009
VIII
OÙ NOS HÉROS SE VOIENT
CONTRAINTS D’ŒUVRER
DE CONCERT

Hainey se laissa tomber sur le siège du commandant de bord et grogna quand une grêle de balles s’abattit sur le pare-brise. Elle l’ébrécha et l’endommagea çà et là, mais il en fallait plus pour percer la paroi de verre poli de trente centimètres d’épaisseur. Il trouva la pédale des propulseurs et l’enfonça tout en palpant les emplacements probables pour un démarreur. Il explora le tableau de bord à tâtons, effleurant les coins et recoins où l’on place généralement ce genre d’interrupteur, et finit par tomber sur une manette rouge. Il la releva et les tuyères démarrèrent à plein régime dans un rugissement phénoménal.

Derrière le dirigeable, quelqu’un qui s’était trop approché du support de moteur poussa un hurlement, probablement tué au moment où l’appareil s’ébranlait violemment.

Siméon se cala dans le siège du second et leva la main au-dessus de sa tête, vers les manettes de direction et d’amarrage. Il testa la première, tira à fond sur la seconde, et une ancre hydraulique se déverrouilla sans qu’ils l’entendent avant de se rétracter dans l’appareil.

Lamar sauta d’un siège à l’autre pour procéder à des réglages et tourner des cadrans.

— On est prêts à décoller ? lui demanda le capitaine.

— Plus que jamais, répondit le mécano en jetant un coup d’œil inquiet à Maria Boyd.

Elle était restée en position près de l’entrée du dortoir de l’équipage, mais son arme était maintenant baissée. Elle surprit le regard en coin de Lamar, qu’elle soutint sans sourciller. L’un comme l’autre n’avaient cependant pas le temps de se dévisager. Sous la coque de la Walkyrie, des hommes avaient entrepris de percer la coque avec des chalumeaux au kérosène et cherchaient les points où les déchirures du métal causeraient le plus de dégâts possibles. Aux marteaux se joignirent des pinces-monseigneur, des barres de fer et tout autre accessoire contondant et dangereux disponible. Une véritable grêle de coups s’abattit sur la coque.

— Ils vont vraiment tous nous tuer, n’est-ce pas ? s’enquit Maria.

— En effet, répondit Hainey sans lever les yeux du tableau de bord. Ils ne vous laisseront même pas cinq minutes pour vous expliquer. Ils vous traîneront hors de ce zinc et vous roueront de coups simplement parce que vous êtes montée à bord. Maintenant, allez donc vous asseoir.

— C’est un ordre, capitaine ?

— C’est une suggestion à laquelle vous feriez mieux d’obéir. Nous n’avons encore jamais piloté d’engin de cette taille, et ça risque de secouer.

— Vous me demandez de vous faire suffisamment confiance pour cesser de vous tenir en joue ?

— Non, je vous invite à réaliser que nous sommes trop occupés pour nous soucier de vous, répondit-il sans laisser à Lamar le temps de lui faire remarquer qu’elle avait baissé son arme depuis un moment déjà.

Il actionna du revers de la main trois manettes alignées et le ronronnement des moteurs se mua brusquement en un gémissement strident.

— C’est parti.

Derrière lui, Maria se glissa dans un siège installé à côté de la tourelle en verre la plus proche et leva le bras pour sangler le harnais de sécurité autour de sa poitrine.

— J’espère que vous savez ce que vous faites, dit-elle.

— Ne vous inquiétez pas pour nous, répondit Siméon.

Il frotta sa main blessée sur le haut de sa cuisse et tendit l’autre vers une rangée de boutons.

— Et ne traînez pas dans nos pattes, compris ? lui ordonna-t-il avec un accent jamaïquain plus prononcé que jamais sous l’effet de l’urgence, de la douleur ou de l’excitation.

— Je ne vous dérangerai pas, promit-elle.

— Et taisez-vous, ajouta le second.

Il annonça ensuite au capitaine :

— Gouvernes de direction parées.

— Propulseurs et canons principaux parés, déclara Lamar. Moteurs à plein régime. Agitez-nous ce manche à balai, qu’on décolle, capitaine.

— On y va, déclara Hainey en tirant à lui un levier fixé au sol, avec une délicatesse consommée, mais en poussant néanmoins à ses limites la vitesse du dirigeable.

