18

— Quelque chose me trouble, dit Elayne. Je sens qu’il y a là une chose qui n’est pas à sa place. Ou que nous n’avons pas encore découverte. Un événement doit arriver. Qui ne nous concerne peut-être pas d’ailleurs. Mais je sens comme une attente.

La jeune femme, immobile, se tenait presque raide, et rappela un vieux souvenir à Horton : le setter avec qui il allait autrefois chasser la caille. On attend. On sait sans être sûr, on reste sur la pointe des pieds, vigilant.

Immobile lui aussi, il attendait. Avec un effort visible, Elayne finit par se détendre.

— Ne vous moquez pas de moi, dit-elle en le regardant avec des yeux suppliants. Je sais qu’il y a quelque chose ici d’insolite, d’extraordinaire. Mais je ne peux expliquer ce que c’est.

— Je ne me moque pas de vous. Je vous crois sur parole. Mais comment…

— Je l’ignore. Autrefois, dans une situation comme celle-là, j’aurais douté de moi. Mais plus à présent. Cela m’est arrivé déjà si souvent C’est presque une certitude. Une sorte d’avertissement.

— Vous pensez que ce peut être dangereux ?

— Impossible de le savoir. Je n’ai que ce sentiment de l’existence de quelque chose.

— Nous n’avons rien découvert jusqu’ici.

Ce qui était la vérité même. Dans les trois maisons qu’ils avaient visitées, ils n’avaient trouvé que poussière, meubles pourris, poteries et objets de verre. Tout cela eût pu avoir une signification pour un archéologue, mais pour eux deux, ce n’avait été que vieilleries poussiéreuses à odeur de moisi, toujours les mêmes, vaines et déprimantes par leur monotonie. À une époque quelconque, dans un lointain passé, des êtres intelligents avaient vécu là, mais pour un œil inexpérimenté, rien ne révélait le but de leur existence.

— J’y ai souvent réfléchi, disait Elayne. Je me suis demandé ce que c’était. Je ne suis pas la seule à éprouver ce sentiment chez moi. C’est une nouvelle qualité, un instinct acquis – comment le savoir ? Quand les hommes commencèrent à voyager dans l’espace, se posèrent sur d’autres planètes, ils furent forcés de s’adapter à – comment dire ? – à l’invraisemblable, peut-être. Il leur fallut trouver de nouvelles techniques pour survivre, de nouvelles formes de pensées, de nouvelles intuitions, des sens neufs. Et peut-être avons-nous un sens nouveau, la conscience de choses insaisissables pour les anciens humains ? Les pionniers de la Terre, quand ils s’élancèrent vers les espaces inconnus, virent sans doute naître en eux une qualité de ce genre. L’homme primitif la possédait peut-être aussi. Mais sur la vieille Terre civilisée, stabilisée, il vint un temps où elle devint inutile, et disparut. Il y a peu de surprises dans un univers civilisé. On sait ce qui vous attend. Mais quand l’homme partit pour les étoiles, il redécouvrit le besoin de cette antique vigilance.

— Ne me regardez pas comme cela, Elayne. Je suis un de ces hommes du passé, j’appartins à ce que vous appelez la Terre civilisée.

— L’était-elle ?

— Avant de vous répondre, il faut définir le terme. Qu’entendez-vous par là ?

— Comment le saurais-je ? Je n’ai jamais vu de monde totalement civilisé, au sens où la Terre l’était. À ma connaissance, tout au moins. De nos jours, on n’est sûr de rien. Carter Horton, nous venons de deux époques différentes. Il faudra parfois nous montrer patients l’un envers l’autre, si nous voulons nous entendre.

— Vous avez donc exploré tant de mondes que cela ?

— Oui. Pour établir un plan des tunnels. On arrive sur une planète on reste un jour ou deux, un peu plus longtemps parfois, mais on ne s’y attarde jamais. Juste le temps de faire quelques observations, de prendre des notes, d’avoir une idée du monde que cela peut être. Pour pouvoir le reconnaître, voyez-vous, si par hasard on y revenait. Car il est très important de savoir si le système de tunnels vous ramène jamais en un endroit déjà visité.

