007
VI
MARIA ISABELLA BOYD

Elle atteignit Jefferson City au point du jour. Toutefois, comme elle s’était accordé l’équivalent ou presque d’une nuit de sommeil dans le Cherokee Rose, elle déjeuna très tôt de flocons d’avoine et de pain grillé, puis attendit une heure plus décente pour aller au-devant d’Algernon Rice.

À en croire le dossier d’informations pratiques qu’elle transportait, elle trouverait Rice dans son bureau du centre-ville, à une demi-douzaine de bâtiments de l’aire d’embarquement. Le centre-ville était un paysage de brique où les immeubles de deux, voire trois étages, s’ornaient d’élégantes décorations et de publicités calligraphiées avec soin. Des épiceries côtoyaient les cabinets d’avocat et les pharmacies, et un vétérinaire s’était installé entre une remise pour calèches et une salle de billard.

À l’angle de la rue mentionnée dans son dossier, elle trouva un petit bureau pourvu d’un écriteau blanc où l’on pouvait lire, en lettres noires : Algernon Rice, détective privé, Agence Nationale Pinkerton (succursale de Jefferson City).

Derrière la porte, elle trouva un bureau de réceptionniste inoccupé, puis une pièce annexe où elle repéra Rice.

— Je vous prie d’excuser la réceptionniste, lui dit-il. À vrai dire, nous n’en avons pas pour l’instant. Mais entrez donc, et asseyez-vous. J’ai cru comprendre que c’était votre première sortie en tant qu’agent de Pinkerton.

— C’est tout à fait exact.

Quand il se leva pour l’accueillir, elle le laissa lui prendre la main, avant de se poser délicatement au bord de la chaise à haut dossier qui faisait face à son bureau.

Algernon Rice était un homme élancé au teint pâle qui aurait eu l’air tout à fait malveillant sans le pétulant mouchoir orange qui fleurissait sa poche de poitrine. Sa longue et mince moustache, aux crocs soigneusement lustrés de gomina, était si noire qu’elle en paraissait bleue à la lumière et, sous son chapeau melon assorti, ses pattes étaient tout aussi sombres. À l’exception du triangle orange, tout dans la coupe et la couleur de sa tenue évoquait les pompes funèbres.

Il parlait en revanche d’une voix affable et cultivée, et comme il se comportait en parfait gentleman, Maria, mise en confiance, adopta une attitude engageante.

— Je viens d’arriver de Chicago, expliqua-t-elle, et je crois qu’il me faut maintenant me rendre à Saint Louis. On m’a dit que vous étiez un contact, et j’espère que cela signifie que vous pouvez m’aider à trouver une calèche, une diligence, ou même un train.

— Oui et non… J’entends par là que je ne puis vous faire voyager ni en attelage ni sur voie ferrée, mais qu’il m’est tout à fait possible de vous permettre de gagner votre destination. Toutefois, il y a eu un changement de programme. Un contact de Kansas City m’a envoyé un télégramme très tôt ce matin.

— Kansas City ? C’est à l’ouest d’ici, n’est-ce pas ?

— En effet, à deux cent quarante kilomètres, confirma-t-il. On dirait que votre proie a ralenti et que l’infâme capitaine est cloué au sol. Ce qui constitue, je le crains, la bonne nouvelle.

Elle fronça les sourcils.

— Je vous demande pardon ?

— Nous disposons d’une sorte… d’informateur, ou plutôt, de collaborateur, à vrai dire. En toute franchise, le considérer autrement que comme un ivrogne dépravé ne rendrait service à personne, mais il aime se rendre utile.

— À Pinkerton ?

— À tous ceux qui en ont les moyens. Crutchfield n’est pas particulièrement regardant, mais en général, il connaît son affaire et nous sommes donc obligés de lui faire confiance, j’en ai peur. Quant à la mauvaise nouvelle, c’est que Croggon Hainey est au courant de votre venue. Nous aurions préféré que l’affaire ne s’ébruite pas, mais nous n’y pouvons rien, excepté nous introduire là-bas en toute discrétion pour le prendre de court.

— Mais comment pourrait-il savoir que j’arrive ? demanda-t-elle, interloquée.

— Je vous l’ai dit, notre informateur renseigne tous ceux qui ont de quoi payer, sans discrimination. Et il a le chic pour laisser traîner une oreille. Il ne voudra pas reconnaître que c’est à cause de lui que la nouvelle se répand, mais après tout, rien ne l’y oblige.

