45

Un flot d'informations concernant ce qui devait être appelé l'affaire du Lady Flamborough envahit les télex et les ordinateurs du Pentagone, du département d'État et de la salle des « War Games » de l'ancien bâtiment du gouvernement.

À chacun de ces endroits stratégiques, on rassembla et analysa les données à la vitesse de l'éclair. Puis la version condensée, agrémentée de recommandations, arriva à la salle du Conseil située dans les sous-sols de la Maison-Blanche.

Le Président, en pantalon de toile et col roulé, entra dans la pièce et s'assit à un bout de la longue table de conférence. Mis au courant des derniers événements, il demanda l'avis de chacun de ses conseillers. Certes, la décision finale lui appartenait, mais il était secondé par des spécialistes dans différents domaines qui l'aidaient à se faire une opinion.

Les rapports en provenance d'Égypte étaient catastrophiques. Le pays était plongé dans l'anarchie et la situation se détériorait d'heure en heure. Les forces de police et les militaires restaient dans leurs casernes pendant que les partisans d'Akhmad Yazid organisaient partout des grèves et des défilés. La seule nouvelle encourageante, c'était que les manifestations n'avaient pas dégénéré.

Le secrétaire d'État Douglas Oates examina rapidement une note qu'on venait de placer devant lui.

— Il ne manquait plus que ça, murmura-t-il.

Le Président lui lança un regard interrogateur.

— Les rebelles se sont emparés du principal émetteur de télévision du Caire.

— Pas d'intervention de Yazid ?

— Pas encore, répondit Brogan, le chef de la CIA, qui consultait les écrans d'ordinateur. D'après les derniers rapports, il se trouve toujours dans sa villa de la banlieue d'Alexandrie où il se contente d'attendre que la vague populaire le porte au pouvoir.

— Ce qui ne devrait pas tarder, fit le Président avec un soupir de lassitude. Comment réagissent les responsables israéliens ?

Oates répondit tout en rangeant les papiers étalés devant lui :

— Pour le moment, ils se contentent de suivre l'évolution de la situation. Ils ne considèrent pas Yazid comme une menace immédiate.

— Ils changeront d'avis quand il dénoncera les accords de Camp David. (Le Président se tourna et fixa Brogan droit dans les yeux.) Peut-on l'éliminer ?

— Oui, répondit simplement le directeur de la CIA.

— Comment ?

— Au cas où l'affaire serait portée sur la place publique, je préférerais, monsieur le Président, que vous demeuriez dans l'ignorance.

Le locataire de la Maison-Blanche inclina la tête en signe d'assentiment.

— Vous avez sans doute raison. Toutefois, je vous rappelle que vous ne pouvez agir sans mon autorisation préalable.

— Je vous conseille vivement de ne pas avoir recours à l'assassinat, intervint Oates.

— Doug a raison, approuva Julius Schiller. Il pourrait y avoir un effet boomerang. Si jamais une fuite se produisait, vous seriez considéré comme une cible prioritaire par tous les terroristes du Moyen-Orient.

— Sans parler du tollé que cela soulèverait au Congrès, ajouta Dale Nichols. Et la presse, elle, ne vous raterait pas.

Le Président réfléchit un instant, puis il déclara :

— Bon, tant que Yazid déteste autant Antonov, le numéro un soviétique, que moi, remettons son exécution à plus tard. Mais sachez, messieurs, que je n'accepterai pas de lui la moitié de ce que mes prédécesseurs ont accepté de Khomeiny.

Brogan se renfrogna, mais Oates et Schiller se regardèrent avec une expression de soulagement, tandis que Nichols se contentait de tirer sur sa pipe.

Le Président feuilleta son agenda, puis il demanda :

— Des nouvelles du Mexique ?

— Les choses sont trop tranquilles, répondit Brogan. Pas de manifestations, pas d'émeutes. Topiltzin semble attendre son heure tout comme son frère.

Le chef d'État tressaillit et leva les yeux.

— J'ai bien entendu ? Vous avez dit « son frère » ?

Le directeur de la CIA désigna Michels de la tête :

— Dale a eu une inspiration. Yazid et Topiltzin sont frères et ils ne sont ni égyptien ni mexicain de naissance.