Le carburant vint alimenter les moteurs, et les propulseurs ventraux de l’appareil militaire de l’Union se mirent à tourner. Dirigées vers le sol, les hélices l’en décollèrent d’une pichenette, dans un petit bond plus élégant que ce à quoi chacun s’était attendu.

— Joli, commenta Siméon.

— Merci. Dis-moi comment ça se passe du côté des gouvernes ?

— Ça roule. Vous allez changer de cap en prenant de l’altitude ?

— Je vais virer à bâbord toute, leur annonça le capitaine. Il nous faut tourner le dos à la partie sud de l’aire d’entretien. C’est du secteur nord que le détachement affecté à la sécurité fait décoller ses engins.

En s’élevant, le dirigeable dépassa bientôt les autres aéronefs, jusqu’à ce qu’il soit le seul à avoir une vue dégagée sur les nuages.

— Garde l’assiette, dit Hainey.

Il actionna les principales gouvernes et le dirigeable entama une rotation qui avait de fortes chances de se terminer en vrille, mais Siméon corrigea la trajectoire et le dirigeable s’arrêta là où l’avaient prévu les trois hommes… qui découvrirent de nouveaux ennuis à travers la verrière.

— Deux appareils de la sécurité, annonça Lamar. À onze heures et treize heures. Capitaine, je crois qu’ils…

Une salve de balles érafla la soute inférieure de la Walkyrie.

— Vont nous tirer dessus, compléta Hainey. Au petit plomb. Qu’ils aillent au diable !

— Ça ne suffira pas à percer cette coquille, supposa Siméon sur un ton moins assuré qu’à l’accoutumée.

— Ils prennent rapidement de l’altitude. On sera au même niveau dans trente secondes, voire moins, avertit Lamar. Et ils viseront mieux. Il faut qu’on dégage de leur trajectoire. On ne sait pas de combien de munitions ils disposent.

— Ce sont de petits engins, insista Siméon, sans qu’on sache vraiment qui il cherchait à convaincre. Ils ne peuvent pas en embarquer des quantités. Ces appareils de la sécurité, ils sont bons qu’à ficher la trouille aux gens, pas à les descendre.

Une nouvelle rafale cingla néanmoins la Walkyrie, plus haut sur la coque, tandis que deux autres dirigeables s’élançaient de l’aire d’entretien et montaient à son altitude.

— Ils n’ont pas de tourelles pivotantes comme notre engin, fit observer le capitaine. Ils doivent rester à notre hauteur pour nous toucher.

— Ils ont quand même une certaine marge de manœuvre, dit Lamar. Mais combien, je ne sais pas. Plus haut ! Faut qu’on grimpe jusqu’à une altitude où l’air est raréfié pour pouvoir les semer.

— Lourds comme on est ? ronchonna Siméon. On ferait mieux de rester au-dessus d’eux. Ce serait pratique de pouvoir riposter à leurs tirs, mais en l’état, on a à peine assez de monde pour piloter ce dirigeable. Combien il y a d’hommes, d’habitude, dans ce machin ? demanda-t-il à Lamar.

— Six, au strict minimum, répondit le mécanicien. On pourrait peut-être leur rentrer dedans. La Walkyrie peut encaisser, mais je parie qu’eux non.

— S’ils nous poursuivent, c’est uniquement parce qu’ils savent qu’on n’a pas assez d’hommes pour les repousser efficacement, déclara Hainey.

Il tira plus fort sur le manche et le dirigeable continua à prendre de l’altitude tout en pivotant peu à peu vers l’est grâce à l’intervention de Siméon aux propulseurs.

— Où tu nous diriges ? s’enquit le capitaine.

— En dehors de la ville. Mais il faut qu’on sème ces trucs ou qu’on les raye du paysage. S’ils nous poursuivent trop loin, on se retrouvera en mauvaise compagnie où qu’on aille.

— Où allons-nous ? Si je puis me permettre de vous le demander, bien sûr ? voulut savoir Maria Boyd, assise à la tourelle derrière sa bulle de verre.

— Chercher mon dirigeable ! glapit presque Hainey tandis que l’appareil essuyait une nouvelle volée de balles, deux d’entre elles s’écrasant à grand bruit sur le pare-brise.

Contrairement aux petits projectiles tirés à terre, celles-ci étaient conçues pour fracturer les verrières les plus robustes, et percer les plus épais blindages. Restait à savoir si elles pouvaient perforer la Walkyrie, mais personne n’avait envie de le découvrir : le capitaine décrivit donc un cercle avec l’appareil.

