CHAPITRE 8
— C’est ici, déclara Kem.
— En êtes-vous certain ? demanda Pazair, stupéfait.
— Aucun doute; cette maison est bien celle du gardien-chef du sphinx.
— Pourquoi cette assurance ?
Le Nubien eut un sourire féroce.
— Grâce à mon babouin, les langues se sont déliées. Quand il montre les crocs, les muets parlent.
— Ces méthodes…
— Elles sont efficaces. Vous vouliez un résultat, vous l’avez.
Les deux hommes contemplaient le faubourg le plus misérable de la grande cité. On y mangeait à sa faim, comme dans toute l’Egypte, mais nombre de masures étaient délabrées, et l’hygiène laissait à désirer. Habitaient là des Syriens en attente d’un travail, des paysans venus faire fortune à la ville et vite désenchantés, des veuves sans grandes ressources. Le quartier ne convenait certes pas au gardien-chef du plus fameux sphinx d’Egypte.
— Je vais l’interroger.
— L’endroit n’est pas très sûr; vous ne devriez pas vous y aventurer seul.
— Comme vous voudrez.
Étonné, Pazair constata que portes et fenêtres se fermaient sur leur passage. L’hospitalité, si chère au cœur des Égyptiens, ne semblait pas de mise dans cette enclave. Le babouin, nerveux, avançait d’un pas saccadé. Le Nubien ne cessait de scruter les toits.
— Que craignez-vous ?
— Un archer.
— Pourquoi attenterait-on à nos jours ?
— C’est vous qui enquêtez; si nous avons abouti ici, c’est que l’affaire est louche. A votre place, je renoncerais.
La porte, en bois de palmier, semblait solide; Pazair frappa.
A l’intérieur, quelqu’un bougea mais ne répondit pas.
— Ouvrez, je suis le juge Pazair.
Le silence s’établit. Forcer l’entrée d’un domicile sans autorisation était un délit; le juge débattit avec sa conscience.
— Croyez-vous que votre babouin…
— Tueur est assermenté; sa nourriture est fournie par l’administration et nous devons rendre compte de ses interventions.
— La pratique diffère de la théorie.
— C’est heureux, estima le Nubien.
La porte ne résista pas longtemps au grand singe dont la puissance stupéfia Pazair; il était bon que Tueur fût du côté de la loi.
Les deux petites pièces étaient plongées dans l’obscurité, à cause des nattes qui obstruaient les fenêtres. Sol de terre battue, un coffre à linge, un autre à vaisselle, une natte pour s’asseoir, un nécessaire de toilette : ensemble modeste, mais propre.
Dans un angle de la seconde pièce se terrait une petite femme aux cheveux blancs, vêtue d’une tunique marron.
— Ne me frappez pas, implora-t-elle; je n’ai rien dit, je vous le jure !
— Rassurez-vous; j’aimerais vous aider.
Elle accepta la main du juge et se releva; soudain, l’horreur emplit ses yeux.
— Le singe ! Il va me déchiqueter !
— Non, la rassura Pazair; il appartient à la police. Êtes-vous l’épouse du gardien-chef du sphinx ?
— Oui…
La petite voix était à peine audible. Pazair convia son interlocutrice à s’asseoir sur la natte et prit place en face d’elle.
— Où est votre mari ?
— II… il est parti en voyage.
— Pourquoi avez-vous quitté votre demeure de fonction ?
— Parce qu’il a démissionné.
— Je m’occupe de la régularisation de sa mutation, révéla Pazair; les documents officiels ne mentionnent pas sa démission.
— Je me trompe peut-être…
— Que s’est-il passé ? demanda le juge avec douceur. Sachez que je ne suis pas votre ennemi ; si je peux vous être utile, j’agirai.
— Qui vous envoie ?
— Personne. J’enquête de ma propre initiative, afin de ne pas entériner une décision que je ne comprends pas.
Les yeux de la vieille dame se mouillèrent de larmes.
— Vous êtes… sincère ?
— Sur la vie de Pharaon.
— Mon mari est décédé.
— En êtes-vous certaine ?
— Des soldats m’ont assuré qu’il serait enterré selon les rites. Ils m’ont ordonné de déménager et de réinstaller ici. Je toucherai une petite pension jusqu’à la fin de mes jours, à condition de me taire.
— Que vous a-t-on révélé sur les circonstances de son décès ?
— Un accident.
— Je saurai la vérité.
— Quelle importance ?
— Laissez-moi vous mettre en sécurité.
— Je reste ici et j’attends la mort. Partez, je vous en conjure.
*
Nébamon, médecin-chef de la cour d’Egypte, pouvait être fier de lui. La soixantaine passée, il demeurait un fort bel homme; la liste de ses conquêtes féminines s’allongerait encore longtemps. Couvert de titres et de distinctions honorifiques, il passait davantage de temps dans les réceptions et dans les banquets qu’à son cabinet où de jeunes médecins ambitieux travaillaient pour lui. Lassé de la souffrance d’autrui, Nébamon avait choisi une spécialité amusante et rentable : la chirurgie esthétique. Les belles dames désiraient effacer quelques défauts afin de demeurer ravissantes et de faire pâlir de jalousie leurs rivales ; seul Nébamon pouvait leur donner une nouvelle jeunesse et préserver leurs charmes.
