27 octobre 1991,
Washington, D.C.

62

Dale Nichols et Martin Brogan attendaient sur les marches de la Maison-Blanche tandis que le Président descendait de son hélicoptère et traversait rapidement la pelouse.

— Vous avez des nouvelles ? demanda-t-il sans préambule tout en leur serrant la main. Nichols ne put dissimuler son excitation.

— Nous venons de recevoir un rapport du général Dodge. Ses Forces d'opérations spéciales ont récupéré le Lady Flamborough intact au sud du Chili. Le sénateur Pitt, Hala Kamil et les présidents De Lozenzo et Hassan ont été libérés et ils sont tous en bonne santé.

Le chef d'État était épuisé après une série de conférences avec le Premier ministre canadien à Ottawa, mais son visage s'éclaira aussitôt.

— Merci, mon Dieu. Voilà enfin de bonnes nouvelles. Il y a eu des pertes ?

— Deux hommes du commando ont été blessés, mais pas trop sérieusement. En revanche, trois membres de la NUMA ont été assez gravement touchés.

— Les gens de la NUMA étaient sur les lieux ?

— C'est Dirk Pitt qui a permis de retrouver le paquebot de croisière. Aidé de trois hommes, il a empêché les piratés de s'échapper avec les otages.

— Il aura donc contribué au sauvetage de son propre père.

— On lui doit pour une bonne part la réussite de l'opération.

Le Président se frotta les mains avec satisfaction.

— Messieurs, il est près de midi. Je vous propose de célébrer cet événement en déjeunant autour d'une bonne bouteille de vin pendant que vous me donnerez les détails.

 

Le secrétaire d'État Douglas Oates, le conseiller à la Sécurité Alan Mercier et Julius Schiller vinrent se joindre au déjeuner. Après le dessert, Mercier fit passer à chacun une copie du rapport établi par le général Dodge.

Le Président joua avec sa fourchette en lisant, puis il leva les yeux. Son expression reflétait un mélange de surprise et de triomphe.

— Topiltzin !

— Il est mouillé dans cette affaire jusqu'au cou, fit Brogan. C'est lui qui a fourni le commando de terroristes mexicains ainsi que le cargo qui a servi pour la substitution avec le paquebot.

— Ainsi il a conspiré avec son frère et organisé le détournement du Lady Flamborough, affirma le locataire de la Maison-Blanche.

— C'est bien ce que les faits paraissent indiquer, dit Nichols. Mais ça ne sera pas facile à prouver.

— On connaît l'identité de celui qui a exécuté l'opération ?

— On en a une idée, répondit le directeur de la CIA. Tenez, voici un petit dossier sur cet individu. Il a accompli un remarquable travail de maquillage en se faisant passer pour le commandant du paquebot, et ensuite il a adopté un masque. Plus tard, Dirk Pitt s'est trouvé face à lui durant une tentative de négociations avant l'attaque finale. Il s'est présenté sous le nom de Suleiman Aziz Ammar.

— Il semble bizarre que cet homme ait laissé échapper ainsi son nom, s'étonna Schiller. Il doit s'agir d'un pseudonyme.

— Non, répondit Brogan en secouant la tête. C'est son vrai nom. Nous avons un dossier complet sur lui. Et Interpol aussi. Ammar a dû se dire qu'il ruerait Pitt de toute façon, et qu'il ne risquait rien à révéler sa véritable identité.

Le Président fronça les sourcils.

— Selon le rapport que j'ai sous les yeux, il serait directement ou indirectement impliqué dans plus de cinquante assassinats d'importants dirigeants internationaux. Comment est-ce possible ?

— Suleiman Aziz Ammar est considéré comme l'un des meilleurs au sein de sa profession.

— Un redoutable terroriste.

— Assassin, corrigea Brogan. Ammar est spécialisé en assassinats politiques. Accomplis de sang-froid. Un expert en déguisements et plans machiavéliques. La plupart de ses contrats ont été si habilement exécutés qu'ils sont passés pour des accidents. C'est un musulman, mais il a déjà accepté des missions pour les gouvernements français, allemand et même israélien. Il se fait payer en dollars, et très cher. Il a amassé une fortune considérable à la suite de ses opérations accomplies sur le pourtour méditerranéen.

— Il a été capturé ?

— Non, monsieur, admit le chef de la CIA. Il n'est pas parmi les morts et les blessés.

— Il s'est échappé ?

— S'il a survécu, il ne pourra pas aller bien loin. Pitt croit l'avoir touché à au moins trois endroits. Une chasse à l'homme a été organisée. Il n'y a aucun moyen de quitter l'île. On devrait l'avoir retrouvé d'ici quelques heures.

— Si on arrive à le persuader de parler, il pourra nous fournir des informations très précieuses, fit Nichols.

— Le général Dodge a déjà demandé au responsable de l'opération, le colonel Morton Hollis, de tout faire pour prendre Ammar vivant. Mais le colonel a toutes les raisons de croire que l'homme préférera se tuer plutôt que de se rendre.

Nichols haussa les épaules avec résignation :

— Il a sans doute raison.

— Il n'y a pas d'autres survivants parmi les pirates ? demanda le Président à Brogan.

— Si. Ils sont huit en état d'être interrogés. Mais il semble qu'il s'agisse de mercenaires engagés par Ammar et non de partisans fanatiques de Yazid.

— On aura besoin de leurs aveux pour prouver qu'Ammar travaillait pour Yazid et Topiltzin, fit l'occupant du Bureau ovale avec pessimisme.

Schiller ne partageait pas ce sentiment.

— Considérez l'aspect positif des choses, monsieur le Président. Le bateau et les prisonniers ont été libérés sans que le sang des otages ait été versé. Le président Hassan sait très bien que Yazid veut sa mort et qu'il est derrière toute l'affaire. Il ne fait pas de doute qu'il va se venger de Yazid.

Le Président le considéra un instant, puis son regard se porta successivement sur les hommes qui l'entouraient.

— Partagez-vous cette façon de voir, messieurs ?

Douglas Oates acquiesça :

— Sauf développements inattendus, je pense que Julius a raison sur toute la ligne. Hassan n'ira pas jusqu'à risquer de provoquer des émeutes et une révolution en faisant arrêter et juger Yazid pour trahison, mais il abandonnera toute précaution et aura recours à tous les moyens à l'exception du meurtre pour ébranler la crédibilité de Yazid.

— Il y aura un retour de bâton contre Yazid, prédit Brogan. Les intégristes modérés réprouvent les méthodes terroristes. Ils se détourneront de Yazid et le Parlement apportera son soutien au président Hassan. Et puis, voyons les choses en rose, je pense que les militaires vont descendre de leur tour d'ivoire et réaffirmer leur loyauté à l'égard du gouvernement légitime du pays.

Le locataire de la Maison-Blanche vida son verre de vin et le reposa sur la table.

— Je dois avouer que cette perspective me rassure.

— Attention, intervint le secrétaire d'État. La crise égyptienne est loin d'être réglée. Yazid va peut-être disparaître quelque temps de la scène, mais en l'absence du président Hassan, les Frères musulmans ont formé une alliance avec le Parti libéral et le Parti socialiste. Et tous les trois ensemble, ils vont œuvrer à déstabiliser Hassan pour instaurer la loi islamique, couper les liens avec les États-Unis et dénoncer les accords de paix avec Israël.

Le Président se tourna vers Schiller.

— Vous êtes d'accord avec cette analyse, Julius ?

— Oui, répondit l'intéressé en hochant la tête d'un air sombre.

— Et vous, Martin ?

Le visage de Brogan parlait pour lui.

— On n'a fait que retarder l'inévitable. Le gouvernement d'Hassan finira par tomber.

— Je recommande que nous adoptions une position d'attente, monsieur le Président, déclara Douglas Oates. Et que nous envisagions la possibilité de traiter avec un autre gouvernement religieux.

— Vous suggérez donc une politique de non-intervention, fit le chef d'État.

— Il est peut-être temps que nous nous engagions dans cette voie, dit Schiller. Rien de ce que vos prédécesseurs ont tenté au cours de ces vingt dernières années n'a donné de résultats valables.

— Les Russes également auraient tout à perdre, ajouta Nichols. Et notre seule consolation, mais elle est de taille, sera d'empêcher Paul Capesterre, alias Akhmad Yazid, de créer un nouveau désastre iranien. Il aurait travaillé sans relâche à détruire tous nos intérêts au Moyen-Orient.

— Je ne suis pas tout à fait d'accord avec ce schéma, dit alors Brogan. Dans le temps qui nous reste, nous avons encore la possibilité de tabler sur un homme susceptible de prendre le pouvoir en Égypte.

Une expression perplexe se peignit sur les traits du Président.

— À qui pensez-vous ?

— Au ministre égyptien de la Défense, Abou Hamid.

— Vous croyez qu'il va s'emparer du pouvoir ?

— Quand l'heure sera venue, oui, répondit le directeur de la CIA. Il a les militaires dans sa poche, et il s'est assuré le soutien des intégristes modérés. Moi, je le jouerais gagnant.

— Il y aurait pire, fit Oates avec un petit sourire. Oh ! bien sûr, il ferait ce qu'il faut en condamnant Israël et en jetant l'anathème sur les États-Unis pour donner satisfaction aux fanatiques religieux, mais je crois qu'il se garderait bien de couper tous les ponts.

— Et le fait qu'il est en excellents termes avec Hala Kamil n'est pas non plus pour nous déplaire, déclara Nichols.

Le Président garda le silence, contempla le fond de son verre comme s'il s'agissait d'une boule de cristal, puis il le leva.

— À la poursuite de notre amitié avec l'Égypte, fit-il.

— À l'Égypte, lancèrent Mercier, Brogan et Oates en écho.

— Et au Mexique, ajouta Schiller.

Le chef d'État jeta un coup d'œil sur sa montre et repoussa sa chaise, imité par ses conseillers.

— Désolé d'abréger cette réunion, s'excusa-t-il, mais j'ai rendez-vous avec les gens du Trésor. Félicitez tous ceux qui ont participé au sauvetage des otages. (Il se tourna vers Oates.) Je vous verrai avec le sénateur Pitt dès que celui-ci sera de retour.

— Pour parler des discussions qu'il a eues avec le président Hassan durant leur épreuve commune ?

— Je suis plus impatient de savoir ce qu'il a appris du président De Lorenzo au sujet de la situation à notre frontière. L'Égypte est secondaire par rapport au Mexique. Nous pouvons tenir pour acquis que Yazid est sur la touche pour un bout de temps. En revanche, Topiltzin constitue une menace sérieuse. Concentrez-vous sur lui, messieurs. Si un soulèvement se produisait au Mexique, il ne nous resterait plus qu'à prier Dieu.

63

Lentement, à contrecoeur, Pitt s'arracha aux brumes d'un sommeil profond pour se retrouver dans un univers où tout n'était plus que souffrance. La première chose que son regard perçut fut un visage rougeaud.

— Ah, vous voilà de retour dans le monde des vivants, fit gaiement Finney, le second du Lady Flamborough. Je vais en informer le commandant.

Tandis que Finney se dirigeait vers la porte, Pitt jeta un coup d'œil autour de lui sans bouger la tête. Un petit homme chauve était assis dans un fauteuil à côté du lit. Le médecin du bord, se souvint Pitt. Mais il ne se rappelait pas son nom.

— Je suis désolé, docteur, je n'arrive pas à...

— Henry Webster, le devança le médecin avec un chaud sourire. Et si vous vous demandez où vous êtes, sachez que vous occupez la plus belle suite du Lady Flamborough qui est actuellement remorqué vers Punta Arenas par le Sounder.

— Combien de temps ai-je dormi ?

— Pendant que vous faisiez votre rapport au colonel Hollis, j'ai soigné de mon mieux vos blessures, et peu après, je vous ai mis sous sédatifs. Vous avez dormi une douzaine d'heures.

— Pas étonnant que je meure de faim !

— Je vais demander au chef de vous préparer une de ses spécialités.

— Comment vont Giordino et Findley ?

— Giordino est d'une solidité à toute épreuve. Je lui ai retiré cinq balles du corps, mais heureusement aucune n'avait touché d'organe vital. Il sera en pleine forme pour le réveillon du jour de l'an. Les blessures de Findley étaient bien plus sérieuses. Il a reçu des projectiles qui se sont logés dans un poumon et un rein. J'ai fait ce que j'ai pu ici. Giordino et lui ont été évacués par hélicoptère jusqu'à Punta Arenas, puis par avion jusqu'à Washington. Findley sera opéré à l'hôpital Walter Reed. S'il n'y a pas de complications, il devrait s'en tirer sans séquelles ? À propos, votre ami Rudi Gunn a estimé qu'il leur serait plus utile à eux qu'à vous, et il les a accompagnés. Quant à vous, monsieur Pitt, vous vous en sortirez sans dommages. Comment vous sentez-vous ?

— Pas tout à fait prêt à participer à un triathlon, mais à part un bon mal de crâne et une sensation de brûlure dans la nuque, ça va.

— Vous avez eu de la chance. Aucune balle n'a touché un os, un organe interne ou une artère. Je vous ai recousu la jambe et la nuque, ou pour être plus précis, le muscle trapèze. Et aussi la joue. Un peu de chirurgie esthétique, et il n'y paraîtra plus, à moins que vous ne jugiez que vous serez plus séduisant avec une cicatrice. Le coup sur la tête a provoqué une légère commotion, mais les radios ne montrent pas de fracture. À mon avis, vous serez en mesure de traverser la Manche à la nage et de jouer du violon d'ici trois mois.

Pitt éclata de rire et sentit aussitôt des ondes de souffrance le traverser, il se détendit, et la douleur cessa. Il eut un petit sourire et considéra Webster avec un respect non dissimulé, il savait que le médecin avait minimisé son rôle par pure modestie, il parvint à se mettre assis, et il tendit la main.

— Je vous suis reconnaissant pour ce que vous avez fait pour nous trois.

Webster serra la main offerte.

— C'est un honneur de s'occuper de vous, monsieur Pitt. Maintenant, je vais vous laisser, il semblerait que vous soyez l'homme du jour. Des visiteurs de marque se pressent à votre porte.

— Au revoir, docteur, et merci encore.

Webster lui adressa un clin d'œil, puis il traversa la pièce et ouvrit en faisant signe d'entrer à ceux qui attendaient.

Le sénateur Pitt s'avança, suivi d'Hala Kamil, du colonel Hollis et du commandant Collins. Les hommes vinrent lui serrer la main, et Hala se pencha pour l'embrasser sur la joue.

— J'espère que le service à bord vous donne toute satisfaction, fit le commandant d'un ton jovial.

— Je n'aurais pas été mieux soigné dans le meilleur des hôpitaux, répondit Pitt. Je suis simplement désolé de ne pas pouvoir profiter de ce luxe un ou deux mois de plus.

— Malheureusement, on vous réclame au pays dès demain, dit Hollis.

— Oh, non ! gémit Pitt.

— Oh, si ! répliqua son père en regardant sa montre. Le Sounder sera à Punta Arenas dans quatre-vingt-dix minutes. Un avion de l'Air Force attend pour nous transporter, Miss Kamil, toi et moi à Washington.

Pitt eut un geste fataliste.

— Ma croisière de luxe se termine donc là.

Puis ce furent les questions rituelles sur son état avant que le colonel ne ramène la conversation sur le problème actuel.

— Vous reconnaîtriez Ammar si vous le revoyiez ?

— Sans difficultés. Vous ne l'avez pas retrouvé ? Je vous avais pourtant donné son signalement avant que Webster ne me plonge dans le royaume des songes.

Hollis lui montra quelques photos :

— Voici les instantanés pris par le photographe du bateau des pirates morts et faits prisonniers. Vous identifiez Suleiman Aziz parmi eux ?

Pitt étudia attentivement les clichés.

— Il n'est ni parmi les morts ni parmi les vivants, déclara-t-il enfin.

— Vous en êtes sûr ? Les blessures et les rictus de mort peuvent modifier considérablement les physionomies.

— Je me suis tenu plus près de lui que de vous en ce moment, et dans des circonstances que je ne suis pas près d'oublier. Croyez-moi, colonel, si je vous dis qu'Ammar n'est pas parmi ceux-là, vous pouvez me faire confiance.

Hollis tira une grande photo d'une enveloppe et la passa à Pitt sans un mot.

Celui-ci l'examina un instant, puis il leva un regard interrogatif.

— Qu'est-ce que vous attendez que je vous dise ?

— C'est Suleiman Aziz Ammar ?

— Vous savez très bien que oui, sinon vous ne me montreriez pas une photo de lui prise à un moment différent dans un endroit différent !

— Je crois savoir où le colonel désire en venir, intervint le sénateur, il veut te dire qu'Ammar, ou son corps, n'a pas encore été retrouvé.

— Alors, c'est que ses hommes ont dissimulé son cadavre, déclara Pitt sans hésitation. Je ne l'ai pas manqué, il a pris une balle dans l'épaule et deux au visage, il est tombé et j'ai vu qu'on le tirait à l'abri, il est impossible qu'il se balade encore dans le coin.

— Non, mais il est possible en revanche qu'on l'ait enterré quelque part, fit Hollis. Malgré toutes les recherches, on n'a relevé aucune trace de lui sur l'île.

— Ainsi le renard n'a pas encore mordu la poussière, murmura Pitt pour lui-même.

Le sénateur lui jeta un regard intrigué.

— De quoi parles-tu ?

— De quelque chose qu'Ammar a dit au sujet d'un coyote et d'un renard lors de notre rencontre, répondit Pitt pensivement. Je parie qu'il est passé à travers les mailles du filet. Qu'est-ce que vous en pensez ?

Hollis lui lança un drôle de coup d'œil.

— J'espère pour vous qu'il est plus mort qu'un barracuda dans le désert, parce que dans le cas contraire, le nom de Dirk Pitt figurera en première position sur sa liste.

Hala fit le tour du lit et vint poser doucement sa main sur son épaule. Elle était vêtue d'une robe de chambre en soie avec des motifs de hiéroglyphes.

— Dirk est encore très affaibli, dit-elle d'une voix unie. Il a besoin d'un bon repas, et de repos, avant de quitter le paquebot. Je suggère qu'on le laisse tranquille pendant l'heure qui vient.

Hollis rangea les photos dans l'enveloppe et se leva.

— Je dois vous dire au revoir, dit-il. Un hélicoptère m'attend pour me ramener sur Santa Inez où je vais poursuivre les recherches pour retrouver Ammar.

— Transmettez mes amitiés au major Dillinger.

— Je n'y manquerai pas. (Le colonel, visiblement mal à l'aise, parut hésiter un instant, puis il s'approcha pour serrer la main du blessé.) Je vous présente mes excuses, Dirk. À vous et à vos amis. Je vous ai terriblement sous-estimés. Le jour où vous voudrez abandonner la NUMA pour vous engager dans les Forces spéciales, je me ferai un plaisir de vous signer une recommandation.

— Je ne crois pas que je m'adapterais, dit Pitt avec un grand sourire. Je fais une sorte d'allergie aux ordres.

— C'est bien ce que j'ai constaté, répliqua Hollis en souriant à son tour.

Le sénateur pressa la main de son fils.

— À tout à l'heure, fit-il.

— Je prends également congé de vous ici, déclara le commandant Collins.

Hala, elle, ne dit rien. Elle poussa les hommes hors de la pièce, puis elle referma doucement la porte derrière eux et mit le verrou. Elle revint vers le lit. Sa robe de chambre retombait en plis autour d'elle et il y avait quelque chose dans la façon dont elle bougeait qui suggérait qu'elle était nue en dessous.

Ce que Pitt put vérifier lorsqu'elle en défit la ceinture et la fit glisser sur ses épaules. Il entendit le bruissement de la soie contre la peau satinée. La jeune femme se tenait pareille à une statue, les seins dressés, les mains à plat sur les cuisses, une jambe légèrement en avant. Puis elle se baissa et repoussa les couvertures.

— J'ai une dette à votre égard, souffla-t-elle d'une voix rauque.

Pitt surprit son propre reflet dans la glace de la penderie. Il ressemblait à une momie. Sa tête, sa joue, son cou et sa jambe blessée disparaissaient sous les bandages. Il ne s'était pas rasé depuis une semaine, et il avait les yeux rougis, il se sentait loin d'être séduisant.

— Je n'ai vraiment pas l'air d'un don juan, murmura-t-il.

— Pour moi, vous êtes beau, répliqua la jeune femme en s'allongeant à côté de lui et en faisant courir ses doigts sur sa poitrine. Maintenant, plus de paroles inutiles. Nous avons à peine une heure devant nous.

 

Quand Ammar se réveilla, il ne vit que les ténèbres autour de lui. Son épaule lui semblait brûlée au fer rouge. Il voulut tâter son visage, mais une terrible douleur le transperça. Il se rappela alors les balles qui lui avaient fracassé l'épaule et le poignet. Il leva sa main valide à ses yeux, mais ses doigts ne rencontrèrent qu'un bandage serré qui lui couvrait la figure du front au menton.

Il savait que ses yeux avaient été touchés sans espoir de guérison. Une vie d'aveugle n'était pas pour lui. Il tâtonna autour de lui à la recherche d'une arme, n'importe laquelle, pour se tuer. Il ne trouva rien qu'une surface rocheuse et humide. Il se remit sur pied, perdit l'équilibre et tomba.

Deux mains le saisirent aux épaules.

— Ne bouge pas et ne dis pas un mot, Suleiman Aziz, murmura la voix d'Ibn. Les Américains nous recherchent.

Ammar agrippa les mains de son ami. Il voulut parler, mais n'arriva pas à prononcer une parole cohérente. Seuls quelques sons gutturaux franchirent la barrière du tissu qui entourait sa mâchoire brisée.

— Nous sommes dans un petit réduit à l'intérieur de la mine, lui souffla Ibn à l'oreille. Ils sont passés tout près, mais j'avais eu le temps de construire un mur pour dissimuler notre cachette.

Ammar hocha la tête et essaya désespérément de dire quelque chose. Son ami sembla lire ses pensées.

— Tu veux mourir, Suleiman Aziz ? Mais tu ne mourras pas. Nous ferons le voyage ensemble, mais pas avant qu'Allah ne l'ait décidé.

Ammar s'effondra. Jamais, il ne s'était senti aussi désorienté, aussi impuissant. La douleur était atroce, et l'idée de devoir finir sa vie dans une cellule de prison aveugle et infirme l'anéantissait. Il ne pouvait pas supporter de dépendre de quelqu'un, même d'Ibn.

— Repose-toi, mon frère, fit doucement celui-ci. Tu auras besoin de toutes tes forces lorsque le moment de quitter l'île sera venu.

Ammar abandonna la lutte et roula sur le côté. Il était abattu. Son échec lui apparaissait dans toute son horreur. Il imaginait Akhmad Yazid dressé au-dessus de lui, un ricanement aux lèvres. Puis un rideau se souleva dans un recoin de son esprit. Une faible lueur naquit, qui s'épanouit, éclata en un éclair aveuglant et, en cet instant d'effrayante lucidité, il connut son avenir.

Il survivrait pour se venger.

La première décision à prendre, c'était qui devait mourir de ses propres mains, Yazid ou Pitt ? Il ne pouvait pas agir seul. Il n'était plus capable physiquement de tuer lui-même les deux hommes. Déjà, il élaborait un plan. Il lui faudrait faire confiance à Ibn pour assurer sa vengeance.

La décision était dure à prendre, mais en définitive, il n'avait pas véritablement le choix.

Ibn tuerait le coyote pendant que lui, pour son dernier acte, écraserait la vipère.

64

Pitt avait refusé d'être placé sur une civière. Il était installé dans un siège confortable, la jambe posée sur le dossier du fauteuil devant lui, et il regardait par le hublot les sommets des Andes couronnés de neige. Sur sa droite, il apercevait la bande de verdure qui marquait la lisière des hauts plateaux brésiliens. Deux heures plus tard, ils survolèrent la ville surpeuplée de Caracas d'où s'élevait un nuage de brume, et ce fut enfin le bleu des Caraïbes.

Le jet de l'Air Force réservé au transport des personnalités était plutôt petit — Pitt ne pouvait pas se tenir debout sans courber la tête - mais relativement luxueux.

Le père de Dirk ne se montra guère bavard. Il passa presque tout son temps à prendre des notes pour préparer son entrevue avec le Président.