Il soupira et croisa les mains sur son bureau.

— Madame, je suis tenu de remplir mes obligations envers le bureau de Chicago, vous en êtes consciente. Toutefois, je me sens également obligé d’émettre quelques objections. Je trouve qu’il est désobligeant, voire inconvenant, de lancer une femme aux trousses d’un criminel comme Hainey…

Maria l’interrompit d’un délicat geste de la main.

— Monsieur Rice, je trouve votre sollicitude à mon égard tout à fait touchante, mais vos inquiétudes sont infondées. Depuis que j’ai accepté de travailler pour monsieur Pinkerton, les gens se sont mis à jaser et l’on m’a adressé une foule de mises en garde, voire d’interdictions, et si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je préférerais me passer de celles que vous vous apprêtez à me débiter afin de me mettre au travail sans plus tarder. Par conséquent, si vous n’avez pas l’intention de me conduire à Kansas City à cheval, en calèche ou en train, quelles options nous reste-t-il, hormis un autre dirigeable ?

Ses lèvres minces s’élargirent en un sourire, sans laisser apercevoir la moindre dent.

— À votre guise. Et le moyen de transport en question s’apparente à un dirigeable, pour ainsi dire. Il s’agit d’un appareil expérimental, à peine assez grand pour embarquer deux passagers, autant vous le dire tout de suite. Vous y serez à l’étroit, mais le trajet sera relativement court.

— Pour couvrir deux cent quarante kilomètres ?

— Oh oui. Si nous partons sur-le-champ, nous pourrons déjeuner sur le tard à Kansas City, si le cœur vous en dit. Mais vous me trouvez peut-être trop entreprenant… Je ne veux pas présumer…

— Présumez tout ce que vous voulez du moment que vous me déposez à Kansas City à midi.

Elle se leva de sa chaise et ramassa ses deux sacs, le grand et le petit, prête à partir, en attendant qu’il se lève à son tour.

— C’est entendu. Nous aurons peut-être un peu de mal à caser vos bagages à bord, mais nous verrons bien sur place. Par ici, ajouta-t-il en tendant le bras pour la laisser passer devant et s’engager dans un couloir où un étroit escalier permettait d’accéder à l’étage.

— Nous… nous montons ?

— Tout à fait. Le Flying Fish se trouve là-haut, sur le toit. Il n’est pas assez grand pour être amarré à l’aire d’embarquement. Si je le conservais là-bas, je vous aurais tout simplement retrouvée sur place, à l’entrée, plutôt que de vous obliger à venir jusqu’à mon bureau. Mais je me suis construit une sorte d’aire d’atterrissage où mon appareil est arrimé à l’immeuble, prêt à partir à tout moment.

Il tendit le bras pour prendre le plus lourd des deux sacs, que Maria lui abandonna volontiers tandis qu’elle ouvrait la marche dans l’escalier.

— Est-ce bien indispensable ? Je veux dire : d’avoir un petit dirigeable prêt à décoller en permanence ?

Il haussa les épaules.

— Indispensable ? Je n’irais pas jusqu’à jurer du caractère vital de la chose, mais c’est rudement pratique, croyez-moi. Dans un cas comme celui-ci, par exemple. Si je ne disposais pas d’un appareil de ce genre, je serais contraint de vous mettre dans un train, voire de soudoyer quelqu’un pour qu’on vous laisse monter dans un dirigeable de transport de marchandises qui se dirige vers l’Ouest. Il n’y a pas de vols de voyageurs entre notre ville et Kansas City, vous savez.

— Je n’en avais aucune idée, dit-elle en arrivant en haut de l’escalier.

Elle franchit le palier pour accéder à la volée de marches suivante.

— Eh oui. Nous avons beau être la capitale du Missouri, l’agglomération est loin d’être la plus grande de l’État. Ou de la région, allez savoir, ajouta-t-il après coup.

Maria s’arrêta et se retourna pour le regarder, mais il lui fit signe de continuer.

— Plus qu’un étage, dit-il. Et voilà…

Le plafond du dernier étage était muni d’une trappe. Algernon Rice tira sur le loquet, poussa le battant, et un escalier escamotable se déploya jusqu’au palier.