Il est certains mondes, pourtant, où l’on aimerait vivre. On découvre parfois, très rarement, une planète vraiment délicieuse.

Mais, croyez-moi, il y en a peu. La plupart du temps on est bien content de s’en aller ailleurs.

— Tout cela m’intrigue, Elayne. Vous êtes tous partis pour cette expédition, vous voulez faire une carte des tunnels. Quant à moi cela me semble aussi vain que de courir après la Lune. Vous n’avez pas une chance sur un million de…

— Nous sommes nombreux.

— Seriez-vous même un million, un seul d’entre vous aurait une chance de revenir sur un monde déjà visité. Et à quoi cela pourrait-il vous servir ? Pour qu’il y eût une probabilité statistique d’établir une carte des tunnels, il faudrait que vous soyez des centaines à retrouver votre chemin.

— Sur Terre, d’où vous venez, répondit-elle en le regardant froidement, avez-vous entendu parler de ce qu’on appelle la foi ?

— Bien entendu. La foi en soi, en son pays, et la foi religieuse. Qu’est-ce que ça a à voir avec votre problème ?

— C’est souvent la seule chose qu’on possède.

— La foi, c’est croire qu’une chose est possible, quand on est tout à fait sûr qu’elle ne l’est pas.

— Pourquoi être aussi cynique ? Et si matérialiste ? Pourquoi ce manque d’imagination ?

— Je ne suis pas cynique. Je tiens seulement compte des probabilités. Et nous ne manquions ni d’imagination ni de visions de l’avenir. Nous fumes les premiers, ne l’oubliez pas, à nous élancer vers les étoiles. Et si nous avons pu y aller, nous persuader qu’il le fallait, c’est à cause de ce matérialisme que vous semblez tellement mépriser.

— Je ne parlais pas de cela. La Terre, c’était une chose, les étoiles en sont une autre. Quand vous arrivez parmi ces étoiles, les valeurs changent, les points de vue varient Comme le dit l’ancienne expression, les « règles du jeu » ne sont plus les mêmes. D’où vient-elle cette expression, d’ailleurs ?

— Oh ! c’est une allusion aux règlements de certains sports, je suppose.

— Vous voulez parler de ces exercices idiots auxquels on se livrait sur Terre autrefois ?

— Vous ne faites plus d’exercices, ni de sports ? Il n’y a plus d’épreuves sportives chez vous ?

— Nous avons trop à faire, trop à apprendre. Nous n’avons plus besoin de rechercher les distractions artificielles. Et nous n’avons pas de temps à perdre. D’ailleurs, personne ne s’intéresserait à ce genre de choses.

La jeune femme montra brusquement une maison enfouie sous les arbres et les broussailles.

— Je crois que c’est celle-là.

— De quoi parlez-vous ?

— C’est dans cette maison qu’est la chose étrange dont nous parlions il y a un instant.

— Si nous entrions ?

— Je ne suis pas tellement sûre d’en avoir envie, dit Elayne, secouant la tête. Franchement j’ai un peu peur de ce que nous pourrions découvrir.

— Vous n’avez pas la moindre idée de ce que cela peut être ? Vous sentez quelque chose, mais votre perception n’est pas assez pénétrante pour vous aider à découvrir ce que c’est ?

— Non. Il y a cette impression d’étrangeté. D’une chose extraordinaire, effrayante, peut-être, bien que je n’éprouve nulle peur pour l’instant, mais un certain trouble, une crainte de l’inconnu, de l’insolite, un terrible sentiment de l’étrange.

— Ça ne va pas être facile d’entrer là-dedans. Les broussailles sont très épaisses. Je pourrais retourner au camp prendre une machette. Je crois qu’on en a apporté une.

— On n’en a pas besoin, fit Elayne en sortant l’arme qu’elle portait à la ceinture.

Elle était plus grosse qu’elle ne le paraissait dans l’étui, assez encombrante, avec un canon très fin.

— Elle va brûler les broussailles. On pourra passer.

— C’est un laser ? demanda Horton en l’examinant.