La conversation était à sens unique. Lorsque Pitt lui demanda pourquoi il s'était trouvé à bord du Lady Flamborough, le sénateur ne se donna même pas la peine de lever les yeux pour répondre.

— Mission présidentielle, fit-il simplement pour couper court à toute nouvelle question sur le sujet.

Hala Kamil, elle aussi, était occupée à ses affaires. Elle monopolisait le téléphone de l'avion et communiquait une série d'instructions à son secrétariat du siège des Nations unies à New York. Elle se contentait d'un petit sourire chaque fois que leurs regards se rencontraient.

Décidément, les gens ont la mémoire courte, se dit Pitt avec philosophie.

Il tourna ses pensées vers les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie. Il envisagea un instant de réclamer l'usage du téléphone pour interroger Yaeger sur l'état des recherches, mais il étancha sa curiosité avec un cocktail offert par le steward du bord, et décida d'attendre et de recueillir les renseignements de la bouche même de Lily et de l'informaticien.

Quel était donc ce fleuve que Venator avait remonté avant de cacher ces œuvres d'art inestimables ? Ce pouvait être n'importe lequel des milliers de cours d'eau qui se jetaient dans l'Atlantique entre le Saint-Laurent au Canada et le Rio de la Plata en Argentine. Non, ce n'était pas tout à fait exact. Yaeger avait émis la théorie que le Sérapis s'était ravitaillé en eau et avait effectué des réparations non loin de ce qui devait devenir le New Jersey. Le fleuve inconnu se trouvait donc au sud, et bien plus au sud que ceux qui se jetaient dans la baie de Chesapeake.

Venator aurait-il pu conduire sa flottille dans le golfe du Mexique et le long du Mississippi ? Le cours qu'il suivait aujourd'hui était sans doute très différent de celui qui était le sien seize siècles plus tôt. À moins qu'il n'ait remonté l'Orénoque navigable sur plus de trois cents kilomètres ? Ou encore l'Amazone ?

L'ironie de la chose ne lui échappait pas. Si le voyage de Junius Venator en Amérique était confirmé par la découverte des trésors de la Bibliothèque, il allait falloir réviser et récrire de nombreux chapitres des livres d'histoire.

Christophe Colomb ne serait plus qu'une note en bas de page.

Pitt était toujours plongé dans sa rêverie quand il fut interrompu par le steward qui lui demanda d'attacher sa ceinture.

La nuit tombait et l'appareil avait entamé sa descente vers la base d'Andrews. Les lumières de Washington glissèrent sur la droite et, peu après, s'aidant d'une canne, Pitt posait le pied sur le béton, pratiquement au même endroit que lors de son retour du Groenland.

Hala descendit à son tour et vint lui dire au revoir. Elle continuait sur New York à bord du même avion.

— Nous n'avons toujours pas pris rendez-vous pour dîner, fit Pitt.

— Quand vous viendrez au Caire, je me ferai un plaisir de vous inviter.

Le sénateur qui avait entendu s'approcha.

— Le Caire, miss Kamil ? Pas New York ? La jeune femme le gratifia d'un sourire digne de la belle Néfertiti.

— Je démissionne de mon poste de secrétaire générale et je regagne mon pays. La démocratie est menacée en Égypte et je serai plus utile là-bas.

— Et Yazid?

— Le président Hassan s'est juré de le faire mettre en prison.

Le sénateur fronça les sourcils.

— Soyez prudente. Ce Yazid demeure un homme dangereux.

— Lui ou un autre ! Il y a toujours des fous en liberté, fit-elle en haussant les épaules. En tout cas, dites à votre président que nous ferons tout pour que l'Égypte ne devienne pas une nation gouvernée par des fanatiques irresponsables.

Puis elle se tourna de nouveau vers Pitt et l'embrassa tendrement.

— Ne m'oubliez pas, murmura-t-elle.

Et, sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit, elle remonta la passerelle et s'engouffra à l'intérieur de l'avion. Pitt fixa un long moment la porte par laquelle la jeune femme avait disparu.

Le sénateur, devinant le cours que suivaient les pensées de son fils, s'empressa de lui parler d'autre chose :

— On a envoyé une ambulance pour t'emmener à l'hôpital.

— L'hôpital ? fit Pitt d'une voix absente sans cesser de contempler la porte qui se refermait.

Les réacteurs du jet gémirent et l'appareil se mit à rouler vers la piste.

Pitt arracha les bandages qui lui couvraient la tête.

— Il n'est pas question que j'aille à l'hôpital ! s'écria-t-il.

— Tu ne crois pas que tu en fais un peu trop ? dit le sénateur avec une inquiétude toute paternelle, mais en sachant qu'il perdait son temps à essayer de faire entendre raison à son fils.

— Comment te rends-tu à la Maison-Blanche ? demanda simplement Pitt.

Le sénateur désigna un hélicoptère qui attendait à une centaine de mètres de là.

— Le Président a hâte de me voir.

— Tu pourrais me déposer à la NUMA ?

Le sénateur glissa son bras autour de Pitt.

— Allez, viens, espèce de tête brûlée !

 

Un sentiment d'appréhension nouait l'estomac de Pitt tandis que l'ascenseur montait vers l'étage d'informatique de la NUMA. La porte s'ouvrit et il sortit en boitant. Lily l'attendait sur le palier.

Elle arborait un sourire qui se figea lorsqu'elle vit la fatigue qui creusait son visage, la blessure sur sa joue, la bosse que formait son bandage sous le pull marin que son père lui avait prêté et la canne sur laquelle il s'appuyait. Elle parvint cependant à se maîtriser et un sourire chancelant renaquit sur ses lèvres.

— Bienvenue au foyer, matelot.

Elle se précipita vers lui et lui jeta les bras autour du cou. Il tressaillit et étouffa un gémissement. Elle se recula aussitôt.

— Oh, pardon !

Pitt l'enlaça.

— Ce n'est rien, fit-il.

Et il écrasa sa bouche contre la sienne. Sa barbe piquait et il sentait le gin.

— C'est quelque chose un homme qui ne rentre chez lui qu'une fois par semaine ! put-elle enfin dire en reprenant son souffle.

— Et une femme qui l'attend ! répliqua-t-il. (Il fit un pas en arrière.) Qu'est-ce que vous avez découvert depuis mon départ ?

— Hiram vous le dira lui-même, répondit-elle en le prenant par la main pour le conduire vers les rangées d'ordinateurs.

Yaeger déboucha de son bureau en trombe. Et, sans une parole de bienvenue ni un mot de sympathie pour les blessures de Pitt, il s'écria avec un accent de triomphe :

— On l'a trouvé !

— Le fleuve ?

— Pas seulement. Je crois qu'on a aussi situé la caverne à quelques kilomètres près.

— Où?

— Au Texas. Une petite ville frontière qui s'appelle Roma.

L'informaticien avait l'air repu et satisfait d'un tyrannosaure qui vient de dîner d'un brontosaure.

— Nommée ainsi à cause de ses sept collines, tout comme la capitale de l'Italie. Des collines plutôt basses et insignifiantes, je dois l'admettre. Mais on parle d'antiquités romaines qui auraient été découvertes dans le secteur. Naturellement, les archéologues patentés traitent ça par le mépris, mais qu'est-ce qu'ils peuvent bien savoir ?

— Alors, le fleuve c'est...

— Le río Bravo, comme on l'appelle en espagnol. Plus connu de ce côté-ci de la frontière sous le nom de rio Grande.

— Le rio Grande, répéta lentement Pitt en savourant chacune des syllabes.

Il avait du mal à croire, après toutes ces spéculations, toutes ces impasses, qu'ils avaient enfin réussi à découvrir le lieu où les trésors avaient été dissimulés.

65

Le lendemain à midi, après avoir atterri sur la base navale de Corpus Christi, Pitt et Lily, accompagnés de l'amiral Sandecker, furent amenés en voiture au centre de recherches de la NUMA situé au bord du golfe du Mexique. Sandecker demanda au chauffeur de s'arrêter à côté d'un hélicoptère posé près d'un long quai. La température était douce, mais l'humidité élevée.

Le chef du département de géologie de la NUMA, Herb Garza, s'approcha en faisant un signe amical de la main, il était petit, rondouillard, et avait la peau mate et des cheveux noirs brillants, il portait une casquette de base-ball et une chemise orange fluorescente.

— Professeur Garza, fit l'amiral d'un ton cassant. Ravi de vous revoir.

— Je vous attendais, dit le géologue d'une voix chaleureuse. Nous pouvons décoller dès que vous serez à bord.

Il leur présenta le pilote, Joe Mifflin, qui avait des lunettes de soleil et qui parut à Pitt aussi aimable qu'une porte de prison.

Pitt et Garza avaient eu l'occasion de travailler ensemble sur un projet en Afrique du Sud.

— Ça fait combien de temps, Herb ? Trois ou quatre ans ?

— Le temps ne compte pas, répondit le géologue avec un large sourire en lui serrant la main. Je suis content de faire de nouveau équipe avec vous.

— Permettez-moi de vous présenter le professeur Lily Sharp.

Garza s'inclina galamment.

— Océanographe ?

— Non, archéologue, répondit Lily.

Le géologue se tourna vers Sandecker avec une expression étonnée.

— Il ne s'agit pas d'un projet océanographique, amiral ?

— Non, je suis désolé que vous n'ayez pas été mis au courant, Herb. Mais il va falloir garder le secret encore un peu.

Garza haussa les épaules.

— C'est vous le patron.

— Il me faut juste un cap, dit Mifflin.

— Sud, lui indiqua Pitt. Sud en direction du rio Grande.

 

Ils longèrent la côte, les hôtels et les immeubles de Padre Island, puis le pilote vira à l'ouest et l'hélicoptère vert frappé des lettres NUMA survola Port Isabel, là où le rio Grande se jette dans le golfe du Mexique.

Le paysage au-dessous d'eux était une étrange mosaïque de marais et de désert où les cactus poussaient au milieu de hautes herbes. La ville de Brownsville apparut bientôt devant eux. Le fleuve se rétrécissait pour passer sous le pont qui relie le Texas à la ville de Matamoros au Mexique.

— Vous pouvez au moins me dire ce que nous sommes censés étudier ? demanda Garza.

— Vous êtes bien né dans la vallée du rio Grande ? fit Sandecker sans répondre à sa question.

— Né et élevé à Laredo. J'ai fait mes études à l'université de Brownsville. On vient juste de passer au-dessus.

— Vous connaissez la géologie autour de Roma ?

— Oui, j'ai fait un certain nombre d'études sur le terrain dans le coin.

— Par rapport à celui d'aujourd'hui, quel était le cours du fleuve quelques siècles après Jésus-Christ ? demanda Pitt.

— Guère différent. Bien sûr, il y a eu des modifications au fil des crues, mais les écarts n'excèdent pas quelques kilomètres. Et le fleuve est souvent revenu à son ancien lit. Le principal changement, c'est que le rio Grande était sans doute considérablement plus haut à l'époque. Jusqu'à la guerre avec le Mexique, sa largeur allait de deux cents à quatre cents mètres. Son lit était beaucoup plus profond alors.

— Quand a-t-il été découvert par un Européen ?

— Alonzo de Pineda a remonté son embouchure en 1519.

— Comment était-il, comparé au Mississippi ?

Garza réfléchit un instant.

— Le rio Grande ressemblait plus au Nil.

— Au Nil ?

— Il prend sa source au Colorado dans les montagnes Rocheuses. Au printemps, à la saison des crues qui correspond à la fonte des neiges, le fleuve déborde en de nombreux endroits. Les Indiens, tout comme les Égyptiens, ont creusé des fossés pour que l'eau vienne irriguer leurs champs. C'est pour ça que le fleuve tel qu'il est maintenant n'est plus qu'une modeste rivière comparé à ce qu'il était jadis. Au fur et à mesure que les colons espagnols et mexicains s'installaient, suivis par les Texans, on construisait de nouveaux ouvrages d'irrigation. Après la guerre de Sécession, le chemin de fer a amené de nouveaux fermiers et de nouveaux éleveurs qui, eux aussi, ont entrepris de détourner l'eau. En 1894, la multiplication des bancs de sable a mis un terme à la navigation à vapeur. Sans tous ces canaux d'irrigation, le rio Grande aurait pu être l'équivalent texan du Mississippi.

— Il y avait des bateaux à vapeur sur le rio Grande ? s'étonna Lily.

— L'espace de quelque temps, la navigation a été assez dense pendant que le commerce se développait sur les deux rives. Des flottes de navires à aubes ont relié régulièrement Brownsville et Laredo durant plus de trente ans. Mais aujourd'hui, depuis la construction du barrage de Falcon, on ne voit plus que des hors-bords et des canots pneumatiques.

— Est-ce que des bateaux à voiles auraient pu remonter jusqu'à Roma ? demanda Pitt.

— Sans problème. Le fleuve était assez large pour tirer des bords. Il suffisait d'attendre que le vent souffle de l'océan. En 1850, un bateau à quille est même remonté jusqu'à Santa Fe.

Ils demeurèrent quelques minutes silencieux pendant que Mifflin suivait les méandres du rio Grande. De basses collines apparurent au loin. Du côté mexicain, des villages vieux de près de trois siècles somnolaient dans la poussière. Il y avait des maisons en pierre et en torchis avec des toits de tuiles rouges, tandis qu'à la périphérie ce n'étaient que constructions primitives avec des toits de chaume.

La partie verte de la vallée, couverte de vergers d'agrumes, de cultures maraîchères et d'aloès, fit place à des plaines arides où ne poussaient que des prosopis et des chardons. Pitt s'attendait à voir des eaux boueuses, mais le fleuve, à sa grande surprise, était d'un beau vert foncé.

— On arrive à Roma, annonça Garza. La ville sur l'autre rive s'appelle Miguel Alemán. D'ailleurs, ce n'est pas à proprement parler une ville, juste quelques boutiques pour touristes sur la route de Monterrey.

Mifflin prit un peu d'altitude, passa au-dessus du pont qui relie les États-Unis au Mexique, puis redescendit vers le fleuve. Une falaise de grès s'élevait, sur laquelle se trouvait le centre de Roma. Les bâtiments paraissaient assez anciens et certains étaient un peu décrépis, mais la plupart semblaient en assez bon état. Quelques-uns étaient en cours de restauration.

— Les maisons ont l'air très pittoresques, fit Lily. Leurs murs doivent être chargés d'histoire.

— Roma était un port très animé à l'époque de la navigation fluviale, expliqua Garza. Les riches marchands s'étaient assuré les services d'architectes pour dessiner les plans de maisons et de bureaux. Et, dans l'ensemble, ceux-ci ont assez bien résisté aux épreuves du temps.

— Il y en a de plus célèbres que d'autres ? demanda Lily.

— Célèbres ? fit le géologue en riant. Moi, j'aimerais bien habiter cette résidence construite au milieu des I années 1800 qui a servi de « Cantina de Rosita » pendant le tournage à Roma de Viva Zapata avec Marlon Brando.

Sandecker fit signe au pilote de se diriger vers les collines qui dominaient la ville, puis il se tourna vers Garza :

— Roma a été appelée ainsi parce que, comme Rome, elle est entourée par sept collines ?

— Personne ne le sait avec certitude. Vous auriez bien du mal à distinguer sept collines distinctes. Une ou deux ont bien un sommet visible, mais les autres ne forment qu'une masse confuse.

— Quelle est la nature du sol ? demanda Pitt.

— Crétacé, essentiellement. Toute cette région était jadis recouverte par la mer. Les fossiles de coquilles d'huîtres sont courants et on en a trouvé certains qui mesuraient plus de cinquante centimètres. Il y a dans les environs une carrière qui illustre très bien les différentes périodes géologiques. Vous n'avez qu'à demander à Joe de se poser, et je vous ferai un cours exhaustif.

— Pas pour le moment, dit Pitt. Il y a des grottes naturelles dans la région ?

— Pas en surface, mais ça ne veut pas dire qu'il n'y en a pas. Il n'existe aucun moyen de savoir combien de grottes formées par d'anciennes mers sont enfouies sous la couche supérieure. En creusant au bon endroit, vous trouverez sans doute d'importants dépôts de calcaire. Les vieilles légendes indiennes parlent d'esprits qui vivent sous terre.

— Quel genre d'esprits ? Garza haussa les épaules.

— Les fantômes d'ancêtres morts en combattant des dieux malfaisants.

Lily serra impulsivement le bras de Pitt.

— On a découvert des objets anciens près de Rorna ? demanda-t-elle.

— Quelques flèches et des pointes en pierre, ainsi que des couteaux et des bateaux de pierre.

— Des bateaux de pierre ?

— Oui, des pierres creusées en forme de coques de bateaux, expliqua Lily avec une excitation grandissante. On ignore leur origine exacte et on suppose qu'elles étaient utilisées comme amulettes. Elles étaient censées éloigner le mal, surtout quand un Indien craignait qu'un sorcier lui jette un sort. Il attachait une effigie du sorcier sur un bateau de pierre et le lançait dans un lac ou une rivière pour se protéger.

Pitt se tourna de nouveau vers le géologue :

— Pas d'autres objets qui semblaient anachroniques ?

— Si, mais on les a considérés comme des faux.

Lily s'efforça de prendre un air détaché pour demander :

— Quel genre d'objets ?

— Des glaives, des croix, des morceaux d'armures et de lances, la plupart en fer. Je me souviens aussi de l'histoire d'une vieille ancre de pierre qu'on a trouvée dans la falaise qui borde le fleuve.

— Probablement d'origine espagnole, intervint Sandecker qui trouvait qu'on s'aventurait en terrain dangereux.

Garza secoua la tête.

— Pas espagnole, romaine. Les spécialistes du musée du Texas se sont montrés à juste titre sceptiques. Ils les ont classés comme des imitations datant du XIXe siècle.

Les doigts de Lily labourèrent le bras de Pitt.

— Je pourrais y jeter un coup d'œil ? fit-elle avec un léger tremblement dans la voix. Ou bien ils sont quelque part oubliés dans les sous-sols de je ne sais quelle université ?

Le géologue désigna la route qui partait de Roma vers le nord :

— Les objets sont tous là. L'homme qui les a presque tous dénichés en a fait une collection. Un bon vieux Texan du nom de Sam Trinity, ou Crazy Sam comme l'appellent les gens du coin. Ça fait cinquante ans qu'il traîne dans le secteur en répétant qu'une armée romaine a campé ici. Il gagne sa vie en tenant une petite station-service avec une boutique adjacente. Et aussi une cabane à l'arrière qu'il a pompeusement baptisée musée des Antiquités. Pitt esquissa un sourire.

— Vous pouvez nous poser près de chez lui ? demanda-t-il au pilote. Je crois qu'on devrait avoir une petite conversation avec Sam.

66

La pancarte mesurait près de neuf mètres de long et les lettres rouge vif sur fond argenté proclamaient :

 

CIRQUE ROMAIN DE SAM

 

Les pompes à essence devant la station-service étaient flambant neuves. La boutique était en torchis et construite à l'exemple des habitations indiennes des « mesas » d'Arizona avec les poutres du toit qui dépassaient des murs. L'intérieur était propre et sur les étagères s'empilaient des bibelots, des produits d'épicerie et des boissons non alcoolisées. Elle ressemblait aux milliers d'autres petits magasins qui bordaient les routes des États-Unis.

Sam, lui, ne collait pas avec le décor.

Pas de casquette de base-ball ; pas de bottes et de chapeau de cow-boy, ni de Levi's délavé. Il était vêtu d'un polo vert, d'un pantalon jaune, de coûteuses chaussures de golf en lézard, et ses cheveux blancs soigneusement égalisés étaient en partie dissimulés sous une casquette à carreaux.

Sam Trinity attendit sur le seuil de sa boutique que la poussière soulevée par les pales de l'hélicoptère soit retombée, puis il s'avança sur le chemin bitumé, un fer 2 à la main, et s'arrêta à quelques pas de la porte de l'appareil qui s'ouvrait. Garza fut le premier à sauter au sol.

— Salut, l'ancêtre.

Le visage parcheminé de Sam s'éclaira d'un large sourire.

— Herb, vieux taco, ça fait plaisir de te voir.

Il enleva ses lunettes de soleil. Il avait des yeux bleus qui se plissèrent dans le soleil aveuglant du Texas. Il était très grand, mince, mais il avait une voix profonde et forte.

Le géologue effectua les présentations, mais il était évident que Trinity ne faisait pas attention aux noms. Il se contenta d'agiter la main et de dire :

— Enchanté. Bienvenue au cirque romain de Sam.

Puis il remarqua le visage de Pitt et la canne sur laquelle il s'appuyait, et demanda :

— Tombé de moto ?

— Non, juste une petite bagarre de saloon, répondit Pitt en riant.

— Vous, vous me plaisez.

Sandecker désigna le club de golf d'un mouvement du menton.

— Où jouez-vous ?

— Un peu plus bas à Rio Grande City. Il y a plusieurs terrains entre ici et Brownsville. Je viens de faire un petit parcours avec de vieux copains de l'armée.

— On aimerait bien jeter un coup d'oeil à ton musée, fit Garza.

— Avec plaisir. C'est pas tous les jours qu'on débarque en hélico pour venir admirer ma collection. Vous voulez boire quelque chose, soda, bière ? J'ai aussi un pichet de margarita au frigo.

— Une margarita serait parfaite, dit Lily en s'épongeant la nuque.

— Fais visiter le musée à tes invités, Herb. La porte n'est pas fermée. Je vous rejoins tout de suite.

Un camion s'arrêta prendre de l'essence, Trinity bavarda un instant avec le chauffeur avant d'entrer dans le bungalow qu'il occupait à côté de la boutique.

— Un type sympa, murmura Sandecker.

Garza les conduisit vers un bâtiment en torchis derrière la boutique. À l'intérieur, ce n'était pas très grand, mais il y avait de nombreuses vitrines et des personnages de cire en costumes de légionnaires romains. L'endroit était impeccable. Il n'y avait pas la moindre poussière, et les objets brillaient, sans une tache de rouille.

Lily avait un attaché-case à la main. Elle le posa doucement sur une vitrine, l'ouvrit, et en tira un épais ouvrage rempli de photos et d'illustrations, qui ressemblait à un catalogue. Elle entreprit de comparer les objets à ceux qui figuraient dans le livre.

— Ça m'a l'air prometteur, fit-elle après quelques minutes. Les glaives et les fers de lances correspondent bien aux armes romaines du IVe siècle.

— Ne vous emballez pas, dit le géologue. Sam a sans doute fabriqué tout ça lui-même et l'a vieilli artificiellement à l'aide d'acides et d'expositions prolongées au soleil.

— Non, ce n'est pas lui qui a fabriqué ces objets, déclara simplement Sandecker.

Garza le considéra avec un scepticisme non dissimulé.

— Qu'est-ce qui vous permet de l'affirmer, amiral ? Il n'y a rien qui indique qu'il y ait eu des contacts précolombiens dans le golfe du Mexique.

— Maintenant, si.

— C'est nouveau pour moi.

— Ça s'est passé en l'an 391 après Jésus-Christ, expliqua Pitt. Une flotte de navires a remonté le rio Grande jusqu'à l'emplacement de la Roma actuelle. Et quelque part dans la région, sans doute sous l'une des collines derrière la ville, des mercenaires romains, des esclaves et des érudits égyptiens ont enterré une vaste collection d'ouvrages en provenance de la bibliothèque d'Alexandrie...

— Je le savais ! s'écria Sam Trinity qui venait d'apparaître sur le seuil.

Il était si excité qu'il faillit laisser tomber le plateau sur lequel il avait mis le pichet de margarita et les verres.

— Je le savais ! Les Romains ont bien foulé le sol du Texas !

— Vous aviez raison, Sam, dit l'amiral. Et vos détracteurs avaient tort.

— Toutes ces années, et personne ne m'a cru, balbutia Trinity. Et même après avoir lu la pierre, ils m'accusaient d'avoir gravé le texte moi-même.

— La pierre, quelle pierre ? demanda Pitt.

— Celle qui est là, dans le coin. Je l'ai fait traduire à l'université du Texas, et ils m'ont tous dit : « Bravo, Sam, votre latin n'est pas si mauvais que ça. »

— Vous avez une copie de cette traduction ? fit Lily.

