6

Le cerveau-qui-avait-été-autrefois-un-moine avait peur. Et cette peur amenait l’honnêteté. L’honnêteté du confessionnal, pensa-t-il, bien qu’il n’eût jamais été aussi honnête dans un confessionnal.

— Qu’était-ce ? demanda la grande Dame(1). Qu’avons-nous senti ?

— La main de Dieu nous a affleuré le front, répondit-il.

— Ridicule, dit le Savant C’est là une conclusion à laquelle vous arrivez sans données suffisantes, sans observation consciencieuse.

— Qu’en pensez-vous alors ? demanda la grande Dame.

— Je n’en pense rien, répliqua le Savant. Je note. C’est tout. C’est une manifestation de quelque chose. Qui vient de quelque part dans l’espace, peut-être. Non pas de cette planète. J’ai la nette impression que ce n’était pas d’origine locale. Mais nous ne devons pas tenter de la caractériser avant d’avoir davantage de données.

— Je n’ai jamais entendu sottises pareilles, dit la grande Dame. Notre collègue le prêtre a trouvé mieux.

— Je ne suis pas un prêtre, dit le Moine. Je vous l’ai mille fois répété, mais un moine, un simple et bien pauvre moine.

Il ne mentait pas, pensa-t-il, continuant de se juger avec honnêteté. Il n’avait jamais été qu’un petit moine, un moins que rien qui avait eu peur de la mort Non pas un saint homme comme on l’avait proclamé, mais un lâche tremblant, pleurnicheur, qui avait peur de mourir, et un homme que terrorisait la mort ne pouvait être saint. Car pour les vraiment saints, la mort devait être la promesse d’un nouveau commencement et il savait qu’il n’avait jamais été capable de la concevoir comme autre chose qu’une fin et le néant.

Pour la première fois, à réfléchir ainsi, il put admettre ce qu’il n’avait jamais pu s’avouer auparavant, ou ce qu’il n’avait pas été assez honnête pour reconnaître : qu’il avait saisi l’occasion de devenir un serviteur de la science pour échapper à la peur de la mort. Bien qu’il sût qu’il n’avait acheté qu’un sursis, car même en tant que Navire, il ne pouvait échapper entièrement au sort commun. Ou tout au moins ne pouvait être certain qu’il y échapperait, car il y avait une chance – infime – dont le Savant et la grande Dame avaient discuté des siècles auparavant, lui-même se tenant strictement à l’écart de la discussion, effrayé à l’idée d’y participer, une chance donc qu’au fur et à mesure que s’écouleraient les millénaires, s’ils survivaient jusque-là, les trois pussent devenir pur esprit. Et si cela se révélait être vrai, se dit-il, ils pourraient alors devenir, au sens le plus strict des termes, immortels et éternels. Sinon, il leur faudrait toujours affronter la mort, car l’astronef ne durerait pas à jamais. Avec le temps, il deviendrait, pour une raison ou l’autre, une coque usée, brisée, à la dérive parmi les étoiles, et finalement rien que poussière dans le vent cosmique. Mais cela n’arriverait pas de sitôt, se dit-il, s’accrochant à cet espoir. Avec un peu de chance, Navire pourrait vivre des millions d’années ; ce qui leur donnerait peut-être à tous les trois le temps nécessaire pour devenir pur esprit – si c’était vraiment possible.

— Pourquoi cette toute-puissante peur de la mort, se demanda-t-il. Cette terreur, ce recul devant elle qui ne ressemblait pas à celui du commun des mortels, mais était plutôt une sorte d’obsession, une répugnance devant l’idée même de la mort ? Était-ce parce qu’il avait perdu la foi ? ou, pis encore, parce qu’il n’avait jamais réussi à avoir la foi ? Alors, pourquoi s’être fait moine ?

Puisqu’il se trouvait dans une heure d’honnêteté, il répondit honnêtement à cette question. Il avait choisi de devenir moine (une occupation comme une autre, non pas une vocation) parce qu’il craignait non seulement la mort mais la vie. Parce qu’il avait cru trouver là un travail facile, un abri qui le protégerait du monde haïssable.