Le médecin-chef songeait à la magnifique porte en pierre qui, par faveur spéciale de Pharaon, ornerait l’entrée de sa tombe; le souverain avait peint lui-même les jambages en bleu sombre, au grand dam des courtisans qui rêvaient d’un tel privilège. Adulé, riche, célèbre, Nébamon soignait des princes étrangers, prêts à verser des honoraires très élevés; avant d’accepter leur requête, il menait de longues investigations et n’accordait ses consultations qu’à des patients affligés de maux bénins et faciles à guérir. Un échec aurait terni sa réputation.
Son secrétaire particulier lui annonça l’arrivée de Néféret.
— Faites-la entrer.
La jeune femme irritait Nébamon, car elle avait refusé d’appartenir à son équipe. Vexé, il se vengerait. Si elle acquérait le droit d’exercer, il veillerait à la priver de tout pouvoir administratif et à l’éloigner de la Cour. D’aucuns prétendaient qu’elle possédait un sens inné de la médecine et que son don pour la radiesthésie lui permettait d’être rapide et précise; aussi lui accorderait-il une dernière chance avant de déclencher les hostilités et de la cantonner dans une existence médiocre. Ou bien elle lui obéirait, ou bien il la briserait.
— Vous m’avez mandée.
— J’ai une proposition à vous faire.
— Je pars pour Saïs après-demain.
— Je suis au courant, mais votre intervention serait brève.
Néféret était vraiment très belle; Nébamon rêvait d’une maîtresse aussi jeune et délicieuse, qu’il eût exhibée dans la meilleure société. Mais sa noblesse naturelle et la clarté qui émanait d’elle l’empêchaient de lui adresser quelques compliments niais, d’ordinaire si efficaces; la séduire serait une entreprise difficile, mais particulièrement excitante.
— Ma cliente est un cas intéressant, poursuivit-il : une bourgeoise, famille nombreuse et plutôt aisée, bonne réputation.
— Que lui arrive-t-il ?
— Un événement heureux : elle se marie.
— Serait-ce une maladie ?
— Son mari a émis une exigence : remodeler les parties de son corps qui lui déplaisent. Certaines lignes seront faciles à modifier; nous ôterons de la graisse ici et là, conformément aux instructions de l’époux. Désépaissir les cuisses, désenfler les joues et teindre les cheveux seront jeux d’enfants.
Nébamon ne précisa pas qu’il avait reçu, en échange de son intervention, dix jarres d’onguents et de parfums rares : une fortune qui excluait un échec.
— Votre collaboration me réjouirait, Néféret; votre main est très sûre. De plus, je rédigerais un rapport élogieux qui vous serait utile. Acceptez-vous de voir ma patiente ?
Il avait adopté son ton le plus enjôleur ; sans laisser à Néféret le temps de répondre, il introduisit la dame Silkis.
Affolée, elle cachait son visage.
— Je ne veux pas qu’on me regarde, dit-elle d’une voix de petite fille affolée; je suis trop laide !
Le corps soigneusement dissimulé dans une robe ample, la dame Silkis avait des formes assez rebondies.
— Comment vous nourrissez-vous ? demanda Néféret.
— Je… je n’y prends pas garde.
— Appréciez-vous les gâteaux ?
— Beaucoup.
— En manger moins serait bénéfique; pourrais-je examiner votre visage ?
La douceur de Néféret vainquit les réticences de Silkis; elle ôta ses mains.
— Vous semblez très jeune.
— J’ai vingt ans.
La figure poupine était, certes, un peu joufflue, mais n’inspirait ni l’horreur ni le dégoût.
— Pourquoi ne pas vous accepter telle que vous êtes ?
— Mon mari a raison, je suis affreuse ! Je dois lui plaire.
— N’est-ce pas une trop grande soumission ?
— Il est si fort… Et j’ai promis !
— Convainquez-le qu’il se trompe.
Nébamon sentit la colère l’envahir.
— Nous n’avons pas à juger les motivations des patients, intervint-il sèchement; notre rôle consiste à satisfaire leurs désirs.
— Je refuse de faire souffrir inutilement cette jeune femme.
— Sortez d’ici !
— Avec plaisir.
— Vous avez tort de vous comporter ainsi, Néféret.
— Je crois être fidèle à l’idéal du médecin.
— Vous ne savez rien, et vous n’obtiendrez rien ! Votre carrière est terminée.
*
Le greffier Iarrot toussota; Pazair leva la tête.
— Un ennui ?
— Une convocation.
— Pour moi ?
— Pour vous. Le Doyen du porche veut vous voir immédiatement.
Contraint d’obéir, Pazair posa pinceau et palette.
Devant le palais royal, comme devant chaque temple, était construit un porche en bois où un magistrat rendait la justice. Il y entendait les plaintes, distinguait la vérité de l’iniquité, protégeait les faibles et les sauvait des puissants.