— Oui, sur le mur devant vous. Je l'ai fait taper à la machine et encadrer. Lily s'approcha et lut à voix haute :

 

Cette pierre indique le chemin de l'endroit où j'ai fait enterrer les œuvres de la grande Salle des Muses.

J'ai échappé au massacre de notre flotte par les Barbares et je suis parti vers le sud où j'ai été accueilli par une peuplade primitive comme sage et prophète.

Je leur ai enseigné ce que je sais des étoiles et de la science, mais ils ont mis peu de mes enseignements en pratique. Ils préfèrent adorer des dieux païens et suivre les prêtres ignorants qui réclament des sacrifices humains.

Sept ans ont passé depuis mon arrivée. Mon retour ici est teinté de chagrin à la vue des ossements de mes anciens compagnons. J'ai veillé à leurs funérailles. Mon navire est prêt et je vais bientôt voguer vers Rome.

Si Théodose vit encore, je serai exécuté, mais j'en accepte le risque avec joie à l'idée de revoir une dernière fois ma famille.

À ceux qui liront ceci, au cas où j'aurais péri, l'entrée de la caverne est enfouie sous la colline. Va au nord et regarde droit au sud de la falaise.

 

JUNIUS VENATOR,

10 août 398.

 

— Ainsi, Venator a échappé au massacre et est mort sept ans plus tard au cours du voyage de retour vers Rome, murmura Pitt.

— À moins qu'il n'ait réussi et qu'il n'ait été secrètement exécuté, ajouta Sandecker.

— Non, Théodose est mort en 395, fit Lily. Dire que ce message est resté là tout ce temps et qu'on le prenait pour un faux !

Trinity haussa les sourcils.

— Vous connaissez ce type, ce Venator ?

— On a suivi sa trace, admit Pitt.

— Vous avez cherché cette caverne ? demanda Sandecker.

— Oui. J'ai creusé toutes les collines, mais je n'ai trouvé que ce qui est ici.

— Vous avez creusé profondément ?

— J'ai fait un puits de six mètres, mais je n'ai découvert que la sandale qui est dans cette vitrine.

— Vous pouvez nous montrer l'endroit où vous avez déniché la pierre et les autres objets ? fit Pitt.

Le vieux Texan se tourna vers Garza :

— Qu'est-ce que tu en penses, Herb ?

— Tu peux leur faire confiance, Sam. Ces gens-là ne sont pas des pilleurs d'antiquités.

— Bon, conclut Sam. On va prendre ma Jeep.

 

Trinity, au volant de sa Jeep Wagoneer, emprunta un chemin de terre, longea quelques maisons modernes, et s'arrêta devant une barrière de barbelés, il descendit, ouvrit, et repartit le long d'une piste à peine visible sous la végétation qui la recouvrait.

Le véhicule à quatre roues motrices grimpa une longue pente. Arrivé en haut, Sam stoppa et coupa le moteur.

— Voilà, c'est là, fit-il. La colline Gongora. On m'a dit un jour qu'elle avait été nommée ainsi d'après un poète espagnol du XVIIe siècle.

Pitt désigna une colline plus basse à environ quatre cents mètres au nord.

— Et celle-là, on l'appelle comment ?

— À ma connaissance, elle n'a pas de nom, répondit Trinity.

— Et où avez-vous trouvé la pierre ? demanda Lily.

— Je vais vous montrer.

Ils regagnèrent la Jeep et descendirent l'autre versant en cahotant. Sam s'arrêta près du lit à sec d'une rivière.

— C'est là. Le coin dépassait du bord.

— Ce cours d'eau serpente entre Gongora et l'autre colline, remarqua Pitt.

— Oui, fit Sam. Mais la pierre n'a pas pu venir de là-bas jusqu'ici sans que quelqu'un la traîne.

— L'endroit n'est jamais vraiment inondé, constata Sandecker. L'érosion et les pluies sur une longue période ont pu lui faire parcourir une cinquantaine de mètres depuis le sommet de Gongora, mais pas les cinq cents qui la séparent de l'autre.

— Et les autres objets, où étaient-ils ? demanda Lily.

Trinity montra la rivière.

— Ils étaient dispersés un peu plus bas et il y en avait presque jusqu'au milieu de la ville.

— Vous avez noté chaque endroit ?

— Désolé, miss, je ne suis pas archéologue. Je n'y ai pas pensé.

Lily eut l'air déçu, mais elle ne répliqua pas.

— Vous avez sans doute utilisé un détecteur de métal, dit Pitt.

— Je l'ai construit moi-même, déclara Sam avec fierté. Assez sensible pour repérer une pièce de monnaie enfouie à cinquante centimètres dans le sol.

— À qui appartient le terrain ?

— Ces cinq cents hectares sont dans ma famille depuis que le Texas est une république.

— Ça évitera un tas de tracasseries administratives, fit Sandecker avec soulagement.

Pitt consulta sa montre. Le soleil allait bientôt disparaître derrière la rangée de collines, il s'efforça d'imaginer le combat entre les Indiens et les Romains qui se dirigeaient vers le fleuve où était ancrée leur flotte. Il croyait presque entendre les cris de guerre, les hurlements de douleur et le fracas des armes. Il avait l'impression d'avoir été là en ce lointain jour fatal. La question que Lily posa le ramena au présent.

— Bizarre qu'on n'ait trouvé aucun ossement sur les lieux de la bataille.

— Les premiers marins espagnols qui se sont échoués sur la côte du golfe du Texas et qui ont réussi à gagner Veracruz et Mexico ont parlé d'Indiens qui pratiquaient le cannibalisme, expliqua Garza.

Lily eut une moue de dégoût.

— Mais on ne peut pas être sûr que tous les morts aient été mangés.

— Seulement un petit nombre, peut-être, fit le géologue. Et les autres ossements ont été enterrés plus tard par ce Venator. Et s'il en restait encore, ils sont devenus poussière.

— Herb a raison, intervint Pitt. Des ossements demeurés à la surface se seraient désintégrés au fil des siècles.

Lily contempla avec une expression quasi mystique le sommet de la colline Gongora et, après un long silence, elle murmura :

— Je n'arrive pas à croire qu'on se tient à quelques mètres de tous ces trésors.

Un calme soudain s'était abattu. Ce fut Pitt qui, finalement, exprima les pensées qui les habitaient tous :

— Des hommes sont morts il y a seize siècles pour sauver les connaissances de leur époque, fit-il, les yeux perdus dans le passé. Il est temps que nous les remontions au jour.

67

Le lendemain matin, l'amiral Sandecker franchissait le portail gardé par des agents des Services secrets. Il emprunta une allée sinueuse qui conduisait à la discrète maison de campagne présidentielle située sur le bord du lac des Ozarks dans le Missouri, il arrêta sa voiture de location au bout de l'allée et alla prendre son attaché-case dans le coffre. L'air était frais et revigorant après la lourde chaleur qui régnait sur les rives du rio Grande.

Le Président, vêtu d'une épaisse veste de mouton, vint accueillir Sandecker en bas des marches de la véranda.

— Bonjour, amiral, et merci d'être venu. Je suis désolé de vous avoir ainsi bousculé.

— Je préfère vous voir ici qu'à Washington.

Le chef d'État pilota son visiteur vers la porte.

— Venez prendre le petit déjeuner avec nous. Dale Nichols, Julius Schiller et le sénateur Pitt ont déjà attaqué les œufs et le jambon fumé.

— Vous avez réuni le brain-trust à ce que je vois, dit le directeur de la NUMA avec un sourire réservé.

— Nous avons passé la moitié de la nuit à discuter de l'impact politique de votre découverte.

— Je n'ai pas grand-chose à ajouter au rapport que je vous ai fait parvenir.

— Sauf que vous avez omis d'y inclure le programme des fouilles prévues.

— Je vous l'aurais communiqué de toute façon, répliqua prudemment l'amiral.

Le Président ne se laissa pas démonter par la réticence de son interlocuteur.

— Vous nous parlerez de tout ça en déjeunant.

Ils pénétrèrent dans une confortable salle de séjour où un feu flambait dans une grande cheminée de pierre, et ils se dirigèrent vers la table. Schiller et Nichols, en tenue de pêcheurs, se levèrent pour serrer la main du nouvel arrivant. Quant au sénateur Pitt, qui était en jogging, il se contenta d'un geste de bienvenue.

L'homme politique et l'amiral étaient devenus très proches en raison de leurs liens respectifs avec Dirk. Sandecker surprit une lueur d'avertissement dans les yeux du sénateur.

Il y avait également quelqu'un dont le Président n'avait pas parlé : Harold Wismer, un vieil ami et conseiller du chef d'État qui jouissait d'une énorme influence et travaillait hors de la bureaucratie de la Maison-Blanche. Sandecker s'interrogeait sur les raisons de sa présence.

Le Président tira une chaise.

— Asseyez-vous, amiral. Vous voulez vos œufs comment ?

— Je me contenterai d'un fruit et d'un verre de lait écrémé.

Un maître d'hôtel en veste blanche prit la commande, et disparut dans la cuisine.

— Voilà donc le secret de votre forme, fit Schiller.

— Plus une bonne dose d'exercice quotidien.

— Nous tenons tous à vous féliciter pour votre magnifique découverte, intervint Wismer pour couper court aux échanges de politesses. Quand avez-vous l'intention de commencer les fouilles ?

— Demain, répondit l'amiral.

Il avait la vague impression qu'on allait lui retirer l'affaire. Il sortit de son attaché-case un agrandissement montrant la topographie autour de Roma, puis un dessin de la colline sur lequel figurait l'emplacement des puits prévus, et il les étala sur un coin de la table.

— Nous avons l'intention de creuser deux tunnels préliminaires dans la principale colline à quatre-vingts mètres sous le sommet.

— Celle qui s'appelle Gongora ?

— Oui. Les tunnels vont être faits de chaque côté de la pente qui se trouve en face du fleuve, et vont revenir l'un vers l'autre, mais à des niveaux différents. Il est possible que l'un des deux, ou même les deux, débouche dans la grotte mentionnée par Junius Venator sur la pierre de Sam Trinity, ou encore dans l'un des accès originaux.

— Vous êtes absolument sûr que les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie se trouvent là ? demanda Wismer. Vous n'avez aucun doute ?

— Aucun. La carte trouvée à bord du navire romain échoué au Groenland conduit aux objets découverts par Trinity à Roma. Tout s'emboîte parfaitement.

— Mais, n'aurait-il pas...

— Non. Les objets ont été authentifiés, l'interrompit sèchement l'amiral. Il ne s'agit en aucun cas d'un canular ou de quoi que ce soit de ce genre. Nous savons avec certitude que le trésor est là. La seule question qui se pose, c'est l'importance du trésor en question.

— Nous ne voulons pas suggérer que le trésor de la bibliothèque d'Alexandrie n'existe pas, intervint vivement, un peu trop vivement peut-être, Schiller. Mais vous devez comprendre, amiral, que les conséquences internationales d'une telle découverte seraient difficiles à prédire, et plus encore à maîtriser.

Sandecker le fixa droit dans les yeux.

— Je ne vois pas en quoi la découverte des connaissances perdues de l'Antiquité provoquerait de telles réactions. Et puis, n'est-ce pas déjà trop tard ? La nouvelle s'est déjà répandue et Hala Kamil doit annoncer le début des fouilles dans son discours devant les Nations unies.

— Il y a néanmoins des considérations dont vous n'avez probablement pas conscience, fit alors le chef d'État avec gravité. Le président Hassan pourrait revendiquer la totalité des objets découverts au nom de l'Égypte. La Grèce pourrait réclamer la restitution du cercueil en or d'Alexandre. Et Dieu sait ce que l'Italie réclamerait !

— J'avais sans doute mal compris, dit Sandecker. Il m'avait semblé que nous devions partager cette découverte avec le président Hassan pour l'aider à asseoir son gouvernement.

— C'est exact, reconnut Schiller. Mais c'était avant que vous ne situiez l'emplacement des trésors sur les rives du rio Grande. Maintenant, le Mexique va entrer en scène. Topiltzin aura beau jeu de prétendre que le site appartenait à l'origine au Mexique.

— C'était prévisible, dit l'amiral. Mais possession ne vaut-elle pas loi ? Légalement, les objets appartiennent à celui qui est propriétaire du terrain dans lequel ils ont été trouvés.

— M. Trinity recevra une somme d'argent substantielle en échange de son terrain et du droit sur les objets, fit Nichols. Et non imposable, de surcroît.

Le directeur de la NUMA le considéra avec scepticisme.

— Le trésor représente peut-être plusieurs centaines de millions de dollars. Le gouvernement est prêt à payer une telle somme ?

— Bien sûr que non.

— Et si Trinity refuse votre offre ?

— Il y a d'autres méthodes pour conclure des affaires, déclara Wismer avec une froide détermination.

— Depuis quand le gouvernement s'est-il reconverti en marchand d'art ?

— Les sculptures et le cercueil d'Alexandre le Grand ne présentent qu'un intérêt historique, fit Wismer. Les manuscrits, en revanche, sont d'une importance vitale.

— Ça dépend aux yeux de qui, répliqua Sandecker avec philosophie.

— Les informations contenues dans les ouvrages scientifiques, et surtout les données géologiques, peuvent avoir une influence considérable sur notre politique future au Moyen-Orient, continua Wismer. Et il y a également l'aspect religieux à considérer.

— L'aspect religieux ? La traduction grecque du texte hébreu original de l'Ancien Testament a été faite à la Bibliothèque. Et c'est cette traduction qui est à la base de tous les livres de la Bible.

— Mais pas du Nouveau Testament, corrigea Wismer. Il y a peut-être dans cette colline du Texas la preuve de faits historiques qui contredisent les fondements du christianisme. Des faits qu'il serait préférable de taire.

Sandecker lui adressa un regard dur, puis il se tourna vers le Président.

— Je devine une conspiration, monsieur le Président. J'aimerais bien savoir la raison exacte de ma présence ici.

— Vous n'avez pas à vous inquiéter, amiral. Seulement, nous pensons tous qu'il s'agit d'une affaire complexe aux conséquences imprévisibles, et qui doit donc être traitée dans un cadre bien défini.

L'amiral comprenait vite. Le piège s'était refermé, et il l'avait senti venir dès le début.

— Ainsi, après que la NUMA... (Il marqua une pause et dévisagea le sénateur Pitt.)... et en particulier votre fils, sénateur, a fait tout le sale boulot, on nous met sur la touche.

— Vous reconnaîtrez, amiral, que ce n'est guère une mission pour une agence gouvernementale qui s'occupe d'études et de projets sous-marins, fit Wismer d'un ton officiel.

Sandecker haussa les épaules.

— C'est nous qui avons mené les recherches jusque-là, et je ne vois aucune raison pour ne pas continuer.

— Je suis désolé, amiral, déclara le Président fermement, mais je suis au regret de vous retirer l'affaire et de la confier au Pentagone.

— Aux militaires ! s'exclama Sandecker avec stupéfaction. Qui a eu cette brillante idée ?

Le chef d'État eut l'air quelque peu embarrassé tandis que son regard s'arrêtait un instant sur Wismer.

— Peu importe, fit-il. Ma décision est prise.

— Il faut que vous compreniez, Jim, intervint le sénateur Pitt. Cette affaire va bien au-delà d'une simple découverte archéologique. Les connaissances enfouies sous cette colline pourraient très bien modifier notre politique au Proche-Orient pour les décennies à venir.

— Ce qui suffit à justifier le fait que l'opération doit être conduite dans le secret le plus absolu, ajouta Wismer. Il faut analyser les documents et les données qu'ils renferment avant d'envisager de rendre cette découverte publique.

— Mais ça pourrait prendre vingt ans ou plus ! protesta Sandecker.

— Ça prendra ce que ça prendra, fit le Président en haussant les épaules.

Le maître d'hôtel apporta les fruits et le verre de lait, mais l'amiral avait perdu tout appétit.

— En d'autres termes, il vous faut d'abord estimer la valeur de cette manne céleste, fit-il avec amertume. Et ensuite négocier politiquement les cartes anciennes indiquant l'emplacement des ressources minières et des champs pétrolifères autour du bassin méditerranéen. Et si Alexandre ne s'est pas transformé en poussière, vous échangerez ses ossements avec le gouvernement grec contre l'autorisation de conserver nos bases navales. Et tout ça sans que le peuple américain soit au courant.

— Nous ne pouvons pas annoncer publiquement cette découverte, expliqua Schiller avec patience. Du moins pas avant d'y être prêts. Vous ne vous rendez pas compte de l'atout dont le gouvernement va disposer au niveau de sa politique étrangère. Il n'est pas concevable d'y renoncer sous prétexte d'intérêt historique.

— Je suis loin d'être naïf, messieurs, dit Sandecker. Mais je dois avouer que je suis un vieux sentimental et un vieux patriote qui croit fermement que les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie appartiennent de droit aux États-Unis et à son peuple.

Il n'attendit pas la réaction des autres. Il but une gorgée de lait, tira un journal de son attaché-case, et le lança négligemment au milieu de la table.

— Vous étiez si occupés à concevoir votre superbe plan que vos collaborateurs ont laissé passer une petite dépêche de l'agence Reuter qui est tombée sur pratiquement tous les téléscripteurs des journaux du monde, reprit-il. Voici un exemplaire d'un quotidien de Saint-Louis que j'ai pris à l'agence de location de voitures. L'article est en page 3. Je l'ai entouré.

Wismer prit le journal, l'ouvrit à la page indiquée et lut à haute voix :

 

DES ROMAINS AU TEXAS ?

 

Selon des sources bien informées de Washington, la quête entreprise en vue de retrouver les anciens trésors de la célèbre bibliothèque d'Alexandrie s'est achevée à quelques centaines de mètres au nord du rio Grande dans la petite ville de Roma, Texas. Les antiquités trouvées ces dernières années par M. Samuel Trinity ont été authentifiées par les archéologues. L'affaire avait débuté par la découverte d'un navire marchand romain, datant du IVe siècle après Jésus-Christ, dans les glaces du Groenland...

 

Wismer s'interrompit, rouge de colère.

— Une fuite ! Nom de Dieu, une fuite !

— Mais... qui... comment ? balbutia Nichols.

— Des sources bien informées, répéta Sandecker. Il ne peut s'agir que de la Maison-Blanche, (il se tourna vers le Président, puis vers Nichols.) C'est sans doute une secrétaire ou un conseiller furieux de ne pas avoir reçu de promotion ou qui a été congédié.

Schiller avait le visage sombre.

— Des milliers de curieux vont se précipiter. Je pense qu'il faudrait faire interdire l'accès des lieux par l'armée.

— Julius a raison, monsieur le Président, fit Nichols. Les chasseurs de trésors vont raser ces collines si on ne les en empêche pas.

Le Président hocha la tête.

— Très bien, Dale. Mettez-moi en communication avec le chef d'état-major, le général Metcalf.

Nichols quitta aussitôt la table pour se rendre dans le bureau où se trouvaient les hommes des Services secrets ainsi que les techniciens des communications de la Maison-Blanche.

— Je conseille vivement de faire le black-out sur toute cette affaire, déclara Wismer. Et de répandre le bruit que cette prétendue découverte n'était qu'un canular.

— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, monsieur le Président, dit alors Schiller. Les médias risqueraient de flairer le coup et ça retomberait sur vous.

— Je suis d'accord avec Julius, déclara Sandecker. Faites interdire l'accès de la zone, mais continuez les fouilles sans rien cacher et sans rien taire. Croyez-moi, monsieur le Président, vous feriez mieux d'exposer aux yeux de tous les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie quand on les aura découverts.

Le chef d'État se tourna vers Wismer.

— Désolé, Harold. C'est peut-être mieux ainsi.

— Espérons-le, dit Wismer en regardant fixement l'article du journal. Je n'ose pas imaginer ce qui se produirait si ce fou de Topiltzin voulait s'emparer de l'affaire.

68

Sam Trinity regarda Pitt relier deux fils électriques à deux coffrets métalliques posés sur le hayon de la Jeep. L'un était équipé d'un petit écran et l'autre d'une fente par laquelle se déroulait une bande de papier.

— Drôle de truc, fit le vieux Texan. Vous appelez ça comment ?

— Un géoradar, un appareil spécialement conçu pour l'exploration du sol.

— Je ne savais pas que les radars pouvaient traverser la terre et le roc.

— Il peut fournir un profil du sol jusqu'à dix mètres de profondeur, et parfois même vingt dans des conditions idéales.

— Ça marche comment ?

— La sonde explore le terrain en émettant des impulsions électromagnétiques. Les signaux sont enregistrés par un récepteur, puis relayés et traités pour être reproduits sur cet enregistreur graphique situé dans la Jeep.

— Vous êtes sûr que vous ne voulez pas que je tire l'appareil avec la Jeep ?

— Je le contrôle mieux en le faisant à la main.

— Qu'est-ce qu'on cherche ?

— Une cavité.

Trinity porta son regard en direction du sommet de la colline Gongora qui se trouvait à environ quatre cents mètres.

— Et pourquoi on cherche sur la mauvaise colline ?

— Je voudrais tester le matériel avant, répondit vaguement Pitt. Et puis, il y a une infime possibilité pour que Venator ait enterré quelques objets ailleurs, (il s'interrompit et fit signe à Lily qui se tenait à quelques mètres en arrière.) On est prêts, cria-t-il.

Elle s'approcha. Elle avait à la main une petite planche sur laquelle était accrochée une feuille de papier millimétré.

— Voilà votre grille de recherches, fit-elle. Les limites sont indiquées par des poteaux. Je vais me mettre derrière la Jeep pour m'occuper des instruments. Tous les vingt mètres, je planterai un petit drapeau pour nous permettre d'aller en ligne droite. Pitt se tourna vers Trinity.

— Prêt, Sam ?

Le Texan se glissa au volant et mit le moteur en marche.

— Prêt.

Pitt effectua les derniers réglages, puis il prit la poignée du chariot sur lequel était installée la sonde.

— Allons-y, fit-il.

Trinity enclencha la première, et la Jeep se mit à rouler au pas pendant que Pitt suivait à quatre ou cinq mètres en poussant l’émetteur-récepteur.

Une légère brume flottait dans l'air, et le soleil formait un disque jaune pâle. Heureusement, il ne faisait pas trop chaud. Ils quadrillèrent ainsi le terrain au milieu des arbres et des broussailles. La matinée s'écoula lentement. Ils se passèrent de déjeuner, ne s'arrêtant qu'à la demande de Lily qui étudiait les résultats et prenait des notes.

— Toujours rien ? fit Pitt après avoir réclamé une pause.

— Il y a quelque chose qui semble intéressant, répondit la jeune femme, penchée sur les graphiques. Mais ce n'est peut-être qu'une fausse alerte. On le saura après avoir fait les deux prochains passages.

Trinity leur offrit de la bière mexicaine qu'il avait mise au frais dans une glacière. C'est au cours de l'un de ces instants de répit que Pitt remarqua un nombre croissant de voitures garées au pied de la colline Gongora. Les gens commençaient à se déployer le long de la pente, munis de détecteurs de métaux.

Sam s'en était également aperçu.

— Mes panneaux « Propriété privée » n'ont pas l'air de servir à grand-chose, marmonna-t-il.

— D'où viennent-ils ? s'étonna Lily. Comment ont-ils fait pour être déjà au courant ?

Trinity étudia la scène par-dessus ses lunettes de soleil.

— Des gens de la région, pour la plupart, constata-t-il. Il a dû y avoir des bavardages. Dès demain, ils vont accourir des quatre coins du pays.

Le téléphone de la Jeep sonna, et le Texan décrocha. Il tendit l'appareil à Pitt.

— C'est pour vous. L'amiral Sandecker.

— Oui, amiral ?

— On a été court-circuités. On nous retire l'affaire, l'informa Sandecker. Les conseillers du Président l'ont convaincu de confier l'opération au Pentagone.

— C'était prévisible, mais j'aurais préféré que ce soient les Parcs nationaux qui s'en occupent. Ils sont mieux équipés pour des fouilles.

— La Maison-Blanche veut retrouver la grotte et s'emparer des manuscrits pour les étudier. Ils craignent des conflits avec certaines nations qui pourraient exiger le partage des trésors découverts.

Pitt abattit son poing sur le capot de la Jeep.

