9

Carnivore fit son apparition peu après l’aube.

— Parfait, dit-il, je vois que vous êtes prêts. On voyage sans se presser. On n’a pas loin à aller. J’ai examiné le tunnel avant de venir. Il ne s’est pas réparé lui-même.

Il marcha devant pour leur montrer le chemin. Ils grimpèrent une colline escarpée, descendirent dans une vallée si profondément enfoncée entre les monts et tellement couverte de forêts que l’obscurité de la nuit ne s’y était pas encore totalement dissipée. Les arbres étaient très hauts, et leurs rares branches s’étendaient à neuf mètres du sol. Carter nota que si dans leur structure générale ils ressemblaient beaucoup aux arbres de la Terre, l’écorce en était écailleuse et les feuilles avaient des nuances noires et violettes plutôt que vertes. Le terrain était assez dégagé avec, çà et là, des buissons clairsemés, fragiles et grêles. Parfois de petites créatures traversaient allègrement le sous-bois à toute vitesse, sur un sol encombré de branches mortes. Mais Carter n’eut jamais le temps de les observer de près. Çà et là des rochers affleuraient au flanc de la colline. Ils descendirent une nouvelle pente, franchirent un petit torrent bruyant et virent un escarpement rocheux assez bas s’élever sur l’autre rive. Carnivore les guida jusqu’à un sentier montant par une trouée dans le mur de roc. Tout en grimpant le raidillon, Carter remarqua que ce mur était fait de pegmatite et qu’il n’y avait pas de strates sédimentaires.

Ils atteignirent difficilement le haut de la trouée et se retrouvèrent sur une colline montant vers une autre rangée de coteaux plus hauts que ceux qu’ils avaient déjà escaladés. Au sommet se suivaient le long de l’arête des rochers éparpillés, une basse corniche, puis des rocs en surplomb.

Carnivore s’assit sur une grosse pierre plate, tapota le roc pour inviter Horton à prendre place prés de lui.

— On s’arrête pour reprendre souffle, le terrain, il est plutôt accidenté dans le coin, déclara-t-il.

— C’est encore loin, votre tunnel ?

Carnivore agita la grappe de tentacules qui lui servait de main.

— Encore deux collines à grimper, et on sera presque arrivé. Pendant que j’y pense, avez-vous senti l’heure-de-Dieu, hier soir ?

— L’heure-de-Dieu ?

— C’est Shakespeare qui l’appelait comme ça. Quelque chose qui descend sur vous, qui vous touche, comme si quelqu’un était là.

— Oui, on l’a sentie. Pouvez-vous nous dire de quoi il s’agit ?

— Je ne sais pas ce que c’est. Et je n’aime pas du tout ça. Ça regarde dans votre intérieur, ça vous ouvre, que ça en met les tripes à nu. C’est pour ça que je vous ai quittés si brusquement Ça me donne les jetons. Que j’en suis flageolant. Mais je suis resté trop longtemps avec vous, ça m’a attrapé sur le chemin du retour.

— Vous saviez donc que ça allait venir ?

— Ça vient tous les jours, ou presque. Il y a des périodes, mais ça dure pas longtemps, ou ça vient pas du tout Ça se déplace dans la journée. En ce moment, ça vient le soir. Ça vient chaque fois un petit bout de temps plus tard. Oui, ça se déplace jour et nuit, ça change son heure, mais jamais de beaucoup.

— Et ça s’est toujours produit, depuis que vous êtes ici ?

— Tout le temps. Ça vous laisse pas tranquille.

— Et vous n’avez pas la moindre idée de ce que c’est ?

— Shakespeare, y disait que c’était quelque chose qui venait de l’espace. Y disait que ça agissait comme quelque chose qui serait loin dans l’espace. Ça vient quand cet endroit de la planète où on se trouve en ce moment est en face d’un point loin dans l’espace.

Nicodème, pendant ce temps-là, rôdait le long de la corniche rocheuse, se baissant de temps à autre pour ramasser une pierre détachée de la paroi. Il revint à grandes enjambées vers eux, tenant dans les mains des petits cailloux.