— Vous avez vraiment établi un lien de parenté ? demanda Schiller avec stupéfaction. Vous avez des preuves ?

— Nos agents ont pu se procurer leurs codes génétiques et les comparer.

— Je ne m'en serais jamais douté, murmura le Président qui ne revenait pas de sa surprise. Vous auriez dû me mettre au courant plus tôt.

— Le rapport final est encore à l'étude et sera expédié de Langley d'ici peu. Je suis désolé, monsieur le Président, mais au risque de paraître trop prudent, je ne tenais pas à lâcher une telle information sans avoir de preuves solides.

— Mais comment avez-vous fait pour obtenir leurs codes génétiques ? s'étonna Nichols.

— Tous deux sont des personnages vaniteux, expliqua Brogan. Notre département des contrefaçons a envoyé un Coran à Yazid et une photo à Topiltzin le représentant en grande tenue aztèque, en leur demandant d'inscrire une courte prière sur chacun d'eux et de les renvoyer. En réalité, l'affaire a été un peu plus compliquée. Il a fallu imiter l'écriture de fidèles connus, des partisans influents qui avaient des appuis financiers et politiques, et ensuite intercepter les envois avant qu'ils n'arrivent à leurs véritables destinataires. Après, on a dû identifier les différentes séries d'empreintes, celles des secrétaires, des assistants et de je ne sais qui encore. Il y avait l'empreinte d'un pouce qui correspondait à celle de Yazid figurant sur une fiche de la police égyptienne établie lors de son arrestation quelques années auparavant. Et c'est à partir de là qu'on a pu analyser son ADN.

Brogan marqua une pause, puis il reprit :

— Pour Topiltzin, ça n'a pas été aussi facile. Il n'avait pas de dossier au Mexique, mais le labo a pu associer son code génétique à celui de son frère à partir des empreintes trouvées sur la photo. Le hasard nous a ensuite servis, grâce à une découverte faite au siège d'Interpol à Paris parmi les dossiers des criminels internationaux. Tout est venu en bloc. Nous sommes tombés sur une sorte d'organisation familiale, une dynastie du crime qui a vu le jour après la Seconde Guerre mondiale. Un empire d'un milliard de dollars dirigé par le père, la mère, trois frères et une sœur, qui fonctionne à travers tout un réseau d'oncles, de tantes, de cousins, bref tous des parents directs ou par alliance. La structure familiale de l'organisation rend pratiquement impossible toute pénétration par les enquêteurs internationaux.

Un silence abasourdi accueillit cette révélation. Brogan se tourna vers le Président.

— Leur nom ? demanda celui-ci dans un murmure.

— Capesterre, répondit le chef de la CIA. Roland et Joséphine Capesterre sont les parents. Le fils aîné s'appelle Robert, ou Topiltzin si vous préférez. Celui qui le suit est Paul.

— Yazid?

— Oui.

— Racontez-nous tout ce que vous savez, reprit le locataire de la Maison-Blanche.

— Comme je vous l'ai dit, je n'ai pas encore tous les éléments à ma disposition. J'ignore quelles sont les activités de Karl et de Marie, le frère cadet et la sœur, de même que les noms des membres de la famille impliqués. Nous n'avons fait que gratter la surface. Pour ce que j'en sais, les Capesterre ont une longue tradition criminelle qui remonte à près de quatre-vingts ans quand le grand-père est venu de France s'installer aux Antilles et a mis sur pied une affaire de contrebande qui introduisait en fraude des marchandises et de l'alcool aux États-Unis durant la Prohibition. Il a commencé par opérer de Port of Spain, dans l'île de la Trinité, mais après avoir prospéré, il a acheté une petite île où il a installé son quartier général. Roland a pris la succession à la mort de son père et, aidé de sa femme Joséphine — on dit que c'est en fait elle le cerveau de l'organisation —, il n'a pas tardé à se lancer dans le trafic de drogue, ils ont commencé par faire de leur île une plantation de bananes dont ils tiraient d'honnêtes profits. Puis ils ont fait preuve d'inventivité en cultivant d'autres produits, dont la marijuana qui était plantée sous les bananiers pour ne pas être détectée. Ils ont également monté un laboratoire. Vous saisissez le tableau ?