— Nom de Dieu ! Ils ne vont quand même pas débarquer avec des camions et charger tout ça comme des caisses de tomates ! Les rouleaux risquent de tomber en poussière si on ne les manie pas avec précaution !

— Le Président en assume toute la responsabilité.

— La culture passe après la politique, c'est ça ?

— Pas seulement, répondit l'amiral laconiquement. Il y a eu une fuite à la Maison-Blanche. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre.

— Les curieux commencent déjà à affluer.

— Ils n'ont pas perdu de temps.

— Comment le gouvernement s'arrange-t-il du fait que le terrain appartienne à Sam ?

— Disons que Sam va recevoir une offre qu'il ne pourra pas refuser, répondit Sandecker d'une voix où perçait une trace de colère. Le Président et ses amis ont élaboré un plan destiné à retirer des avantages politiques des informations contenues dans les parchemins de la Bibliothèque.

— Mon père est dans le coup ? demanda Pitt.

— Je le crains.

— Qui va se charger précisément de l'opération ?

— Une compagnie du génie de Fort Hood. Ils viennent en camions avec leur équipement. Et une force de sécurité devrait débarquer en hélicoptère d'un moment à l'autre pour interdire le périmètre des fouilles.

Pitt réfléchit un moment, puis il demanda :

— Vous pourriez vous arranger pour qu'on reste dans le secteur ?

— Trouvez-moi une excuse valable.

— Avec Hiram Yaeger, c'est Lily et moi qui en savons le plus sur toute cette affaire. Dites que notre présence en tant que consultants est indispensable au projet. Utilisez les références universitaires de Lily pour appuyer la demande. Et vous pouvez ajouter que nous sommes en train de mener des fouilles pour rechercher des objets en surface. Inventez ce que vous voulez, amiral, mais débrouillez-vous pour que la Maison-Blanche nous autorise à demeurer sur le site.

— Je vais voir ce que je peux faire, répondit Sandecker qui était séduit par cette idée, mais ne savait pas du tout ce que Pitt avait en tête. Le principal obstacle va être Harold Wismer. Si le sénateur met son poids dans la balance, ça devrait néanmoins marcher.

— S'il traîne les pieds, faites-le-moi savoir et je me chargerai de lui.

— Très bien.

Pitt rendit l'appareil à Trinity, puis se tourna vers Lily.

— On nous ôte l'affaire, expliqua-t-il. C'est l'armée qui prend la suite. Ils vont s'empresser de réunir les trésors et de les évacuer discrètement dans des camions bâchés.

La jeune femme en demeura un instant muette de stupéfaction.

— Mais les rouleaux vont être détruits, balbutia-t-elle enfin. Après seize siècles passés dans une grotte souterraine, les parchemins et les papyrus doivent être maniés avec un soin extrême. Ils pourraient se désintégrer au moindre contact ou sous l'effet d'un brusque changement de température.

— Vous m'avez entendu dire la même chose à l'amiral, fit Pitt avec un geste d'impuissance.

Trinity avait l'air consterné.

— Alors, on abandonne ? murmura-t-il.

Pitt regarda les poteaux qui marquaient le périmètre des recherches.

— Pas encore, fit-il lentement. Finissons ce que nous avons commencé. Pour le moment, le spectacle continue.

69

La longue limousine Mercedes s'arrêta devant le quai du Yacht-Club du port d'Alexandrie. Le chauffeur alla ouvrir la portière arrière, et Robert Capesterre descendit. Il était vêtu d'un costume de lin blanc, d'une chemise bleu pastel et d'une cravate assortie. Il ne ressemblait plus du tout à Topiltzin.

On le conduisit vers un canot qui attendait. Il s'installa sur les coussins moelleux et se laissa aller à la promenade qui l'amena vers l'entrée du port où se dressait jadis l'une des Sept Merveilles du monde, le phare d'Alexandrie, dont il ne restait plus que quelques pierres devenues un fort.

L'embarcation se dirigea vers un yacht ancré au large d'une grande plage, à bord duquel Robert Capesterre s'était souvent trouvé. C'était un superbe bateau qui pouvait aisément traverser l'océan et dont la vitesse de croisière était de 30 nœuds.

Le pilote ralentit et passa en marche arrière pour se ranger le long de la passerelle. Le passager fut accueilli sur le pont par un homme en chemisette de soie, en short et en sandales. Ils s'embrassèrent.

— Bienvenue, mon frère, fit Paul Capesterre. Il y a trop longtemps que je ne t'ai vu.

— Tu as l'air en pleine forme, Paul. Akhmad Yazid a bien pris trois ou quatre kilos.

— Cinq.

— Ça fait drôle de te voir sans ton accoutrement, dit Robert.

Son frère haussa les épaules.

— J'en ai assez du personnage de Yazid et de son ridicule turban. Toi non plus, tu ne portes pas ton déguisement aztèque.

— Topiltzin s'est accordé quelques vacances. (Robert fit un geste de la main.) Je constate que tu as emprunté le bateau d'oncle Théodore.

— Il ne s'en sert plus guère maintenant que la famille ne s'occupe plus de drogue. (Paul Capesterre se tourna et conduisit son frère vers la salle à manger.) Viens, j'ai fait servir le déjeuner. Et comme j'ai appris que tu appréciais enfin le champagne, j'ai fait mettre au frais une bouteille de la meilleure cuvée d'oncle Théodore.

Robert accepta la coupe que son frère lui offrait.

— Je croyais que le président Hassan t'avait fait placer en résidence surveillée.

— La seule raison pour laquelle j'ai acheté cette villa, c'est qu'elle possède un passage secret qui débouche dans un garage.

— Qui t'appartient également.

— Bien sûr.

Robert leva sa coupe.

— Au succès du plan conçu par nos chers parents.

— Mais pour l'instant, ta situation au Mexique semble plus enviable que la mienne en Égypte.

— Tu n'es pas responsable du fiasco du Lady Flamborough. La famille entière avait approuvé l'opération. Personne ne pouvait prévoir que les Américains se montreraient malins à ce point.

— Cet imbécile de Suleiman Aziz Ammar ! s'écria Paul avec une fureur contenue. Il a tout fait échouer !

— Des survivants ?

— Selon nos sources, la plupart ont été tués, y compris Ammar et ton commandant Machado. Quelques-uns ont été faits prisonniers, mais ils ignorent tout des commanditaires du détournement.

— Dans ce cas, on peut considérer qu'on a eu de la chance. Machado et Ammar morts, personne ne peut remonter jusqu'à nous.

— Mais le président Hassan n'a pas eu de mal à faire le rapprochement, sinon il ne m'aurait pas assigné à domicile.

— C'est juste, reconnut Robert. Mais Hassan ne peut rien contre toi sans preuves solides. S'il tente quelque chose, tes partisans vont se soulever pour empêcher ton procès. La famille est d'avis que tu gardes quelque temps un profil bas, jusqu'à ce que tu aies consolidé ton assise populaire. Il faut attendre au moins un an pour voir comment les événements vont tourner.

— Pour le moment, ils tournent en faveur d'Hassan, d'Hala Kamil et d'Abou Hamid, fit Paul avec rage.

— Sois patient. Bientôt ton mouvement intégriste va entrer en force au Parlement égyptien.

Paul considéra un instant son frère.

— La découverte des trésors de la bibliothèque d'Alexandrie pourrait très bien accélérer les choses, fit-il.

— Tu as lu les derniers rapports ?

— Oui. Les Américains affirment avoir découvert la cachette au Texas.

— Récupérer les anciennes cartes géologiques pourrait constituer un avantage pour toi. Si elles indiquent l'emplacement de richesses minières et pétrolifères, il ne te restera plus qu'à t'attribuer le mérite du redressement économique de l'Égypte.

— J'y ai pensé, fit Paul. Si j'ai bien compris les intentions de la Maison-Blanche, le président américain va se servir des objets d'art et des manuscrits comme monnaie d'échange. Alors qu'Hassan va marchander et supplier pour qu'on lui cède une partie de l'héritage égyptien, je n'ai qu'à me présenter devant le peuple et hurler à l'insulte contre nos ancêtres révérés. (Il hésita un instant pendant qu'il réfléchissait, puis il reprit, les yeux plissés.) En utilisant les mots qui conviennent, je devrais arriver à transformer la loi islamique et les paroles du Coran en un cri de ralliement qui va ébranler le gouvernement d'Hassan.

Robert éclata de rire.

— Essaye, et surtout garde ton sérieux en t'adressant aux foules. Les chrétiens ont peut-être brûlé la plupart des manuscrits en 391, mais ce sont les musulmans qui ont détruit complètement la Bibliothèque en 646.

On leur servit du saumon fumé d'Écosse et du caviar iranien, et les deux frères mangèrent quelques instants en silence.

— J'espère que tu réalises bien que c'est à toi qu'il incombe de t'emparer des trésors, dit enfin Paul.

Robert le regarda par-dessus sa coupe de champagne.

— C'est à moi ou à Topiltzin que tu t'adresses ?

— A Topiltzin, bien sûr, répondit Paul en riant.

Son frère reposa son verre et leva lentement les bras. Ses yeux devinrent fixes et il se mit à parler d'une voix obsédante :

— Nous nous dresserons par milliers, nous nous dresserons par centaines de milliers. Nous franchirons le fleuve et nous nous emparerons de ce qui nous appartient, de cette terre que les Américains nous ont volée. Beaucoup mourront, mais les dieux, au travers de ce sacrifice, exigent que nous reprenions ce qui appartient de droit au Mexique. (Il laissa retomber ses bras et sourit.) Il faudra juste peaufiner un peu.

— J'ai l'impression que tu as copié mon propre discours, fit Paul en applaudissant.

— Quelle importance, nous sommes de la même famille, non ? (Robert avala une dernière bouchée de saumon, but une gorgée de champagne.) Délicieux. Bon, si j'arrive à m'approprier les trésors, qu'est-ce que j'en fais ?

— Je veux seulement les cartes. Tout ce que tu réussis à détourner d'autre, c'est pour la famille, ou bien tu le vends à de riches collectionneurs par l'intermédiaire de receleurs, d'accord ?

Robert réfléchit un instant, puis il acquiesça.

Le serveur apporta deux verres, une bouteille de cognac et une boîte de cigares.

Paul alluma lentement un havane, puis il lança un regard interrogateur à son frère au travers du nuage de fumée.

— Comment comptes-tu t'emparer des trésors de la Bibliothèque ?

— J'avais prévu de faire franchir massivement la frontière américaine par une foule désarmée dès que je serais parvenu au pouvoir. C'est l'occasion rêvée pour faire un test. (Robert contempla son verre.) Je vais mettre en marche mon organisation, et les pauvres des villes ainsi que les paysans vont être regroupés et transportés en direction de Roma au Texas. Je devrais pouvoir rassembler trois à quatre cent mille personnes de l'autre côté du rio Grande en l'espace de quatre jours.

— Et les Américains ?

— Tous les soldats, gardes nationaux et policiers du Texas seront impuissants face à cette marée humaine. J'ai l'intention de placer les femmes et les enfants devant la première vague qui déferlera sur le pont frontière. Les Américains ont peut-être massacré des villageois au Vietnam, mais ils ne massacreront pas des civils désarmés aux portes de leur pays. Et je ferai également jouer la crainte de graves incidents diplomatiques. Le Président n'osera pas donner l'ordre de tirer. Toute résistance sera balayée par cette foule qui envahira Roma et investira la caverne où se trouvent les trésors de la Bibliothèque.

— Et Topiltzin sera à leur tête ?

— Bien entendu.

— Combien de temps penses-tu être en mesure d'occuper la caverne ?

— Assez longtemps pour permettre aux traducteurs de repérer et de mettre de côté les rouleaux qui traitent de ressources minières.

— Ça pourrait prendre des semaines. Et les Américains auront réuni leurs forces et vous auront refoulés au Mexique après quelques jours.

— Pas si je menace de brûler les manuscrits et de détruire les objets d'art. (Robert se tamponna les lèvres avec une serviette blanche.) Bon, on a dû refaire le plein de mon jet. Je ferais bien de regagner tout de suite le Mexique pour mettre cette opération sur pied.

Une lueur de respect pour son frère brilla dans les yeux de Paul.

— Le dos au mur, le gouvernement américain n'aura pas d'autre choix que de négocier. Ton idée me plaît beaucoup.

— Ce sera certainement la plus grande invasion jamais intervenue sur le territoire des États-Unis depuis celle des Anglais pendant la guerre d'Indépendance. Cette idée-là me plaît encore plus.

70

Le premier jour, ils arrivèrent par milliers, et le deuxième, par dizaines de milliers. Venus du nord du Mexique, enflammés par les discours de Topiltzin, ils avaient emprunté des voitures, des bus surchargés, des camions, ou encore avaient traversé à pied la ville poussiéreuse de Miguel Alemán de l'autre côté du fleuve. Les routes de Monterrey, de Tampico et de Mexico étaient encombrées d'un flot incessant de véhicules.

Le président De Lorenzo essaya de stopper cette marée humaine. Il ordonna aux forces armées mexicaines de barrer les routes, mais autant vouloir arrêter une avalanche. Devant Guadalupe, un groupe de soldats sur le point d'être écrasé par la foule ouvrit le feu et tua cinquante-quatre personnes, dont une majorité de femmes et d'enfants.

De Lorenzo avait fait involontairement le jeu de Topiltzin. C'était la réaction que Robert Capesterre guettait. Des émeutes éclatèrent à Mexico, et le président comprit qu'il devait faire marche arrière ou bien prendre le risque de voir les troubles s'aggraver et s'étendre. Il envoya un message à la Maison-Blanche, dans lequel il exprimait ses regrets sincères de ne pouvoir endiguer le flot, puis il rappela les militaires, dont un grand nombre avaient déserté et rejoint la croisade antiaméricaine.

La foule, que plus rien ne contenait, conflua vers le rio Grande.

La famille Capesterre avait loué les services d'organisateurs professionnels, et les partisans de Topiltzin érigèrent une véritable ville de toile avec cuisines, distributions de nourriture et installations sanitaires. Beaucoup parmi les pauvres regroupés ici n'avaient jamais vécu dans d'aussi bonnes conditions, ni aussi bien mangé. Tout fonctionnait parfaitement, et il n'y avait que les nuages de poussières et les fumées des moteurs Diesel qui échappaient au contrôle des hommes.

Des banderoles fleurirent sur la rive mexicaine du fleuve, qui proclamaient : « Les Américains nous ont volé notre terre », « Nous voulons récupérer la terre de nos ancêtres », « Les trésors appartiennent au Mexique ». Elles étaient écrites en anglais, en espagnol et en nahuatl. Topiltzin parcourait le camp en fanatisant les foules.

Les équipes de télévision américaines pouvaient filmer à loisir les manifestations colorées depuis Roma où elles avaient installé leurs caméras. Les journalistes qui venaient interviewer les paysans ignoraient que ceux-ci avaient été soigneusement sélectionnés et avaient bien répété ce qu'ils devaient dire. Dans la plupart des cas, ces gens en apparence si simples et pauvres étaient en réalité d'excellents acteurs qui répondaient aux questions en mauvais anglais alors qu'ils parlaient couramment cette langue. Leurs appels pathétiques à retrouver leur terre de Californie, d'Arizona, du Nouveau-Mexique ou du Texas firent naître une vague de soutien dans le pays lorsqu'ils passèrent aux journaux télévisés.

Les seuls que tout cela semblait ne pas impressionner le moins du monde, c'étaient les gardes frontières américains. Jusqu'à présent, la menace d'une invasion massive n'avait été qu'un cauchemar, et maintenant que celui-ci était devenu réalité, ils y faisaient face avec courage. Ces hommes avaient rarement eu l'occasion de faire usage de leurs armes. Ils traitaient les immigrants clandestins avec humanité et respect avant de les renvoyer dans leur pays. Ils voyaient d'un mauvais œil les militaires prendre position sur la berge du fleuve, pareils à des fourmis dans leurs tenues de camouflage. Ils ne pressentaient que catastrophes et massacres au bout des armes automatiques et des canons de la vingtaine de tanks braqués sur le Mexique.

Les soldats étaient jeunes et efficaces, mais ils étaient entraînés à combattre un ennemi qui répondait. Face à des civils désarmés, ils étaient perdus.

L'officier qui les commandait, le général de brigade Curtis Chandler, avait fait barricader le pont par des tanks et des blindés, mais Topiltzin avait prévu cette manœuvre. La rive du fleuve disparaissait sous une flotte d'embarcations de toutes sortes, canots, radeaux et même chambres à air de camions. On avait par ailleurs construit des passerelles de cordes que la première vague d'envahisseurs était chargée de mettre en place.

L'officier de renseignement du général Chandler estima que cette première vague serait composée d'environ vingt mille personnes avant que la flottille ne regagne la rive pour amener la suivante. Quant à ceux qui feraient la traversée à la nage, il n'était pas possible d'en évaluer le nombre. L'un de ses agents, une femme, avait réussi à s'introduire dans la caravane où dînaient les conseillers de Topiltzin et avait appris que l'opération serait lancée en fin de soirée, après que le messie aztèque aurait fanatisé ses fidèles. Seulement, elle ignorait quel jour cela devait avoir lieu.

Chandler donna l'ordre de tirer au-dessus de la foule dès qu'elle approcherait.

Et si ce tir de barrage ne l'arrêtait pas... Chandler était un soldat qui accomplissait son devoir sans se poser de questions. Si on le lui ordonnait, il utiliserait les forces placées sous son commandement pour repousser cette invasion pacifique, quel qu'en soit le prix.

 

Pitt, installé sur la terrasse du magasin de Sam Trinity, avait l'œil rivé à un télescope dont le vieux Texan se servait pour observer les étoiles. Le soleil s'était couché derrière les collines et le jour déclinait. Le spectacle sur l'autre rive du rio Grande était sur le point de débuter. Les batteries de projecteurs multicolores s'allumèrent. Certains balayaient le ciel et d'autres étaient fixes, montés au sommet d'une grande tour qui avait été érigée au centre de la ville de toile.

Pitt régla le télescope et le braqua sur une petite silhouette qui portait une longue robe blanche et une coiffe étincelante, et qui se tenait sur une étroite plate-forme en haut de la tour, il estima aux mouvements des bras que le personnage était en train de haranguer la foule.

— Je me demande qui est ce type en costume de clown ?

Sandecker était assis à côté de Lily, et ils examinaient ensemble les résultats des recherches au géoradar. L'amiral leva les yeux.

— Probablement ce soi-disant Topiltzin, fit-il.

— Il sait électriser une foule comme le meilleur des télévangélistes.

— Vous croyez qu'ils vont essayer de traverser ce soir ? demanda Lily.

Pitt s'écarta du télescope et secoua la tête.

— Ils continuent à préparer leur flotte, mais je ne pense pas que ça se produira avant .quarante-huit heures. Topiltzin ne se lancera pas dans cette opération avant d'être sûr de faire la une des journaux.

— Topiltzin est un nom d'emprunt, dit Sandecker. En réalité, il s'appelle Robert Capesterre, et il est à un cheveu de prendre le pouvoir au Mexique. Et si j'en crois ce rassemblement en face, il en a aussi après tout le sud-ouest des États-Unis.

Lily se leva et s'étira.

— Cette attente me rend folle, fit-elle. On a fait tout le travail, et ce sont les militaires qui en recueillent les fruits. Nous interdire d'assister aux fouilles et de pénétrer sur la propriété de Sam, vraiment ils exagèrent. Et toujours rien du sénateur ? On aurait dû avoir des nouvelles.

— Je ne sais pas, répondit l'amiral. Tout ce qu'il m'a dit quand je lui ai expliqué ce que Dirk voulait, c'est qu'il trouverait le moyen d'arranger ça.

— Je voudrais bien savoir où ça en est, soupira la jeune femme.

Trinity apparut sur les marches. Il portait un tablier.

— Quelqu'un désire un peu du célèbre chili de Sam ?

Avant que les autres n'aient eu le temps de répondre, il se tourna en direction de phares qui approchaient dans le crépuscule.

— Ce doit être un nouveau convoi militaire, fit-il, il ne passe plus de voitures ni de camions sur cette route depuis que le général a fait dévier tout le trafic vers le nord.

Ils purent bientôt compter cinq camions conduits par une Jeep. Le véhicule qui fermait la marche tirait une remorque bâchée. Le convoi ne tourna pas vers le camp des hommes du génie sur la colline Gongora, ni ne continua vers Roma comme ils s'y attendaient, il s'engagea dans l'allée qui menait au cirque romain de Sam et s'arrêta entre les pompes à essence et le magasin. Les passagers descendirent de la Jeep et regardèrent autour d'eux.

Pitt reconnut aussitôt trois visages familiers, il y avait deux hommes en uniforme tandis que le troisième portait un sweat-shirt et un jean. Pitt escalada la balustrade, se suspendit par les mains et se laissa tomber au sol juste devant les nouveaux arrivants, il poussa un gémissement en se recevant sur sa jambe blessée. Les trois hommes esquissèrent un mouvement de surprise.

— D'où sors-tu ? demanda Al Giordino avec un grand sourire.

Il paraissait pâle à la lueur des phares et il avait le bras en écharpe, mais il semblait plus râleur que jamais.

— J'allais te poser la même question.

Le colonel Hollis s'avança.

— Je ne pensais pas que nous aurions l'occasion de nous revoir si tôt.

— Moi non plus, ajouta le major Dillinger.

Pitt éprouva un immense soulagement, et il leur serra la main.

— Inutile de vous dire combien je suis heureux de vous revoir. Comment se fait-il que vous soyez là ?

— Votre père a usé de ses pouvoirs de persuasion auprès de l'état-major, expliqua Hollis. J'avais à peine terminé mon rapport sur l'affaire du Lady Flamborough qu'on m'a ordonné de rassembler mes hommes et de me précipiter ici en ne prenant que les petites routes. Tout ça dans le plus grand secret. On m'a dit que le commandant en charge des opérations sur le terrain ne serait pas instruit de notre mission avant que je me présente au rapport devant lui.

— Le général Chandler, fit Pitt.

— Ah, Chandler, l'homme d'acier. J'ai servi sous ses ordres à l'OTAN il y a huit ans. Il s'imagine toujours que les blindés seuls suffisent à gagner la guerre. C'est donc à lui que revient le sale boulot de jouer les Horace et de défendre le pont.

— Et quelle est votre mission ?

— De vous assister, vous et le professeur Sharp, sur le projet que vous avez en cours. L'amiral Sandecker doit rester en contact direct avec le sénateur et le Pentagone. C'est tout ce que je sais.

— Rien au sujet de la Maison-Blanche ?

— Officiellement, non.

Il pivota au moment où Lily et Sandecker, qui avaient emprunté l'escalier, débouchaient par la porte de devant. Pendant que la jeune femme étreignait Giordino et que Dillinger se présentait à l'amiral, Hollis entraîna Pitt à l'écart.

— Qu'est-ce qui se passe ici ? murmura-t-il. Un cirque ?

— Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous êtes près de la vérité, fit Pitt avec un large sourire.

— Et quel est le rôle de mes Forces spéciales là-dedans ?

— Quand la mêlée générale sera déclenchée, répondit Pitt redevenu soudain sérieux, votre boulot sera de faire sauter la boutique.

71

L'engin de terrassement que les Forces spéciales avaient amené de Virginie était énorme. Dressé sur ses larges chenilles, il gravissait la pente de la colline vers l'un des sites signalés par le petit drapeau que Lily avait planté. Après une dizaine de minutes d'explications, Pitt avait mémorisé les différentes fonctions des manettes. Il leva la grosse pelle et l'abattit sur le sol.

En moins d'une heure, il avait creusé une tranchée de six mètres de large et de vingt mètres de long. Il en était là quand une Chevrolet Blazer à quatre roues motrices remplie de soldats en armes arriva à toute allure, soulevant un nuage de poussière sur son passage.

Le véhicule n'était pas encore arrêté qu'un capitaine raide comme un piquet et au regard qui reflétait l'amour de la discipline militaire sautait au sol.

— C'est une zone interdite, aboya-t-il. Je vous ai déjà averti il y a deux jours de ne plus y pénétrer. Prenez votre matériel et disparaissez sur-le-champ.

Pitt descendit tranquillement de son siège et contempla le fond de la tranchée comme si l'officier n'existait pas.