— Des émeraudes, dit-il. Le roc est usé par les intempéries. Elles s’en sont détachées. Elles étaient par terre. Il y en a d’autres dans la gangue.

Il les tendit à Horton qui les examina attentivement, les posa sur sa paume, les toucha de l’index.

Carnivore se pencha pour les regarder.

— Jolies petites pierres, dit-il.

— Diable, c’est mieux que de jolis petits cailloux, fit Horton. Ce sont des émeraudes. Il leva les yeux vers Nicodème. Comment l’avez-vous deviné ?

— Je porte mon transmut de chercheur de pierres, répondit le robot. J’ai branché mon transmut d’ingénieur et il y avait encore de la place pour un autre, alors j’ai mis le…

— Un transmut de chercheur de pierres ! Mais que diable faites-vous avec ça ?

— Chacun de nous, dit calmement Nicodème, a eu la permission d’inclure dans la trousse un transmut-passe-temps. Pour notre plaisir personnel. Il y avait des transmuts de philatéliste, de joueurs d’échecs, et bien d’autres. Mais j’ai pensé qu’un transmut de chercheur de pierres…

— Vous dites qu’il y en a d’autres, fit Horton, poussant du doigt les émeraudes.

— À mon avis, nous avons là une fortune. Une mine d’émeraudes.

— Une fortune ? qu’est-ce que ça veut dire ? grogna Carnivore.

— Il a raison, lui dit Horton. Toute cette colline pourrait bien être une mine d’émeraudes.

— Ces jolis morceaux de pierre ont de la valeur ?

— Chez moi, oui. Une grande valeur.

— Jamais entendu parler d’une chose pareille. Fou que ça me semble. (Il eut un geste de mépris pour les émeraudes.) C’est rien que des jolis petits bouts de rochers, agréables à l’œil. Mais qu’est-ce qu’on peut en faire ?

Il se leva lentement.

— Allons-y, fit-il.

— Bon, bon, on y va, dit Horton, rendant les émeraudes à Nicodème.

— Mais on devrait regarder aux alentours, et…

— Plus tard. Elles ne vont pas s’envoler.

— Il faut étudier le terrain, faire un rapport, pour que la Terre…

— Nous n’avons plus à prendre la Terre en considération, ni les uns ni les autres. Navire et vous me l’avez clairement fait comprendre. Quoi qu’il arrive, quoi que nous découvrions, Navire ne rentrera pas sur Terre.

— Vous parlez, que c’est incompréhensible pour moi, dit Carnivore.

— Excusez-nous, répondit Horton. C’était une petite plaisanterie entre nous. Ça ne vaut pas la peine de vous l’expliquer.

Ils descendirent la colline, traversèrent une autre vallée. Cette fois, ils ne s’arrêtèrent plus pour se reposer. Le soleil montait dans les cieux, chassait un peu de l’obscurité, la mélancolique atmosphère de la forêt. Il fit de plus en plus chaud.

Le dos courbé, Carnivore avançait d’une allure rapide, sans effort apparent. Haletant, Horton le suivait et Nicodème fermait la marche.

Tout en l’observant, Horton essayait de se faire une opinion sur Carnivore. Quel genre de créature pouvait-il bien être ? Un rustre, sans aucun doute. Mais un rustre plein de malice, un tueur, qui pouvait devenir dangereux. Il semblait inoffensif, il paraissait ne leur vouloir que du bien, quand il racontait continuellement des histoires à propos de son vieil ami Shakespeare. Mais il vaudrait mieux le tenir à l’œil. Jusque-là, il n’avait manifesté qu’une sorte de bonne humeur bourrue. On ne pouvait douter que son affection pour cet humain, Shakespeare, eût été sincère. Mais il leur avait dit qu’il l’avait mangé, et Horton sentait que cela lui restait sur le cœur. Qu’il n’eût pas reconnu la valeur des émeraudes avait également quelque chose de troublant. Il semblait impossible qu’une culture, quelle qu’elle soit, ne reconnût pas la valeur des pierres précieuses, à moins qu’elle n’eût aucune idée de la parure.

Ils grimpèrent une dernière colline, puis descendirent non dans une vallée mais dans une dépression en forme de coupe entourée de monts. Carnivore s’arrêta si brusquement que Horton, marchant derrière lui, se cogna la tête contre lui.

