Lamar était plongé jusqu’à la taille dans les entrailles de la Walkyrie, le vaisseau militaire de l’Union. Dans le compartiment hydraulique où le mécanicien, en nage malgré le froid, jurait comme un charretier, les grognements faisaient écho aux féroces tours de clé. L’outil lui échappa des mains et tomba par terre. Siméon le ramassa et le lui rendit avec un sourire qui présageait le pire.
Un corpulent homme blanc se laissa tomber à terre depuis le volet de la soute. En voyant Siméon, il interpella Lamar :
— Hé, Larry, c’est un copain à toi ?
Lamar sortit la tête du compartiment hydraulique, comprit qui lui avait passé la clé et répondit :
— Oh, oui. C’est un ami. Aucune raison de s’inquiéter.
Ce à quoi le second du vaisseau répondit :
— Faudrait voir à pas me prendre pour un benêt !
En deux amples foulées, avant que l’autre ait le temps de dire ouf, Siméon lui tomba dessus et lui balança un violent crochet du droit. Le mécano s’écroula, se cognant au passage la tête sur le volet de la soute.
— Eh, Sim, j’aurais préféré que t’évites ça, lança Lamar depuis les entrailles de la Walkyrie.
— Pourquoi donc ? demanda Siméon, qui traînait déjà le gros homme hors de vue sous l’appareil, derrière l’aire d’embarquement.
— Parce que ce bidule n’est pas encore prêt à voler, et que le frère de ce type ne va pas tarder à le chercher. Il vient de sortir discuter le bout de gras avec un gus qui voulait voir le capitaine.
— C’est son frère, le capitaine ?
— Non, mais il est allé lui parler. Ça m’étonne qu’il n’ait pas encore rappliqué. Il est parti avec un gars plus âgé, aux cheveux grisonnants. Il semblait pas être du coin.
Siméon se débarrassa du type assommé, lui lâcha les pieds et revint auprès de Lamar. Il se glissa sous le panneau ouvert, de façon à ne pas être identifiable, à défaut de devenir invisible. Aux yeux des passants, ce n’était plus qu’un mécanicien parmi tant d’autres, dont on n’apercevait que le bas du corps.
— Combien de temps il te faut pour qu’il soit prêt à décoller ? s’enquit-il.
— J’ai presque fini, répondit Lamar en fouillant dans sa trousse à outils à la recherche d’un tournevis de la bonne taille. J’ai juste besoin d’une minute. Et puis, ajouta-t-il en se tournant pour bousculer le second d’un coup d’épaule, j’ai besoin de place. Un de nous deux est de trop dans cette écoutille. Où est le capitaine ?
— Juste derrière moi, en train de récupérer le Crotale et le reste de nos affaires dans la calèche.
— D’accord. Laisse-moi encore… dans les cinq minutes à tout casser. Ça suffira amplement pour boucler ça et refermer l’écoutille.
— Et sinon, ils sont combien, à bord de cet appareil ? De qui d’autre on doit encore se méfier ? lui demanda-t-il à mi-voix.
— Je sais pas trop. Y a pas vraiment d’équipage… Enfin, si, bien sûr, mais ces mecs sont descendus à terre il y a deux jours, et ils ne reviendront pas avant ce soir, quand le zinc sera prêt à décoller. Il y a le mécano, son frangin, et un troisième gars. Je crois que c’est censé être un mécanicien, lui aussi, mais il ne vaut pas tripette. On aurait dit qu’il ne voyait pas du tout ce qui clochait, alors que cet engin pisse l’huile de piston et le liquide de conduite de commande par tous les trous.
Lamar renifla d’un air dédaigneux et s’essuya le front de l’avant-bras.
— Ça fait trois en plus du type dont tu parlais, celui qui est venu dire un mot au capitaine.
— S’il rapplique avec le frangin du mécano, oui. Bon, maintenant, descends de l’écoutille et laisse-moi finir dare-dare. Si le capitaine a bien calculé son coup, on aura juste à s’envoler dans ce truc, et le tour sera joué.
Siméon se pencha, puis s’accroupit pour sortir.
— Et qu’est-ce que tu fais des agents de sécurité ?