Le capitaine devint rouge de colère et il ordonna sèchement :

— Sergent O'Hara, escortez ces gens hors de cette zone.

Pitt pivota lentement, un sourire aux lèvres.

— Désolé, on reste.

Le capitaine sourit à son tour, mais sans la moindre trace d'humour.

— Vous avez trois minutes pour déguerpir avec cette pelleteuse.

— Vous ne voulez pas voir les documents qui nous autorisent à être ici ?

— À moins qu'ils ne soient signés du général Chandler, vous pouvez en faire des confettis.

— Ils viennent d'un supérieur hiérarchique de votre général.

— Vous avez trois minutes, répéta le capitaine. Ensuite, j'emploierai la force.

Lily, Giordino et l'amiral, qui étaient assis au soleil dans la Jeep Wagoneer de Trinity, s'approchèrent pour assister au spectacle.

Pitt sentait la moutarde lui monter au nez. Il détestait ces pète-sec prétentieux.

— Vous n'avez que douze hommes avec vous, capitaine. Des soldats du génie qui ne sont pas formés au combat. Moi, j'ai quarante hommes derrière moi et chacun d'eux est capable de tuer cinq de vos gars à mains nues en moins de trente secondes. Je ne vous demande pas de partir, je vous l'ordonne.

Aussitôt, comme des fantômes surgis de leurs tombes, Hollis, Dillinger et quarante commandos en tenues de camouflage qui ressemblaient plus à des buissons qu'à des êtres humains se matérialisèrent et encerclèrent le capitaine et ses soldats.

— Colonel Morton Hollis, des Forces d'opérations spéciales, se présenta le colonel.

— Capitaine Cranston, se présenta à son tour l'officier du génie en blêmissant. Je... je dois... je dois faire mon rapport au général Chandler.

— Mais faites donc, répliqua Hollis. Et dites-lui aussi que mes ordres émanent du général Clayton Metcalf de l'état-major des armées. Vous pourrez le vérifier auprès du Pentagone. Ces personnes et mes hommes n'ont pas l'intention de se mêler de vos recherches sur la colline Gongora, ni d'intervenir dans les opérations le long du fleuve. Notre boulot est simplement de trouver et de mettre à l'abri les antiquités romaines qui sont en surface avant qu'elles soient perdues ou volées. C'est bien compris, capitaine ?

— Oui, monsieur, répondit Cranston qui avait perdu toute sa superbe.

— J'en ai découvert un autre, s'écria soudain Pitt qui avait sauté dans la tranchée.

Sandecker accourut, suivi par les hommes des Forces spéciales et ceux du génie. Pitt, à genoux, achevait de dégager un long objet métallique.

Il le tendit à Lily avec d'infinies précautions. La jeune femme l'examina un instant, le visage grave.

— Glaive du IVe siècle, indiscutablement romain, annonça-t-elle. Presque intact. Très peu de traces de rouille.

— Je peux ? demanda Hollis.

Lily le lui remit. Il referma doucement la main autour du pommeau et brandit l'épée.

— Quand je pense que le dernier homme à avoir tenu cette arme était un légionnaire romain, murmura-t-il, (il passa le glaive à Cranston.) Ça vous plairait de vous battre avec ça au lieu d'armes automatiques ?

— Je préfère tous les jours recevoir une balle dans le corps plutôt que d'être découpé en morceaux, répondit le capitaine d'un ton pensif.

 

Dès que les soldats du génie se furent éloignés en direction de leur campement, Pitt se tourna vers Hollis.

— Mes compliments pour votre camouflage. Je n'avais repéré que trois de vos hommes.

— C'était extraordinaire, ajouta Lily. Je savais que vous étiez là, mais je ne vous voyais pas.

Le colonel eut l'air sincèrement embarrassé.

— Nous sommes plus habitués à nous dissimuler dans la jungle ou dans la forêt. C'était un excellent exercice en zone semi-désertique.

— Et un excellent travail, approuva Sandecker en serrant chaleureusement la main d'Hollis.

— Espérons que le général Chandler avalera le rapport de notre ami le capitaine, fit Giordino.

— Il n'écoutera même pas, dit Pitt. Le général a pour tâche urgente d'empêcher un demi-million d'étrangers de franchir la frontière et de s'emparer des trésors de la bibliothèque d'Alexandrie. Il n'a pas de temps à perdre avec nous.

— Et ce glaive romain ? demanda Hollis en le levant en l'air.

— Il va réintégrer le musée de Sam.

Hollis considéra Pitt un instant.

— Vous ne l'avez pas trouvé dans la tranchée ?

— Non.

— Vous faites des trous pour vous amuser ?

Pitt fit comme s'il n'avait pas entendu. Il monta jusqu'au sommet tout proche de la colline et regarda en direction du Mexique. La ville de toile avait doublé de superficie depuis la veille. Demain soir, se dit-il. Topiltzin allait déclencher la tempête demain soir. Il se tourna vers la gauche, vers la colline Gongora.

Les hommes du génie creusaient exactement à l'endroit où Lily avait planté les poteaux quatre jours auparavant. Ils faisaient deux excavations séparées. Un tunnel soutenu par des étais, et une sorte de mine à ciel ouvert sur le flanc de la colline. Les progrès étaient lents, car le général Chandler avait réquisitionné la plupart des soldats pour renforcer la défense de la frontière.

Pitt redescendit.

— Quel est votre meilleur expert en démolition ? demanda-t-il à Hollis.

— Le major Dillinger est le spécialiste en explosifs de toute l'armée américaine.

— Il me faut environ deux cents kilos de gel de nitroglycérine C-6.

Hollis ne dissimula pas son étonnement.

— Deux cents kilos de C-6 ? Alors que dix suffisent à faire sauter un cuirassé ! Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ? Ce mélange peut exploser au moindre choc.

— Et il me faut aussi une batterie de projecteurs, reprit Pitt. On peut les emprunter à un groupe de rock. Des projecteurs, des lumières stroboscopiques et des amplis à crever les tympans, (il se tourna vers Lily.) Je vous laisse le soin de dénicher un menuisier capable de fabriquer un coffre.

— Mais qu'est-ce que vous avez l'intention de faire de tout ça ? demanda la jeune femme, stupéfaite.

— Je vous expliquerai plus tard.

— C'est une véritable histoire de fous !

Elle a raison, se dit Pitt. Et son plan était encore deux fois plus fou que tout ce qu'elle aurait pu imaginer. Mais il préférait n'en rien dire pour l'instant, il estimait que le moment n'était pas encore venu de leur annoncer qu'il allait bientôt entrer en scène.

72

Le taxi Volvo vert s'arrêta devant l'allée qui conduisait à la villa de Yazid près d'Alexandrie. Les soldats égyptiens qui gardaient le portail sur ordre du président Hassan s'approchèrent avec circonspection en constatant que personne ne sortait du véhicule.

Ammar était assis à l'arrière, les yeux et la mâchoire couverts d'épais bandages, il portait une djellaba bleue et un petit turban rouge. Pour tous soins médicaux depuis qu'il s'était échappé de Santa Inez, il avait vu pendant deux heures un chirurgien discret de Buenos Aires avant d'embarquer à bord d'un jet privé et de traverser l'océan pour se poser sur le petit aéroport à l'extérieur de la ville.

Il ne ressentait plus de douleurs dans ses orbites vides grâce aux médicaments qu'il prenait, mais il souffrait toujours le martyre lorsqu'il parlait. Et, bien qu'il éprouvât un étrange sentiment de calme, son esprit était plus aiguisé et impitoyable que jamais.

— On est arrivés, annonça Ibn qui occupait le siège du chauffeur.

Ammar se représenta la villa de Yazid dans tous ses détails.

— Je sais, dit-il simplement.

— Tu n'es pas obligé de faire ça, Suleiman Aziz.

— Je n'ai plus ni craintes ni espoirs, répondit lentement Ammar en luttant contre la douleur. C'est la volonté d'Allah.

Ibn alla ouvrir la portière et aida son ami à descendre. Puis il le pilota vers l'entrée.

— Le portail est à cinq mètres devant toi, fit-il d'une voix étranglée par l'émotion. Adieu, Suleiman Aziz. Tu me manqueras beaucoup.

— Fais ce que tu m'as promis de faire, mon fidèle ami, et nous nous retrouverons dans les jardins d'Allah.

Ibn regagna la Volvo et Ammar demeura immobile jusqu'à ce que le bruit du moteur ait disparu dans le lointain. Alors, il s'approcha du portail.

— Stop, l'aveugle, ordonna l'un des gardes.

— Je suis venu rendre visite à mon neveu Akhmad Yazid, déclara Ammar.

Le soldat fit signe à un de ses compagnons qui disparut à l'intérieur d'une guérite d'où il ressortit avec une liste d'une vingtaine de noms.

— Son oncle, vous avez dit. Votre nom ?

Ammar, pour le dernier acte, s'était plu à jouer le rôle d'un imposteur. Il s'était rappelé au souvenir d'un colonel qui faisait partie de l'état-major d'Abou Hamid, le ministre de la Défense, et s'était procuré la liste de ceux qui étaient autorisés à pénétrer dans la villa de Yazid. Il en avait choisi un qu'il était impossible de contacter dans l'immédiat.

— Mustapha Mahfouz.

— Vous êtes bien sur la liste. Vos papiers.

Le garde étudia la fausse carte d'identité d'Ammar, essayant sans succès de comparer la photo avec le visage qu'il avait devant lui et qui disparaissait sous les bandages.

— Qu'est-ce qui vous est arrivé ?

— La voiture piégée qui a explosé au bazar d'El Mansura. J'ai été atteint par des éclats.

— C'est bien triste, fit le soldat avec un manque de sincérité évident. Il faut vous en prendre à votre neveu. C'est un de ses partisans qui a commis l'attentat. (Il fit signe à l'un de ses subordonnés.) Fais-le passer au détecteur de métal et conduis-le à la villa.

Ammar écarta les bras comme s'il s'attendait à être fouillé.

— Inutile, Mahfouz. Si vous avez une arme sur vous, la machine réagira.

Le détecteur ne décela rien.

La grande porte ! Ammar étouffa un petit rire pendant que le soldat égyptien lui faisait monter les marches. Cette fois, on n'allait pas lui faire emprunter une entrée dérobée. Il regrettait amèrement de ne pas être en mesure de voir l'expression de Yazid lorsqu'il allait se trouver en face de lui.

On le fit pénétrer dans ce qu'il devina être un vaste hall aux échos des bruits de bottes de l'homme qui l'accompagnait. Puis on le fit asseoir sur un banc de pierre.

— Attendez ici.

Ammar entendit le soldat dire quelque chose à quelqu'un avant de retourner à son poste, il patienta un certain temps, puis il entendit des pas. Une voix méprisante lança alors :

— Vous êtes Mustapha Mahfouz ? Ammar identifia aussitôt celui qui venait de lui adresser la parole.

— Oui, répondit-il. Je vous connais ?

— Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je suis Khaled Fawzy, le chef du conseil révolutionnaire d'Akhmad.

— C'est un honneur pour moi de me trouver devant vous.

Crétin arrogant, pensa Ammar. Il ne me reconnaît pas sous mes bandages, ni à ma voix qui n'est plus qu'un grincement.

— Venez, fit Fawzy en le prenant par le bras. Je vais vous conduire à Akhmad. Il pensait que vous étiez toujours en mission à Damas. Je ne crois pas qu'il sache pour vos blessures.

— Résultat d'une tentative d'assassinat, mentit Ammar. Je n'ai quitté l'hôpital que ce matin et je suis venu directement ici par avion pour faire moi-même mon rapport à Akhmad.

— Akhmad Yazid sera content de votre loyauté. Et il sera attristé par vos souffrances. Malheureusement, vous arrivez à un mauvais moment.

— Je ne peux pas le voir ?

— Il est en prière, répondit Fawzy.

Ammar eut envie de rire en dépit des douleurs qui le traversaient. Il prit lentement conscience d'une autre présence dans la pièce.

— Il est vital qu'il me reçoive.

— Vous pouvez parler devant moi, Mustapha Mahfouz. (Fawzy insista sur le nom avec un lourd sarcasme.) Je lui transmettrai fidèlement votre message.

— Dites à Akhmad que c'est au sujet de son allié.

— Son allié ? Quel allié ?

— Topiltzin.

Le mot sembla planer un long moment dans la pièce. Puis il se fit un épais silence qu'une nouvelle voix brisa enfin.

— Tu aurais dû rester sur cette île et y mourir, Suleiman, déclara Akhmad Yazid d'un ton menaçant.

Ammar conserva son sang-froid, il avait tout misé sur cet instant. Il n'allait pas attendre passivement la mort, mais au contraire la devancer et l'accueillir avec joie. Une existence d'invalide, ce n'était pas pour lui. Sa délivrance serait dans la vengeance.

— Je ne voulais pas mourir sans me trouver une dernière fois en ta présence.

— Économise ta salive et enlève ces stupides bandages. Tu baisses, Suleiman. Ton imitation de Mahfouz était indigne d'un homme de ton talent.

Ammar ne répondit pas. Il déroula lentement ses bandages et entendit distinctement Yazid étouffer un cri d'horreur à la vue du hideux visage défiguré qu'il avait devant lui.

— Ma récompense pour t'avoir fidèlement servi, siffla Ammar.

— Comment se fait-il que tu sois encore en vie ? demanda Yazid d'une voix blanche.

— Mon fidèle ami Ibn m'a caché deux jours pendant que les Forces spéciales américaines nous recherchaient, puis il a réussi à construire un radeau avec du bois flotté. Après avoir dérivé dix heures, par la grâce d'Allah nous avons été recueillis à bord d'un bateau de pêche chilien qui nous a déposés à terre près d'un petit aérodrome à Puerto Williams. Nous avons volé un avion et gagné Buenos Aires où j'ai affrété un jet qui nous a ramenés en Égypte.

— Tu n'abandonnes pas facilement, murmura Yazid.

— Tu te rends compte que tu as signé ton arrêt de mort en venant ici, dit Fawzy.

— Je n'en attendais pas moins.

— Suleiman Aziz Ammar, fit Yazid avec une nuance de tristesse. Le plus grand assassin de son époque, craint et respecté par la CIA comme par le KGB, l'instigateur des plus beaux meurtres jamais commis. Et dire que tu vas finir dans les rues en mendiant crasseux et pathétique.

— Qu'est-ce que tu racontes ? s'exclama Fawzy.

— Cet homme est déjà mort, répondit Yazid dont le dégoût se transformait petit à petit en jubilation. Nos experts financiers vont faire en sorte que toutes ses richesses me reviennent, puis on va le jeter à la rue où il sera sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour être sûr qu'il ne quitte pas la zone des taudis. Il passera le reste de ses jours à mendier pour subsister. C'est bien pire qu'une mort rapide.

— Quand je t'aurai dit ce que j'ai à te dire, tu me feras tuer, fit alors Ammar.

— Je t'écoute, dit Yazid avec impatience.

— J'ai dicté un rapport de trente pages sur toute l'affaire du Lady Flamborough. Les noms, les dates, les heures, les conversations que j'ai eues avec toi, tout est mentionné, y compris l'aspect mexicain de l'opération et ce que je pense des liens qui existent entre Topiltzin et toi. En ce moment même, des copies de ce document sont entre les mains des services de renseignements de six pays et des principales agences de presse. Quoi que tu fasses de moi, Akhmad, tu es fini et...

Il s'interrompit sous l'effet d'une douleur fulgurante. Fawzy, ivre de rage, lui avait décoché un coup de poing. Ce n'était pas un coup violent, simplement le geste instinctif d'un homme qui avait perdu son sang-froid, Il avait touché Ammar à la mâchoire.

Un individu en bonne condition physique l'aurait à peine senti, mais Ammar faillit perdre connaissance. Les chairs meurtries autour de ses yeux et de sa bouche éclatèrent, il vacilla. Fawzy continuait à frapper, et le sang ruisselait sur le visage torturé.

— Assez ! cria Yazid à Fawzy. Tu ne vois pas que cet homme cherche à se faire tuer ! Il a peut-être menti en espérant qu'on allait l'abattre sur-le-champ.

Ammar récupéra un peu, et parvint à localiser Yazid au son de sa voix. Il tâtonna jusqu'à être sûr de toucher le bras droit de celui-ci. Alors il l'agrippa et, vif comme l'éclair, il leva sa main libre.

Le couteau en fibre de carbone était collé à sa clavicule droite par du sparadrap. Utilisé par les agents secrets, il était spécialement conçu pour échapper aux détecteurs de métaux.

Ammar arracha la lame triangulaire de dix-huit centimètres de long et la plongea dans la poitrine de Yazid, juste sous la cage thoracique.

Le coup souleva littéralement de terre le faux révolutionnaire musulman. Paul Capesterre ouvrit des yeux agrandis par l'épouvante et lâcha un horrible gargouillis.

— Adieu, vermine, croassa Ammar entre ses lèvres sanguinolentes.

Il dégagea le couteau et frappa à l'endroit où il avait l'impression que Fawzy se tenait. Sa main heurta le visage de celui-ci, et il sentit la lame ouvrir la joue.

Ammar savait que Fawzy était droitier et qu'il portait toujours une arme, un vieux Luger 9 millimètres, dans un holster sous son aisselle gauche. Il se laissa tomber contre lui en cherchant aveuglément à tuer l'intégriste fanatique.

Mais il ne fut pas assez rapide. Fawzy sortit son Luger, enfonça le canon dans le ventre de son assaillant et eut le temps de tirer deux balles avant que le couteau ne l'atteigne en plein cœur. Il lâcha le revolver et se tint la poitrine. Il vacilla un instant, contempla avec stupéfaction le poignard planté dans sa poitrine, puis ses yeux se révulsèrent et il s'effondra à un mètre seulement de l'endroit où gisait Capesterre.

Ammar s'écroula sur les dalles du sol comme au ralenti, et il s'allongea sur le dos. Il ne souffrait plus. Des visions défilaient devant ses yeux morts. Il sentait la vie s'écouler lentement de son corps.

Son destin avait été scellé par un homme qu'il n'avait rencontré que l'espace de quelques minutes. L'image de cet homme lui revint, grand, les yeux verts, le sourire qui jouait sur ses lèvres. Une vague de haine le submergea, puis se retira. Dirk Pitt — le nom était gravé dans son esprit que les ténèbres envahissaient.

Un sentiment d'euphorie le gagna. Sa dernière pensée fut qu’lbn allait se charger de Pitt. Les comptes, alors, seraient réglés.

73

Le Président, installé dans un fauteuil de cuir, regardait quatre téléviseurs qui se trouvaient devant lui. Trois étaient réglés sur les principales chaînes, et le quatrième transmettait des images en provenance directe d'un camion de l'armée à Roma. Il paraissait fatigué, mais son regard était bien éveillé. Ses yeux allaient d'un écran à l'autre et son visage était plissé de concentration.

— Je n'arrive pas à croire que tant de gens puissent tenir dans un aussi petit espace, s'étonna-t-il.

— Ils n'ont presque plus de nourriture, fit Schiller en lisant un rapport de la CIA qui venait d'arriver. L'eau potable commence à manquer et les installations sanitaires sont engorgées.

— C'est ce soir ou jamais, dit Nichols avec un soupir de lassitude.

— Combien sont-ils ? demanda le chef d'État.

— L'étude par ordinateur d'une photo aérienne donne environ 435 000 personnes, répondit le sous-secrétaire aux Affaires politiques.

— Qui vont se précipiter dans un couloir de moins d'un kilomètre de large, déclara sombrement Nichols.

— Maudit soit cet assassin ! s'écria avec rage le locataire de la Maison-Blanche. Il ne se rend pas compte qu'il va y avoir des milliers de morts à cause de la seule bousculade ! À moins qu'il ne s'en moque !

— Dont une majorité de femmes et d'enfants, ajouta son assistant.

— Les Capesterre ne sont pas réputés pour leur âme charitable, lâcha Schiller entre ses dents.

— Il n'est pas encore trop tard pour l'éliminer, intervint alors Martin Brogan, le directeur de la CIA. Tuer Topiltzin aujourd'hui, ce serait comme avoir tué Hitler en 1930.

— Il faudrait toutefois que votre tireur parvienne à l'approcher, dit Nichols.

— Je pensais à un fusil très puissant capable de faire mouche à quatre cents mètres.

— Ce n'est pas la bonne solution, fit Schiller en secouant la tête. Pour être sûr de l'atteindre, il faudrait tirer d'une hauteur située sur notre rive. Les Mexicains sauraient immédiatement d'où vient le coup, et les événements pourraient alors tourner à la véritable catastrophe. Au lieu d'une foule pacifique, les hommes du général Chandler auraient devant eux des émeutiers qui envahiraient Roma et s'empareraient de tout ce qui traînerait, couteaux, fusils, pierres ou bouteilles. On risquerait de se retrouver avec une vraie guerre sur les bras.

— Je suis d'accord, dit Nichols. Le général Chandler n'aurait alors pas d'autre choix que d'ouvrir le feu.

Le Président frappa du poing le bras de son fauteuil.

— On ne peut donc rien faire pour éviter un massacre ?

— De quelque côté qu'on se tourne, c'est l'impasse, fit Nichols.

— On devrait peut-être renoncer et remettre les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie au président De Lorenzo. Au moins faire en sorte qu'ils ne tombent pas entre les mains de Topiltzin.

— Ça ne servirait à rien, expliqua Brogan. Topiltzin ne fait qu'utiliser les objets d'art pour alimenter les troubles. D'après nos sources de renseignements, il prépare une invasion du même genre à la frontière californienne depuis Baja et en Arizona depuis Nogales.

— Mais comment arrêter cette folie ! murmura l'occupant du Bureau ovale.

L'un des quatre téléphones sonna, et Nichols décrocha.

— Le général Chandler, monsieur le Président. Il est sur une fréquence brouillée.

Le chef d'État poussa un profond soupir.

— Regarder en face l'homme à qui je devrai peut-être donner l'ordre de tuer des milliers de gens est la moindre des choses que je puisse faire.

L'image d'un militaire proche de la cinquantaine s'afficha sur l'écran. Il avait un visage émacié et était tête nue. Ses cheveux argentés étaient impeccablement coiffés et des rides de fatigue entouraient ses yeux bleus.

— Bonjour, général, le salua le locataire de la Maison-Blanche. Je suis désolé que vous ne puissiez pas me voir alors que moi je vous vois, mais il n'y a pas de caméra ici.

— Je comprends, monsieur le Président.

— Comment se présente la situation ?

— Il vient juste de se mettre à pleuvoir. C'est une véritable bénédiction pour tous ces pauvres gens qui vont pouvoir reconstituer leurs réserves d'eau.

— Y a-t-il eu des provocations ?

— Les banderoles et les slogans habituels, mais aucune violence.

— D'après ce que vous avez observé, est-ce que certains auraient commencé à se décourager et entrepris de rentrer chez eux ?

— Non, monsieur, répondit Chandler. Ils seraient même plutôt plus excités. Ils s'imaginent que c'est leur messie aztèque qui a fait pleuvoir, et il s'est frappé la poitrine pour les en convaincre.

— Martin Brogan pense qu'ils vont passer à l'action ce soir.

— Mes sources confirment l'impression de M. Brogan. (Le général hésita un instant avant de poser la question qu'il redoutait.) Mes ordres sont toujours les mêmes, monsieur le Président ? Je dois les arrêter à n'importe quel prix ?

— Jusqu'à ce que je vous dise le contraire, oui, général.

— Je dois avouer, monsieur, que vous m'avez placé dans une situation très délicate. Je ne peux pas garantir que mes hommes vont tirer sur des femmes et des enfants si je leur en donne l'ordre.

— Je vous comprends, mais si on ne stoppe pas cette tentative à Roma, des millions de Mexicains parmi les plus pauvres vont considérer cela comme une invitation à envahir les États-Unis.

— Je ne discute pas le bien-fondé de votre position, monsieur le Président. Mais si on ouvre le feu sur un demi-million de personnes désarmées, l'histoire nous accusera de crime contre l'humanité.

Les paroles de Chandler évoquèrent à l'esprit du chef d'État les horreurs nazies et les procès de Nuremberg, mais il affermit sa résolution.