— J’imagine. Je n’en sais rien. Ce n’est pas seulement une arme, mais un outil. De modèle standard sur ma planète. Tout le monde en porte. On peut la régler, voyez-vous, ajouta-t-elle en lui montrant le cadran encastré dans la crosse. Ça peut couper en droite ligne, ou en éventail, comme on veut. Mais pourquoi me posez-vous cette question ? Vous portez une arme vous aussi.

— Mais différente de la vôtre. Assez primitive, mais fort efficace si on sait s’en servir. Elle lance un projectile. Une balle. Calibre quarante-cinq. Ce n’est qu’une arme, pas un outil.

— J’ai entendu parler du principe de la chose, fit Elayne, plissant le front. C’est d’une conception très ancienne.

— Peut-être. Mais c’était ce que nous avions de mieux quand j’ai quitté la Terre. Aux mains d’un homme qui sait la manipuler, elle est précise, mortelle. Ses balles à grande vitesse contiennent de la poudre, nitroglycérine ou cordite, peut-être, je ne m’y connais guère en chimie.

— Mais aucune poudre, aucun composé, n’aurait pu se conserver pendant les mille ans que vous avez passés dans l’espace. Il se serait désagrégé peu à peu.

Horton la regarda, stupéfait de son savoir.

— Je n’y avais pas pensé. C’est vrai. Ça doit être le convertisseur de matière qui…

— Vous en avez un ?

— Enfin, c’est ce que m’a dit Nicodème. Je ne l’ai pas encore vu. À parler franchement, je n’en ai même jamais vu de ma vie. Les convertisseurs de matière, ça n’existait pas quand on nous a plongés dans l’hibernation artificielle. On les a inventés plus tard.

— Encore une légende. Un art oublié…

— Mais pas du tout, c’est la technologie qui…

— Peu importe le nom, fit-elle, haussant les épaules. C’est bien oublié aujourd’hui. Nous n’avons pas de convertisseur de matière. Comme je l’ai dit, pour nous, c’est une légende.

— Bon, allons-nous, oui ou non, voir cette chose que vous sentez, ou bien…

— Allons-y. Je vais régler l’outil.

Elle éleva son instrument, et une brume bleu pâle s’en échappa. Des broussailles sortirent des bouffées de fumée, un murmure surnaturel. De la poussière flotta en l’air.

— Faites attention ! crut-il bon de la prévenir.

— Ne vous inquiétez pas, fit-elle sèchement, je sais me servir de mon arme.

Ce qui fut bientôt évident. Carter la vit découper un petit sentier étroit, régulier, qui contournait un arbre.

— Inutile de le brûler, dit-elle, ce serait du gaspillage.

— Vous sentez toujours quelque chose d’étrange ? Et vous ne savez toujours pas ce que c’est ?

— Oui, c’est là, et non, je ne sais rien de plus qu’avant.

Elle remit son arme dans l’étui et Horton la précéda dans la maison, portant sa torche électrique.

L’endroit était sombre, sentait le moisi. Des restes de meubles croulants se dressaient le long des murs. Un petit animal effrayé poussa un cri aigu, traversa la pièce, indistinct dans l’obscurité.

— Une souris.

— Non, je ne crois pas, dit Elayne, calmement. Les souris, ce sont des animaux de la Terre, en tout cas c’est ce que disent les antiques poésies enfantines. Comme celle-ci : « Hickory, dickory, dock, the mouse ran up the clock(2). »

— Ces petites chansons de nourrice existent encore ?

— Certaines, oui.

Ils virent en face d’eux une porte close. Horton avança la main, appuya sur le battant La porte s’écroula en un petit tas de débris sur le seuil.

Il leva sa torche, éclaira la pièce. Un flamboiement, une éblouissante lumière dorée illumina leurs visages. Ils reculèrent d’un pas. Horton abaissa sa torche. Puis la releva prudemment et put voir, malgré l’éclat de la lumière réfléchie, ce qui la reflétait.

Au milieu de la pièce, si gros qu’il la remplissait presque entièrement, se trouvait un cube.

Horton baissa sa torche pour ne plus être aveuglé. Puis il entra lentement dans la chambre.