— Oui... répondit lentement le Président. C'est très clair. Merci, Martin.

— Ils ont pensé à tout, murmura Schiller. Du producteur au consommateur, en quelque sorte.

— Oui, fit Brogan. Mais, chose étrange, ils ne vendaient pas la drogue sur le territoire des États-Unis, seulement en Europe et en Extrême-Orient.

— Ils poursuivent cette activité ? demanda Nichols.

— Non, répondit le directeur de la CIA. Un de leurs informateurs les a avertis que leur île était sur le point d'être investie par les forces de sécurité conjointes des Antilles. Ils ont brûlé leur récolte de marijuana, ont conservé la plantation de bananes et ont commencé à prendre des participations dans des entreprises qui battaient de l'aile. Ils ont connu une réussite foudroyante à laquelle leurs méthodes de gestion n'étaient pas étrangères.

— Comment procédaient-ils ?

Brogan reprit avec un sourire :

— Les Capesterre utilisaient le chantage, l'extorsion et l'assassinat. Chaque fois qu'une compagnie concurrente se mettait en travers de leur chemin, les actionnaires, étrange coïncidence, proposaient une fusion avec l'entreprise des Capesterre, fusion dans laquelle, naturellement, ils laissaient leur chemise. Initiateurs de projets, avocats ou politiciens qui s'étaient opposés aux Capesterre, devenaient brusquement leurs meilleurs amis au monde, sinon, un beau jour, leurs femmes et leurs enfants avaient un accident, leurs maisons brûlaient ou, tout simplement, ils disparaissaient.

— Un peu comme la Mafia, fit le Président.

— Excellente comparaison. Aujourd'hui, la famille contrôle un vaste consortium d'entreprises industrielles et financières internationales qu'on estime représenter quelque chose comme 12 milliards de dollars.

— Qui a prétendu que le crime ne payait pas ? lança Schiller.

— Pas étonnant qu'ils tirent les ficelles en Égypte et au Mexique, dit Oates. Ils ont dû s'assurer des complicités à tous les niveaux par le chantage, la menace et les pots-de-vin.

— Je commence à voir où ils veulent en venir, fit pensivement l'occupant du Bureau ovale. Mais ce que je ne comprends pas, c'est comment les deux fils ont pu se faire passer l'un pour Égyptien, l'autre pour Mexicain. On ne trompe pas ainsi des millions de gens !

— Leur mère descend d'esclaves noirs, ce qui explique la couleur de leur peau, répondit Brogan. Pour le reste, nous pouvons seulement nous livrer à des hypothèses. Roland et Joséphine ont dû préparer leur coup très longtemps à l'avance. Dès la naissance des enfants, ils ont entrepris de les éduquer en conséquence. Paul a sans doute appris l'arabe avant de savoir marcher, tandis que Robert était imprégné d'aztèque ancien. Plus tard, ils ont probablement fréquenté des écoles privées au Mexique et en Égypte sous des noms d'emprunt.

— Un plan grandiose, souffla Oates avec admiration.

— Moi, je le trouve surtout diabolique, dit Nichols.

— Je suis d'accord avec Doug, fit le Président avec un signe de tête en direction de son secrétaire d'État. C'est un plan grandiose. Former les enfants dès la naissance, utiliser tous les moyens occultes à leur disposition pour organiser un soulèvement au niveau d'un pays, tout cela exige une patience et une opiniâtreté incroyables.

— C'est vrai, il faut leur rendre cette justice, reconnut Schiller. Ces monstres s'en sont tenus à leur scénario en attendant que les événements tournent en leur faveur. Et maintenant, ils sont à un cheveu de diriger deux des principales nations du tiers monde.

— Il faut les en empêcher, affirma le Président avec force. Si le frère mexicain prend le pouvoir et met à exécution sa menace de lâcher deux millions de ses compatriotes à notre frontière, nous n'aurons pas d'autre choix que d'envoyer l'armée.