Le Doyen siégeait devant la résidence du souverain ; L’édicule, soutenu par quatre piliers et adossé contre la façade, avait la forme d’un grand quadrilatère au fond duquel se trouvait la salle d’audience. Lorsque le vizir se rendait chez Pharaon, il ne manquait pas de s’entretenir avec le Doyen du porche.
La salle d’audience était vide. Assis sur un siège en bois doré, vêtu d’un pagne à devanteau, le magistrat arborait une mine renfrognée. Chacun connaissait sa fermeté de caractère et la vigueur de ses propos.
— Vous êtes le juge Pazair ?
Le jeune homme s’inclina avec respect; affronter le juge principal de la province l’angoissait. Cette brutale convocation et ce face-à-face ne présageaient rien de bon.
— Début de carrière tonitruant, jugea le Doyen; êtes-vous satisfait ?
— Le serai-je jamais ? Mon souhait le plus cher serait que l’humanité devînt sage et que les bureaux des juges disparussent; mais ce rêve d’enfant s’estompe.
— J’entends beaucoup parler de vous, quoique vous soyez installé à Memphis depuis peu de temps. Êtes – vous bien conscient de vos devoirs ?
— Ils sont toute ma vie.
— Vous travaillez beaucoup et vite.
— Pas assez, à mon gré; lorsque j’aurai mieux perçu les difficultés de ma tâche, je me montrerai plus efficace.
— Efficace… Que signifie ce terme ?
— Rendre la même justice pour tous. N’est-ce pas notre idéal et notre règle ?
— Qui prétend le contraire ?
La voix du Doyen s’était enrouée. Il se leva et marcha de long en large.
— Je n’ai pas apprécié vos remarques à propos du dentiste Qadash.
— Je le soupçonne.
— Où est la preuve ?
— Mon rapport précise que je ne l’ai pas obtenue; c’est pourquoi je n’ai engagé aucune action contre lui.
— En ce cas, pourquoi cette agressivité inutile ?
— Afin d’attirer votre attention sur lui ; vos informations sont sans doute plus complètes que les miennes.
Le Doyen s’immobilisa, furibond.
— Prenez garde, juge Pazair ! Insinueriez-vous que j’enterre un dossier ?
— Loin de moi cette idée; si vous l’estimez nécessaire, je poursuivrai mes investigations.
— Oubliez Qadash. Pourquoi persécutez-vous Dénès ?
— Dans son cas, le délit est flagrant.
— La plainte formelle déposée contre lui n’était-elle pas accompagnée d’une recommandation ?
— « A classer sans suite », en effet; c’est pourquoi je m’en suis occupé en priorité. Je me suis juré de refuser ce genre de pratique avec la dernière énergie.
— Saviez-vous que j’étais l’auteur de ce… conseil ?
— Un grand doit donner l’exemple et ne pas profiter de sa richesse pour exploiter les humbles.
— Vous oubliez les nécessités économiques.
— Le jour où elles prendront le pas sur la justice, l’Égypte sera condamnée à mort.
La réplique de Pazair ébranla le Doyen du porche. Lui aussi, dans sa jeunesse, avait émis cette opinion, avec la même fougue. Puis étaient venus les cas difficiles, les promotions, les nécessaires conciliations, les arrangements, les concessions à la hiérarchie, l’âge mûr…
— Que reprochez-vous à Dénès ?
— Vous le savez.
— Estimez-vous que son comportement justifie une condamnation ?
— La réponse est évidente.
Le Doyen du porche ne pouvait révéler à Pazair qu’il venait de s’entretenir avec Dénès et que le transporteur lui avait demandé de déplacer le jeune juge.
— Etes-vous décidé à poursuivre votre enquête ?
— Je le suis.
— Savez-vous que je peux vous renvoyer sur l’heure dans votre village ?
— Je le sais.
— Cette perspective ne modifie-t-elle pas votre point de vue ?
— Non.
— Seriez-vous inaccessible à toute forme de raisonnement ?
— Il ne s’agit que d’une tentative d’influence. Dénès est un tricheur; il bénéficie de privilèges injustifiables. Puisque son cas relève de ma compétence, pourquoi le négligerais-je ?
Le Doyen réfléchit. D’ordinaire, il tranchait sans hésiter, avec la conviction de servir son pays; l’attitude de Pazair lui rappelait tant de souvenirs qu’il se voyait à la place de ce jeune juge désireux de remplir sa fonction sans faiblesse. L’avenir se chargerait de dissiper ses illusions, mais avait-il tort de tenter l’impossible ?
— Dénès est un homme riche et puissant ; son épouse est une femme d’affaires renommée. Grâce à eux, le transport de matériaux s’effectue de manière régulière et satisfaisante; à quoi bon le perturber ?
— Ne me placez pas dans le rôle de l’accusé. Si Dénès est condamné, les bateaux de charge ne cesseront pas de monter et de descendre le Nil.
Après un long silence, le Doyen se rassit.
— Faites votre métier comme vous l’entendez, Pazair.