Le cube ne réfléchissait plus les rayons de sa lampe, il parut au contraire les aspirer, les absorber en lui, si bien qu’on l’eût cru illuminé de l’intérieur.

Et une créature était suspendue dans la lumière. Une créature, le seul terme qui vînt à l’esprit. Énorme, elle occupait presque tout le cube. Ils ne purent distinguer l’ensemble de son corps. Ils eurent un instant le sentiment qu’il était lourd et que cette masse n’était pas inanimée. Un certain moelleux des lignes faisait comprendre instinctivement qu’il s’agissait d’un corps vivant.

Ce qui paraissait en être la tête s’appuyait sur ce qui pouvait être sa poitrine.

Et le corps – mais en était-ce un ? – semblait couvert d’un complexe réseau de dessins en filigrane. On eût dit une armure, pensa Horton, un précieux exemple de l’art de l’orfèvre.

— Que c’est beau ! s’exclama Elayne, émerveillée.

Quant à Horton, il restait pétrifié, mi-étonné mi-apeuré.

— Ça a une tête ! Cette foutue chose est vivante !

— Elle n’a pas bougé. Elle aurait dû faire un mouvement dès que la lumière l’a effleurée.

— Elle dort.

— Je ne crois pas.

— Mais elle est vivante, vous l’avez senti comme moi. C’est sûrement cette étrange chose qui vous tourmentait. Vous ne savez toujours pas ce qu’elle peut être ?

— Non. Je n’ai jamais entendu parler d’une créature pareille, ni dans les légendes ni dans les récits des anciens. Quelle beauté ! Elle est horrible, mais belle. Ces merveilleux dessins, si compliqués ! Un vêtement qu’elle porte, sans doute. Mais non, je les vois mieux à présent, ce sont des écailles !

Horton tenta de suivre des yeux les lignes de ce corps, mais ne put y réussir. Au début, tout allait bien, puis les contours disparaissaient, effacés, dissous dans la brume d’or flottant à l’intérieur du cube, perdus dans les complexes circonvolutions de la forme elle-même.

Il fit un pas en avant pour l’examiner de plus près. Et fut arrêté – par rien ! Car il n’y avait rien là qui pût l’empêcher d’avancer.

Il s’était heurté contre un mur qu’il ne pouvait voir ni toucher. Non, par un mur, se dit-il, dérouté, essayant désespérément de trouver un terme de comparaison.

Mais on ne pouvait comparer à rien ce qui l’avait arrêté, car c’était le néant. Il leva la main, tâtonna au hasard, ne trouva rien, mais quelque chose encore l’empêcha d’avancer. Sans qu’il y eût la moindre sensation.

On eût dit qu’il avait atteint la fin du réel, un endroit au-delà duquel il n’existait plus d’autre lieu où aller. Comme si quelqu’un eût tracé une ligne et dit : le monde finit ici. Il n’y a rien au-delà. Quoi que vous puissiez voir, c’est une illusion. Mais, pensa Horton avec raison, si c’était vrai, comment expliquer qu’il pouvait encore voir au-delà du réel ? Car le cube n’était pas une illusion.

— Il n’y a rien, dit Elayne qui avait dû aboutir aux mêmes conclusions que lui. Pourtant, c’est impossible, puisque nous voyons la créature.

Horton recula d’un pas et au même instant la lumière d’or dans le cube parut s’en écouler, les envelopper tous les deux, les rendre part de la créature et du cube. En cette brume dorée, le monde parut s’éloigner. Un instant, ils se sentirent seuls, abandonnés, hors du temps et de l’espace.

Elayne était à côté de Carter. Quand il baissa les yeux, il vit la rose tatouée sur son sein. Il tendit la main et l’effleura.

— Comme c’est beau.

— Merci bien, monsieur.

— Cela ne vous dérange pas que je la regarde ?

Elle fit un signe de tête négatif.

— Je commençais à me sentir déçue qué vous ne l’ayez pas remarquée. Vous deviez bien savoir, tout de même, qu’elle était là pour attirer l’attention. La rose doit être le point de mire de…