La voix de Lamar lui parvint étouffée du ventre de l’engin :
— Ce sera pas un problème tant qu’on n’aura pas décollé. Et si ça se trouve, on arrivera à les semer. Qui sait, avec un peu de chance…
— Faut espérer, dit Siméon, non par manque de confiance dans le capitaine, mais parce qu’il ne croyait guère à la chance.
Quand le second se retrouva dehors, il eut l’impression d’entendre comme un bruissement à l’intérieur de la Walkyrie. Il saisit son revolver et monta à pas feutrés, plié en deux, l’escalier qui permettait d’accéder à l’appareil.
Bien sûr, c’était juste pour la frime.
Il n’avait pas l’intention de tirer sur qui que ce soit, et cela pour plusieurs raisons : d’abord, on n’ouvre pas le feu dans un espace clos et métallique, étant donné que les balles ricochent ; ensuite, le bruit alerterait tout le monde sur l’aire, y compris les agents de sécurité. Or, il n’était pas question d’attirer l’attention, et il n’avait certainement pas envie de faire du chambard avant que le capitaine se trouve à bord.
Et enfin, détail essentiel s’il en est : on ne tire pas au petit bonheur la chance dans une boîte de conserve reliée à un immense réservoir d’hydrogène, à moins d’avoir envie de se retrouver éparpillé aux quatre coins du Kansas.
Arrivé en haut de l’escalier, il se déplaça avec un silence étonnant pour sa taille, l’arme collée à la poitrine, à l’abri des regards. Il passa la tête dans la soute et pivota pour vérifier qu’il n’y avait personne derrière lui, qu’il était bien seul dans le compartiment.
Il examina superficiellement les caisses de munition, puis jeta un œil au pont principal, où six sièges pivotants étaient fixés au sol. Trois d’entre eux faisaient face au pare-brise en verre bombé tandis que les autres étaient affectés aux postes d’armement du vaisseau.
— Ça rigole pas, dans cet engin, pensa-t-il tout haut.
Il glissa ses doigts sur les manettes des canons automatiques rotatifs, passa en revue les boutons et les leviers qui commandaient le largage de bombes et autres projectiles explosifs. Il y avait même deux tourelles pivotantes abritées par d’épaisses bulles en verre qui dépassaient du ventre et du flanc de l’appareil.
De l’autre côté de la passerelle, une autre porte devait conduire à un dortoir ou à des toilettes, mais un juron mal étouffé de Hainey détourna l’attention de Siméon. Il regagna la soute, enjamba les caisses puis descendit l’escalier pour retrouver le capitaine, qui transportait les provisions de toute la fine équipe, telle une mule en manteau bleu.
— Tiens, lui dit Hainey quand il l’aperçut. Prends ça. Mets-le à bord. Je suppose qu’on a la situation bien en main ? déclara-t-il du ton naturel de l’homme qui sait qu’il vaut mieux éviter de chuchoter.
Tout le monde tend l’oreille quand quelqu’un chuchote, et ceux qui s’expriment de la sorte ont quelque chose à cacher.
— Oui, capitaine, plus ou moins, répondit Siméon.
Sans donner davantage de précisions, il attrapa la moitié du chargement du capitaine et le porta nonchalamment en haut de l’escalier, Hainey lui emboîtant le pas.
Une fois dans la soute, celui-ci demanda des précisions.
— Qu’est-ce que ça veut dire, « plus ou moins » ?
— Ça veut dire ce que ça veut dire, rien de plus. Si on se dépêche, on peut faire décoller la belle sans trop attirer l’attention. Je me suis occupé du mécano et les deux autres sont absents, pour l’instant.
— Et le reste de l’équipage ?
— Tous à la picole et aux putes dans le quartier des bleus. Ils reviendront pas avant ce soir.
Hainey arqua un sourcil tandis qu’il hissait le plus lourd de ses paquets sur une caisse.
— On dirait un signe du ciel, dit-il. À moins que quelqu’un ne nous joue un sale tour. Qu’en dit Lamar ?
— Il pense qu’on ferait mieux de se grouiller, et qu’à part les agents de la sécurité, personne ne s’apercevra de rien. Une fois qu’on aura décollé, il vous fait confiance pour nous garder en l’air et en un seul morceau. Et le Crotale ? demanda le second.
