CHAPITRE 2
Pazair vérifia la solidité de son sac de voyage en cuir blanchi, pourvu de deux tiges en bois qui s’enfonçaient dans le sol pour le tenir droit. Lorsqu’il serait plein, il le porterait sur le dos, en le maintenant grâce à une large courroie qu’il passerait sur sa poitrine.
Qu’y mettre, sinon une pièce de tissu rectangulaire pour un pagne neuf, un manteau, et l’indispensable natte à la trame tressée ? Faite de bandes de papyrus soigneusement liées entre elles, la natte servait de lit, de table, de tapis, de tenture, d’écran devant une porte ou une fenêtre, et d’emballage pour des objets précieux; son dernier usage était celui d’un linceul qui enveloppait le cadavre. Pazair avait acquis un modèle très résistant, sa plus belle pièce de mobilier. Quant à l’outre, fabriquée avec deux peaux de chèvre tannées et cousues ensemble, elle garderait l’eau fraîche des heures durant.
A peine le sac de voyage fut-il ouvert qu’un bâtard de couleur sable se précipita pour le flairer. Agé de trois ans, Brave était un mélange de lévrier et de chien sauvage; haut sur pattes, le museau court, les oreilles pendantes qui se dressaient au moindre bruit, la queue enroulée sur elle-même, il se dévouait à son maître. Amateur de longues randonnées, il chassait peu et préférait les plats cuisinés.
— Nous partons, Brave.
Le chien contempla le sac avec anxiété.
— Marche à pied et bateau, direction Memphis.
Le chien s’assit sur son derrière; il s’attendait à une mauvaise nouvelle.
— Pépi t’a préparé un collier ; il a bien étiré le cuir et l’a tanné à la graisse. Un confort parfait, je t’assure.
Brave ne semblait guère convaincu. Pourtant, il accepta le collier rose, vert et blanc, muni de clous. Si un congénère ou un fauve tentait de le prendre à la gorge, le chien serait protégé de manière efficace; de plus, Pazair avait gravé lui-même l’inscription hiéroglyphique : « Brave, compagnon de Pazair. »
Le juge lui offrit un repas de légumes frais que le chien dégusta avec avidité, sans quitter son maître du coin de l’œil. Il sentait que le moment n’était ni au jeu ni à la distraction.
Les habitants du village, le maire en tête, firent leurs adieux au juge; certains pleurèrent. On lui souhaita bonne chance, on lui remit deux amulettes, l’une représentant un bateau et l’autre des jambes vigoureuses; elles protégeraient le voyageur qui, chaque matin, devrait songer à Dieu afin de préserver l’efficacité des talismans.
Il ne restait plus à Pazair qu’à prendre ses sandales en cuir, non pour les chausser, mais pour les porter à la main ; comme ses compatriotes, il marcherait pieds nus et n’utiliserait les précieux objets qu’au moment d’entrer dans une demeure, après s’être lavé de la poussière du chemin. Il éprouva la solidité de la lanière qui passait entre le premier et le deuxième orteil, et le bon état des semelles; satisfait, il quitta le village sans se retourner.
Alors qu’il s’engageait sur la route étroite qui serpentait sur les buttes dominant le Nil, un museau mouillé toucha sa main droite.
— Vent du Nord ! Tu t’es échappé… Je dois te ramener dans ton champ.
L’âne ne l’entendait pas de cette oreille; il entama le dialogue en tendant la patte droite que saisit Pazair7. Le juge l’avait arraché à la vindicte d’un paysan qui le frappait à coups de bâton parce qu’il avait sectionné la corde le reliant à son piquet. Vent du Nord manifestait un penchant certain pour l’indépendance et une capacité à porter les plus lourdes charges.
Bien décidé à cheminer jusqu’à sa quarantième année avec des sacs de cinquante kilos, disposés de part et d’autre de son échine, Vent du Nord avait conscience de valoir aussi cher qu’une bonne vache ou qu’un beau cercueil. Pazair lui avait offert un champ où lui seul avait le droit de paître; reconnaissant, il le fumait jusqu’à l’inondation. Doté d’un sens aigu de l’orientation, Vent du Nord se repérait à la perfection dans le dédale des sentiers de campagne et se déplaçait souvent seul d’un point à un autre, afin de livrer des denrées. Sobre, placide, il n’acceptait de dormir tranquille qu’auprès de son maître.
Vent du Nord se nommait ainsi parce que, dès sa naissance, il avait dressé les oreilles dès que soufflait la douce brise du septentrion, si appréciée pendant la saison chaude.
— Je vais loin, répéta Pazair ; Memphis ne te plaira pas.
Le chien se frotta contre la patte avant droit de l’âne. Vent du Nord comprit le signal de Brave et se tourna de côté, désireux de recevoir le sac de voyage. Pazair saisit doucement l’oreille gauche du quadrupède.
