CHAPITRE 12
L’avaleur d’ombres27 se déplaçait comme un chat dans la nuit. Sans faire de bruit, évitant les obstacles, il longeait les murs et se confondait avec les ténèbres. Personne ne pouvait se vanter de l’avoir repéré. Et qui pouvait le soupçonner ?
Le plus pauvre des quartiers de Memphis était endormi. Ici, ni portiers ni veilleurs comme devant les riches villas. L’homme cacha son visage sous un masque de chacal en bois28, à la mâchoire articulée, et s’introduisit dans la demeure de l’épouse du gardien-chef du sphinx.
Quand il recevait un ordre, il ne le discutait pas; voilà longtemps que tout sentiment avait disparu de son cœur. Faucon humain29, il surgissait de l’obscurité où il puisait sa force.
La vieille dame se réveilla en sursaut; la vision d’horreur lui coupa le souffle. Elle poussa un cri déchirant et s’effondra, morte. Le tueur n’avait même pas eu besoin d’utiliser une arme et de maquiller son crime. La bavarde ne parlerait plus.
*
Le général Asher frappa l’aspirant d’un coup de poing dans le dos ; le soldat s’écroula dans la cour poussiéreuse de la caserne.
— Les mollassons ne méritent pas meilleur sort.
Un archer sortit des rangs.
— Il n’avait commis aucune faute, général.
— Toi, tu parles trop; quitte immédiatement l’exercice. Quinze jours d’arrêts de rigueur et un long séjour dans une forteresse du Sud t’apprendront la discipline.
Le général ordonna au peloton de courir pendant une heure avec arcs, carquois, boucliers et sacs de nourriture; lorsqu’il partirait en campagne, il rencontrerait des conditions plus rudes. Si l’un des soldats s’arrêtait, épuisé, il lui tirait les cheveux et l’obligeait à reprendre l’allure. Le récidiviste croupirait dans un cachot.
Asher avait suffisamment d’expérience pour savoir que seule une formation impitoyable menait à la victoire ; chaque souffrance endurée, chaque geste maîtrisé donnaient au combattant une chance supplémentaire de survivre. Après une carrière bien remplie sur les champs de bataille d’Asie, Asher, héros aux exploits retentissants, avait été nommé intendant des chevaux, directeur des recrues et formateur à la caserne principale de Memphis. Avec une joie féroce, il sacrifiait à cette fonction une dernière fois; sa nouvelle nomination, rendue officielle la veille, le dispenserait désormais de cette corvée. En tant que messager de Pharaon pour les pays étrangers, il transmettrait les ordres royaux aux garnisons d’élite postées aux frontières, pourrait servir de charrier à Sa Majesté et tenir le rôle de porte-étendard à sa droite.
De petite taille, Asher avait un physique déplaisant : cheveux ras, épaules couvertes d’un poil noir et raide, large torse, jambes courtes et musclées. Une cicatrice lui barrait la poitrine, de l’épaule au nombril, souvenir d’une lame qui avait failli lui trancher la vie. Secoué d’un rire inextinguible, il avait étranglé son agresseur à mains nues. Son visage, creusé de rides, ressemblait à celui d’un rongeur.
Après cette ultime matinée passée dans sa caserne favorite, Asher songeait au banquet organisé en son honneur. Il se dirigeait vers les salles de douche lorsqu’un officier de liaison s’adressa à lui dans les formes.
— Pardonnez-moi de vous importuner, général; un juge aimerait vous parler.
— Qui est-ce ?
— Jamais vu.
— Éconduisez-le.
— Il prétend que c’est urgent et sérieux.
— Motif ?
— Confidentiel. Ne concerne que vous.
— Amenez-le ici.
Pazair fut conduit jusqu’au centre de la cour où se campait le général, mains croisées derrière le dos. Sur sa gauche, des recrues pratiquaient des exercices de musculation ; sur sa droite, l’entraînement au tir à l’arc.