— Dans le fond de la calèche. Je peux le porter, mais pas grand-chose d’autre avec. Je descends le chercher pendant que tu restes ici et que tu couvres Lamar. Si les autres mécanos reviennent, il risque d’avoir besoin d’un coup de main. Combien de temps encore avant que ce coucou ne soit en état de voler ?
— Moins de temps qu’il ne vous en faudra pour récupérer le Crotale, répondit Siméon. Vous êtes sûr que… Je veux dire : vous pensez vraiment qu’on en aura besoin ? Regardez-moi cet appareil, capitaine. Armé jusqu’aux dents, qu’il est. J’ai jamais vu autant de pétoires dans un vaisseau.
— Y en a-t-il dans le tas qu’on puisse emmener avec nous ? demanda Hainey en se raclant la gorge.
— Eh bien non. Elles sont toutes solidement fixées, je dirais.
— Alors je retourne chercher le Crotale, annonça le capitaine en redescendant l’escalier. Soyez prêts à décoller à mon retour. Tu as entendu ? lança-t-il cette fois à Lamar, toujours sous l’écoutille.
— Oui, capitaine. Entendu.
— Et tu seras prêt ?
— Ouaip, promit le mécanicien.
— Parfait.
Hainey retourna à la lisière de l’aire d’entretien, car on n’avait pas le droit de pénétrer en fiacre dans le secteur où l’on procédait aux réparations, et il voulait se faire remarquer le moins possible.
Il n’y avait pas énormément de monde, mais on trouvait ici et là quelques réparateurs et mécaniciens comme Lamar, même s’ils étaient blancs pour la plupart. Hainey aperçut bien un Asiatique qui avait l’air chargé d’une tâche importante, mais il ne s’arrêta pas pour lui poser des questions. Il se contenta de le saluer discrètement de la tête quand il croisa son regard : le monde entier avait fichtrement intérêt à se figurer qu’il n’allait pas faire d’histoires, non m’sieur, pas de ça chez nous.
Les chevaux s’ébrouèrent et dansèrent d’un pied sur l’autre, la calèche se balançant lourdement, quand le capitaine sauta à bord, puis sortit le Crotale de sa caisse et le laissa glisser par terre. Il releva le col de sa veste et s’étira le dos et les bras en vue de le soulever une fois de plus.
Au bord du trottoir, il constata que le petit mulâtre qui travaillait pour Barebones l’observait avec intérêt, peut-être à la demande expresse de son employeur, ce qui n’aurait pas étonné Hainey de sa part.
— Hé, toi là-bas, lança-t-il en désignant le gamin du doigt pour qu’il n’y ait pas de confusion possible.
L’intéressé eut un mouvement de recul.
— Moi ?
— Oui, toi. Viens ici, tu veux ?
Le gamin traversa furtivement la moitié de pâté de maison qui les séparait, tremblant comme une feuille.
— Oui, monsieur ?
— Nom d’un chien, fiston, redresse-toi ! On ne te respectera jamais si tu te ratatines comme ça sans arrêt, bon sang.
— Oui, monsieur, dit-il d’une voix plus assurée. Vous savez, je suis juste commis de cuisine.
— Raison de plus pour te montrer digne. Plus droit, que diable ! Bon, c’est mieux. Maintenant, je vais te poser une question : il y a longtemps que tu travailles pour Barebones ?
— Depuis toujours, ou presque. Je ne me rappelle plus.
— Très bien, d’accord. Tu as confiance en lui ?
— Bien sûr, monsieur.
— Allons, ne me mens pas. Je le sens, quand un jeune me raconte des histoires. J’ai eu ton âge, moi aussi, tu sais.
— Non, monsieur, je ne lui fais pas confiance. Mais c’est pas un mauvais bougre.
Hainey hocha lentement la tête.
— C’est exact. Je dirais à peu près la même chose si on me le demandait. Laisse-moi donc te poser une autre question : as-tu un cheval, ou un animal du même genre ?
— Même pas une mule, monsieur.
— Même pas une mule, répéta-t-il. Très bien. Si je te donnais ces deux chevaux… et ils ne valent pas grand-chose, je sais, mais si je te les donnais, à ton avis, est-ce que Barebones te les prendrait, ou est-ce qu’il te les laisserait ?
Le garçon réfléchit un instant.
— Je crois qu’il prendrait sans doute le meilleur et me laisserait l’autre.