— Quel est le plus têtu ?
Pazair renonça à lutter; même un autre âne aurait rompu le combat. Vent du Nord, désormais responsable du bagage, prit fièrement la tête du cortège et, sans se tromper, emprunta la route la plus directe vers l’embarcadère.
Sous le règne de Ramsès le Grand, les voyageurs parcouraient sans crainte sentiers et chemins; ils marchaient l’esprit libre, s’asseyaient et bavardaient à l’ombre des palmes, remplissaient leur outre avec l’eau des puits, passaient des nuits paisibles, à la lisière des cultures ou au bord du Nil, se levaient et se couchaient avec le soleil. Ils croisaient les messagers de Pharaon et les fonctionnaires de la poste; en cas de besoin, ils s’adressaient aux policiers de patrouille. Lointaine était l’époque où l’on entendait des cris de frayeur, où des bandits détroussaient pauvres ou riches qui osaient se déplacer; Ramsès faisait respecter l’ordre public sans lequel aucun bonheur n’était possible8.
D’une patte sûre, Vent du Nord aborda la pente raide qui mourait dans le fleuve, comme s’il savait d’avance que son maître comptait prendre le bateau en partance pour Memphis. Le trio embarqua; Pazair paya le prix du voyage avec un morceau d’étoffe. Pendant que les animaux dormaient, il contempla l’Égypte, que les poètes comparaient à un immense bateau dont les hauts bords étaient formés des chaînes de montagnes. Collines et parois rocheuses, montant jusqu’à trois cents mètres, semblaient protéger les cultures. Des plateaux, entrecoupés de vallons plus ou moins profonds, s’interposaient parfois entre la terre noire, fertile, généreuse, et le désert rouge où rôdaient des forces dangereuses.
Pazair eut envie de revenir en arrière, au village, et de n’en plus partir. Ce voyage vers l’inconnu le mettait mal à l’aise et lui ôtait toute confiance en ses possibilités; le petit juge de campagne perdait une quiétude que nulle promotion ne lui offrirait. Seul Branir avait pu obtenir son consentement; mais ne l’entraînait-il pas vers un avenir qu’il serait incapable de maîtriser ?
*
Pazair était abasourdi.
Memphis, la plus grande ville d’Égypte, la « balance des Deux Terres », capitale administrative, avait été créée par Ménès l’unificateur9. Alors que Thèbes la méridionale se vouait à la tradition et au culte d’Amon, Memphis la septentrionale, située à la jonction de la Haute et de la Basse-Égypte, s’ouvrait sur l’Asie et les civilisations méditerranéennes.
Le juge, l’âne et le chien débarquèrent au port de Perounefer, dont le nom signifiait « bon voyage ». Des centaines de bateaux de commerce, de tailles très diverses, abordaient aux docks grouillant d’activité ; on acheminait les marchandises vers d’immenses entrepôts, surveillés et gérés avec le plus grand soin. Au prix d’un travail digne des bâtisseurs de l’Ancien Empire, avait été creusé un canal parallèle au Nil et longeant le plateau où avaient été édifiées les pyramides. Ainsi les embarcations naviguaient-elles sans risque et la circulation des denrées et des matériaux était-elle assurée en toute saison; Pazair nota que les parois du canal avaient été revêtues d’un appareil de maçonnerie d’une solidité exemplaire.
Le trio se dirigea vers le quartier nord où résidait Branir, traversa le centre de la ville, admira le célèbre temple de Ptah, dieu des artisans, et longea la zone militaire. On y fabriquait des armes et l’on y construisait les bateaux de guerre. Là s’entraînaient les corps d’élite de l’armée égyptienne, logés dans de vastes casernes, entre les arsenaux remplis de chars, d’épées, de lances et de boucliers.
Au nord, comme au sud, s’alignaient des greniers riches d’orge, d’épeautre et de semences diverses, jouxtant les bâtiments du Trésor qui abritaient or, argent, cuivre, étoffes, onguents, huile, miel et autres produits.
Memphis, trop étendue, étourdit le jeune campagnard. Comment se repérer dans l’entrelacement des rues et des ruelles, dans le foisonnement des quartiers appelés « Vie des Deux-Terres », « le Jardin », « le Sycomore », « le Mur du Crocodile », « la Forteresse », « les Deux-Buttes » ou « le Collège de Médecine » ? Alors que Brave ne semblait guère rassuré et ne s’écartait pas de son maître, l’âne suivait son chemin. Il guida ses deux compagnons à travers le quartier des artisans où, dans de petits ateliers ouverts sur la rue, ils travaillaient la pierre, le bois, le métal et le cuir. Jamais Pazair n’avait vu autant de poteries, de vases, de pièces de vaisselle et d’ustensiles domestiques. Il croisa de nombreux étrangers, Hittites, Grecs, Cananéens et Asiatiques venant de divers petits royaumes; détendus, bavards, ils s’ornaient volontiers de colliers de lotus, proclamaient que Memphis était un calice de fruits et célébraient leurs cultes dans les temples du dieu Baal et de la déesse Astarté dont Pharaon tolérait la présence.