— Cela vous semble peut-être monstrueux, général, mais ne rien faire serait plus monstrueux encore, déclara-t-il solennellement. Mes conseillers en affaires de sécurité prédisent qu'une vague de xénophobie déferlerait sur le pays et qu'il en résulterait la formation de milices armées qui repousseraient par tous les moyens le flot des immigrants clandestins. Aucun Américain d'origine mexicaine ne serait plus en sécurité. Le nombre de morts de chaque côté pourrait atteindre des proportions considérables. Les plus conservateurs des membres du Congrès réclameraient que soit votée en bonne et due forme une déclaration de guerre contre le Mexique. Je préfère ne même pas envisager ce qui se passerait ensuite.

Chacun des hommes présents dans la pièce vit se refléter sur le visage du général les sentiments contradictoires qui l'agitaient. Lorsqu'il reprit enfin la parole, ce fut d'une voix calme.

— Je vous demande respectueusement l'autorisation de rester en contact étroit avec vous jusqu'au déclenchement de l'invasion.

— Très bien, général. Mes conseillers et moi allons nous réunir dans la Salle du Conseil.

— Merci, monsieur le Président.

L'image de Chandler s'évanouit, remplacée par le gros plan d'un chaland que près d'une centaine d'hommes tiraient vers l'eau à l'aide de cordes.

— Et voilà, fit Schiller en secouant la tête. On a fait tout ce qu'on pouvait pour empêcher la bombe d'exploser, mais on a échoué. Il ne nous reste plus qu'à attendre les retombées.

74

Ils se mirent en route une heure après la tombée de la nuit.

Hommes, femmes, enfants, dont certains savaient à peine marcher, tous tenaient des bougies allumées. Les nuages bas qui couvraient le ciel après la pluie brillaient d'une lueur orange à la lumière des flammes vacillantes.

Pareils à une vague gigantesque, ils déferlèrent sur la rive en entonnant un vieux cantique. Le murmure se transforma en une sourde vibration qui fit trembler les vitres des maisons de Roma.

Les paysans affamés et les pauvres des villes, qui avaient abandonné leurs huttes de terre et leurs bidonvilles, se précipitèrent comme un seul homme. Ils étaient galvanisés par les promesses de Topiltzin qui avait fait miroiter à leurs yeux la renaissance de l'Empire aztèque sur les anciens territoires des États-Unis. C'étaient des malheureux, démunis de tout, qui se raccrochaient au moindre espoir de vie meilleure.

Près du fleuve, ils avançaient pas à pas dans l'attente des embarcations qui devaient les transporter de l'autre côté. Ils descendaient les routes rendues boueuses par les lourdes averses. Les petits enfants poussaient des cris de terreur comme leurs mères les déposaient dans des canots qui oscillaient sous le poids des passagers.

Des centaines de personnes se retrouvèrent dans l'eau sous la poussée de la foule. Des hurlements jaillirent de petites bouches d'enfants en train de se noyer et qu'il fut impossible de secourir, car la plupart des hommes se trouvaient à l'arrière.

Lentement, dans une confusion totale, la flottille hétéroclite quitta la berge.

Les projecteurs de l'armée américaine, ainsi que ceux des équipes de télévision, éclairaient cette scène surréaliste. Les soldats assistaient, impuissants, à la tragédie qui se jouait sous leurs yeux, et voyaient ce mur humain s'avancer inexorablement vers eux.

Le général Chandler se tenait sur le toit du poste de police de Roma, en haut de la falaise. Il était livide, et avait le regard désespéré. La situation était plus effroyable que dans les pires de ses cauchemars.

Il parla dans un petit micro accroché au col de sa veste.

— Vous voyez, monsieur le Président. C'est de la pure folie.

 

Le Président contemplait fixement un immense écran dans la Salle du Conseil.

— Oui, général. Les images me parviennent clairement.

Il était assis au bout d'une longue table, encadré par ses plus proches conseillers, des membres du gouvernement et deux des quatre chefs d'état-major. Tous avaient les yeux rivés sur l'incroyable spectacle retransmis en stéréophonie et en couleurs.

Les embarcations les plus rapides avaient déjà touché la rive américaine, et les passagers descendaient en hâte. Ce n'est que lorsque la première vague eut traversé et que la flottille eut fait demi-tour pour aller chercher un nouveau chargement que la foule se regroupa et commença à avancer sous les encouragements que lançaient à l'aide de porte-voix les quelques hommes qui se trouvaient là.

Agrippant d'une main leurs bougies et de l'autre leurs enfants, psalmodiant des chants aztèques, les femmes arrivèrent au pied de la falaise, pareilles à une armée de fourmis qui se sépare devant une grosse pierre qui lui barre le chemin.

Le regard terrifié des enfants et l'expression déterminée de leurs mères face aux armes braquées sur elles n'échappaient pas aux caméras. Topiltzin leur avait affirmé qu'elles seraient protégées par ses pouvoirs divins, et elles le croyaient de toute leur âme.

— Mon Dieu ! s'exclama Douglas Oates. Il n'y a que des femmes et des petits enfants !

Personne ne releva la remarque du secrétaire d'État. Tous les hommes présents dans la Salle du Conseil regardaient avec une angoisse grandissante cette multitude de femmes et d'enfants qui s'engageaient sur le pont et se dirigeaient vers les blindés qui interdisaient le passage.

— Général, pouvez-vous tirer une salve d'avertissement au-dessus de leurs têtes ? demanda le Président.

— Oui, monsieur, répondit Chandler. J'ai ordonné à mes hommes de charger leurs armes à blanc. Le risque de toucher des innocents serait trop grand avec des balles réelles.

— Une décision judicieuse, approuva le général Metcalf. Curtis sait ce qu'il fait.

 

Le général Chandler se tourna vers l'un de ses aides de camp.

— Donnez l'ordre de tirer une salve à blanc. L'aide de camp, un major, lança aussitôt dans son émetteur radio :

— Salve à blanc, feu !

Un tonnerre assourdissant accompagné d'un rideau de flammes creva la nuit. La déflagration provoqua comme une bourrasque qui souffla les bougies brandies par la foule. Les coups de canon des tanks et le crépitement des armes automatiques se répercutèrent dans la vallée.

Dix secondes passèrent. Dix secondes avant que ne retentisse l'ordre de cesser le feu. Les derniers échos moururent au milieu des basses collines qui entouraient Roma.

Un silence irréel s'abattit sur la foule.

Puis les cris des femmes jaillirent, auxquels se joignirent ceux des enfants. Beaucoup, frappées de terreur, s'effondrèrent au sol. Un hurlement s'éleva de l'autre côté du fleuve où les hommes, empêchés de traverser avec leurs femmes et leurs enfants, s'imaginèrent que les personnes qui étaient tombées étaient soit mortes soit blessées.

Il y eut un mouvement de panique, et, l'espace de quelques minutes, on put croire que l'invasion prévue était stoppée net.

Des projecteurs s'allumèrent côté mexicain et éclairèrent une silhouette dressée sur une petite plate-forme posée sur les épaules d'hommes en tuniques blanches.

Topiltzin, les bras écartés, la voix amplifiée par des haut-parleurs, ordonna aux femmes de se relever et de reprendre leur marche. Petit à petit, la peur reflua alors que femmes et enfants commençaient à se rendre compte qu'il n'y avait ni morts ni blessés parmi eux. Des rires hystériques éclatèrent, suivis d'acclamations qui ne cessèrent de grossir comme la foule s'imaginait que c'étaient les pouvoirs de Topiltzin qui l'avaient miraculeusement protégée des balles.

— Il a retourné la situation en sa faveur, fit sombrement Julius Schiller.

Le Président se contenta de secouer la tête avec tristesse.

— Chandler va devoir agir, déclara Nichols.

— Oui, fit lentement le général Metcalf. Tout repose sur lui à présent.

Le moment de prendre cette terrible décision était venu. Il n'était plus question d'hésiter. Le Président, à l'abri dans les sous-sols de la Maison-Blanche, demeurait étrangement silencieux. Il s'était débarrassé de la bombe à retardement qui se trouvait maintenant entre les mains des militaires. C'était Chandler qui allait servir de bouc émissaire.

Quant à lui, il était pris entre l'enclume et le marteau. Il ne pouvait pas laisser une foule d'étrangers pénétrer ainsi sur le territoire des États-Unis, mais il ne pouvait pas non plus risquer la chute de toute son administration en ordonnant personnellement à Chandler de massacrer des femmes et des enfants.

Jamais un président ne s'était senti aussi impuissant.

 

Les femmes et les enfants n'étaient plus qu'à quelques mètres des troupes massées près de la rive du fleuve. La tête de la colonne engagée sur le pont international arrivait devant les canons des tanks.

Le général Curtis Chandler, qui avait une longue et brillante carrière derrière lui, se tenait au sommet de la falaise, et il contemplait ces centaines de milliers d'immigrants clandestins qui se préparaient à envahir son pays. Il se demandait ce qu'il avait bien pu faire au ciel pour se trouver ici en ce moment.

Son aide de camp était au bord de la panique.

— Monsieur, l'ordre d'ouvrir le feu ?

Chandler avait le regard rivé sur les petits enfants qui s'accrochaient à leurs mères et dont les grands yeux noirs brillaient à la flamme des bougies.

— Général, quels sont les ordres ? supplia l'aide de camp.

Chandler murmura quelques mots qui furent couverts par les chants de la foule.

— Excusez-moi, général, vous avez dit : « Ouvrez le feu » ?

Chandler se tourna vers lui.

— Laissez-les passer.

— Pardon ?

— Ce sont mes ordres, major. Je me refuse à faire massacrer des femmes et des enfants. Et pour l'amour de Dieu, ne dites même pas « Ordre de ne pas ouvrir le feu » de peur que quelque imbécile ne comprenne de travers !

Le major acquiesça d'un signe de tête et s'empressa de déclarer dans son micro :

— À tous les officiers, voici les ordres du général Chandler : ne faites aucun geste hostile et laissez passer les immigrants entre nos lignes. Je répète : écartez-vous et laissez-les passer.

Avec un immense soulagement, les soldats américains abaissèrent leurs armes et se mêlèrent à la foule des femmes et des enfants.

— Pardonnez-moi, monsieur le Président, fit alors Chandler en se plaçant face à la caméra. Je regrette d'avoir mis fin à ma carrière militaire en refusant d'appliquer un ordre de mon commandant en chef, mais compte tenu des circonstances, j'ai estimé de mon devoir...

— Ne vous inquiétez pas, répondit le Président. Vous avez fait un travail magnifique. (Il se tourna vers le général Metcalf.) Peu m'importe où il est sur la liste des avancements, mais faites en sorte que Curtis reçoive une étoile supplémentaire.

— Je serai ravi de la lui remettre moi-même, monsieur.

— Bien joué, monsieur le Président, dit Schiller qui venait de comprendre que le silence du chef d'État avait été un coup de bluff. Vous saviez à qui vous aviez affaire.

Une lueur amusée dansait dans les yeux du Président.

— Curtis Chandler et moi avons servi ensemble en Corée. Il aurait sans hésitation tiré sur des émeutiers armés, mais sur des femmes et des enfants, jamais.

Le général Metcalf était pâle.

— Vous avez pris un risque terrible.

— Je sais. Et maintenant je vais devoir me justifier auprès de mes concitoyens pour avoir laissé une foule d'immigrants pénétrer illégalement sur le territoire des États-Unis.

— Oui, mais votre attitude de modération constituera un atout lors de négociations futures avec le président De Lorenzo et les autres dirigeants des pays d'Amérique centrale, le consola Oates.

— Et pendant ce temps-là, ajouta Mercier, nos soldats et nos policiers vont tranquillement rassembler les partisans de Topiltzin et les reconduire de l'autre côté de la frontière avant que des groupes incontrôlés ne s'en mêlent.

— Je veux que l'opération soit conduite le plus humainement possible, exigea le chef d'État.

— Nous n'avons rien oublié, monsieur le Président ? fit Metcalf.

— Je vous demande pardon, général ?

— La bibliothèque d'Alexandrie. Plus rien ne s'oppose à ce que Topiltzin s'en empare.

Le Président se tourna vers le sénateur Pitt qui était assis à côté de lui et s'était jusque-là tenu silencieux.

— Eh bien, George, l'armée a jeté l'éponge et il ne reste plus que vous. Si vous nous parliez un peu de ce plan de rechange ?

Le sénateur baissa les yeux pour que les autres n'y lisent pas les doutes qui le tenaillaient.

— C'est la tentative de la dernière chance, une sorte de supercherie inventée par mon fils Dirk. Je ne vois pas comment décrire cela autrement. Toujours est-il que, si tout marche bien, Robert Capesterre, alias Topiltzin, ne mettra pas la main sur le savoir des Anciens. Et dans le cas contraire, comme certains l'ont déjà fait remarquer, les Capesterre régneront sur le Mexique et le trésor sera perdu à jamais.

75

Grâce à Dieu, cette tentative ne se termina pas dans un bain de sang. Les seules victimes furent les malheureux enfants qui s'étaient noyés lors de la première traversée.

La foule, que plus rien ne retenait, dépassa les cordons de soldats et se déversa dans les rues de Roma en direction de la colline Gongora. Les chants s'étaient tus, remplacés par des slogans en langue aztèque que presque personne parmi les Américains et les observateurs mexicains ne comprenait.

Topiltzin marchait à la tête de la colonne qui montait triomphalement la colline. Le faux dieu aztèque avait soigneusement étudié son affaire. Le trésor des Égyptiens lui procurerait l'influence et les moyens financiers nécessaires à renverser le Parti institutionnel révolutionnaire du président De Lorenzo sans être contraint d'en passer par des élections libres. Dans quelques instants, le Mexique tout entier allait tomber entre les mains de la famille Capesterre.

La nouvelle de la mort de son frère en Égypte ne lui était pas encore parvenue. Ses plus proches partisans et conseillers avaient quitté le camion des communications dès le déclenchement de l'invasion, et personne n'était là pour recevoir le message urgent. Ils marchaient à côté de la plate-forme sur laquelle se tenait Topiltzin, et attendaient avec impatience de voir les trésors.

Topiltzin était en robe blanche, et une cape en peau de jaguar était jetée sur ses épaules. Il avait à la main une bannière représentant l'aigle et le serpent. Une forêt de projecteurs portatifs était braquée sur lui et l'entourait d'un halo multicolore. L'éclat l'éblouissait, et il fit signe de diriger une partie des lumières vers la pente de la colline.

À l'exception du matériel abandonné là, le chantier semblait désert. Il n'y avait apparemment nulle âme humaine près du cratère ou du tunnel. Topiltzin fronça les sourcils. Il leva les bras pour demander à la foule de faire halte. L'ordre fut relayé par haut-parleur et la masse finit par s'immobiliser. Tous les yeux se tournèrent vers le faux messie.

Soudain, une plainte s'éleva du sommet de la colline et s'amplifia jusqu'à ce que chacun fût obligé de se couvrir les oreilles.

Puis une batterie de lumières stroboscopiques s'alluma et balaya la mer de visages tandis que se jouait un véritable spectacle de son et lumière. Le gémissement aigu augmenta encore d'intensité et les lampes brillèrent de tous leurs feux. La foule, fascinée, contemplait cette scène incroyable. Et, brusquement, tout s'éteignit et le bruit cessa.

L'espace d'une minute, la plainte continua de résonner aux oreilles de tous et l'éclat des lampes à danser devant les yeux. Alors, un projecteur invisible éclaira une silhouette solitaire qui se dressait en haut de la colline. L'effet était extraordinaire. L'homme était un légionnaire romain en tenue de combat, et la lumière se réfléchissait sur les parties métalliques. Il était vêtu d'une tunique bordeaux sous une cuirasse de fer polie. Son casque et les cnémides qui protégeaient ses tibias étincelaient. Un glaive pendait à son côté, tenu en bandoulière par une lanière de cuir. Dans une main, il serrait un bouclier ovale, et dans l'autre un pilum planté devant lui.

Topiltzin regardait, médusé. Un jeu, une plaisanterie, un canular ? Qu'est-ce que les Américains préparaient ? Ses milliers de partisans, silencieux, contemplèrent le soldat romain comme s'il s'agissait d'une apparition puis, lentement, ils se tournèrent vers leur messie.

Un simple coup de bluff, conclut finalement celui-ci. Les Américains avaient abattu leur dernière carte, pathétique effort pour empêcher la cohorte de ses fidèles d'approcher du trésor.

— Ça pourrait être une ruse pour essayer de vous capturer et de vous garder en otage, murmura l'un de ses conseillers.

Une lueur de mépris brilla dans les yeux de Topiltzin.

— Une ruse, oui. Mais pour me capturer, non. Les Américains savent très bien que cette foule, se déchaînerait s'il m'arrivait quelque chose. Leur but est clair. Si ce n'est cet envoyé dont j'ai réexpédié la peau à Washington, j'ai toujours refusé de m'entretenir avec les gens de leur département d'État. Cette mise en scène grotesque n'est qu'une tentative maladroite pour m'amener à négocier. Je suis curieux de savoir ce qu'ils peuvent avoir à me proposer.

Sans ajouter un mot, et sourd aux avertissements de ses conseillers, il ordonna qu'on abaisse la plate-forme, puis il sauta à terre. Suivi par les projecteurs, seul et arrogant, il gravit la colline. Ses pieds disparaissaient sous la robe et il paraissait glisser plutôt que marcher.

Il avança à pas mesurés, caressant le Colt Python 357 glissé dans un holster sous sa robe pour s'assurer que le cran de sûreté était ôté. Il avait également la main sur une grenade fumigène au cas où il aurait besoin d'un rideau de fumée destiné à faciliter sa fuite.

Il s'approcha suffisamment pour constater que le Romain en costume de légionnaire n'était qu'un mannequin qui affichait un sourire figé et dont les yeux peints fixaient le néant. Le visage de plâtre s'écaillait.

Un mélange de curiosité et de prudence se lisait sur les traits de Topiltzin.

Un homme en bottes, jean et col roulé blanc sortit alors de derrière un buisson et vint se placer à la lumière des projecteurs. Il avait des yeux verts aussi froids qu'un iceberg, il s'arrêta à côté du mannequin.

Topiltzin, qui se sentait en position de force, attaqua sans perdre de temps :

— Qu'est-ce que vous comptiez gagner avec toute cette mise en scène ?

— Votre attention.

— Bravo, vous avez réussi. Et maintenant, si vous vouliez bien me transmettre le message de votre gouvernement.

L'inconnu le dévisagea un long moment.

— Personne ne vous a jamais dit que votre déguisement était tout à fait ridicule et que vous aviez l'air d'un clown ?

Topiltzin tressaillit sous l'insulte.

— Qu'espère votre président en envoyant quelqu'un jouer les imbéciles ?

— Il sait qu'il faut être deux pour y jouer.

— Vous avez une minute pour dire ce que vous avez à dire... (Topiltzin s'interrompit et fit un ample geste de la main.)- avant que je n'ordonne à mes fidèles de reprendre leur marche.

L'Américain se tourna vers la colline et le territoire plongé dans le noir qui s'étendait au-delà.

— Pour aller où ?

Topiltzin ignora la remarque.

— Vous pourriez peut-être commencer par décliner votre identité, vos titres et vos fonctions.

— Je m'appelle Dirk Pitt. Monsieur Dirk Pitt, et vous pouvez aller au diable.

Les yeux de Topiltzin lancèrent des éclairs.

— Des hommes sont morts dans d'horribles souffrances pour avoir ainsi manqué de respect à celui qui parle aux dieux.

Pitt afficha le sourire moqueur du démon menacé par un télévangéliste.

— Si nous devons négocier, autant mettre bas les masques. Vous avez trompé les pauvres du Mexique par des mises en scène de bazar et des promesses que vous êtes incapable de tenir. Vous êtes un imposteur. Des pieds à la tête. Alors, inutile de prendre vos grands airs avec moi. Je ne suis pas de ceux qui vous lèchent les bottes, et les criminels comme Robert Capesterre ne m'impressionnent pas le moins du monde.

Le faux Topiltzin ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis la referma. Il recula d'un pas, muet de stupéfaction. Il n'arrivait pas à croire ce qu'il venait d'entendre.

Il regarda fixement Pitt pendant plusieurs secondes, puis finit par souffler d'une voix étranglée :

— Qu'est-ce vous savez exactement ?

— J'en sais bien assez. Tout Washington ne parle que de la famille Capesterre et de ses sinistres exploits dans le domaine du crime. Les bouchons de champagne ont sauté à la Maison-Blanche quand on a appris la nouvelle au sujet de votre ordure de frère, celui qui se prend pour un prophète musulman. Justice immanente, il a été tué par le terroriste qu'il avait engagé pour s'emparer du Lady Flamborough et assassiner les passagers.

— Mon frère... mort ? Je ne vous crois pas.

— Vous n'étiez pas au courant ?

— Je lui ai parlé il y a moins de vingt-quatre heures. Paul... Akhmad Yazid n'est pas mort. Qu'est-ce que votre gouvernement espère tirer de ces mensonges ?

Pitt lui lança un regard glacial.

— Puisque vous abordez le sujet, ce que nous voulons, c'est sauver les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie, et nous aurons du mal à y parvenir si vous lâchez vos excités dans la caverne où ils ont été déposés. Ils s'empareront de tout ce qui a de la valeur à leurs yeux et détruiront le reste, y compris les précieux parchemins et les rouleaux de papyrus.

— Ils n'entreront pas, déclara Capesterre avec fermeté.

— Vous croyez pouvoir les en empêcher ?

— Mes partisans feront ce que je leur ordonnerai de faire.

— Les manuscrits et les objets d'art devront être répertoriés et étudiés par des archéologues et des historiens qualifiés. Si vous désirez obtenir des concessions quelconques de Washington, il faut que vous nous donniez la garantie que la Bibliothèque sera considérée comme un véritable projet scientifique.

Capesterre étudia un moment Pitt. Il se dressa de toute sa taille, mais il mesurait dix bons centimètres de moins que l'Américain. Il se tint ainsi, pareil à un cobra sur le point de frapper. Et lorsqu'il parla, ce fut d'une voix basse et menaçante, presque dépourvue d'intonation :

— Je n'ai pas de garanties à donner, monsieur Pitt. Vos soldats n'ont pas réussi à repousser la foule de l'autre côté de la frontière. C'est moi qui suis maître de la situation. Les trésors de la Bibliothèque sont à moi. Tout le sud-ouest des États-Unis... (Des lueurs de folie dansaient dans ses yeux.)... est à moi. Mon frère Paul va régner sur l'Égypte. Un jour notre frère cadet régnera sur le Brésil. C'est pour ça que je suis ici. Et c'est pour ça que vous êtes ici, ultime défenseur d'une superpuissance à l'agonie, et que vous vous livrez à une dernière et pitoyable tentative de négociation. Et si vous essayez de vous opposer à ce que nous nous emparions des trésors au nom du Mexique, je donne l'ordre de tout brûler et de tout détruire.

— Je dois reconnaître, Capesterre, que vous voyez grand, fit Pitt avec une moue de dégoût. Dommage que votre carrière doive s'achever ici.

Une lueur d'irritation apparut dans le regard du faux Topiltzin.

— Adieu, monsieur Pitt. Vous avez épuisé ma patience. Ce sera avec un immense plaisir que je vous offrirai en sacrifice aux dieux et que j'enverrai votre peau à la Maison-Blanche.

— Pardonnez-moi de ne pas avoir de tatouages pour rendre le cadeau plus attrayant.

Capesterre commençait à être énervé par la décontraction et l'humour grinçant de son interlocuteur. Personne ne lui avait jamais parlé sur ce ton. Il se tourna vers ses milliers de fidèles.

— Vous ne désirez pas faire l'inventaire de vos richesses avant de les remettre à vos partisans ? demanda Pitt. Pensez à la réprobation internationale que vous vaudra le fait d'avoir laissé piétiner et réduire en miettes le cercueil en or d'Alexandre le Grand.

Capesterre hésita. Il sortit le revolver de son étui et le dissimula sous son ample manche. Puis, dans l'autre main, il prit la grenade fumigène.

— Au moindre geste suspect de votre part ou de quelqu'un à l'intérieur du tunnel, je vous abats d'une balle dans le dos.

— Mais je ne vous veux aucun mal, dit Pitt avec une feinte innocence.

— Où sont les hommes qui travaillaient sur le chantier?