— Je me permets de vous mettre en garde contre tout recours à la violence, fit Oates dans son rôle de secrétaire d'État. L'histoire récente nous a montré que la force ne résolvait rien. Assassiner Yazid et Topiltzin, ou quels que soient leurs noms, et lancer une opération militaire contre le Mexique ne changerait rien quant au fond du problème.

— Peut-être, grogna le Président. Mais cela nous aiderait au moins à desserrer l'étau.

— Il y a peut-être une autre solution, intervint Nichols. Utiliser les Capesterre contre eux-mêmes.

— Je suis très fatigué, dit l'occupant de la Maison-Blanche. Alors, épargnez-moi les énigmes.

Nichols se tourna vers Brogan :

— Ces hommes étaient des trafiquants de drogue. Ce sont sans doute des criminels recherchés, non ?

— Pas vraiment, répondit le chef de la CIA. Il ne s'agit pas de simples dealers. Il y a des années que la famille entière fait l'objet d'une enquête. Mais pas d'arrestations, pas de preuves. Ils sont défendus par une armée d'avocats qui ferait rougir le plus important cabinet juridique de Washington. Et ils ont des amis et des relations dans les hautes sphères des gouvernements des dix premières puissances mondiales. Vous espérez organiser un procès ? Autant vous attaquer aux pyramides avec un pic à glace !

— Alors les dénoncer publiquement pour ce qu'ils sont, insista Nichols.

— Inutile, on crierait à la manœuvre d'intoxication, répondit le Président.

— Nichols a peut-être mis le doigt sur quelque chose, dit alors Schiller, un homme qui écoutait plus qu'il ne parlait. Tout ce qu'il nous faut, ce sont des faits indéniables.

Le chef d'État le considéra un instant.

— Où voulez-vous en venir, Julius ?

— Le Lady Flamborough. Si on parvient à obtenir la preuve irréfutable que Yazid est derrière ce détournement, on pourra provoquer la première lézarde dans la façade des Capesterre.

Brogan approuva d'un vigoureux hochement de tête.

— Le scandale qui s'ensuivrait jetterait le discrédit sur Yazid et Topiltzin et permettrait de dévoiler les innombrables activités criminelles de la famille.

— Vous oubliez une chose, intervint Schiller en soupirant. Pour le moment, nous n'avons rien qui établisse un lien entre les Capesterre et la disparition du bateau.

Nichols fronça les sourcils.

— Qui d'autre avait un motif pour se débarrasser des présidents Hassan et De Lorenzo, ainsi que d'Hala Kamil?

— Personne ! s'écria Brogan.

— Attendez, fit le locataire de la Maison-Blanche. Julius a raison sur un point. Les pirates ne se comportent pas comme des terroristes classiques du Moyen-Orient, ils n'ont pas encore revendiqué cette action et n'ont formulé ni menaces ni exigences. Pas plus qu'ils ne se servent des passagers et des membres d'équipage comme otages, ils gardent le silence et je n'ai pas honte d'avouer que je trouve ce silence très inquiétant.

— Aucune nouvelle du paquebot depuis que le fils de George Pitt a découvert la substitution ? demanda Oates pour ramener la conversation sur un sujet concret.

— Il se trouvait quelque part au large de la Terre de Feu et faisait route au sud à toute vapeur, répondit Schiller. Nous le suivons par satellite et nous devrions l'avoir coincé d'ici demain.

— Ils auront alors eu tout le temps de tuer les passagers, fit le Président avec une grimace.

— Si ce n'est déjà fait, dit Brogan.

— De quelles forces disposons-nous dans la région ?

— De pratiquement aucune, monsieur le Président, répondit Nichols. Hormis quelques avions de transport de l'Air Force qui ravitaillent les bases de recherches polaires, le seul bâtiment dans les parages est le Sounder, un navire océanographique de la NUMA.

— Celui où se trouve Dirk Pitt ?

— Oui, monsieur.

— Et nos Forces spéciales ?

— J'ai eu le général Keith au téléphone il y a vingt minutes, répondit Schiller. Un commando d'élite a embarqué à bord d'un C-140 qui a décollé il y a environ une heure. Ils étaient accompagnés par une escadrille d'avions d'assaut Osprey.