— Et moi je pense que tu as raison.
Hainey ramassa la caisse du Crotale et la hissa, non sans effort.
— En tout cas, ils sont à toi.
— À moi ?
— Tu as bien entendu. Je n’en ai plus besoin. Prends aussi la calèche, et ramène-la tout de suite à Barebones. Dis-lui qu’on le remercie de nous avoir accueillis et donné de son temps, enfin, façon de parler. Explique-lui que les chevaux sont à toi, mais qu’il peut garder la calèche si ça lui chante. Ou bien la balancer du haut d’une falaise, pour ce que j’en ai à faire.
Le gamin se dérida, tout en restant perplexe.
— Merci, monsieur ! s’exclama-t-il, ne voulant paraître ni ingrat ni indifférent.
— De rien. Et tiens-toi droit, toujours. Sinon, tu resteras un gosse toute ta vie.
Sur ce, Hainey repartit en direction de l’aire d’entretien où était amarrée la Walkyrie, sans un regard en arrière.
Il avait fait la moitié du chemin lorsque retentit le premier coup de feu. Le deuxième éclata peu après, suivi sans tarder d’un troisième puis d’un quatrième.
Hainey essaya de deviner ce qui se passait.
Quelqu’un était revenu.
Siméon avait été contraint d’ouvrir le feu pour rester maître du dirigeable. C’était un bon officier en second, et un homme très futé, trop même, pour tirer s’il n’y était pas obligé. Quant à Lamar, dissimulé là-haut sous l’écoutille, avait-il glissé un pistolet dans sa ceinture à outils ? Il ne s’en souvenait pas, faute d’y avoir pris garde, pressé qu’il était.
La caisse du Crotale ballottait contre ses cuisses, ses genoux et ses tibias : il s’arrêta de courir pour la poser à terre. Cent mètres plus loin, une fusillade avait éclaté sans qu’on l’y invite. Il n’avait pas envie d’en arriver là, mieux valait s’en dispenser, mais il ouvrit la caisse d’un coup de pied et dégagea le Crotale de son lit de sciure et de copeaux de bois tandis que les tireurs s’échangeaient une nouvelle volée de plomb.
Des gens le dépassaient en courant et l’évitaient comme l’eau d’un torrent contournant un rocher, qu’ils se ruent vers le tapage pour voir ce qui se passait ou qu’ils tentent d’y échapper. Le bruit s’intensifia à mesure que les hommes se mirent à crier pour demander de l’aide et donner l’alerte.
Mais il avait réussi à hisser le Crotale, toujours chargé depuis la veille. La bande de cartouches lui pendait au bras, et à droite, la manivelle n’attendait plus qu’on la tourne. Il changea de position, ajusta la mitrailleuse sur son épaule et continua à progresser, du pas lourd auquel ce chargement le réduisait.
Il ne tarda pas à apercevoir la Walkyrie.
Lamar ne se trouvait pas sous le panneau extérieur, qui était baissé : il fallait espérer qu’il ait terminé son travail, même s’il n’avait pas eu le temps de refermer derrière lui. Le volet de la soute était ouvert, les marches escamotables dépliées. Cependant, on entrevoyait les bras hâlés de Siméon, répliquant aux tirs de la petite foule qui cernait le dirigeable.
Les pistolets de Lamar faisaient écho aux revolvers de Siméon, mais ni l’un ni l’autre ne pouvaient voir leurs cibles sans passer la tête dehors au risque de se faire descendre.
— Halte au feu ! Halte au feu ! hurla un des membres de la foule enragée. Il y a assez d’hydrogène dans le coin pour faire péter cette foutue ville et la rayer de la carte !
Certains l’entendirent : des armes de poing regagnèrent leur étui ou se turent en restant braquées sur la coque noire aux anguleuses lettres d’argent de la Walkyrie. Néanmoins, d’autres étaient pris par la panique et le vacarme du moment, et les deux hommes terrés dans l’appareil se rendaient compte que l’affrontement tournait en partie à leur avantage.
Ils tiraient peut-être à l’aveuglette et sans économiser leurs munitions, mais depuis l’abri d’un appareil blindé et lourdement armé. Même si un autre dirigeable devait exploser à côté d’eux, ils avaient toutes les chances de s’en sortir et d’en voler un nouveau par la suite. En revanche, leurs adversaires se trouvaient coincés dehors entre des engins beau-coup moins bien protégés : des appareils de transport chargés de nourriture et d’articles divers, aucun n’étant doté du blindage de la Walkyrie.