— Ils vont aller chercher du renfort si on continue à faire du surplace, dit Lamar.

— On ne fait pas du surplace ! s’écria Siméon. On avance, mais ce qu’il y a… En tout cas on avance. Bon Dieu, cet engin est une vraie citerne en fonte ! Les virages sont coton, je vous dis pas.

— Mais il tourne sur lui-même comme un charme, nota Hainey. On va tenter le coup, marche arrière toute.

— Quoi ? fit le second.

— Marche arrière toute ! répéta le capitaine. Inversez la poussée, qu’on recule en jouant les toupies. On va leur foncer dessus avec un peu d’effet pour les renverser. Ça ne nous causera aucun dégât.

— Vous êtes vraiment piqué, dit Maria, mais nul ne lui répondit.

— Au boulot, les gars ! lança Hainey, qui envoya le dirigeable en spirale d’un coup de coude dans une gouverne. Siméon, écrase-moi ce stabilisateur, et ne laisse pas le pied dessus, pompe. Il faut qu’on continue à tournoyer, et qu’on leur tombe dessus comme une balle qui file en zigzag.

Dans la cabine malmenée par la force centrifuge, la femme et les trois hommes devaient lutter pour rester droits dans leurs sièges. Les mains de Lamar voltigeaient au-dessus des boutons et des soupapes, et Siméon pompait consciencieusement sur la pédale des stabilisateurs pour propulser leur engin droit devant, sur une trajectoire qui passait directement entre les deux petits appareils.

— Va y avoir de la casse ! lança le capitaine sur un ton presque jubilatoire, avant d’ajouter : impact dans dix, neuf, huit… accrochez-vous bien… six… oh, merde, plus tôt que prévu…

Ils entrèrent en collision avec les deux dirigeables adverses, mais en se contentant de toucher le premier à l’aile, tout en percutant assez violemment le second pour le faire tomber en flèche. Au choc tonitruant succéda l’insupportable grincement des tôles se frottant l’une contre l’autre, puis une épaisse fumée s’échappa du flanc droit du dirigeable situé à neuf heures. Il tangua dangereusement, s’inclina de plus en plus et piqua droit vers le sol.

— On ne les a pas eus tous les deux ! s’écria Maria.

— Je sais, répondit le capitaine, et je croyais vous avoir dit de vous taire !

— Non, corrigea-t-elle, pas vous, votre second. Mais je vais ajouter cette suggestion à la liste.

— Ne vous avisez pas de me mettre en rogne, femme ! Vous ne voyez pas qu’on a du pain sur la planche ?

Lamar déglutit.

— Et en voilà une autre tranche qui rapplique, dit-il. Deux autres dirigeables : un de la sécurité, on dirait… et l’autre… capitaine, apparemment c’est un croiseur de l’Union.

— Nom de Dieu, pesta Hainey.

Il grinça des dents, tout en se débattant avec les boutons pour stabiliser l’appareil et interrompre sa rotation.

— On risque d’être obligés de prendre la fuite, enchaîna-t-il. Ces deux petits engins de la sécurité n’embarquent sans doute pas grand monde, mais un croiseur… va savoir. Si on avait trois ou quatre hommes de plus sous la main, ce serait autre chose. Lamar, tu as bien dit que les armes principales étaient toutes opérationnelles ?

— En effet. Rien à redire de ce côté-là, et les systèmes auxiliaires sont probablement en état, eux aussi… Mais on n’a pas le temps d’apprendre à s’en servir, et puis, de toute façon, on n’est que trois.

— Quatre, dit Maria, depuis son siège.

— Je vous demande pardon ?

Ce disant, Hainey se retourna pour voir ce qu’elle fabriquait. Elle était en train de déboucler son harnais de sécurité.

— Quatre. Vous ne disposez pas de trois ou quatre hommes de plus, mais vous avez à bord une femme solide, et dans ma vie je me suis servi de plus d’armes à feu que la plupart des hommes n’en ont jamais tenues.

— Vous avez perdu la tête, très chère, lui lança Siméon. Regagnez votre siège. Personne ici ne vous confierait une arme à feu, et encore moins une tourelle de tir, espèce de cinglée.