Le Président se cala dans son fauteuil et croisa les mains devant lui.

— Où vont-ils installer leur quartier général ?

Brogan afficha une carte de la pointe de l'Amérique du Sud sur un écran mural. Il indiqua un endroit précis à l'aide d'une flèche lumineuse, et expliqua :

— À moins que nous ne recevions de nouvelles informations, ils doivent se poser sur un aéroport situé près de la petite ville chilienne de Punta Arenas sur la péninsule de Brunswick, et ils l'utiliseront comme base d'opérations.

— Un long vol. Quand arriveront-ils ?

— Dans quinze heures.

Le Président se tourna vers Oates :

— Doug, je compte sur vous pour tout arranger auprès des gouvernements chilien et argentin.

— Je m'en occupe.

— Avant que les Forces spéciales ne puissent intervenir, il faudra d'abord localiser le Lady Flamborough, déclara Schiller avec une logique implacable.

— Là, nous sommes dans le pétrin, reconnut Brogan. Le porte-avions le plus proche se trouve à près de 5 000 milles et il est impossible de lancer des recherches aériennes sur une grande échelle.

Schiller contempla pensivement la table.

— Si le paquebot est caché parmi les innombrables criques le long de la côte antarctique, il nous faudra des semaines pour le repérer, d'autant que le brouillard et les nuages ne nous faciliteront pas la tâche.

— Le satellite d'observation est notre seule chance, fit Nichols. Le malheur, c'est que nous n'avons aucun satellite espion qui surveille cette région du globe.

— Dale a raison, dit Schiller. Ce secteur n'est pas un secteur stratégique. S'il s'agissait de l'Arctique, on aurait pu concentrer nos moyens pour écouter la moindre des conversations à bord du bateau et lire un journal étalé sur le pont.

— De quoi disposons-nous ? demanda le Président.

— Du Landsat, répondit Brogan. Ainsi que de quelques satellites météorologiques et d'un Seasat que la NUMA utilise pour étudier les glaces et les courants de l'Antarctique. Mais notre meilleur espoir, c'est le Casper SR-90.

— Il y a des avions de reconnaissance SR-90 en Amérique latine ?

— Non. Le plus proche est basé au Texas.

— Combien de temps pour faire l'aller et retour ?

— Le Casper vole à mach 5. Il peut atteindre la pointe de l'Antarctique, prendre les photos, et les ramener, le tout en cinq heures.

Le chef d'État secoua la tête avec consternation.

— On fabrique les systèmes de détection les plus sophistiqués du monde, et quand on en a besoin, ils ne sont jamais où il faut.

Personne ne parla. Les hommes du Président évitèrent son regard et baissèrent les yeux avec un sentiment de gêne.

Ce fut Nichols qui brisa le premier le silence. D'une voix calme et assurée, il affirma :

— Nous retrouverons le paquebot, monsieur le Président. Et si quelqu'un peut encore les sortir de là vivants, c'est les Forces spéciales.

— Oui, fit lentement le locataire de la Maison-Blanche. Ce sont des hommes entraînés pour des missions de ce genre. Le seul problème, c'est de savoir s'il y aura encore des gens à sauver. Les Forces spéciales n'investiront peut-être qu'un bateau rempli de cadavres.

46

Le colonel Morton Hollis n'était pas ravi d'avoir dû quitter sa famille en plein milieu de la fête organisée pour l'anniversaire de sa femme. Il se trouvait en ce moment dans un bureau spécialement aménagé à l'intérieur du C-140 qui survolait le Venezuela. Il fumait avec délices un gros havane qu'il avait acheté à la base aérienne maintenant que l'embargo sur les produits cubains avait été levé.

Il étudia le dernier rapport météo ainsi que des photos du littoral gelé de l'Antarctique. Depuis le décollage, il n'avait cessé de réfléchir aux difficultés qui l'attendaient. Au cours de leur brève existence, les Forces d'opérations spéciales avaient déjà à leur actif de nombreux exploits, mais jamais encore elles n'avaient été confrontées à une affaire aussi importante que celle du Lady Flamborough.