À la moindre balle perdue, au moindre tir maladroit, un dirigeable risquait d’exploser, déclenchant une réaction en chaîne qui, si elle n’anéantissait pas entièrement Kansas City, risquait bien de laisser un cratère béant et fumant dans ce secteur de la ville.
En d’autres circonstances, les assiégeants du dirigeable s’y seraient déjà engouffrés ou n’auraient pas retenu leurs balles, et les deux types qui y étaient nichés n’auraient pas pu leur tenir tête. Toutefois, Hainey ne se faisait pas d’illusions : malgré cet avantage, ses hommes ne résisteraient pas longtemps face à leurs adversaires.
Cela signifiait également qu’il valait vraiment mieux éviter de mettre le Crotale en branle, mais il n’en fut pas dissuadé pour autant.
Il s’arc-bouta, écarta les pieds et maintint l’arme en équilibre d’une main tandis qu’il actionnait la manivelle de l’autre. La mitrailleuse à six barillets se mit à vrombir et il poussa un rugissement effroyable, qui n’aurait pas déparé chez un féroce Amazonien. Vociférant à tue-tête, il parvint à couvrir le bruit des coups de feu dans toute l’aire d’entretien. Cette judicieuse distraction donna à ses hommes l’occasion de se mettre à l’abri.
S’il répugnait à se servir du Crotale, c’était en effet pour la même raison que celle qui avait poussé les tireurs les plus raisonnables à rengainer leurs armes. Il y avait partout des ballons d’hydrogène, et viser avec ce mastodonte quand on le portait seul relevait de la gageure.
Dans un instant figé de silence absolu, tous les regards se tournèrent vers le capitaine.
Hainey offrait un spectacle effrayant : une armoire à glace d’un mètre quatre-vingt-dix, le visage balafré, écumant de rage et actionnant la manivelle d’une mitrailleuse de cent kilos dont les engrenages monstrueux tournaient en mugissant sur son épaule, à quelques centimètres seulement de son crâne.
La foule était médusée. Il les avait tous pris de court, et personne n’avait encore compris qu’il prévoyait de rejoindre la Walkyrie.
Personne sauf Siméon et Lamar.
Ces deux-là n’étaient pas dupes : les bras, les poignets puis les armes qu’ils tendaient hors de l’appareil s’y replièrent en catimini pendant que toute l’attention était tournée vers le capitaine ; lequel, visant assez bas pour restreindre son tir au sol, fit sauter la sécurité et ouvrit le feu.
Le Crotale cribla la poussière, l’assistance et les airs de dizaines de balles par minute, et Hainey lui-même fut sidéré par le formidable fracas et la puissance de l’engin. Il chancela et faillit perdre le contrôle de son arme, mais se ressaisit suffisamment pour continuer à tourner la manivelle. Il tituba, se pencha en avant et tira de plus belle, comme si son bras était lui aussi régi par un mécanisme et faisait office de piston.
La foule se dispersa sous la brutalité de l’assaut. Une demi-douzaine d’hommes s’affalèrent, probablement tués sur le coup. Les autres détalèrent sans demander leur reste, à l’exception des agents de sécurité qui resserrèrent les rangs et s’entêtèrent à dégainer. Hainey braqua le Crotale dans leur direction pour les arroser, puisqu’ils représentaient le danger le plus imminent. Ses épaules étaient agitées de soubresauts sous le recul de l’arme, qui mettait son équilibre en péril.
S’il ne se mettait pas à marcher, et vite, il n’arriverait pas à maintenir le Crotale en place plus de quelques secondes encore.
Sa joue balafrée était ébouillantée par la friction et la chaleur dégagée par l’arme, et son manteau en laine sentait le brûlé là où son bras maintenait la mitrailleuse en place. Il avança d’un pas mal assuré, tâchant de mettre un pied devant l’autre, avec régularité mais sans précipitation. Il cessa de tourner la manivelle, lâchant la poignée et laissant la force d’inertie de la roue envoyer encore six balles dans le décor. Il ne pouvait pas tout à la fois tenir l’arme, faire feu et l’empêcher d’atteindre quelque chose qui risquait d’exploser, alors qu’il ployait sous son poids et se déplaçait en chancelant.