— Tous ceux en état de tenir une arme ont été envoyés en renfort au bord du fleuve.

Ce mensonge parut satisfaire Capesterre.

— Otez votre pull et baissez votre pantalon.

— Devant tous ces gens ? demanda Pitt avec un sourire.

— Je veux vérifier que vous n'êtes pas armé ni équipé d'un micro.

Pitt s'exécuta. Il n'avait rien sur lui, ni dans ses bottes.

— Satisfait ?

Topiltzin hocha la tête, il pointa le canon de son Colt vers l'ouverture de la galerie.

— Après vous.

— Je peux emporter le mannequin ? Les armes qu'il tient sont d'origine.

— Vous les laisserez à l'entrée.

Puis Capesterre pivota et fit signe à ses conseillers que tout était en ordre.

Pitt se rhabilla, prit les armes du mannequin et pénétra dans le tunnel. Celui-ci faisait moins de deux mètres de haut, et Pitt devait se baisser pour passer sous les poutres de soutien, il déposa le glaive et le javelot, mais conserva le bouclier qu'il plaça au-dessus de sa tête, comme pour se protéger de chutes de pierres éventuelles.

Sachant que le bouclier ne serait pas plus efficace qu'une feuille de carton contre des balles tirées par un 357 Magnum, Topiltzin ne protesta pas.

La galerie descendait à pic sur une dizaine de mètres, puis partait à l'horizontale. Elle était éclairée par une rangée de lampes suspendues aux étais. Le sol était égal et la progression facile. Les seuls désagréments étaient le manque d'aération et la poussière que leurs pas soulevaient.

 

— Vous recevez le son et l'image, monsieur le Président ? demanda le général Chandler.

— Oui, général, répondit le locataire de la Maison-Blanche. Leur conversation me parvient très clairement, mais ils sont sortis du champ de la caméra en pénétrant dans la galerie.

— On les retrouvera dans la salle du tombeau où nous avons dissimulé une autre caméra.

— Mais, où est le micro ? s'étonna Martin Brogan.

— Dans le joint de devant du bouclier, ainsi que l'émetteur.

— Pitt est armé ?

— Nous ne le pensons pas.

Les hommes présents dans la Salle du Conseil se turent et se tournèrent vers un deuxième écran sur lequel était affichée l'image de la salle souterraine dégagée sous la colline Gongora. La caméra était braquée sur un cercueil en or dressé au centre. Nichols, cependant, n'avait pas quitté des yeux le premier écran.

— Qui c'était ? s'écria-t-il soudain. Brogan fronça les sourcils.

— De quoi parlez-vous ?

L'assistant du Président désigna le moniteur sur lequel on voyait juste l'entrée de la galerie par laquelle Pitt et Capesterre avaient disparu.

— Une ombre est passée devant la caméra et s'est engouffrée dans le tunnel.

— Je n'ai rien remarqué, fit le général Metcalf.

— Moi non plus, reconnut le chef d'État. (Il se pencha vers le micro installé devant lui sur la table.) Général Chandler ?

— Oui, monsieur le Président ?

— Dale Nichols affirme qu'il a aperçu une silhouette pénétrer dans le tunnel à la suite de Pitt et Topiltzin.

— L'un de mes aides de camp a eu la même impression.

— Ça me rassure, fit Nichols. Je n'ai pas encore de visions !

— Vous avez une idée de qui il pourrait s'agir ?

— Non, mais en tout cas ce n'est pas un de nos hommes, répondit Chandler avec inquiétude.

76

— Je constate que vous boitez, fit Capesterre.

— Un petit souvenir de votre frère et de ses tentatives pour assassiner le président Hassan et Hala Kamil.

Capesterre lui adressa un regard intrigué, mais ne poursuivit pas sur le sujet. Il avait l'esprit en alerte, prêt à réagir au moindre signe de danger.

Un peu plus loin, le tunnel s'élargissait pour devenir une galerie circulaire. Pitt ralentit le pas et finit par s'arrêter devant un cercueil posé sur quatre pieds sculptés qui ressemblaient à des dragons chinois. Le tombeau étincelait sous les lampes, et des armes romaines étaient adossées contre une paroi.

— Alexandre le Grand, déclara Pitt. Les objets d'art et les manuscrits sont entreposés dans une salle adjacente.

Capesterre s'avança avec hésitation. Il tendit la main et effleura le cercueil en or. Aussitôt, il pivota, le visage tordu de rage.

— Un faux grossier ! s'écria-t-il. Ce cercueil ne date pas de deux mille ans ! La peinture n'est même pas sèche !

— Les Grecs étaient très...

— Fermez-la ! (Capesterre remonta sa manche, dévoilant le revolver.) Plus de paroles inutiles, monsieur Pitt. Où est le trésor ?

— Donnez-moi encore une chance, le supplia Pitt. Nous ne sommes pas dans la salle principale.

Il s'écarta du tombeau en simulant la peur, et s'immobilisa, le dos contre la paroi où se trouvaient les glaives et les javelots. Il jeta à la dérobée un coup d'œil sur le cercueil, comme s'il s'attendait à voir son occupant se dresser.

Capesterre surprit son regard et un sourire entendu se dessina sur ses lèvres. Il braqua son Colt et pressa quatre fois la détente. Un vacarme assourdissant fit trembler les murs de pierre.

Capesterre s'approcha et prit le coin du couvercle.

— Un piège, monsieur Pitt ? ricana-t-il. Un peu simpliste de votre part.

— Il n'y avait pas d'autre cachette possible, répondit l'Américain d'un ton de regret.

Ses yeux verts n'exprimaient pas la moindre crainte et sa voix ne tremblait pas.

Capesterre souleva brusquement le couvercle et se pencha. Il devint livide et frémit d'horreur. Il laissa brutalement retomber le couvercle et poussa un long gémissement.

Pitt se tourna légèrement, pour que le bouclier masque le mouvement de son bras droit. Il s'éloigna de la paroi pour se placer à la gauche du faux Topiltzin, et consulta sa montre avec inquiétude. Le temps était presque écoulé.

Capesterre revint en titubant vers le cercueil, souleva de nouveau le couvercle et se contraignit à regarder.

— Paul... c'est bien Paul, balbutia-t-il.

— À ce qu'on m'a dit, le président Hassan ne tenait pas à ce que les partisans d'Akhmad Yazid puissent l'enterrer en martyr, fit Pitt. C'est pourquoi il l'a fait expédier ici par avion pour que vous reposiez côte à côte.

Une expression de profond chagrin était apparue sur le visage de Capesterre. Une lueur dangereuse dansait dans son regard, et il demanda d'une voix sourde :

— Quel rôle avez-vous joué dans toute cette affaire ?

— C'est moi qui ai dirigé l'équipe qui a retrouvé le site des trésors de la Bibliothèque. Ça n'a d'ailleurs pas été facile. Les terroristes engagés par votre frère ont essayé de nous tuer mes amis et moi, mais ils n'ont réussi qu'à bousiller ma voiture de collection. Ce qui a été une grave erreur de leur part. Puis votre frère et vous avez pris mon père en otage sur le Lady Flamborough. Vous savez très bien de quel bateau je veux parler. Deuxième erreur. J'ai décidé de ne pas me mettre en colère, mais simplement de rendre coup pour coup. Vous allez mourir, Capesterre. D'ici une minute, vous serez aussi mort que votre frère. C'est un bien faible prix à payer en échange de tous ces hommes auxquels vous avez arraché le cœur et de tous ces enfants qui se sont noyés pour que vous puissiez assouvir votre soif de pouvoir.

Capesterre tressaillit.

— Mais avant, je vous tuerai ! s'écria-t-il avec sauvagerie en se retournant d'un bloc et en s'accroupissant.

Pitt avait prévu sa réaction. Le glaive dont il s'était emparé était déjà levé au-dessus de sa tête. Il l'abattit.

Capesterre brandit désespérément son Colt. Il allait avoir Pitt dans sa ligne de mire quand sa main, le doigt sur la détente, parut se détacher de son bras et s'envoler vers le plafond. Elle tourbillonna, et alla s'écraser sur le sol calcaire, sans lâcher le revolver.

Capesterre ouvrit la bouche et son hurlement se répercuta contre les parois de la galerie. Il tomba à genoux et contempla stupidement son membre amputé, incapable d'en croire ses yeux. Le sang coulait à flots, et il paraissait ne pas s'en soucier.

Il resta ainsi, vacillant, tandis que la douleur pénétrait jusqu'à son cerveau. Il leva lentement les yeux sur Pitt.

— Pourquoi ? murmura-t-il d'une voix blanche. Pourquoi pas une balle ?

— En souvenir d'un homme du nom de Guy Rivas.

— Vous le connaissiez ?

— Non, répondit Pitt. Mais des amis à lui m'ont raconté ce que vous lui avez fait. Et que sa famille s'était tenue devant sa tombe sans savoir que c'était seulement sa peau qu'on enterrait.

— Des amis à lui ? fit Capesterre sans comprendre.

— Mon père et un homme qui se trouve à la Maison-Blanche, fit froidement Pitt. (Il consulta de nouveau sa montre et reporta son regard sur Capesterre sans manifester la moindre pitié.) Désolé, mais je ne peux pas rester. Je suis très pressé.

Il se dirigea à grands pas vers la sortie de la galerie.

Il n'avait parcouru que quelques mètres quand il fit brusquement halte. Un homme plutôt petit, au visage basané, vêtu d'un treillis élimé, se tenait devant l'entrée de la salle, un fusil à canon scié à la main.

— Inutile de vous dépêcher, monsieur Pitt, fit-il avec un fort accent. Votre chemin s'arrête là.

77

Ils avaient bien vu une ombre se faufiler dans le tunnel, mais la brusque apparition de l'inconnu armé n'en fit pas moins sursauter les hommes réunis dans la Salle du Conseil. Ils assistèrent impuissants au drame qui se jouait sous la colline Gongora.

— Général Chandler, qu'est-ce qui se passe ? lança le Président. Qui est cet homme ?

— Nous le suivons également sur notre écran, monsieur le Président. On suppose que c'est un des hommes de Topiltzin. Il s'est sans doute infiltré par le nord, là où notre cordon est le plus lâche.

— Il est en uniforme, fit Brogan. Il ne peut pas s'agir d'un homme à nous ?

— Non, à moins qu'ils ne portent des treillis de l'armée israélienne.

— Envoyez une unité au secours de Pitt, ordonna le général Metcalf.

— Si je fais ça, la foule va s'imaginer que c'est pour abattre ou capturer Topiltzin, et elle va se déchaîner.

— Il a raison, fit Schiller. Tous ces gens sont très excités.

— L'inconnu s'est glissé dans la galerie sous leur nez, insista Metcalf. Pourquoi deux ou trois hommes ne pourraient-ils pas faire de même ?

— C'était possible il y a dix minutes, mais plus maintenant, expliqua Chandler. Les partisans de Topiltzin ont installé de nouveaux projecteurs et le flanc de la colline est éclairé comme en plein jour.

— Les fouilles ont été pratiquées au sud, ajouta le sénateur Pitt. Il n'y a pas d'accès de l'autre côté.

— On a quand même eu de la chance, reprit Chandler. Les échos de la fusillade avaient l'air de coups de tonnerre et il était difficile de savoir d'où ils venaient.

Le Président se tourna vers le sénateur Pitt avec gravité.

— George, si la foule se met en marche, il faudra stopper l'opération avant que votre fils n'ait eu le temps de s'échapper.

Le sénateur se passa la main devant les yeux, hocha lentement la tête, puis regarda le moniteur.

— Dirk réussira, affirma-t-il avec une confiance tranquille.

Nichols bondit soudain sur ses pieds et désigna l'écran.

— La foule ! s'écria-t-il d'une voix étranglée. Elle avance !

 

Pendant qu'à 2 500 kilomètres de là on s'interrogeait sur ses chances de survie, Pitt ne quittait pas des yeux la gueule noire du canon braqué sur lui. Il ne doutait pas que l'homme qui le tenait en joue avait de nombreux meurtres à son actif. Il arborait une expression de léger ennui. Encore un, pensa Pitt. Et si d'ici quelques secondes il ne finissait pas déchiqueté par les chevrotines, il allait être écrasé par des tonnes de terre. Aucune de ces deux éventualités ne le séduisait particulièrement.

— Et si vous me disiez qui vous êtes ? fit-il.

— Je suis Ibn Telmuk, l'ami et le serviteur de Suleiman Aziz Ammar.

Eh ! oui, se dit Pitt. Le souvenir du terroriste qui se trouvait sur la route devant le moulin à minerai lui revint à l'esprit.

— Décidément, vous ne renoncez pas facilement à la vengeance !

— Sa dernière volonté est que je vous tue.

Pitt abaissa lentement son bras droit de sorte que la pointe du glaive vint effleurer le sol. Il joua le rôle de l'homme courageux qui accepte la défaite. Ses muscles se détendirent, ses épaules s'affaissèrent et ses genoux fléchirent.

— Vous étiez sur Santa Inez ? demanda-t-il.

— Oui. Suleiman Aziz et moi avons réussi à nous échapper et nous sommes rentrés ensemble en Égypte.

Pitt fronça les sourcils, il n'aurait jamais cru qu'Ammar aurait survécu à ses blessures. Mon Dieu, de précieuses secondes passaient. Ibn aurait dû l'abattre sur-le-champ, mais il savait que l'Arabe s'amusait avec lui. Le coup allait partir en plein milieu d'une phrase.

Inutile d'essayer de gagner du temps. Pitt dévisagea son adversaire, étudia la distance qui le séparait de lui et se demanda de quel côté il allait bondir. Négligemment, il amena le bouclier devant lui.

Près du tombeau, Capesterre avait enveloppé son moignon sanguinolent dans un bout de sa robe, et il gémissait de douleur. Il brandit l'étoffe rouge de sang devant Ibn et cria :

— Tuez-le ! Regardez ce qu'il m'a fait ! Tuez ce chien !

— Qui êtes-vous ? demanda Ibn sans quitter l'Américain du regard.

— Je suis Topiltzin.

— Son vrai nom est Robert Capesterre, fit Pitt. Ce n'est qu'un imposteur.

Capesterre rampa jusqu'aux pieds de l'Arabe.

— Ne l'écoutez pas, supplia-t-il. C'est un vulgaire criminel.

Pour la première fois, Ibn sourit.

— Ce n'est pas tout à fait exact. J'ai étudié le dossier de M. Pitt. Il n'est en rien vulgaire.

Mes chances augmentent, songea l'intéressé. L'attention d’lbn était détournée par Topiltzin. Il s'écarta de quelques centimètres, tout doucement, pour mettre Capesterre entre l'Arabe et lui.

— Où est Ammar ? demanda-t-il brusquement.

— Mort, répondit Ibn. (Le sourire s'évanouit, remplacé par une crispation de colère.) Il est mort après avoir tué ce chien d'Akhmad Yazid.

Le regard de Capesterre se porta aussitôt vers le cadavre de son frère qui gisait dans le cercueil.

— C'était donc l'homme que mon frère avait engagé pour s'emparer du paquebot, fit le faux Topiltzin d'une voix rauque.

Pitt résista à l'envie de lancer une phrase du genre : « Je vous l'avais bien dit », et fit encore quelques centimètres sur le côté.

Une lueur d'incompréhension brillait dans le regard d'Ibn.

— Akhmad Yazid était votre frère ?

— Ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau, intervint Pitt. Vous reconnaîtriez Yazid en le voyant ?

— Bien sûr. Ses traits sont aussi célèbres que ceux de l'ayatollah Khomeiny ou de Yasser Arafat.

Pitt, s'appuyant sur les maigres avantages que la situation lui procurait, élabora à la hâte un plan désespéré. Tout allait dépendre de sa capacité à deviner les réactions de l'Arabe à la vue du corps de Yazid.

— Alors, regardez dans le cercueil, fit-il.

— Surtout, n'esquissez pas le moindre geste, monsieur Pitt, l'avertit le tueur.

Il se dirigea lentement vers le tombeau sans quitter l'Américain des yeux, et s'immobilisa lorsque sa hanche heurta le faux sarcophage.

Pitt n'avait pas bougé d'un millimètre.

Tout reposait sur un simple mouvement. Pitt comptait sur le besoin classique de vérifier ce qu'on venait de voir. Il pariait sur le fait que le premier regard qu'Ibn allait jeter à l'intérieur du cercueil provoquerait une réaction d'incrédulité qui l'amènerait à regarder une seconde fois, et cette fois plus longuement. Et c'est bien ce que fit l'Arabe.

 

Dans le camion qui servait de poste de commandement aux Forces d'opérations spéciales et qui était garé à cinq cents mètres du chantier des fouilles, le colonel Hollis, l'amiral Sandecker, Lily et Giordino avaient les yeux rivés sur l'écran d'un moniteur et suivaient le drame qui se déroulait sous la colline Gongora.

Lily était immobile, livide, tandis que Sandecker et Giordino tournaient comme deux lions en cage.

Hollis, lui, arpentait le camion en jouant nerveusement avec l'émetteur haute fréquence et le téléphone qu'il tenait à la main.

Il était en train de crier à un aide de camp du général Chandler :

— Pas question que je fasse tout exploser ! En tout cas, pas avant que la foule ait franchi le périmètre de sécurité !

— Ils sont trop près, maintenant, répliqua l'aide de camp, un colonel.

— Dans trente secondes ! s'écria Hollis. Pas avant.

— Le général Chandler vous demande de faire sauter la colline immédiatement ! fit le colonel en haussant le ton. C'est un ordre du Président en personne !

— Vous n'êtes qu'une voix au téléphone, colonel, fit Hollis en essayant de gagner encore un peu de temps. Je veux que le Président me donne cet ordre lui-même.

— C'est la cour martiale qui vous attend, colonel.

— Ce ne sera pas la première fois.

 Sandecker secoua la tête avec abattement.

— Dirk n'y arrivera jamais. C'est trop tard.

— On ne peut donc rien faire ? supplia Lily. Parlez-lui. Il vous entendra dans le haut-parleur relié à la caméra.

— On risquerait de le déconcentrer, répondit Hollis. Une seconde d'inattention, et cet Arabe le tue.

— J'y vais ! s'écria soudain Giordino.

Il ouvrit la porte du camion à la volée, sauta à terre et sprinta vers la Jeep de Sam Trinity. Et avant que les hommes des Forces spéciales n'aient eu le temps de s'interposer, la Jeep fonçait en cahotant vers la colline Gongora.

 

Pitt se déplia comme un serpent à sonnettes et frappa Ibn du bouclier, puis il brandit le glaive. Il mit toute sa puissance dans le coup et entendit la lame heurter le métal avant de pénétrer dans quelque chose de mou. Une explosion retentit, à hauteur de son visage sembla-t-il. Il vacilla sous l'impact de la décharge qui ricocha contre le bouclier. La feuille de plastique spécial que le major Dillinger avait rivetée au bois laminé avait résisté. Pitt leva de nouveau son épée et en abattit le tranchant avec une incroyable violence.

Ibn avait d'excellents réflexes, mais le choc qu'il avait éprouvé à la vue de Yazid lui coûta de précieuses fractions de seconde. Il surprit le mouvement de Pitt du coin de l'œil et eut le temps de tirer presque au jugé avant que la lame ne frappe la culasse du fusil à canon scié et ne lui tranche le pouce et les quatre doigts à la hauteur des jointures.

L'Arabe poussa un atroce gémissement. Son arme tomba à terre à côté du Colt Python que serrait toujours la main coupée de Capesterre. Il récupéra cependant assez vite pour éviter la nouvelle attaque de Pitt, et il bondit sur celui-ci.

L'Américain s'était attendu à cette réaction, mais alors qu'il plongeait sur le côté, sa jambe droite céda sous lui. Il comprit alors que quelques chevrotines avaient sans doute pénétré dans cette jambe qui avait déjà été blessée sur l'île Santa Inez. Aussitôt, Ibn sauta sur lui comme une panthère. Une lueur satanique brillait dans ses yeux noirs et un rictus retroussait ses lèvres. D'un coup de pied, il envoya au loin le glaive de Pitt dont le bras était coincé sous le bouclier, puis il referma sa main valide autour de la gorge de son ennemi.

— Tuez-le ! hurlait Robert Capesterre comme un fou. Tuez-le !

Pitt réussit à se soulever et à balancer son poing dans la pomme d'Adam de l'Arabe. Avec le larynx écrasé, la plupart des hommes seraient morts étouffés, ou se seraient au moins évanouis, mais pas Ibn. Il se contenta d'agripper sa gorge et de se reculer en faisant un bruit horrible.

Les deux combattants se redressèrent en titubant. Pitt sautillait sur une seule jambe et Ibn cherchait désespérément à reprendre sa respiration tandis que sa main mutilée pendait le long de son corps. Les deux hommes s'observaient comme des boxeurs sur un ring.

L'attaque se produisit d'un côté inattendu. Capesterre, qui avait retrouvé sa lucidité, se jeta sur le Colt et de sa main valide parvint à le dégager des doigts morts repliés autour de la crosse. La main coupée retomba au sol.

Aussitôt, d'un même mouvement, Ibn et Pitt se tournèrent à la recherche des armes les plus proches.

L'Américain n'avait aucune chance. Le fusil de même que le glaive romain étaient tout près de l'Arabe. Perdu pour perdu, il balança sa jambe blessée et atteignit Capesterre à la poitrine. Une douleur fulgurante le traversa, mais il parvint à expédier le bouclier comme un frisbee, lequel frappa Ibn au plexus et lui coupa le souffle.

Un cri de bête à l'agonie s'échappa des lèvres de Capesterre. Il lâcha le Coït, que Pitt rattrapa au vol. Sa main se referma autour de la crosse ensanglantée et son doigt s'enroula autour de la détente. Ibn, plié en deux, était en train de lever maladroitement son arme du bras gauche quand Pitt tira.

L'homme de la NUMA assura sa prise en prévision du recul. L'Arabe fit quelques pas en arrière, heurta le mur de la salle, et tomba comme une masse. Sa tête cogna le sol avec un bruit sourd.

Pitt, les dents serrées, inspirait goulûment lorsqu'il entendit une voix qui criait dans le haut-parleur de la caméra de télévision :

— Foutez le camp d'ici ! Pour l'amour du ciel, ne perdez plus un instant !

Pitt, l'espace de quelques secondes, fut désorienté. Il avait été à ce point pris par ce combat sans merci qu'il avait oublié quel était le passage qui permettait le plus facilement de retrouver l'air libre. Il jeta un dernier regard sur Robert Capesterre.

Le visage de celui-ci était pâle à cause du sang qu'il avait perdu, mais il ne manifestait aucun signe de peur. Il n'y avait que de la haine dans les yeux de Topiltzin.

— Bon voyage en enfer, fit Pitt.

En guise de réponse, Capesterre lança la grenade fumigène qu'il était parvenu à dégoupiller. Un épais nuage orange envahit aussitôt la salle souterraine.

 

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda le Président en voyant s'élever cet étrange rideau orange.

— Capesterre devait avoir une bombe fumigène, répondit Chandler.

— Pourquoi les charges n'ont-elles pas explosé ?

— Un instant, monsieur le Président. (Le général jeta un coup d'œil hors champ et s'adressa à un aide de camp d'un ton furieux. Puis il se tourna de nouveau vers l'objectif.) Le colonel Mollis des Forces d'opérations spéciales insiste pour que vous lui en donniez l'ordre personnellement, monsieur.

— C'est lui qui doit opérer la mise à feu ? demanda Metcalf.

— Oui, mon général.

— Vous pouvez le brancher sur notre réseau de communications ?

— Tout de suite.

Trois ou quatre secondes s'écoulèrent, et le visage d'Hollis apparut sur l'un des écrans de la Salle du Conseil.

— Je sais que vous ne pouvez pas me voir, colonel, fit le locataire de la Maison-Blanche. Mais vous reconnaissez ma voix.

— Oui, monsieur, répondit Hollis entre ses dents.

— En tant que commandant en chef des armées, je vous ordonne de faire sauter cette colline, et à l'instant même !

— La foule commence déjà à monter la pente, fit Nichols d'une voix qui frisait la panique.

Dans un silence tendu, ils se tournèrent vers le moniteur où apparaissait l'image de la colline. La marée humaine se dirigeait lentement vers le sommet en scandant le nom de Topiltzin.