Morton Mollis était petit, et presque aussi large que haut. Agé de quarante ans, d'une résistance à toute épreuve, il avait des cheveux bruns coupés très court qui commençaient déjà à grisonner, des yeux bleu-vert et un visage tanné par des années d'exposition au soleil. C'était un homme avisé qui ne laissait rien au hasard, et il avait réuni autour de lui la meilleure équipe possible. Les quatre-vingts hommes composant son commando, qui s'étaient baptisés les Chasseurs de démons, avaient été sélectionnés en fonction de leur aptitude à affronter les climats les plus rigoureux, aptitude qu'ils avaient démontrée au cours d'un exercice qui s'était déroulé au large des côtes norvégiennes. Il y avait quarante « tireurs » tandis que le reste servait de force de soutien et d'appui logistique.

Son adjoint, le major John Dillinger, frappa à la porte et passa la tête à l'intérieur du bureau.

— Vous êtes occupé, Mort ? demanda-t-il avec un fort accent texan.

— Mon bureau est le vôtre, répondit Mollis d'un ton jovial.

Dillinger, un homme grand et mince qui semblait avoir en permanence les traits tirés, s'assit. Objet d'éternelles plaisanteries à cause de son homonymie avec le célèbre pilleur de banques, c'était un maître tacticien et un spécialiste dans la pénétration de défenses réputées inviolables.

— Vous dressez des plans ? demanda-t-il à Mollis.

— Non, j'étudie les conditions météo et la topographie des lieux.

— Vous voyez quelque chose dans votre boule de cristal ?

— Il est encore trop tôt. (Mollis leva un sourcil.) Qu'est-ce que nous mijote encore votre esprit pervers ?

— Je peux vous énumérer six façons différentes d'aborder un navire sans se faire repérer. Je me suis familiarisé avec l'architecture du Lady Flamborough, mais tant que je ne saurai pas si on débarque en parachute, en scaphandre ou à pied, je ne pourrai que tracer les grandes lignes.

Le colonel hocha la tête avec gravité.

— Il y a plus de cent innocents sur ce bateau, y compris deux chefs d'État et la secrétaire générale des Nations unies. Notre opération risque de faire des victimes parmi eux.

— On ne peut pas y aller avec des balles à blanc, répliqua Dillinger d'un ton caustique.

— Non. Et on ne peut pas non plus sauter d'hélicoptères bruyants en tirant dans tous les coins. Il faut qu'on parvienne à se glisser à bord sans être remarqués. La surprise est un élément crucial de l'opération.

— Dans ce cas, on peut arriver en pleine nuit en parachute.

— C'est une possibilité.

Dillinger, mal à l'aise, changea de position dans son siège.

— Un parachutage nocturne est déjà dangereux en soi, mais sauter dans l'obscurité sur un bâtiment plongé dans le noir, c'est aller au massacre. Je le sais, et vous le savez aussi, Mort. Sur quarante hommes, une quinzaine ratera la cible et tombera à la mer, et une vingtaine se blessera à la réception. Vous aurez encore de la chance s'il vous reste cinq hommes en état de combattre.

— Néanmoins, on ne peut pas écarter cette solution.

— Attendons de recevoir plus d'informations, suggéra Dillinger. Tout repose sur l'endroit où se trouve le bateau. La situation sera radicalement différente selon qu'il navigue en mer ou qu'il est ancré quelque part. Dès qu'on saura ce qu'il en est, j'établirai un plan que je vous soumettrai.

— Bon, d'accord, acquiesça Mollis après quelques secondes de réflexion. Que font nos hommes ?

— Ils révisent. Quand on atterrira à Punta Arenas, ils connaîtront suffisamment bien le Lady Flamborough pour en parcourir les ponts et les coursives les yeux bandés.

— Tout repose sur eux.

— Ils seront à la hauteur. Le seul problème, c'est de les introduire à bord,

— Il y a encore une chose, fit Hollis avec une pointe d'appréhension. Je viens de recevoir du Pentagone les derniers rapports sur le nombre des pirates...

— Ils sont combien, une dizaine au maximum ?