— Nous y voilà, dit Carnivore montrant du doigt quelque chose. Vous pouvez la voir d’ici, on est presque arrivé.

Horton regarda dans la direction indiquée, mais ne vit que la forêt.

— Cette chose blanche ? demanda Nicodème.

— Tout juste, fit Carnivore, ravi. C’est ça qu’y a de bien. Sa blancheur. Je la garde bien propre et blanche, je la débarrasse des petites plantes qui essaient de pousser dessus, je lave la poussière. Shakespeare, y disait qu’elle était grecque. Pourriez-vous me dire, monsieur, ou robot, qu’est-ce que c’est qu’un Grec ? J’ai demandé à Shakespeare, mais il ne faisait que rire, et remuer la tête et dire que ce serait trop long à m’expliquer. Parfois, je pense qu’il n’en savait rien lui-même. Y se servait d’un mot qu’il avait entendu quelque part.

— Il voulait dire qu’elle était de style grec, dit Horton. Cela vient d’un peuple humain qu’on appelait les Grecs. Ils ont atteint une sorte de grandeur, il y a bien des siècles de cela Et un bâtiment construit comme ils construisirent les leurs autrefois est dit de style grec. C’est un terme général. Car il y a bien des facteurs dans l’architecture grecque.

— C’est bâti simplement, fit Carnivore. Des murs, un toit, une porte. C’est tout. Bonne maison à habiter, pourtant Bien fermée. Elle ne laisse passer ni le vent ni la pluie. Vous ne la voyez toujours pas ?

Horton secoua négativement la tête.

— Vous la verrez bientôt. On sera vite arrivé.

Ils descendirent la colline, et en bas, Carnivore s’arrêta encore. Et montra un sentier.

— La maison, c’est par là. Et à deux ou trois pas d’ici, il y a une source. Boire un peu d’eau, vous voulez ?

— Ça me ferait plaisir. La promenade était plutôt fatigante. Pas tellement longue, mais toujours monter, descendre…

La source jaillissait du flanc de la colline pour tomber dans un petit bassin entouré de rochers. L’eau s’en échappait en un filet, pour former un minuscule ruisseau.

— Buvez le premier, dit Carnivore. Vous êtes mon invité. Et Shakespeare disait l’invité passe toujours avant. J’étais l’invité de Shakespeare, vu qu’il était arrivé ici avant moi.

Horton s’agenouilla et, s’appuyant sur les mains, baissa la tête pour boire. L’eau-était si froide qu’elle parut lui brûler la gorge. Il se redressa, resta accroupi sur les talons, tandis que Carnivore se mettait à quatre pattes, baissait à son tour la tête et buvait – ou plutôt lapait l’eau comme l’eût fait un chat.

Tranquillement accroupi, Horton put pour la première fois voir et apprécier vraiment la sombre beauté de la forêt. Une forêt épaisse, aux arbres noirs même en plein soleil. Bien qu’ils ne fussent pas des conifères, ils lui rappelèrent les sombres forêts de pins des pays nordiques, sur Terre. Poussant autour de la source, couvrant le flanc de la colline qu’ils avaient descendue, on voyait des bouquets de buissons d’environ trois pieds de haut, de couleur rouge sang. Il ne put se rappeler avoir vu la moindre fleur, la moindre branche fleurie. Il se dit qu’il demanderait des explications là-dessus un peu plus tard.

Arrivé vers le milieu du sentier, Horton vit enfin la construction que Carnivore avait essayé de lui montrer. Elle se dressait sur un tertre, dans une petite clairière. Et elle avait vraiment quelque chose de grec, lui sembla-t-il, bien qu’il ne sût rien de l’architecture, grecque ou autre.

Petite, bâtie de pierre blanche, ses lignes étaient simples et sévères. Elle ressemblait à une sorte de boîte. Il n’y avait ni portique ni aucun ornement – juste quatre murs, une porte nue, un fronton assez bas.

— Shakespeare habitait là quand je suis arrivé, dit Carnivore. Et je me suis installé chez lui. On a eu du bon temps ici. La planète elle est au fin fond de nulle part, mais là-dedans, on se sent heureux.