— Votre nom ?
— Pazair.
— Je déteste les juges.
— Que leur reprochez-vous ?
— Ils fouinent partout.
— J’enquête sur une disparition.
— Exclue dans les régiments placés sous mon commandement.
— Même la garde d’honneur du sphinx ?
— L’armée reste l’armée, même lorsqu’elle s’occupe de ses vétérans. La garde du sphinx a été assumée sans défaillance.
— D’après son épouse, l’ex-gardien-chef serait mort; pourtant, la hiérarchie me demande de régulariser sa mutation.
— Eh bien, régularisez ! On ne conteste pas les directives de la hiérarchie.
— Dans le cas présent, si.
Le général rugit.
— Vous êtes jeune et sans expérience. Décampez.
— Je ne suis pas à vos ordres, général, et je veux savoir la vérité sur ce gardien-chef. C’est bien vous qui l’avez nommé à ce poste ?
— Faites bien attention, petit juge : on n’importune pas le général Asher !
— Vous n’êtes pas au-dessus des lois.
— Vous ignorez qui je suis. Un faux pas de plus, et je vous écrase comme un insecte.
Asher abandonna Pazair au centre de la cour. Sa réaction surprit le juge; pourquoi tant de véhémence, s’il n’avait rien à se reprocher ?
Alors que Pazair franchissait la porte de la caserne, l’archer mis aux arrêts l’interpella.
— Juge Pazair…
— Que voulez-vous ?
— Peut-être puis-je vous aider; que cherchez-vous ?
— Des renseignements sur l’ancien gardien-chef du sphinx.
— Son dossier militaire est classé dans les archives de la caserne; suivez-moi.
— Pourquoi agissez-vous ainsi ?
— Si vous découvrez un indice accablant contre Asher, l’inculperez-vous ?
— Sans hésitation.
— Alors, venez. L’archiviste est un ami; lui aussi déteste le général.
L’archer et l’archiviste eurent un bref conciliabule.
— Pour consulter les archives de la caserne, indiqua ce dernier, il vous faudrait une autorisation du bureau du vizir. Je m’absente un quart d’heure, le temps d’aller chercher mon repas à la cantine. Si vous êtes encore dans le local quand je reviendrai, je serai obligé de donner l’alerte.
Cinq minutes pour comprendre le mode de classement, trois autres pour mettre la main sur le bon rouleau de papyrus, le reste pour lire le document, le mémoriser, le ranger dans sa case et disparaître.
*
La carrière du gardien-chef était exemplaire : pas la moindre ombre au tableau. La fin du papyrus offrait une information intéressante; le vétéran dirigeait une équipe de quatre hommes, les deux plus âgés postés contre les flancs du sphinx, les deux autres au bas de la grande rampe menant à la pyramide de Khéphren, à l’extérieur de l’enceinte. Puisqu’il possédait leurs noms, les interroger procurerait probablement la clé de l’énigme.
Kem, ému, pénétra dans le bureau.
— Elle est morte.
— De qui parlez-vous ?
— De la veuve du gardien. J’ai patrouillé dans le quartier, ce matin; Tueur a perçu quelque chose d’anormal. La porte de la maison était entrouverte. J’ai découvert le corps.
— Traces de violence ?
— Pas la moindre. Elle a succombé à la vieillesse et au chagrin.
Pazair demanda à son greffier de s’assurer que l’armée s’occuperait des obsèques; si tel n’était pas le cas, le juge réglerait lui-même les frais des funérailles. Sans être responsable du trépas de la pauvre femme, n’avait-il pas troublé ses derniers moments ?
— Avez-vous progressé ? demanda Kem.
— De façon décisive, j’espère; pourtant, le général Asher ne m’a guère aidé. Voici les quatre noms des vétérans placés sous le commandement du gardien-chef; obtenez leurs adresses.