— Elle sait tirer, dit Hainey. J’ai entendu parler d’elle. Elle sait se servir d’une arme à feu.

— Oui, la dame sait tirer, confirma Maria, qui s’impatientait. Elle a l’intention de s’éloigner suffisamment de la ville pour que vous puissiez la déposer quelque part. Et là, vous aurez une conversation civilisée quant à la manière dont elle va vous ramener au bercail et vous livrer à la justice… Ce qui ne sera guère possible si elle meurt en plein ciel, pas vrai ?

Siméon faillit s’esclaffer.

— Hé, capitaine, elle veut nous sauver la peau pour nous tanner le cuir après ! Qu’est-ce que vous dites de ça ?

— Je pense qu’on est dans une situation désespérée, et qu’elle a envie de vivre assez longtemps pour avoir cette fameuse discussion. Lamar ?

— Oui, capitaine ?

— Quelle tourelle a le plus grand angle de tir ?

— Vous ne parlez pas sérieusement, capitaine ?

— Oh que si, répondit Maria à sa place. Affectez-moi au poste de tir où je pourrai causer le plus de dégâts.

— C’est sans doute la tourelle ventrale qui a la meilleure portée, capitaine. Celle de droite est fixe pour éviter de foutre en l’air le moteur du même côté, et elle balaie un angle plus serré. La gauche est installée plus bas, pour éviter de dézinguer la coque quand elle fait feu.

— Dans ce cas, montre-lui comment ça marche. Tu sais t’en servir, pas vrai, mon vieux ?

Hainey manœuvrait toujours le dirigeable et lui faisait prendre de l’altitude. Il s’élevait dans le ciel en veillant, dans la mesure du possible, à ne présenter aux intrus que le dessous de l’appareil.

— Bien sûr que je sais, répondit-il en quittant son siège et en adressant un signe à Maria Boyd avec une vive appréhension. Par ici. Dans la soute, en bas.

— Vous allez la mettre aux commandes d’une mitrailleuse lourde là où vous ne pouvez même pas la voir ? demanda Siméon en haussant le ton, incrédule.

— Nécessité fait loi, c’est ce qu’on dit, non ? répliqua le capitaine. De toute façon, d’en bas, elle ne peut pas nous tirer dessus. Elle aurait été plus dangereuse pour nous depuis son siège à la tourelle droite.

— C’est juste, concéda Siméon du bout des lèvres.

Au pied de l’escalier conduisant à la soute, à côté de la tourelle ventrale gauche, Lamar se tint près de Maria Boyd et bafouilla :

— Je ne sais pas, madame… Dans cette tenue, vous allez avoir du mal à rentrer là-dedans.

— Eh bien, je ne vais pas me déshabiller, il faudra donc que je tienne tant bien que mal. C’est une Gatling ? Calibre douze, celle à chargement automatique ? On a dû l’adapter au combat aérien. J’en ai déjà vu à terre, et il m’est arrivé de l’utiliser une fois ou deux.

Les sourcils de Lamar s’inclinèrent en un V de stupéfaction.

— Euh… oui, oui, madame… Je crois que ce n’est pas un calibre douze, mais un douze et demi, et ils marchent quasiment de la même façon. Vous… vous savez quoi faire avec ?

— Je sais quoi faire. Un détail : avez-vous un masque, ici ? Quelque chose qui me protège le visage de la chaleur et m’évite de recevoir de la poudre dans les yeux ? Je sais très bien me servir de ce genre d’armes, mais je n’ai pas envie de pleurer comme une Madeleine.

Lamar hocha la tête.

— Il y en a toute une rangée, accrochée dans le coin. Je vais vous en chercher un.

Il fonça vers les patères fixées à la paroi de la soute, attrapa le premier masque qui lui tomba sous la main, ainsi que les gants fourrés à l’intérieur, et regagna en vitesse la tourelle ventrale en verre. Maria Boyd avait réussi tant bien que mal à loger dans l’habitacle tout son harnachement, corset et jupes, mais un tas de sous-vêtements était posé à côté du petit réduit.

Le mécanicien lui remit son masque, tout en lorgnant ses jupons.

— Je sais bien que j’ai dit que je n’allais pas me déshabiller, mais il me fallait faire de la place, vous comprenez ?

— Oui, madame.

Si Maria l’avait mieux connu, elle aurait compris tout de suite qu’il était en train de piquer un fard.