Il tendit la main à Maria, qui l’accepta par politesse et pour ne pas paraître bégueule, et non parce qu’elle avait vraiment besoin d’aide pour gravir un escalier dépourvu de rampe. Mais elle avait eu le temps d’apprendre qu’il était plus commode de laisser aux hommes l’impression qu’ils servaient à quelque chose : elle se laissa donc faire jusqu’à ce qu’ils se retrouvent dehors, sur le toit, auprès d’un petit engin sophistiqué qui devait être le Flying Fish.

— Comme vous pouvez le voir, lui dit-il, le confort n’est pas sa première qualité.

Maria répondit lentement.

— Non… Je vois qu’il est conçu pour accueillir un seul passager. On dirait…

Elle chercha ses mots un instant.

— …un cerf-volant en bois attaché à un bidon d’hydrogène.

Algernon Rice se fendit d’un sourire, laissant pour une fois entrevoir une dentition blanche et unie.

— La comparaison n’est pas tout à fait injustifiée. Venez, que je vous montre. Il va nous falloir sangler vos affaires sous le siège, pour des raisons de stabilité… À ce propos, il n’y a qu’une banquette, que nous devrons nous partager de notre mieux.

— C’est parfait, répondit-elle sincèrement, mais sans vraiment l’écouter.

Car elle examinait le Flying Fish.

On aurait pu le décrire comme un dirigeable conçu pour un seul individu, auquel était solidement fixée une nacelle composée d’une structure de bois léger ouverte et exposée aux caprices de la météo, bien que partiellement protégée par le ballon qui lui permettait de voler. Celui-ci, renforcé par une armature qui était peut-être de l’osier, ou quelque autre matériau souple et robuste, était plus massif à l’avant qu’à l’arrière.

— Quel remarquable engin ! s’exclama-t-elle.

Algernon Rice lui prit son fourre-tout pour le fixer en place avec une corde de chanvre.

— Il est petit et léger, mais une fois les propulseurs mis à feu… Eh bien, je serai peut-être obligé de vous demander de vous accrocher à votre chapeau à cause de la vitesse. À vrai dire, il n’embarque pas beaucoup de carburant, car ce n’est généralement pas nécessaire. Je ferai le plein à l’aire d’entretien de Kansas City, et je serai rentré ici avant qu’il ne soit l’heure de se coucher.

— Une femme avertie en vaut deux, murmura-t-elle, avant de se placer derrière lui et de le regarder s’affairer.

Une fois qu’ils se furent tous deux assurés que son grand sac était bien fixé, ils gagnèrent le compartiment réservé à l’aérostier et M. Rice détourna pudiquement le regard pendant que Maria arrangeait décemment sa robe bouffante dans le petit habitacle en bois.

Il enfila ensuite par-dessus son costume une besace de cuir contenant des outils et des fournitures d’urgence, « simple précaution », puis régla les propulseurs arrière dont aucun n’était plus gros qu’un chien. Il grimpa finalement à côté d’elle sur la banquette et lui montra où se cramponner, par mesure de sécurité. Il chaussa des lunettes protectrices de pilote et lui en donna une paire, qu’elle eut toutes les peines du monde à ajuster à cause de son chapeau.

Pendant qu’elle s’y affairait, il lui dit :

— J’espère que vous n’avez pas le mal des transports, et si d’aventure vous êtes sujette au vertige ou aux malaises dus à la vitesse, je vous recommande de caler vos pieds sur la barre et d’éviter de regarder en bas.

— J’en prends bonne note.

Joignant le geste à la parole, elle se campa sur la robuste cheville de bois en s’accrochant au bord de l’habitacle.

Un coup de pédale, un tour de manivelle, un sifflement qui se mua en rafale et en gerbe d’étincelles, et en un instant, le Flying Fish quittait ses amarres et s’élevait dans le ciel par à-coups.

Cela n’avait absolument rien à voir avec le voyage à bord du Cherokee Rose, avec ses sièges accueillants, ses immenses réservoirs, son cabinet de toilette et sa cuisine. À chaque instant, la moindre bourrasque secouait la nacelle et l’envoyait tanguer dans une nouvelle direction. C’était une sensation oppressante que d’être ainsi exposé aux insectes, aux oiseaux, et au risque bien réel de glisser de la banquette et de tomber dans le vide, en particulier quand l’appareil prit de l’altitude pour franchir la crête des derniers immeubles, sortir de la ville et s’élancer en pétaradant au-dessus des plaines, cap à l’est.