Mais il s’était en partie trompé. La vie de moine ne s’était pas révélée facile. Quand il s’en était aperçu, il avait eu de nouveau peur. Peur d’avouer son erreur, de confesser, même à soi, le mensonge qu’il vivait. Il était donc resté moine et, peu à peu, qui sait comment – par hasard sans doute – avait acquis une réputation de piété et de dévotion, qui faisait et l’envie et la fierté des autres moines. Bien que certains eussent parfois lancé quelques remarques méprisantes et méprisables.

Avec le temps, une foule de gens vinrent afin qu’on leur parlât de lui. Ils n’avaient pas tant besoin d’apprendre ce qu’il avait fait (car en vérité, il avait fait peu de chose), que ce qu’il représentait, sa façon de vivre.

À y réfléchir à présent, il se demandait s’il n’y avait pas eu là un malentendu – si sa piété au lieu de découler de sa dévotion comme tout le monde semblait le penser, n’était pas venue de sa peur même et de ses tentatives délibérées de rester humble auxquelles le poussait cette peur. Une tremblante souris, se dit-il, devenue souris sainte parce qu’elle tremblait.

Quoi qu’il en fût, il finit par devenir le symbole de l’Âge de la Foi en un monde matérialiste. Un écrivain vint le voir et le décrivit comme un homme médiéval réapparu aux temps modernes. Après leur entrevue, il fit de lui un portrait publié dans un magazine à grand tirage et, en écrivain perspicace, n’hésita pas à en rajouter un peu pour faire plus d’effet.

À la suite de quoi était né un courant d’opinion qui, au bout de plusieurs années, l’avait élevé à la grandeur – voyant en lui un homme simple qui avait eu l’intuition nécessaire pour revenir à la foi fondamentale et la force d’âme de la conserver, de la défendre contre les attaques de la pensée humaniste.

Il eût pu être abbé, se dit-il, avec une bouffée d’orgueil. Et peut-être plus encore. Quand il prit conscience de cet orgueil, il ne fit qu’un faible effort pour l’étouffer. Car, pensa-t-il, avec l’honnêteté, c’était, en fin de compte, tout ce qui lui restait.

Quand Dieu avait rappelé à lui son abbé, on lui avait fait savoir de diverses manières fort subtiles, qu’il pourrait lui succéder. Mais il avait eu brusquement peur, une fois de plus. Des responsabilités, du rang. Et il avait supplié ses frères de lui permettre de rester dans sa pauvre cellule, à accomplir des tâches simples. Et comme l’ordre le tenait en haute estime, on lui avait accordé ce qu’il demandait.

Mais en y repensant dans cette heure d’honnêteté, il permit au soupçon qu’il avait jusque-là refoulé de se faire jour. Si l’on avait cédé à ses prières, était-ce à cause de l’estime en laquelle le tenait l’ordre, ou parce que, le connaissant trop bien, on avait compris qu’il ferait un bien triste abbé ? Vu la grande renommée dont il jouissait, l’éclat que sa nomination eût donné à l’ordre, ce dernier s’était-il trouvé malgré lui dans une situation telle qu’il s’était senti obligé de lui faire au moins cette offre ? Y avait-il eu un sincère soupir de soulagement par toute la maison quand il avait refusé ?

La peur, se dit-il. Un homme pourchassé toute sa vie par la peur. Sinon de la mort, du moins de la vie même. Et cette peur avait peut-être été vaine. Peut-être n’y avait-il rien à craindre, après toutes ces terreurs ; sa propre imperfection, son manque de compréhension l’avaient sans doute poussé à trembler.

— Je pense toujours comme un être de chair et d’os, se dit-il. Non comme un cerveau désincarné. La chair s’attache encore à moi, les os ne veulent pas se dissoudre.

Le Savant parlait encore.

— Nous devons tout spécialement éviter de penser, sans y plus réfléchir, que cette manifestation a quelque qualité mystique ou spirituelle.

— Oh ! ce n’était rien, un petit événement tout simple, dit la grande Dame, heureuse d’en finir avec le sujet.

— Il ne faut pas oublier, répliqua le Savant, qu’il n’est rien de simple dans l’univers. Rien qu’on puisse écarter négligemment. Tout ce qui arrive a un but, il y a toujours une cause à tout, et soyez sûrs qu’avec le temps, se produira également un effet.

— J’aimerais bien en être aussi sûr que vous, dit le Moine.

— Et moi je regrette que nous nous soyons posés sur cette planète, déclara la grande Dame. C’est un triste endroit.