— Vous vous en sortez, là-dessous ? lança Hainey depuis la passerelle.

— Une minute !

— On n’a pas une minute !

— Je mets mon masque ! cria-t-elle. Ça y est, je suis prête, et je vois bien. À trois heures, six heures et… je n’aperçois pas le troisième dirigeable !

— Il nous fonce dessus, pour voir si nous allons nous dégonfler les premiers ! Ramène-toi, Lamar ! On a besoin de toi là-haut.

— J’arrive, capitaine !

— Et vous, femme, vous m’entendez bien ?

— Si vous criez, je vous entends !

Mais une fois la manivelle tournée et le canon en route, elle n’était plus si sûre de pouvoir communiquer aussi facilement. À l’intérieur de la coupole de verre, suspendue en plein ciel, Maria essaya d’éviter de regarder trop longtemps l’aire d’entretien qui rapetissait en contrebas, et les minuscules maisons de Kansas City qui s’éloignaient sous ses pieds. Elle ne l’aurait jamais avoué, même si sa vie en avait dépendu, mais ce spectacle lui donnait le vertige, presque la nausée.

Elle glissa les mains dans les gants : ils étaient bien trop grands, mais ils lui éviteraient de se brûler au contact de la mitrailleuse. Celle-ci faisait vibrer la coupole de verre, lorsqu’elle tournait en ronronnant sur son axe.

Maria respira à fond, visa du mieux qu’elle put et ouvrit le feu.

Ses mains furent propulsées en arrière par le recul, et la vibration lui secoua les coudes et les épaules. Elle réussit néanmoins à garder le contrôle de l’arme et pesa dessus de tout son poids pour maintenir sa cible dans le collimateur. Son tir perfora le réservoir de gaz du second dirigeable.

Une gerbe de flammes si vive et ardente qu’elle évoquait l’éclair d’un tour de prestidigitation enveloppa le dirigeable. À peine eut-il pris feu qu’il dégringola et partit en vrille, telle une bulle de savon tournoyant au fond d’un évier.

Mais elle n’avait fait que le plus facile.

Le deuxième dirigeable, le croiseur de l’Union qui venait de l’autre côté, gagnait rapidement du terrain. Sans atteindre la même altitude que la Walkyrie, il volait à la même allure : il ne tarderait pas à être hors de portée de sa mitrailleuse. Le tube cylindrique de l’arme automatique tournait sur son axe en émettant un petit ronron, attendant l’ordre de tirer. Maria ignorait cependant combien il lui restait de munitions et elle n’avait pas envie de les gaspiller : elle attendit donc de bien avoir sa cible dans le viseur avant de lâcher une nouvelle salve dévastatrice.

Le croiseur refusa de lâcher prise, à la différence des petits appareils de la sécurité. Son blindage n’était pas aussi épais et fiable que celui de la coque de la Walkyrie, mais il était plus léger et maniable, et capable d’encaisser davantage que n’importe quel autre appareil dans les parages. Il tangua sous la grêle de balles de Maria, mais sans se crever, se fendre ni s’écraser.

Elle chercha un point faible, mais comme elle l’avait avoué, elle ne connaissait rien aux dirigeables. Elle cria donc par-dessus le vrombissement tonitruant des canons rotatifs.

— Capitaine !

— Quoi ?

— Qu’est-ce que je vise ?

— Ce foutu dirigeable ! hurla-t-il.

— Soyez plus précis ! Est-ce qu’il a un point faible ?

Il laissa s’écouler quelques secondes avant de lui crier :

— Vous n’arriverez pas à dégommer ses réservoirs, ils sont trop bien protégés. Attaquez-vous aux moteurs, juste en dessous !

— Compris !

Elle pesa de tout son poids pour faire pivoter la mitrailleuse en direction du croiseur qui s’apprêtait à un assaut frontal.

— Bien ! s’exclama Hainey. Maintenant accrochez-vous… Il va falloir qu’on éperonne ce dernier petit salaud ! Continuez à tirer sur le croiseur ! Dégagez-le de notre sillage pour qu’on puisse dégommer l’autre ! Il est trop haut dans le ciel pour que vous puissiez l’avoir d’ici !