Algernon cria plus fort pour couvrir le bruit du vent et le bourdonnement crépitant des moteurs.

— J’aurais dû vous prévenir, ça secoue un peu pendant le voyage, mais il n’y a rien à craindre.

— Vraiment ?

À son grand dam, la question qu’elle aurait voulu poser sur un ton désinvolte sortit sous forme de couinement étranglé.

— Tout à fait. Et j’espère que vous n’avez pas trop froid. J’aurais dû vous avertir que la température baisse à mesure que l’on s’élève. Vous êtes à l’aise, avec votre cape ?

Elle préféra mentir, car il n’aurait servi à rien de dire la vérité.

— Ça va, répondit-elle. Elle me tient chaud dans l’Illinois, elle suffira bien à me protéger du vent ici.

En réalité, les rafales glacées qui s’engouffraient dans l’appareil se faufilaient cruellement dans les moindres plis, interstices et boutonnières pour la frigorifier tels des doigts démoniaques. Elle regrettait amèrement de ne pas avoir un autre chapeau plus à même de lui protéger les oreilles, au risque de saboter sa coiffure et de la faire passer pour un épouvantail. Mais ses seuls vêtements de rechange étaient rangés en dessous, et les récupérer n’aurait fait que retarder leur mission, ce qu’elle ne pouvait se permettre.

Par conséquent, elle maintint d’une main son chapeau vissé sur sa tête, tout en se cramponnant de l’autre à la rambarde durant les heures de vol au-dessus des plaines gelées jusqu’à Kansas City.

Ils n’échangèrent que quelques mots, car le bruit était assourdissant, et Maria sentit le froid lui engourdir le visage dès la première heure. Quand elle ouvrait la bouche, ses dents claquaient, douloureuses à cause du vent qui les cinglait sans pitié, aussi préférat-elle se recroqueviller en silence, s’appuyant parfois contre la silhouette robuste et rassurante d’Algernon Rice, lequel était manifestement ravi de la sentir si près, même s’il ne lui fit aucune avance déplacée.

Après ce qui lui sembla une éternité, mais qui ne dura certainement pas plus de six heures, Kansas City émergea de la plaine. Des immeubles de toute taille se dressaient ici et là, et même à cette altitude, elle parvint à distinguer les pâtés de maisons et à deviner quels étaient les quartiers chics et ceux qu’il valait mieux éviter. Les rues serpentaient, se scindaient et traçaient au sol une grille irrégulière, carte grandeur nature que Maria trouva beaucoup plus impressionnante que ce qu’elle avait aperçu de Jefferson City depuis le Cherokee Rose. Elle se sentait ainsi plus proche du monde, malgré ses os transis, sa peau gercée et ses mains engourdies.

Elle regarda sous ses pieds, au-delà de la barre à laquelle ses orteils s’étaient agrippés. La terre se rapprochait à mesure que le Flying Fish perdait lentement de l’altitude, et elle vit les dirigeables commerciaux qui étaient amarrés en rangs d’oignon aux structures tubulaires des docks, enracinées dans le sol plus profondément que de vieux chênes.

On entendit alors un bruit sec et l’aérostat rebondit par deux fois, d’abord doucement puis de façon plus marquée. Le Flying Fish s’immobilisa auprès d’un énorme appareil arborant l’emblème d’une entreprise de transport. Un employé de l’aire s’avança, muni d’une chaîne et d’un mousqueton, mais il ne savait où la fixer.

— Je m’en occupe, mon garçon ! lui lança Algernon Rice en donnant un tour de manivelle pour arrêter les moteurs.

Il descendit de la banquette et attrapa le crochet pour le fixer à l’arbre de transmission à découvert qui bordait la nacelle sur toute sa longueur.

Le Flying Fish avait beau s’être posé, Maria ressentait encore des vibrations dans ses jambes et ses pieds. Elle se cala sur la barre, puis se leva et baissa la tête afin de s’extraire de l’habitacle. Algernon Rice se précipita, main tendue, mais elle l’écarta d’un geste cette fois. Même si le voyage l’avait secouée, ce n’était pas en continuant à s’en remettre à lui qu’elle allait retrouver son aplomb.

— Merci, dit-elle. Tout va bien. J’ai simplement besoin de… d’un petit instant.