Le greffier Iarrot arriva au moment où le Nubien partait.
— Ma femme me persécute, avoua Iarrot, la mine battue; hier, elle a refusé de préparer le dîner ! Si ça continue, elle m’interdira son lit. Heureusement, ma fille danse de mieux en mieux.
Boudeur et grognon, il classa des tablettes de mauvaise grâce.
— J’allais oublier… je me suis occupé des artisans qui veulent travailler à l’arsenal. Un seul m’intrigue.
— Un délinquant ?
— Un homme mêlé à un trafic d’amulettes.
— Antécédents ?
Iarrot arbora un air satisfait.
— Ils devraient vous intéresser. C’est un menuisier d’occasion; il était employé comme intendant sur les terres du dentiste Qadash.
*
Dans la salle d’attente de Qadash, où il n’avait pas été admis sans difficulté, Pazair était assis à côté d’un homme de petite taille, plutôt crispé. Ses cheveux et sa moustache noirs, taillés avec soin, sa peau terne, son visage sec et allongé parsemé de grains de beauté, lui donnaient un air sombre et rébarbatif.
Le juge le salua.
— Pénible moment, n’est-ce pas ?
Le petit homme acquiesça.
— Vous souffrez beaucoup ?
Il répondit d’un geste de la main évasif.
— Ma première rage de dents, confessa Pazair ; avez-vous déjà été soigné chez un dentiste ?
Qadash apparut.
— Juge Pazair ! Seriez-vous souffrant ?
— Hélas, oui !
— Connaissez-vous Chéchi ?
— Je n’ai pas cet honneur.
— Chéchi est l’un des plus brillants scientifiques du palais; en chimie, il n’a pas de rivaux. C’est pourquoi je lui commande emplâtres et plombages; il vient précisément me proposer une nouveauté. Soyez tranquille, ce ne sera pas long.
Qadash, malgré sa difficulté d’élocution, s’était montré empressé, comme s’il recevait un ami de longue date. Si le dénommé Chéchi demeurait aussi peu loquace, son entrevue avec le praticien risquait d’être brève. De fait, le dentiste vint chercher le juge une dizaine de minutes plus tard.
— Asseyez-vous sur ce fauteuil pliant et penchez la tête en arrière.
— Il n’est pas bavard, votre chimiste.
— Un caractère plutôt renfermé, mais un être droit, sur lequel on peut compter. Que vous arrive-t-il ?
— Une douleur diffuse.
— Voyons ça.
Qadash, utilisant un miroir et jouant avec un rayon de soleil, examina la dentition de Pazair.
— Avez-vous déjà consulté ?
— Une seule fois, au village. Un dentiste ambulant.
— Je vois une minuscule carie. Je vais consolider la dent avec un plombage efficace : résine de térébinthe30, terre de Nubie, miel, éclats de meule, collyre vert et parcelles de cuivre. Si elle tremble, je la relierai à la molaire voisine avec un fil d’or… Non, ce ne sera pas nécessaire. Vous avez une denture saine et solide. En revanche, prenez garde à vos gencives. Contre la pyorrhée, je vous prescris un bain de bouche composé de coloquinte, de gomme, d’anis, et de fruits entaillés du sycomore ; vous le laisserez dehors une nuit entière, afin qu’il s’imprègne de rosée. Vous frotterez vos gencives avec une pâte composée de cinnamome, de miel, de gomme et d’huile. Et n’oubliez pas de mâcher souvent du céleri; non seulement c’est une plante tonique et apéritive, mais encore elle affermit les dents. A présent, soyons sérieux ; votre état ne nécessitait pas une consultation urgente. Pourquoi désiriez-vous me voir toutes affaires cessantes ?
Pazair se leva, heureux d’échapper aux divers instruments dont le dentiste se servait d’ordinaire.
— Votre intendant.
— J’ai renvoyé cet incapable.
— Je voulais parler du précédent.