Elle ne répondit rien, mais sentit l’appareil bondir pour changer de cap, pivoter et prendre de l’élan afin d’envoyer le plus petit des dirigeables s’écraser au sol derrière eux. Quand la tourelle ventrale fut happée vers le ciel, elle fut prise un instant d’un formidable haut-le-cœur, mais au même moment, le croiseur entra en plein dans sa ligne de mire et elle sauta sur l’occasion. Elle se déporta sur le côté et braqua le canon en diagonale d’un coup de genou, visant cette fois les moteurs extérieurs de l’ennemi. Des propulseurs puissants étaient fixés au ventre de l’engin et lui permettaient de manœuvrer et de filer dans le ciel. Devant eux, des armes automatiques étaient montées sur des affûts mobiles.

Les canons du croiseur pivotèrent, s’inclinèrent et firent feu sur la Walkyrie qui se pencha d’un air malgracieux et tourna légèrement sur son axe en essuyant le tir, mais retrouva son assiette. Son poursuivant lâcha une vive succession de rafales, bien décidé à forcer sa proie à se poser.

L’une des balles de petit calibre percuta brutalement la verrière renforcée de la tourelle, à gauche de Maria, dont les oreilles et le crâne résonnèrent sous le formidable choc. Quand elle y vit de nouveau clair, elle secoua l’arme d’avant en arrière pour s’assurer que celle-ci était toujours solidement amarrée. C’est alors qu’elle aperçut la longue ébréchure sur la paroi de verre qui se fendillait peu à peu. La balle n’était pas passée à travers, mais elle avait fracassé le dôme, et Dieu seul savait combien de temps il tiendrait.

Néanmoins, Maria eut une nouvelle occasion de faire un carton, et elle la saisit.

Elle déverrouilla la sécurité, serra les poings autour des énormes gâchettes et envoya une douzaine de balles sur le croiseur, plus bas cette fois-ci. Avec ce genre de canon, viser avec précision était exclu, mais elle se mit en quatre et le résultat dépassa ses espérances. Les projectiles tracèrent un arc descendant et balafrèrent la partie inférieure de la coque adverse. L’un d’eux toucha le moteur gauche et s’y logea, à moins qu’il ne l’ait traversé de part en part.

Une gerbe d’étincelles jaillit du propulseur, qui se mit à fumer sans pour autant s’arrêter. Maria ne sut pas si elle l’avait vraiment esquinté car au même instant, la Walkyrie heurtait de plein fouet l’autre dirigeable. Une explosion l’ébranla violemment, du côté opposé à la cellule exiguë où se trouvait Maria.

Elle se cramponna à la mitrailleuse, même si celle-ci dégageait une chaleur excessive dont ses vêtements et les gros gants dans lesquels flottaient ses doigts ne la protégeaient pas tout à fait. La fissure s’élargissait sur sa verrière. Elle regarda s’étendre cette plaie sinistre, semblable à une grimace malveillante, en retenant son souffle.

Dans ces conditions, compte tenu du poids de la mitrailleuse et de la verrière elle-même, sans compter celui du corps de Maria, suspendue les cuisses crispées autour d’un siège étroit conçu pour un homme, combien de temps cette coupole pouvait-elle tenir ? Elle ferma les yeux et attendit que la Walkyrie se stabilise. Au gré du roulis du dirigeable, elle vit l’autre petit appareil plonger vers le sol, boule de feu qui ne cessait de s’agrandir et dont la traînée de suie et d’étincelles évoquait la queue d’une comète.

Restait-il un autre dirigeable ? Elle ne s’en souvenait plus.

Il fallait faire attention à tellement de choses en même temps !

Le croiseur, lui, était toujours là, flottant dans les airs. Elle le vit de nouveau quand la Walkyrie opéra un tête-à-queue pour s’arrêter de tourner et se stabiliser. Il laissait échapper de la fumée, mais pas beau-coup. Elle avait touché une pièce importante, mais cela n’avait pas suffi à ralentir leur poursuivant. Elle fit pivoter une fois de plus sa mitrailleuse et, priant d’avoir assez de munitions pour le détériorer suffisamment, appuya sur les détentes et cribla de nouveau les nuages de projectiles aériens.

Le croiseur riposta, mais il penchait en arrière, de sorte que les balles passèrent trop haut et se contentèrent d’effleurer la coque de la Walkyrie.

Le sourire de verre fendillé s’élargit, désormais accompagné d’un sinistre tintement qui laissait présager le pire.

— Capitaine ! s’écria-t-elle.

— Quoi encore ?