Elle se frotta les mains pour stimuler la circulation du sang, dans l’espoir de les réchauffer par la force de sa volonté sous ces gants trop fins qui ne les avaient guère protégées.

— Très bien, répondit-il.

Il revint au garçon et lui demanda le prix du carburant et du stationnement, ainsi que l’adresse de la pension, de l’hôtel ou du restaurant le plus proche où une dame pourrait trouver de quoi se restaurer.

Et maintenant qu’il en parlait, la dame en question se rendit compte qu’elle avait l’estomac dans les talons. Néanmoins, il fallait se mettre au travail : elle tendit le bras sous le Flying Fish pour détacher son fourre-tout. Après l’avoir récupéré, elle l’attrapa par l’anse et le cala sous son bras.

Rice revint, flanqué de l’employé.

— On peut laisser le Flying Fish ici, j’ai obtenu l’autorisation d’une brève escale et qu’on me fasse le plein. Vous comprenez, j’en suis sûr, que je ne suis pas pressé de reprendre l’air. Mouvementé, n’est-ce pas ?

Elle n’en disconvint pas.

— Je n’ai jamais fait pareil voyage, déclara-t-elle, et j’espère que vous ne m’en voudrez pas, mais je ne suis pas pressée de renouveler l’expérience. Je crois que j’emprunterai au retour une ligne de voyageurs, ce sera moins acrobatique.

Elle se tourna vers l’adolescent.

— Vous travaillez ici, jeune homme ?

— Oui, madame.

— Vous pourrez peut-être m’éclairer, si ça ne vous dérange pas. Sauriez-vous me dire, je vous prie, quel est ce dirigeable que l’on voit là-bas ?

Elle désigna un appareil gigantesque en face, aux teintes noir et argent, moitié plus grand, au moins, que le Cherokee Rose, et à l’allure mille fois moins engageante.

Le garçon bafouilla un peu avant de répondre.

— C’est un appareil militaire, madame. Il est ici en réparation, quelque chose comme ça. Je ne sais pas exactement.

— Et, même si c’était le cas, vous ne seriez pas censé en parler, c’est cela ?

Il parut soulagé.

— C’est vrai. Tout le monde sait qu’il se trouve ici, mais on doit faire comme si de rien n’était.

Maria n’eut pas besoin de demander à quel camp appartenait le mastodonte. Elle s’en doutait avant même de longer l’allée qui séparait les rangées de dirigeables et d’apercevoir l’emblème bleu frappé d’une inscription en lettres argentées. Le spectacle de cet appareil la déconcertait pour des raisons aussi inexplicables que profondes. Elle ressentait une certaine mélancolie, sans doute parce que l’engin n’était plus une menace pour elle, maintenant qu’elle avait changé de camp.

Après avoir pris ses dispositions avec le jeune employé de l’aire d’entretien, Algernon Rice attrapa le grand sac de Maria et se dirigea avec elle vers la sortie des docks.

— Nous pouvons dîner en avance, si cela vous tente. Il y a une auberge, à quelques rues d’ici, dans laquelle vous pourrez louer une chambre.

— Mais je doute d’en avoir l’utilité, monsieur Rice. Si Croggon Hainey se trouve toujours dans les murs de Kansas City, j’espère de tout mon cœur pouvoir le retrouver et le remettre sans tarder aux autorités.

— Cela ne fait aucun doute, répondit-il d’un ton un peu trop désinvolte, comme s’il était certain qu’elle faisait au contraire fausse route. Mais vous gagneriez peut-être à disposer d’une base d’opérations stable, ne croyez-vous pas ? Une chambre où laisser vos affaires, et un endroit où vous replier au cas où vous seriez forcée de séjourner en ville plus longtemps que prévu. De toute façon, ajouta-t-il, la note sera pour Pinkerton ; autant vous installer agréablement.

— Rien ne me sera plus agréable que de conclure cette enquête.

Tandis qu’elle lâchait cette réponse, ils parvinrent dans l’ombre de l’énorme machine de guerre volante sur le flanc de laquelle Maria put lire Walkyrie, peint en lettres austères.

— La Walkyrie, dit-elle à mi-voix. Quel appareil effrayant ! Et j’entends par là, bien sûr, que c’est un engin d’une abominable laideur.