— Plus vous attendrez, plus il y aura de morts, fit Metcalf d'un ton pressant. Pour l'amour du ciel, allez-y !

 

Hollis avait le pouce sur le bouton. Il se pencha sur son émetteur :

— Feu!

Mais il n'appuya pas. Il utilisait le vieux truc du simple soldat : ne jamais refuser un ordre au risque d'être poursuivi pour insubordination, mais répondre par l'affirmative tout en ne faisant rien. Difficile de vous traîner ensuite devant une cour martiale.

Il était bien déterminé à gagner le maximum de temps pour laisser une chance à Pitt.

 

Retenant sa respiration comme s'il se trouvait sous l’eau, les yeux fermés pour se protéger de la fumée, Pitt tendit toute sa volonté vers un seul but : échapper à cette salle et à ses horreurs. Il réussit à atteindre un passage, mais sans savoir s'il donnait sur la galerie ou sur le cratère, il longea la paroi en tâtonnant et s'éloigna en boitillant.

Il éprouvait un désir furieux de vivre et ne voulait pas croire qu'il pourrait mourir maintenant, surtout après tous ces dangers auxquels il venait d'échapper. Il finit par ouvrir les yeux. Ils le piquaient terriblement, mais il voyait. L'épaisse fumée n'était plus qu'une brume orangée.

Le passage commença à monter. La température s'éleva légèrement, et Pitt sentit un souffle d'air frais sur son visage. Et il déboucha dans la nuit en titubant. Il y avait des étoiles, à peine visibles dans l'éclat des projecteurs qui illuminaient la colline.

Mais Pitt n'était pas tiré d'affaire. Il y avait encore un obstacle à franchir. Il constata en effet qu'il se trouvait au fond de l'excavation dont le bord était à quatre ou cinq mètres au-dessus de lui. À la fois si proche et si lointain.

Il essaya d'escalader la pente et sa jambe blessée, à présent inutilisable, traînait lamentablement derrière lui. Il se hissait tant bien que mal à l'aide de ses mains et d'un seul pied.

Hollis gardait le silence. Il n'y avait plus rien à dire. Pitt savait que l'explosion qu'il avait si soigneusement programmée allait l'emporter avec elle. La fatigue s'abattit sur lui en vagues serrées, mais il continua obstinément à grimper.

Une silhouette sombre apparut au bord de l'excavation, qui tendit une large main, agrippa le pull de Pitt et tira celui-ci hors du trou.

Avec une aisance déconcertante, Giordino déposa Pitt à l'arrière de la Jeep, sauta derrière le volant et démarra, le pied au plancher.

Ils avaient à peine parcouru cinquante mètres qu'Hollis appuyait sur le bouton. Le signal à très haute fréquence fit exploser avec un grondement monstrueux les deux cents kilos de gel de nitroglycérine C-6 enfouis au cœur de la colline.

L'espace d'un instant, on eut l'impression qu'une véritable éruption volcanique jaillissait des entrailles de la planète. Le sol trembla et la masse des partisans de Topiltzin fut précipitée à terre, les yeux agrandis d'horreur et le souffle coupé par la déflagration.

Le sommet entier de la colline fut propulsé à près de dix mètres dans les airs, parut s'immobiliser une fraction de seconde, puis retomba en soulevant un maelström de poussière.

78

5 novembre 1991,

Roma, Texas.

 

Cinq jours plus tard, quelques minutes après minuit, l'hélicoptère présidentiel se posait sur un petit aérodrome non loin de Roma. L'occupant du Bureau ovale était accompagné du sénateur Pitt et de Julius Schiller. Dès que les pales du rotor se furent immobilisées, l'amiral Sandecker s'avança pour les accueillir.

— Je suis ravi de vous voir, amiral, fit le chef d'État. Mes félicitations pour le splendide travail que vous avez accompli. Je dois avouer que je ne croyais pas la NUMA capable d'y parvenir.

— Merci, monsieur le Président, répondit Sandecker avec son petit air suffisant habituel. Nous vous sommes tous reconnaissants d'avoir donné le feu vert à notre plan qui paraissait pourtant tellement insensé.

Le locataire de la Maison-Blanche se tourna vers le sénateur Pitt.

— C'est le sénateur qu'il faut remercier. Il a su se montrer très persuasif.

Sandecker et Schiller échangèrent quelques paroles, puis le petit groupe monta dans la benne d'un énorme dumper à l'aide d'une petite échelle et disparut par une portière dissimulée.

Deux agents des Services secrets en vêtements d'ouvriers s'installèrent dans la cabine à côté du chauffeur, et quatre autres s'entassèrent dans une vieille camionnette Dodge garée derrière l'engin de terrassement.

De l'extérieur, le camion semblait sale et mal entretenu, mais l'intérieur avait été aménagé en une vaste salle où l'on trouvait un bar et six larges fauteuils. Pour parfaire l'illusion, on avait déversé sur les planches qui couvraient la benne deux ou trois centimètres de gravier.

La portière refermée, les quatre hommes s'installèrent dans les sièges confortables rivés au plancher et bouclèrent leurs ceintures.

— Désolé pour ce moyen de transport un peu insolite, mais on ne pouvait pas se permettre d'avoir une armée d'hélicoptères en train de tournoyer au-dessus du site, expliqua le directeur de la NUMA.

— C'est bien la première fois que je voyage dans un camion-benne, fit le Président avec bonne humeur. La suspension n'est pas tout à fait aussi douce que celle de ma Lincoln officielle. (Puis il redevint sérieux.) Le secret a été bien gardé ?

— Oui, acquiesça Sandecker. En tout cas, de notre côté tout paraît en ordre.

— Cette fois, il n'y aura pas de fuite depuis la Maison-Blanche, fit Schiller en réponse à l'insinuation de l'amiral.

Le Président resta quelques instants silencieux, puis il déclara :

— Nous avons eu de la chance de nous en tirer sans trop de dégâts. Les partisans de Topiltzin auraient pu devenir ivres de vengeance en voyant qu'il était mort.

— Après avoir surmonté le choc, ils ont erré autour de la colline en contemplant le cratère de l'explosion comme s'il s'agissait d'un phénomène surnaturel, expliqua Sandecker. Les actes de violence ont été réduits au minimum en raison de la présence des femmes et des enfants, et aussi parce que les plus proches conseillers de Topiltzin se sont empressés de déguerpir pour regagner le Mexique. Sans leaders, épuisée et affamée, la foule a commencé à refluer de l'autre côté de la frontière.

— D'après les services de l'immigration, quelques milliers ont cherché à s'infiltrer plus au nord, ajouta Schiller. Mais un tiers d'entre eux a déjà été ramené vers le rio Grande.

— Du moins aurons-nous évité le pire, fit le Président avec un soupir. Si le Congrès vote notre plan d'aide à l'Amérique latine, nous pourrons contribuer au redressement économique de nos voisins, même si cela doit prendre du temps.

— Et la famille Capesterre ? demanda Sandecker.

— Le département de la Justice va saisir tous les biens qu'ils possèdent dans ce pays. (Une lueur d'acier brilla dans le regard du chef d'État.) Tout à fait entre nous, messieurs, le colonel Hollis des Forces d'opérations spéciales a l'intention, à titre d'exercice, de débarquer sur une petite île des Caraïbes dont nous sommes censés ignorer le nom. Et si par hasard quelques membres de la famille Capesterre avaient le malheur de se trouver à proximité, eh bien, disons que ce serait tant pis pour eux.

Le sénateur Pitt eut un sourire sarcastique.

— Maintenant que Yazid et Topiltzin ont été éliminés, nos relations internationales vont être un peu plus calmes pendant un certain temps.

— Nous n'avons fait que donner deux coups d'épée dans l'eau, le détrompa Schiller. La situation est loin d'être réglée pour autant.

— Allons, Julius, ne soyez pas si pessimiste, fit le locataire de la Maison-Blanche qui avait retrouvé sa bonne humeur. L'Égypte est stable pour le moment. Et comme le président Hassan démissionne pour raisons de santé et remet ses fonctions au ministre de la Défense Abou Hamid, les intégristes musulmans vont être obligés de mettre un frein à leurs exigences en vue d'instaurer un gouvernement islamique.

— Et le fait qu'Hala Kamil ait consenti à épouser Hamid contribuera également à apaiser les choses, conclut le sénateur.

Le camion s'arrêta et la conversation s'interrompit. On ouvrit la portière dérobée et on mit l'échelle en place.

— Après vous, monsieur le Président, fit Sandecker.

Ils descendirent et regardèrent autour d'eux. Tout le secteur était entouré d'une barrière et faiblement éclairé par de rares lampadaires. Près du portail, il y avait une grande pancarte : ENTREPRISE SAM TRINITY — SABLE ET GRAVIER. On apercevait deux pelleteuses, un excavateur et quelques camions, sinon le chantier paraissait désert.

Les gardes et l'équipement de surveillance électronique se trouvaient sous terre, et étaient invisibles pour quiconque se promenait autour du dépôt.

— Je pourrais rencontrer M. Trinity ? demanda le Président.

— Je crains bien que non, répondit l'amiral. Un brave homme, Sam. Et un bon citoyen. Après avoir de lui-même cédé au gouvernement tous les droits sur les objets d'art, il est parti pour un tour du monde qui doit l'amener sur les cent meilleurs parcours de golf.

— Nous l'avons dédommagé, j'espère.

— Dix millions de dollars, nets d'impôts, répondit Sandecker. Et nous avons presque dû le forcer à accepter. (Il se tourna et désigna un profond cratère qui se trouvait quelques centaines de mètres plus loin.) Voici ce qui reste de la colline Gongora. Et en plus, on fait des bénéfices avec notre entreprise de gravier !

Le Président contempla le grand trou et son visage s'assombrit.

— Vous avez retrouvé Topiltzin et Yazid ? demanda-t-il.

— Oui, il y a deux jours, répondit l'amiral. Nous avons mis leurs cadavres dans le concasseur. Leurs ossements doivent se trouver mélangés quelque part au revêtement d'une route.

Le chef d'État sembla satisfait.

— Où est la galerie ? demanda Schiller.

— Là, fit Sandecker en montrant une vieille caravane qui servait de bureau et sur laquelle était marqué : CHEF DE CHANTIER.

Les quatre agents des Services secrets qui avaient pris place dans la camionnette étaient déjà descendus et surveillaient les environs tandis que les deux autres pénétraient dans la caravane pour s'assurer que tout était en ordre.

Le Président et les trois hommes entrèrent à leur tour. Sandecker leur demanda de se mettre au milieu du plancher et de se tenir à une rambarde, puis il fit signe à une caméra située dans un coin du plafond. Une partie du plancher commença alors à s'enfoncer dans le sol.

— Bravo pour la discrétion, fit Schiller avec admiration.

— En effet, murmura le locataire de la Maison-Blanche. Je comprends pourquoi rien n'a filtré du projet.

L'ascenseur s'immobilisa à trente mètres sous terre, ils débouchèrent dans une large galerie éclairée par des tubes fluorescents. Des sculptures étaient alignées le long des parois.

Une femme s'avança pour accueillir les visiteurs.

— Monsieur le Président, je vous présente le professeur Lily Sharp, chargée de répertorier les antiquités, fit l'amiral.

— Professeur Sharp, nous vous sommes immensément reconnaissants.

Lily rougit.

— Je n'ai été qu'un simple rouage, répondit-elle avec modestie.

Après avoir été présentée à Schiller, la jeune femme entreprit de leur montrer les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie.

— Nous avons étudié et classé quatre cent vingt-sept sculptures différentes qui représentent les plus belles œuvres d'art de l'âge de bronze depuis 3 000 avant Jésus-Christ jusqu'au style flamboyant de l'ère byzantine du début du IVe siècle. Si ce n'est quelques taches dues à des infiltrations d'eau au travers de la pierre à chaux, qu'on pourra d'ailleurs faire disparaître à l'aide de produits chimiques, les statues de marbre et de bronze sont dans un état de conservation exceptionnel.

Le Président parcourait la galerie en silence, s'arrêtant au passage pour admirer les superbes antiquités, dont certaines avaient près de cinq mille ans. Il était muet de stupéfaction. Chaque époque, chaque dynastie, chaque empire était représenté par les plus belles œuvres que les artistes d'alors avaient réalisées.

— Quand je pense que je vois et que je touche la collection du musée d'Alexandrie, murmura-t-il avec respect. Après l'explosion, je n'aurais jamais pu imaginer que tout n'avait pas été irrémédiablement détruit.

— La secousse a bien soulevé un peu de poussière et quelques pierres sont bien tombées du plafond, mais il n'y a pas eu d'autres dommages, expliqua Lily. Les sculptures sont exactement telles que Junius Venator les a contemplées pour la dernière fois en l'an 391 de notre ère.

Après qu'ils eurent passé environ deux heures à s'extasier devant les trésors, Lily s'immobilisa près de la dernière sculpture avant de pénétrer dans la galerie principale.

— Le cercueil en or d'Alexandre le Grand, annonça-t-elle d'une voix étouffée.

Le Président était très ému. Il s'approcha en hésitant de la sépulture de l'un des plus grands hommes d'État que le monde eût connus, et il regarda par le côté du sarcophage qui était formé d'un panneau en cristal.

Les Macédoniens avaient paré leur roi de son armure de cérémonie. Sa cuirasse et son casque étaient en or massif. Il ne restait plus que quelques lambeaux de sa tunique en soie de Perse, et du roi lui-même, objet de tant de légendes, ne subsistaient plus que des ossements.

— Cléopâtre, Jules César, Antoine, tous se sont tenus ainsi devant lui, murmura Lily.

Chacun vint jeter un coup d'œil, puis la jeune femme les conduisit dans la vaste galerie qui servait d'entrepôt.

Près de trente personnes travaillaient là. Certaines étaient en train d'examiner le contenu des caisses en bois empilées au centre de la galerie. Les tableaux, pour la plupart abîmés mais qu'on pourrait sans doute restaurer, les objets délicats en ivoire, en marbre, en or, en argent ou en bronze étaient catalogués et replacés dans d'autres caisses pour être transportés au Maryland dans des bâtiments spécialement aménagés et placés sous haute surveillance.

Les archéologues, les traducteurs et les spécialistes de la conservation maniaient avec d'infinies précautions les cylindres en bronze qui renfermaient les milliers de manuscrits anciens, et déchiffraient les étiquettes de cuivre qui indiquaient leur contenu. Les tubes et les rouleaux de papyrus devaient également rejoindre le Maryland.

— Tout est là, fit Lily avec fierté. Jusqu'à présent, nous avons trouvé les œuvres complètes d'Homère, la plupart des enseignements des grands philosophes grecs, les premiers écrits hébreux, les manuscrits et les données historiques qui permettent de considérer sous un nouveau jour l'histoire de la chrétienté. Il y a aussi des cartes qui indiquent les tombeaux inconnus d'anciens rois, les emplacements de centres de commerce disparus, dont Tarsis et Saba, ainsi que des cartes géologiques de mines et de nappes pétrolifères. Nous allons pouvoir combler des vides immenses dans la chronologie des événements. L'histoire des Phéniciens, des Mycéniens, des Etrusques et de civilisations que seule la rumeur disait exister, tout est là, et raconté en détail. Les tableaux, si on parvient à les restaurer convenablement, nous permettront de nous faire une idée précise de l'apparence physique qu'avaient les grands personnages de l'Antiquité.

Le Président, l'espace d'un instant, ne trouva rien à dire. Il ne parvenait pas à réaliser tout à fait la portée de ce qu'il avait sous les yeux. La valeur artistique et culturelle de ces trésors était inestimable. Il finit par demander d'une voix un peu rauque :

— Vous en avez pour combien de temps ici ?

— Nous allons déménager d'abord les manuscrits, puis les tableaux, répondit Lily. Les sculptures partiront en dernier. En travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nous devrions avoir tout mis en sûreté dans le Maryland pour le nouvel an.

— Ce qui fait près de deux mois, dit Sandecker.

— Et les manuscrits ?

— Le plus important sera d'assurer leur conservation, répondit la jeune femme. Quant à leur traduction et à l'analyse de leur contenu, il faudra compter entre vingt et cinquante ans selon le budget dont nous disposerons.

— Ne vous inquiétez pas pour les subventions, fit le Président. Le projet bénéficiera d'une priorité absolue. J'y veillerai personnellement.

— Nous ne pouvons pas continuer plus longtemps à prétendre auprès de la communauté internationale que tous ces trésors ont été détruits, intervint Schiller. Il faudra faire une déclaration, et le plus tôt possible.

— Ce n'est que trop vrai, dit le sénateur Pitt. Les protestations ne cessent d'affluer depuis l'explosion.

— Comme si je ne le savais pas, soupira le chef d'État. Ma cote de popularité a baissé de quinze points, le Congrès ne me lâche pas, et tous les dirigeants étrangers aimeraient me tenir entre quatre yeux.

Lily intervint :

— Pardonnez-moi, messieurs, mais si vous pouviez attendre encore une dizaine de jours, je pense que nous serions en mesure de vous fournir des films et des bandes vidéo des principales œuvres d'art découvertes ici.

Le sénateur Pitt se tourna vers le Président :

— Le professeur Sharp vient d'avoir une idée de génie. La révélation de l'existence du trésor par la Maison-Blanche, accompagnée d'un documentaire, serait du plus bel effet.

Le chef d'État serra longuement la main de la jeune femme.

— Merci, professeur Sharp. Vous m'avez ôté un des trop nombreux poids qui pèsent sur ma charge.

— Vous avez réfléchi à la façon de répartir les œuvres d'art entre ceux qui vont les revendiquer ? demanda Sandecker sans prendre la peine de dissimuler son irritation.

Le Président eut un grand sourire.

— Si je parviens à convaincre le Congrès de voter les fonds nécessaires, et j'espère bien y parvenir, on construira une réplique de la bibliothèque d'Alexandrie à Washington, et on y exposera tout ce que Junius Venator a apporté d'Égypte, ainsi que les réalisations des premiers Américains. Et si d'autres pays souhaitent montrer leur héritage artistique, nous ne serons que trop heureux d'organiser des expositions. Mais les trésors d'Alexandrie demeureront la propriété des États-Unis.

— Oh ! merci, monsieur le Président ! s'exclama la jeune femme.

— Merci, monsieur, fit à son tour l'amiral. Je crois que vous faites plaisir à tout le monde.

Schiller souffla alors à l'oreille de Lily :

— Veillez à faire traduire d'abord les renseignements géologiques. Nous allons peut-être garder les œuvres d'art, mais le reste doit être partagé avec tous.

Lily se contenta de hocher la tête.

Après avoir répondu aux nombreuses questions, la jeune femme conduisit le groupe en direction d'un coin de la galerie où Pitt et Giordino étaient assis autour d'une table pliante en compagnie d'un traducteur de latin et de grec qui examinait l'étiquette d'un cylindre à l'aide d'une loupe.

Le Président les reconnut et s'avança rapidement vers eux.

— Je suis enchanté de vous voir en bonne santé, Dirk, fit-il avec un sourire chaleureux. Au nom de tous, je tiens à vous remercier pour ce cadeau extraordinaire fait à la nation.

Pitt se leva en s'appuyant sur une canne.

— Je suis surtout content que tout se soit bien terminé. Sans mon ami Al et le colonel Hollis, je serais encore sous la colline Gongora.

— Et si vous nous expliquiez ce mystère ? demanda Schiller. Comment saviez-vous que les trésors de la Bibliothèque étaient sous cette petite colline et non sous Gongora ?

— Je n'ai pas honte d'avouer que vous nous avez fichu une frousse de tous les diables, ajouta le locataire de la Maison-Blanche. Nous ne pouvions pas nous empêcher de nous demander ce qui allait se passer si vous aviez fait sauter la mauvaise colline.

— Il faut que vous m'excusiez d'être demeuré dans le vague, dit Pitt. Malheureusement, je n'avais pas le temps de me lancer dans les détails pour apaiser les craintes de chacun. (Il s'interrompit et adressa un large sourire à son père.) Je suis simplement ravi que vous m'ayez tous fait confiance. Mais moi, je n'avais aucun doute. Sur la pierre trouvée par Sam Trinity, Junius Venator avait marqué : « Va au nord et regarde droit au sud de la falaise. » t quand j'ai fait ce qu'il avait écrit, je me suis aperçu que la falaise de Roma se trouvait à près de cinq cents mètres à l'ouest sur ma droite. J'ai donc continué dans cette direction, puis légèrement au nord, jusqu'à la première colline qui correspondait aux indications de Venator.

— Comment s'appelle-t-elle ? demanda le sénateur.

— La colline ? Pour autant que je sache, elle n'a pas de nom.

— Maintenant, elle en a un, fit le Président en riant. Dès que le professeur Sharp m'aura donné le feu vert pour annoncer l'une des plus importantes découvertes de l'histoire de l'humanité, nous dirons qu'elle provient de la colline Sans Nom.

 

Une légère brume s'élevait du fleuve et le soleil apparaissait au-dessus de la vallée du rio Grande quand le Président et ses conseillers repartirent pour Washington, l'esprit encore pénétré de tout ce qu'ils avaient vu.

Pitt et Lily étaient assis au sommet de la colline Sans Nom. Ils respiraient l'air pur du matin et regardaient s'éteindre les lumières de Roma.

La jeune femme se tourna vers Pitt. Les yeux de celui-ci avaient perdu leur dureté, et étaient doux et songeurs. Le soleil éclairait son visage, et il l'offrait à ses rayons déjà chauds. Elle savait qu'il avait l'esprit ailleurs, plongé loin dans le passé.

Elle s'était rendu compte que c'était un homme que nulle femme ne posséderait jamais entièrement. Son amour était comme un défi qui flottait à l'horizon, un appeau que lui seul était en mesure d'entendre. C'était un homme qu'une femme désirait pour une liaison brève et torride, mais qu'elle n'épousait pas. Lily n'ignorait pas que leurs rapports seraient éphémères, et elle avait bien l'intention de profiter de chaque instant qui lui restait jusqu'au jour où elle s'éveillerait et ne le trouverait plus à ses côtés, car il serait parti pour essayer de résoudre une nouvelle énigme tapie derrière la colline suivante.

Elle se blottit contre lui, posa la tête sur son épaule.

— Qu'est-ce qu'il y avait sur l'étiquette ? demanda-t-elle.

— Quelle étiquette ?

— Celle qui était sur le cylindre qui semblait tellement vous intéresser, Al et toi.

— Des indications concernant d'autres objets perdus, répondit-il tranquillement, le regard toujours au loin.

— Perdus où ?

— Sous la mer. Le rouleau était intitulé : « Épaves contenant des cargaisons de valeur. »

Elle leva les yeux sur lui.

— Une carte de trésors sous-marins ?

— Il y a toujours des trésors quelque part, fit-il d'une voix distante.

— Et tu vas partir à leur recherche ?

Il se tourna et lui sourit.

— On ne risque rien à jeter un coup d'œil. Malheureusement, oncle Sam ne m'en laisse guère le temps. Et j'ai encore à explorer les jungles brésiliennes pour retrouver la cité en or d'El Dorado (Voir Cyclope, op. cit. 504).

Elle le considéra un instant, puis elle se rallongea et regarda disparaître les dernières étoiles.

— Je me demande où ils sont enterrés, dit-elle.

Pitt chassa de son esprit les visions de trésors perdus et baissa les yeux.

— Qui?

— Les anciens aventuriers qui ont aidé Venator à sauver la collection de la Bibliothèque.

— Junius Venator était un homme aux voies mystérieuses. Il a pu enterrer ses camarades byzantins n'importe où entre ici et le fleuve...

Elle tendit le bras et attira doucement Pitt vers elle. Leurs lèvres s'unirent. Un faucon décrivait des cercles dans le ciel aux lueurs orangées et, ne trouvant rien à son goût, il fila au sud en direction du Mexique. Lily ouvrit les yeux et s'écarta légèrement avec une expression de timidité.

— Tu crois que ça les gênerait ?

Pitt l'étudia avec curiosité.

— Quoi ?

— Qu'on fasse l'amour sur leurs tombes. Elles sont peut-être juste au-dessous de nous.

Il la regarda longuement dans les yeux, puis il eut un petit sourire espiègle.

— Non, je ne crois pas que ça les gênerait, fit-il. En tout cas, moi ça ne me gênera pas.