Une fois à proximité de l’escalier escamotable du dirigeable militaire de l’Union, il pivota laborieusement pour adopter une position défensive, son arme invraisemblable braquée sur la foule. Les survivants le contournaient avec circonspection, désormais conscients que Hainey faisait partie des voleurs bien décidés à s’emparer du vaisseau.
— Couvrez-moi pour que je referme la trappe, capitaine, souffla Lamar, qui se trouvait derrière lui en surplomb, sinon on risque de ne jamais pouvoir mettre les bouts.
Les oreilles de Hainey bourdonnaient tellement qu’il ne comprit pas tout, mais il saisit l’essentiel et s’empara de nouveau de la manivelle du Crotale. Il tourna et actionna le loquet pour introduire ses dernières balles dans la chambre, et l’engin éructa sous le vaisseau un ra-ta-ta-ta-ta à réveiller les morts.
Lamar sauta par-dessus les marches, glissa et laissa échapper un grognement en touchant le sol. Il se ressaisit aussitôt et abattit un maillet sur les rivets descellés qui maintenaient le panneau ouvert. L’écoutille ne tarda pas à se refermer ; il grimpa l’escalier.
— Cessez le feu, capitaine, lança-t-il, et dépêchez-vous de monter à bord. Siméon s’apprête à rétracter la rampe. Vite !
Hainey voulut répondre, mais il y renonça en se disant qu’il y avait trop de bruit pour qu’on l’entende. Il arrêta donc de tirer et faillit tomber à la renverse sur l’escalier, ses muscles mis à rude épreuve fléchissant sous le poids de la mitrailleuse.
Siméon eut juste le temps de l’attraper avant qu’elle ne l’écrase ou ne le jette à terre, entièrement désarmé, mais il glapit en touchant la carcasse surchauffée de l’engin. Une odeur de peau et de poils roussis emplit la soute. Lamar aida le capitaine à gravir les dernières marches et, dès que l’escalier se fut replié à l’intérieur de l’appareil et que le volet de la soute fut refermé, la coque se mit à tinter sous une nouvelle volée de balles.
— Ça va, capitaine ? s’enquit Lamar.
À quoi Siméon répondit :
— Je me suis brûlé la main !
— Est-ce que je t’ai appelé capitaine, toi ? répliqua le mécanicien en chassant une braise rougeoyante qui creusait un trou rond au bord calciné dans le manteau de Hainey. Vous vous êtes fichu le feu ! lui dit-il.
— C’est… le… Crotale, expliqua l’intéressé d’une voix rauque en espérant qu’il avait bien entendu.
Ses oreilles carillonnaient comme si quelqu’un s’amusait à faire sonner des cymbales dans son dos sans interruption. Il remua la tête pour chasser ces derniers échos, puis se remit sur pieds.
— Et ta main, Siméon ?
— J’en mourrai pas, répondit le second d’un ton morose en examinant le bourrelet rosâtre qui gonflait et boursouflait sa peau habituellement noire.
— Trouve quelque chose pour panser ça. Il faut qu’on décolle et qu’on s’envole d’ici en vitesse avant que ces abrutis trouent la coque ou fassent sauter les dirigeables d’à côté… ou encore qu’ils dégotent des renforts. Si on arrive à prendre l’air tout de suite, on peut se frayer un passage à travers les appareils de la sécurité, ou foncer dans le tas. S’ils ont le cran de nous poursuivre, ajouta-t-il.
Il tituba jusqu’à la passerelle, abandonnant le Crotale encore fumant dans la soute.
— Je vous ai pas attendu, dit Siméon.
Il avait déjà ouvert l’un des paquets qu’Hainey avait balancés à l’intérieur de l’appareil pour en sortir son unique chemise propre. Avec ses dents et sa main valide, il en déchira une manche et se mit en devoir de s’emmailloter la main. Lamar l’aida à poser ce bandage de fortune et à le nouer.
— Cet engin en a dans le ventre, pas vrai ? observa le capitaine, admiratif.
Après avoir refermé de l’intérieur le volet de la soute, Siméon et Lamar le retrouvèrent sur le pont principal, en train de regarder à travers le pare-brise le shérif et deux adjoints qui se mêlaient à l’attroupement en contrebas.