Sous le dirigeable, dont le ventre avait été entrouvert, trois hommes discutaient pour savoir quelles réparations effectuer, et de quelle manière. Il y avait là deux Blancs de grande taille et un petit Noir qui avait l’air de leur en remontrer. Il parlait doucement mais avec assurance du remplacement de tuyaux et de soupapes, jusqu’à ce qu’il voie passer Maria et Algernon du coin de l’œil.

Il s’interrompit au beau milieu de ses considérations techniques et se mit à bafouiller tandis qu’ils le dépassaient. Il avait beau s’efforcer de ne pas les fixer ostensiblement, il ne parvenait pas à détourner tout à fait les yeux.

Cette indiscrétion éveilla à son tour l’attention de Maria : l’homme semblait la reconnaître et avoir peur d’elle, et elle ne savait pas comment le prendre. Quantité de gens savaient qui elle était : elle s’était habituée à la célébrité vingt ans plus tôt. Mais l’inquiétude de ce regard éveilla sa suspicion.

— Bon, je crois que tu as peut-être raison, dit l’un des mécaniciens qu’elle entendait tout juste. Et si ça marche, on peut le faire redécoller dans une heure ou deux.

Le Noir ne répondit rien. Il continuait malgré lui à lorgner Maria.

Il avait à peu près sa taille, plutôt modeste pour un homme, mais au-dessus de la moyenne pour une femme. D’environ dix ans son cadet, il était plutôt fluet, mais avec un visage intelligent, des mains alertes et des yeux vifs qui ne cessaient de l’épier en douce alors qu’il feignait de s’intéresser à autre chose.

Elle se demanda s’il ne s’agissait pas d’un esclave en fuite. Il travaillait sur un dirigeable militaire de l’Union : il y avait donc gros à parier que ce soit le cas. Peut-être l’avait-il déjà croisée lors d’une de ses aventures d’autrefois, à moins que son ancien engagement auprès des Sudistes ne soit la cause de son malaise.

Curieusement gênée, Maria détourna le regard pour de bon.

— Tout va bien ? lui demanda Algernon Rice.

— Oui, tout va bien. Cet engin est extrêmement imposant, répondit-elle pour changer de conversation.

Comme il n’avait malgré tout pas l’air convaincu, elle ajouta :

— Ça me rappelle quelque chose que j’ai vu, mais je n’arrive pas à mettre le doigt dessus.

Ce pieux mensonge suffit à couper court à son interrogatoire.

Ils quittèrent l’aire d’entretien où les dirigeables dansaient en rang au bout de leur attache, et Rice la conduisit à une pension ou l’on pouvait dîner de bonne heure au rez-de-chaussée. En principe, Maria aurait été contre l’idée du repas. Il ne fallait pas s’attendre en effet à ce que les fuyards se tiennent tranquille au gré des humeurs de son estomac ; mais les humeurs en question s’étaient muées en nécessité, et rien qu’à l’idée de se mettre quelque chose sous la dent, elle était disposée à passer une heure de plus en compagnie du collaborateur de l’agence Pinkerton.

Au Sept Sœurs, un établissement qui ressemblait à une maison de poupée en pain d’épices, Maria laissa Algernon Rice lui louer une chambre tandis qu’elle attendait qu’on la serve dans la salle à manger. Elle s’était assise à côté d’une fenêtre et tripotait son sac à main, ainsi que les dossiers qui se trouvaient à l’intérieur, en se disant qu’elle aurait dû être ailleurs, occupée à quelque activité plus sensée et productive maintenant qu’elle était sur place.

Elle sursauta en entendant frapper à la vitre, même si ce bruit discret aurait pu être causé par n’importe quoi, du coude d’un passant à une sauterelle déboussolée.

Elle vit un homme en costume gris, un peu en retrait, comme s’il se cachait de peur qu’on l’aperçoive depuis l’établissement. Maria le distinguait mal, car l’ombre de son chapeau dissimulait ses traits, mais cet homme lui disait quelque chose.

Elle fronça les sourcils et plissa les yeux pour le voir plus clairement.

Il sortit la main de la poche de sa veste et l’invita du geste à sortir le rejoindre.

Elle fit signe que non.

Il recommença, avec plus d’insistance cette fois, et leva suffisamment la tête pour qu’elle le voie mieux. L’inconnu avait quelques années de plus qu’elle, une barbe poivre et sel et des yeux couleur de gâteau au chocolat. Et ces yeux l’imploraient, tentaient de l’attirer à l’extérieur par la seule vertu du désespoir qui les habitait.