Qadash se lava les mains.
— Je ne m’en souviens plus.
— Faites un effort de mémoire.
— Non, vraiment…
— Etes-vous collectionneur d’amulettes31 ?
Bien que soigneusement purifiées, les mains du dentiste demeuraient rouges.
— J’en possède quelques-unes, comme tout un chacun, mais je n’y attache guère d’importance.
— Les plus belles ont une grande valeur.
— Sans doute…
— Votre ancien intendant s’y intéressait ; il a même volé quelques beaux spécimens. D’où mon inquiétude : auriez-vous été sa victime ?
— Il y a de plus en plus de voleurs, puisqu’il y a de plus en plus d’étrangers à Memphis. Bientôt, cette ville ne sera plus égyptienne. Avec son obsession de probité, le vizir Bagey est le grand responsable. Pharaon a tellement confiance en lui que personne ne peut le critiquer. Vous, moins que les autres, puisqu’il est votre patron. Par bonheur, votre modeste rang administratif vous évite de le rencontrer.
— Est-il si terrifiant ?
— Intraitable; les juges qui l’ont oublié furent démis, mais ils avaient tous commis des fautes. En refusant d’expulser les étrangers sous prétexte de justice, le vizir pourrit le pays. Avez-vous arrêté mon ancien intendant ?
— Il tentait de se faire engager à l’arsenal, mais une vérification de routine a fait ressurgir son passé. Triste histoire, en vérité; il vendait des amulettes dérobées dans une fabrique, a été dénoncé et fut renvoyé par le successeur que vous avez choisi.
— Pour le compte de qui volait-il ?
— Il l’ignore. Si j’avais du temps, je fouillerais; mais je ne dispose d’aucune piste et tant d’autres affaires m’occupent ! L’essentiel est que vous n’ayez pas souffert de son indélicatesse. Merci pour vos bons soins, Qadash.
*
Le chef de la police avait réuni chez lui ses principaux collaborateurs; cette séance de travail ne serait mentionnée sur aucun document officiel. Mentmosé avait étudié leurs rapports sur le juge Pazair.
— Pas de vice caché, pas de passion illicite, pas de maîtresse, pas de réseau de relations… Vous me faites le portrait d’un demi-dieu ! Vos enquêtes sont vides.
— Son père spirituel, un dénommé Branir, habite Memphis; Pazair se rend fréquemment chez lui.
— Un vieux médecin à la retraite, inoffensif et sans pouvoir !
— Il eut l’oreille de la cour, objecta un policier.
— Il l’a perdue depuis longtemps, ironisa Mentmosé. Aucune existence n’est dépourvue d’ombre; celle de Pazair, pas davantage qu’une autre !
— Il se consacre à son métier, affirma un autre policier, et ne recule pas devant les personnalités comme Dénès ou Qadash.
— Un juge intègre et courageux : qui croirait à cette fable ? Travaillez plus sérieusement et rapportez-moi des éléments vraisemblables.
Mentmosé médita au bord de l’étang où il aimait pêcher. Il éprouvait la désagréable sensation de ne pas maîtriser une situation fuyante, aux contours incertains, et redoutait de commettre une erreur qui ternirait son renom.
Pazair était-il un naïf égaré dans les méandres de Memphis ou bien un caractère hors du commun, décidé à tracer droit son chemin sans se soucier des dangers et des ennemis ? Dans les deux cas, il était condamné à l’échec.
Restait une troisième possibilité, fort inquiétante : que le petit juge fût l’émissaire de quelqu’un d’autre, d’un courtisan retors à la tête d’une machination dont Pazair n’était que la partie visible. Furieux à l’idée qu’un imprudent osât le défier sur son propre terrain, Mentmosé appela son intendant et lui ordonna de préparer son cheval et son char. Une chasse au lièvre, dans le désert, s’imposait; tuer quelques bêtes affolées lui détendrait les nerfs.