— Et comment, en convint Siméon. À nous trois, je pense qu’on arrivera à le piloter sans problème.
— Il y a intérêt, si on ne veut pas se faire plomber comme un faisan, répondit Hainey.
C’est alors qu’une voix résonna de derrière une porte restée jusque-là fermée. Étonnamment calme, c’était le genre de ton qu’on emploie lorsqu’on détient une arme mortelle et qu’on sait s’en servir.
— Votre avenir me semble faisandé quoi qu’il advienne, Croggon Hainey.
Les trois hommes se retournèrent et la virent, stupéfaits, sur le pont, braquant sur eux un revolver de la taille de son avant-bras. C’était bien elle, Maria Isabella Boyd, espionne de la Confédération et détective de l’agence Pinkerton.
Le capitaine fut le premier à se ressaisir. Du côté de son visage qui n’était pas balafré, ses lèvres se retroussèrent lentement en une sorte de rictus.
— Je dirais plutôt que nous sommes cuits, madame, vous comme moi, ainsi que tout un chacun dans un rayon d’un kilomètre de cet appareil, si d’aventure vous ne posez pas ce revolver.
Elle ne tint pas compte de l’avertissement.
— Déposez vos armes. Immédiatement. Tous autant que vous êtes, sinon je tire.
Hainey leva la main pour interdire à ses hommes d’équipage de lui obéir.
— Si vous tirez, déclara-t-il, on est tous morts. Vous n’y connaissez absolument rien, à ces dirigeables, pas vrai ?
Maria parut désarçonnée, mais pas tant que ça. Et pas très longtemps.
— C’est possible, répliqua-t-elle, mais je sais parfaitement ce qui arrive à un homme quand il prend un peu de plomb entre les côtes, et si vous ne voulez pas l’apprendre vous-même par la pratique, je vous recommande vivement de déposer vos armes.
— Vous voyez, reprit-il en faisant comme s’il ne l’avait pas entendue, nous sommes entourés d’hydrogène : les réserves de gaz représentent les trois-quarts de l’appareil et, en ce moment, elles sont pleines. Vous savez ce qui se passe, quand on ouvre le feu à proximité de réservoirs à hydrogène ?
Il constata à son regard, qu’elle le devinait, mais qu’elle n’était pas encore totalement convaincue.
— Ces messieurs dehors vous tirent dessus depuis cinq bonnes minutes. Et rien n’a encore explosé, que je sache.
— C’est parce qu’il s’agit d’un appareil de guerre, madame. Il est blindé à l’extérieur, et solidement. En revanche, à l’intérieur, tout est à nu… Il n’y a donc quasiment rien qui nous protège des réservoirs, puisqu’en général ceux qui se trouvent sur le pont se gardent bien de dégainer leur arme et de proférer des menaces à tout va. Et puis, poursuivit-il en voyant son regard se voiler, ce qui signifiait qu’elle commençait à comprendre, vous avez vu les précautions qu’ils prenaient ? Je parle de ces types en bas, avec leurs armes. À eux tous, ils n’ont même pas tiré vingt balles. Vous savez pourquoi ?
Elle hésita un bref instant avant de dire, très lentement :
— À cause des autres dirigeables.
— Exactement. À cause des autres dirigeables. Ils ne sont pas blindés, contrairement à cet appareil.
Il tapa du pied sur le sol, qui rendit un son métallique.
— Une balle de travers, et ils verront les nuages de sacrément près.
— Et avec ce… ce… (Un mot lui vint à l’esprit, elle l’utilisa.) ce Crotale ? Vous auriez pu déclencher une réaction en chaîne et tuer des centaines de gens, et pas seulement les quelque dix ou vingt malheureux que vous avez abattus.
Il haussa les épaules.
— J’ai eu de la chance, eux non. Et puis, mes hommes se trouvaient en sécurité à l’intérieur de ce zinc. Même si tout avait sauté sur l’aire d’entretien et que ce dirigeable avait assez souffert pour ne plus jamais décoller, ils s’en seraient sortis vivants. Et maintenant que je vois bien, à la tête que vous faites, que vous avez une appréciation un peu plus juste du danger que nous courons tous, il semblerait que nous nous trouvions dans une impasse.