À l’autre bout de la salle, Algernon était en train de discuter de la chambre avec le réceptionniste. Il n’en avait certainement plus que pour quelques minutes, mais elle adressa un signe de tête à l’homme au dehors, se leva et expliqua à la serveuse qu’elle serait de retour dans quelques instants.

Elle frôla Algernon au passage, lui tapota le bras et lui dit la même chose. Avant même qu’il ait pu lui demander où elle allait, elle franchit la porte et descendit les marches du perron, puis tourna à l’angle où le singulier gentleman était en train de disparaître. Elle cessa brusquement d’entrevoir son pantalon gris et se faufila dans un petit recoin entre la pension et l’immeuble de bureaux voisin, où l’étranger en costume gris et à la barbe poivre et sel l’attendait.

Elle n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche que déjà il lui prenait la main et l’entraînait dans l’allée, à l’écart de la rue. Elle ne l’aurait pas laissé agir de la sorte s’il ne s’était pas montré aussi délicat et n’avait pas eu l’air sincèrement ravi de la voir. L’homme lui était familier, mais elle n’arrivait pas à le remettre, ce qui l’agaçait prodigieusement.

— On m’attend, monsieur, à l’intérieur du restaurant…

— Je le sais. Maria, quand je vous ai vue assise là-bas, je n’en croyais pas mes yeux. Cela fait… des années.

— Oui, certainement, répliqua-t-elle en essayant sans trop de succès de dissimuler l’accent d’incertitude dans sa voix.

Il lui vint soudain à l’esprit qu’il aurait dû se présenter, ce qu’il fit.

— Je suis navré, cela remonte à si loin, et je réalise que j’ai un peu changé… Même si, de votre côté, vous êtes toujours la jeune fille pimpante de Richmond. C’est moi, Randolph Sykes. Nous avons travaillé ensemble pendant un bref laps de temps sur le projet Jackson en 1869. Encore une fois, toutes mes excuses, je n’aurais pas dû partir du principe que vous me reconnaîtriez, ni que ce serait une bonne surprise.

En entendant son nom, la mémoire lui revint et son visage s’illumina.

— Randy ! Ah oui, maintenant je me souviens ! C’est moi qui devrais vous présenter des excuses pour ma mémoire défaillante. Mais dites-moi, qu’est-ce qui vous amène à Kansas City maintenant, et pourquoi diable prendre des airs si mystérieux ?

Sans lui répondre directement, il lui raconta une histoire édifiante avec cet accent du pays qu’il n’avait pas réussi à masquer tout à fait.

— J’étais sûr que vous étiez en mission. Je vous ai vue avec l’agent de la Pinkerton, et je me suis douté qu’il s’agissait là d’une subtile mascarade… Très subtile, oui. Quand les Confédérés m’ont raconté qu’on vous avait mise à la porte, j’ai compris que cela ne pouvait être vrai. Je savais qu’ils ne pouvaient pas mettre en doute votre loyauté, que tout ceci n’était qu’un leurre. Et vous voilà ! Travaillant main dans la main avec les Pinkertons, et juste ciel, madame, quelle courageuse…

Elle se vit contrainte de l’interrompre en lui posant doucement trois doigts sur la bouche.

— Randy, dit-elle avec une tristesse qui n’était pas totalement feinte, je crains que tout cela ne soit vrai, hélas ! Les nôtres m’ont renvoyée chez moi, et…

Il lui saisit les doigts et les embrassa.

— Je comprends ! La situation est déjà suffisamment compliquée ainsi, il vous faut continuer à jouer la comédie, même devant moi. Je comprends, oui, et je ne vous demanderai pas de me mentir davantage. Mais laissez-moi vous dire, ma chère, à quel point je suis soulagé de vous voir ici ! Et quelle que soit l’étrange mission que vous feignez d’accomplir pour cette agence de Chicago, je sais pertinemment qu’elle vous sert de couverture pour faire la lumière sur cette affreuse cargaison en route pour Louisville.

— Je… je vous demande pardon ?

Elle parvint à se ressaisir avant de donner l’impression de n’être au courant de rien.