Ils traversèrent la clairière, marchant de front, se dirigeant vers le bâtiment. Quand ils en furent à quelques pieds, Horton leva les yeux et vit une chose qui lui avait jusque-là échappé, car sa blancheur, de loin, se confondait avec celle de la pierre. Il s’arrêta, pétrifié d’horreur. Suspendu au-dessus de la porte, un crâne humain les regardait, grimaçant.

Carnivore remarqua qu’il le regardait fixement.

— Shakespeare nous souhaite la bienvenue, dit-il. Oui, c’est le crâne de Shakespeare.

Le contemplant, toujours fasciné, horrifié, Horton vit qu’il lui manquait deux dents de devant.

— Ça a pas été facile de l’attacher là-haut, continuait Carnivore. C’est pas un bon endroit où le mettre, car les os, ils vont vite être abîmés par les « intempéries », comme il disait, et y vont disparaître. Mais y m’a demandé de le faire, y m’a dit de pendre le crâne au-dessus de la porte, et de mettre les os dans un sac à l’intérieur. J’ai fait comme y m’a demandé, mais c’était tâche bien triste. Ça me plaisait pas, mais y avait le sens du devoir, et l’amitié.

— Shakespeare vous a demandé de faire ça ?

— Bien sûr ! Vous croyez pas que c’était mon idée ?

— Je ne sais que penser.

— C’est comme ça qu’on doit mourir. Fallait le manger pendant qu’il mourait. Il a expliqué que je remplaçais un prêtre. J’ai fait comme il a dit. J’ai promis de pas avoir de haut-le-cœur. Je m’endurcis et je le mange, jusqu’au dernier bout de cartilage, et pourtant, il n’avait pas bon goût. J’ai nettoyé ses os méticuleusement, jusqu’à ce qu’il y ait plus le moindre morceau de chair. C’était plus que j’avais envie de manger, j’avais le ventre plein à éclater, mais j’ai continué de manger ; et je me suis pas arrêté avant qu’y en ait plus. J’ai tout fait comme il fallait. J’ai pas couvert de honte mon ami. J’ai fait tout bien saintement. C’était mon seul ami.

— Tout ça est bien possible, fit Nicodème. Il vient parfois des idées bizarres à l’espèce humaine. Un homme dévore son ami en signe de respect. Chez les hommes de la préhistoire, on connaissait le cannibalisme rituel – on faisait honneur à un véritable ami, à un grand homme, en le mangeant.

— Dans la préhistoire, d’accord, dit Horton, mais je n’ai jamais entendu parler d’une race des temps modernes…

— Il y a mille ans que nous avons quitté la Terre. C’est bien assez de temps pour que naissent d’étranges croyances. Et ces gens de la préhistoire savaient peut-être deux ou trois choses que nous ignorons. Le cannibalisme rituel est peut-être logique, et la logique de la chose a peut-être été redécouverte, au cours des mille dernières années. Logique biscornue, sans doute, mais avec quelques séduisants facteurs.

— Vous dites que votre race ne fait pas ça ? demanda Carnivore. Je ne comprends pas.

— Elle ne le faisait pas il y a mille ans. Mais peut-être le fait-elle à présent.

— Il y a mille ans ?

— Oui, nous avons quitté la Terre il y a mille ans. Et peut-être davantage. Nous ne connaissons point les mathématiques de la dilatation du temps.

— Mais aucun humain ne vit mille ans.

— D’accord, mais j’étais en état d’hibernation artificielle. Mon corps était gelé.

— Gelé, on meurt.

— Pas avec notre système. Je vous expliquerai un de ces jours.

— Vous pensez pas du mal de moi parce que j’ai mangé le Shakespeare ?

— Mais non, mais non, voyons, dit Nicodème.

— Bon, ça vaut mieux. Parce que, sans ça, vous ne m’emmèneriez pas avec vous quand vous partirez. Mon plus cher désir est de quitter cette planète aussitôt que possible.

— On arrivera peut-être à réparer le tunnel, dit Nicodème. Et dans ce cas, vous pourrez repartir par là.