— Mais pas du tout. Vous allez déposer vos armes, et je vais vous remettre aux… aux autorités, déclara-t-elle.
Le capitaine ricana.
— Et à quelles autorités, au juste ? Vos anciens amis Sudistes ? Il paraît qu’ils vous ont fichue à la porte. Vous voulez vous servir de moi comme monnaie d’échange. Vous voulez leur livrer le dernier des Fous de Macon, c’est ça ? Très bien. Plutôt vous laisser nous expédier tout droit en enfer !
Sur ce, il dégaina la petite arme de poing qu’il portait à la hanche et la braqua sur elle.
— Fous, vous l’êtes assurément, souffla-t-elle, mais sans avoir l’air de s’en émouvoir outre mesure.
— Notre réputation n’est plus à faire.
— Je n’ai pas envie de vous tuer, ni vous, ni votre équipage, ni personne qui se trouve en bas dehors. Et à tout prendre, j’aimerais autant ne pas mourir aujourd’hui.
Néanmoins, elle ne baissa pas son arme, dont le canon ne tremblait pas le moins du monde. Elle gagnait simplement un peu de temps pour réfléchir.
— Dans ce cas, on a un problème, dit Hainey. Que voulez-vous qu’on fasse ? Qu’on ouvre le volet de la soute pour vous laisser descendre ? Vous croyez qu’ils laisseront sortir une femme ou qu’ils cribleront l’intérieur de l’appareil de plomb sans prendre le temps de réfléchir ?
— Mais vous avez dit… l’hydrogène…
— Regardez-les un peu, fit-il en désignant le pare-brise avec son arme.
Dehors, le shérif, ses adjoints et ceux de la bande qui s’étaient regroupés ramassaient les blessés et les morts avant de les évacuer.
— Ils sont en train de perdre la tête. Vous savez ce que c’est, cette foule, là-dehors ? Je parie que non, Belle Boyd, mais moi si, aussi vrai que je vous sais trop intelligente pour tirer. Ce qu’on voit là, ce n’est pas qu’un simple attroupement.
— Vous m’en direz tant…
— Non, c’est une meute, un vulgaire ramassis d’imbéciles prêts à descendre la première personne qui descendra de cet engin en deux temps trois mouvements. Alors voilà ce qui va se passer, ajouta-t-il.
Il se ravisa et rengaina son arme au lieu de la pointer en direction de la femme qui se tenait dans l’encadrement de la porte.
— Mes hommes et moi allons faire décoller cette Walkyrie, décamper d’ici, et si vous ne faites pas d’histoires, on vous déposera peut-être quelque part saine et sauve.
— Quel formidable élan de galanterie.
— Nous autres, nous sommes de vrais gentlemen.
— Je ne vous crois pas, dit-elle.
Incrédulité que partageait apparemment le canon de son arme.
Dehors, on entendit des poings et des marteaux cogner contre la coque de la Walkyrie, dans l’espoir de mettre le vaisseau en pièces à défaut de pouvoir y pénétrer de force. Hainey s’en rendit compte lui aussi malgré ses oreilles qui bourdonnaient.
— Appelez ça de la courtoisie professionnelle si vous voulez, à moins qu’il ne s’agisse de ma part que de l’envie de vous surprendre. Mais si on ne s’en va pas rapidement d’ici avec ce dirigeable, pas un seul d’entre nous n’en échappera. Vous me comprenez ?
Il adressa un signe de tête à Siméon et Lamar, qui s’éloignèrent prudemment de lui et s’installèrent devant le tableau de bord, où ils seraient plus utiles.
— Gardez votre arme à la main si le cœur vous en dit, je m’en fiche, dit-il à Maria.
— Ça ne vous dérange pas ?
— Non. Parce que maintenant, vous savez que vous allez mourir ici avec nous si vous ne nous laissez pas décoller. Et une fois qu’on sera en l’air, vous y passerez si vous abattez l’un d’entre nous, n’importe lequel. Alors gardez votre arme sortie, madame, si ça peut vous rassurer. Gardez-la braquée sur moi si ça vous chante. Personnellement, ça m’est égal, mais à vrai dire, je crois que ça inquiète mon équipage, et un équipage inquiet ne vaut pas un pet quand il s’agit de piloter.