— Bien sûr, dit-elle, cette affreuse cargaison à destination de Louisville… Oui, je sais bien, et je suis ici pour m’attaquer au problème, évidemment. Mais vous m’avez poussée dans mes derniers retranchements, et j’avoue ne pas appréhender la menace dans toute sa mesure. Je sais en revanche qu’un appareil de l’Union se dirige vers Louisville et qu’il est poursuivi par un des Fous de Macon, mais j’ignore ce qu’il transporte. Oh, Randy, si vous pouviez m’en dire davantage, je vous en serais éternellement reconnaissante. J’ai… vécu sous une autre identité à Chicago, et j’ai passé tant de temps dans l’Ouest que les rumeurs et les avertissements se sont taris peu à peu.

Randy se redressa de toute sa taille.

— Je serais ravi et honoré de vous apporter toute l’aide requise. Mais…

Il jeta un regard en coin aux Sept Sœurs.

— Que doit-on faire de votre compagnon ?

— Mon compagnon ? Ah, simple relation professionnelle, je vous l’assure. Il s’agit d’un agent de Pinkerton, comme vous l’avez mentionné. Il m’a aidée à venir de Jefferson City. Je serai à même de lui fausser compagnie d’ici peu, mais pas de précipitation. Vous devez comprendre que je suis en mission. Il faut absolument qu’il croie que je ne travaille plus pour la Cause.

— Je serai donc bref pour l’instant, et je prierai pour que nous ayons l’occasion de nous entretenir plus longtemps par la suite.

— Je vous écoute.

— Un dirigeable de l’Ouest doit effectuer une livraison dans un asile de Louisville, pour le compte d’un machiavélique savant de l’Union. Celui-ci serait sur le point d’achever une machine de guerre susceptible de mettre fin à ce conflit en détruisant entièrement le Sud. Je ne sais pas en quoi consiste exactement cette cargaison, mais c’est l’élément final d’un engin baptisé canon à rayon solaire radiant, et fabriqué selon les ordres d’un être absolument odieux, le lieutenant-colonel Ossian Steen. Maria, pour le bien de la Cause et de tous ceux que vous avez aimés à Danville, ce composant ne doit jamais être livré dans cet établissement ! Il ne doit pas parvenir au savant, au lieutenant-colonel, et à la machine à laquelle il est destiné !

Maria l’attrapa par le col et approcha son visage du sien.

— Vous m’avez donné matière à réfléchir, et il ne me manque plus que quelques pièces pour assembler le puzzle… Ce dirigeable qui s’en va à Louisville serait-il le Clementine ? Et où se trouve-t-il, actuellement ?

— Le Clementine ?

Son expression en disait long, surtout au sujet de sa perplexité.

— Ce vieil aéronef militaire qui tient avec des bouts de ficelle ? Il est amarré à un dock provisoire à l’extérieur de la ville, où il a fait halte pour faire le plein et les réparations d’usage. Cet aérostat a visiblement subi des dégâts sur la route de l’Ouest, mais ce n’est pas lui qui nous inquiète. L’appareil en question s’appelle la Walkyrie, et il est immobilisé sur l’aire d’entretien.

— En… en êtes-vous sûr ?

— Tout à fait, répondit-il en opinant du chef. Il nous faut le saboter avant qu’il ne décolle. Nous devons inspecter sa cargaison, découvrir quelle pièce est si précieuse qu’elle nécessite d’être convoyée de la sorte, et enfin la détruire pour le bien de la Confédération… s’il n’est pas déjà trop tard !

— Non, s’écria-t-elle, ce n’est pas trop tard. Quels que soient leurs plans, ils ne les ont pas encore mis à exécution. Il se trouve seulement que…

Les idées se bousculaient et, dans la salle à manger, son partenaire devait sans doute déjà se demander où elle était passée.

— Il faut que je rentre, conclut-elle, et que je fausse compagnie à cet agent de Pinkerton.

— Que vous lui faussiez compagnie ? Mais vous m’avez expliqué que vous étiez en mission.

— Et c’est le cas, confirma-t-elle en opinant du chef. Mais la Walkyrie sera prête à prendre l’air dans moins d’une heure, et je me dois d’agir, pour les miens. Pour mon pays. Ne bougez pas d’ici, lui dit-elle. Je reviens dans un instant.

Quand elle réapparut, moins de deux minutes plus tard, elle avait récupéré son fourre-tout et laissé un Algernon Rice pour le moins perplexe dans la salle à manger de la pension.

— Vite, à l’aire d’entretien, dit-elle à Randolph Sykes. Je ne connais pas cette ville. Vous allez devoir m’y emmener, et sans perdre une seconde.