— Il faut que je…

La coupole glissa et, quand son siège descendit brusquement d’un centimètre, Maria crut que son cœur s’était arrêté de battre. Elle lâcha son arme, se leva et recula précipitamment, battant hâtivement en retraite jusqu’à ce qu’elle pose une botte sur le rebord de la soute.

La lente dislocation de l’habitacle en verre s’accompagna d’un sifflement : de l’air y pénétrait, plus froid qu’il ne l’est normalement en hiver. Il sentait l’eau.

— Doux Jésus, jura Maria.

Elle saisit l’encadrement de la porte, mais elle portait des gants conçus pour un homme deux fois plus grand qu’elle, ce qui lui fit lâcher prise. Elle desserra le poing, se débarrassa du gant d’un geste sec et réussit à agripper de nouveau le rebord de la soute. Elle se retrouva suspendue en l’air et se servit de son allonge pour se hisser au-dessus de la coupole en verre fragilisée où ballottait la mitrailleuse. Les gonds se distendaient : la tourelle était en train de se détacher sous la pression induite par le déplacement de l’appareil.

Le croiseur refit son apparition, beaucoup plus proche cette fois. Il filait à vive allure et à haute altitude, ventre exposé, ses moteurs et ses hélices inférieurs offrant du coup une cible presque trop tentante. Mais la verrière était en train de se rompre et la mitrailleuse, montée sur des rails, piquait du nez à mesure que l’habitacle cédait.

Maria cala ses pieds sur le bord arrondi de la coupole en verre et libéra une de ses mains. Quand elle effleura la culasse de la mitrailleuse, celle-ci était tellement gelée que ses doigts faillirent y rester collés. L’air qui s’infiltrait en rafale dans la bulle de verre et venait fouetter le visage de Maria était glacial, mais elle tint bon et tendit la main vers la détente malgré son équilibre précaire.

Le croiseur ne resterait pas longtemps dans le même axe, mais elle non plus n’allait pas tenir indéfiniment la pose : c’était une course contre la montre entre ses muscles, la verrière de la tourelle et la trajectoire du croiseur.

À l’air glacé s’ajouta soudain de l’eau tout aussi froide, qui se condensa et gela, et la main sur laquelle Maria avait pris appui glissa. Elle essaya de se cramponner, mais n’y parvint pas ; elle était à deux doigts de choir sur la verrière prête à céder lorsqu’une énorme poigne noire se referma sur ses doigts tremblants.

Elle releva brusquement la tête et vit Croggon Hainey, bien calé sur ses jambes écartées, qui lui attrapa aussitôt le poignet à deux mains.

— Vous êtes folle ? lui lança-t-il.

— Oui ! Ou peut-être que non. Regardez plutôt.

Elle désigna le ventre exposé du croiseur.

— Je peux l’abattre !

— Cette verrière va lâcher d’un instant à l’autre.

— Non !

Elle se débattit pour redescendre, le laissant la tenir à bout de bras.

— Moi aussi, je risque ma vie dans cette histoire, et vous ne vous êtes pas gêné pour me le faire comprendre, espèce de salaud, alors laissez-moi nous tirer de là !

La taille des bras de Hainey lui donnait quelques centimètres d’allonge en plus, et quand elle sentit la détente, elle se jeta en avant pour l’attraper et la serrer de toutes ses forces.

Une dizaine de balles transpercèrent un nuage bas avant de perforer la partie inférieure du croiseur Yankee et de traverser de part en part son propulseur déjà endommagé. Trois nouvelles volutes de fumée s’en échappèrent, mêlées à des gerbes d’étincelles, et elle s’écria joyeusement :

— Regardez ! Qu’est-ce que je vous avais dit ?

Mais le recul de l’arme fut de trop pour la coupole en verre qui se fracassa et tomba dans le vide, sous elle.

Dans cette position, Maria se sentit comme happée par le ciel qui lui criblait la peau de cristaux de glace s’engouffrant jusque sous sa jupe. Le sol en contrebas était incroyablement éloigné. Incapable de respirer, elle retint son souffle, et n’ayant pas la force de faire autre chose, elle balança les jambes. Des lambeaux de nuages tourbillonnèrent entre ses jambes et lui cinglèrent les bras, mais elle ne tomba pas.

Elle pivota comme une danseuse dans une boîte à musique, retenue par la poigne de fer du capitaine.