Pazair s’adressa à une tisserande et lui demanda s’il allait dans la bonne direction; il constata que l’âne ne l’avait pas induit en erreur. Le juge observa que les somptueuses villas des nobles, avec leurs jardins et leurs plans d’eau, se mêlaient aux petites maisons des humbles. De hauts portiques, que surveillaient des portiers, s’ouvraient sur des allées fleuries au fond desquelles se cachaient des demeures à deux ou trois étages.
Enfin, la résidence de Branir ! Elle était si jolie, si coquette avec ses murs blancs, son linteau décoré d’une guirlande de pavots rouges, ses fenêtres ornées de bleuets à calices verts et de fleurs jaunes de perséa10, que le jeune juge prit plaisir à l’admirer.
Une porte donnait sur la ruelle où poussaient deux palmiers qui ombrageaient la terrasse de la petite demeure. Certes, le village était bien loin, mais le vieux médecin avait réussi à préserver un parfum de campagne au cœur de la ville.
Branir se tenait sur le seuil.
— As-tu fait bon voyage ?
— L’âne et le chien ont soif.
— Je m’occupe d’eux; voici une bassine pour te laver les pieds et du pain sur lequel a été répandu du sel pour te souhaiter la bienvenue.
Pazair descendit dans la première pièce en empruntant une volée de marches; il se recueillit devant une petite niche contenant les statuettes des ancêtres. Puis il découvrit la salle de réception, soutenue par deux colonnes colorées; contre les murs, des armoires et des coffres de rangement. Sur le sol, des nattes. Un atelier, une salle d’eau, une cuisine, deux chambres et une cave complétaient l’intérieur douillet.
Branir invita son hôte à gravir l’escalier qui menait .1 la terrasse où il avait servi des boissons fraîches, accompagnées de dattes fourrées au miel et de pâtisseries.
Je suis perdu, avoua Pazair.
Le contraire eût été étonnant. Un bon dîner, une nuit de repos, et tu affronteras la cérémonie d’investiture.
Dès demain ?
— J’aurais aimé m’habituer à Memphis.
— Tes enquêtes t’y contraindront. Voici un cadeau, puisque tu n’es pas encore en fonction.
Branir offrit à Pazair le livre d’enseignement des scribes. Il leur permettait d’adopter l’attitude juste en toutes circonstances, grâce au respect de la hiérarchie. Au sommet, les dieux, les déesses, les esprits transfigurés dans l’au-delà, Pharaon et la reine; puis la mère du roi, le vizir, le conseil des sages, les hauts magistrats, les chefs de l’armée et les scribes de la demeure des livres. Suivaient une multitude de fonctions allant du directeur du Trésor au préposé aux canaux, en passant par les représentants de Pharaon à l’étranger.
— Un homme au cœur violent ne peut être qu’un fauteur de troubles, de même qu’un bavard; si tu veux être fort, deviens l’artisan de tes paroles, façonne-les, car le langage est l’arme la plus puissante pour qui sait la manier.
— Je regrette le village.
— Tu le regretteras ta vie durant.
— Pourquoi m’avoir mandé ici ?
— C’est ta propre conduite qui détermine ton destin.
Pazair dormit peu et mal, son chien à ses pieds et son âne couché à sa tête. Les événements s’enchaînaient à trop vive allure et ne lui laissaient pas le temps de reprendre son équilibre; pris dans un tourbillon, il ne disposait plus de ses points de repère habituels et devait, à son corps défendant, s’abandonner à une aventure aux couleurs inconnues.
Réveillé dès l’aube, il se doucha, se purifia la bouche avec du natron11, et déjeuna en compagnie de Branir qui le remit entre les mains d’un des meilleurs barbiers de la ville. Assis sur un tabouret à trois pieds face à son client, installé de même, l’artisan humecta la peau de Pazair, et la recouvrit d’une mousse onctueuse. D’un étui en cuir, il sortit un rasoir composé d’une lame de cuivre et d’un manche en bois, qu’il mania avec une habileté consommée.
Vêtu d’un pagne neuf et d’une ample chemise diaphane, parfumé, Pazair semblait prêt à affronter l’épreuve.
— J’ai l’impression d’être déguisé, confia-t-il à Branir.
— L’apparence n’est rien, mais ne la néglige pas; sache manœuvrer le gouvernail, que le flot des jours ne t’éloigne pas de la justice, car l’équilibre d’un pays dépend de sa pratique. Sois digne de toi-même, mon fils.