Hollis hésita un instant avant de répondre.

— En supposant que l'équipage du cargo qui a rejoint le paquebot soit également armé... on peut se trouver face à un total d'une quarantaine de terroristes.

Dillinger ne put retenir un mouvement de surprise.

— Oh ! mon Dieu ! Ils seraient donc aussi nombreux que nous ?

— Oui, il semblerait bien.

Le major secoua la tête et se passa la main sur le front. Puis il fixa Hollis droit dans les yeux.

— Il y a des gens qui vont se faire botter le train dans cette affaire !

 

À l'intérieur d'un abri de béton profondément creusé dans le flanc d'une colline près de Washington, le lieutenant Samuel T. Jones, le visage rouge d'excitation, entra en trombe dans un grand bureau, brandissant une immense photo. Le général de division Frank Dodge, chef des opérations des Forces spéciales, et son état-major attendaient avec impatience l'arrivée des dernières images prises par satellite au-dessus de la Terre de Feu.

— Ça y est !

Le général considéra avec sévérité l'officier qui venait ainsi de manifester un enthousiasme bien peu militaire.

Jones se raidit et s'empressa de glisser la photo sous une rampe lumineuse où se trouvait déjà une image plus ancienne sur laquelle la dernière position du Lady Flamborough avait été marquée en rouge, sa route précédente en vert et sa route prévue en orange.

Le lieutenant se recula comme le général et ses officiers se groupaient autour de l'image pour l'examiner.

— Au passage précédent, le bateau était à une centaine de kilomètres au sud du cap Horn, déclara un commandant. Maintenant, il devrait être sorti du passage de Drake et approcher des îles au large du continent antarctique.

Après avoir étudié la photo pendant près d'une minute, le général Dodge se tourna vers Jones :

— Vous avez regardé cette photo, Lieutenant ?

— Non, mon général. Je vous l'ai apportée dès qu'elle est arrivée.

— Vous êtes sûr qu'il s'agit bien du dernier passage ?

Jones eut l'air étonné.

— Oui, mon général.

— Aucune erreur possible ?

— Non, mon général, répondit le lieutenant sans hésiter. Le satellite Seasat de la NUMA a enregistré la zone par des impulsions digitales aussitôt transmises aux stations au sol. L'image que vous voyez ne date pas de plus de six minutes.

— Quand doit nous parvenir la prochaine ?

— Le Landsat doit survoler la région dans quarante minutes.

— Et le Casper ?

Jones regarda sa montre.

— S'il est de retour à l'heure prévue, on devrait avoir son film dans quatre heures.

— Prévenez-moi dès qu'il sera rentré.

— Bien, mon général.

Dodge se tourna vers ses officiers.

— Eh bien, messieurs, je peux simplement vous dire que la Maison-Blanche ne va pas apprécier du tout.

Il alla décrocher un téléphone.

— Appelez-moi Alan Mercier, demanda-t-il.

Vingt secondes plus tard, le conseiller pour les affaires de sécurité était en ligne :

— J'espère que vous avez de bonnes nouvelles, Frank.

— Désolé, non, répondit le général sans préambule. Il semblerait que le paquebot...

— Il a coulé ? l'interrompit Mercier.

— Nous ne pouvons pas l'affirmer avec certitude.

— Quoi ? Qu'est-ce que vous racontez ?

Dodge prit sa respiration et lança d'une traite :

— Je vous prie d'informer le Président que le Lady Flamborough a de nouveau disparu.

47

Au début des années 1990, l'équipement qui permettait d'envoyer à travers le monde des photographies ou des graphiques par satellites ou fibres optiques était devenu aussi courant que les photocopieuses. Balayées par laser puis transmises à un récepteur laser, les images pouvaient être reproduites presque instantanément en couleurs avec une définition parfaite.

Dix minutes après l'appel téléphonique du général Dodge, le Président et Dale Nichols étaient dans le Bureau ovale, et ils étudiaient la photo Seasat de la pointe de l'Amérique du Sud.

— Cette fois, il repose sans doute par le fond, déclara l'assistant du Président d'une voix lasse.

— Non, je ne crois pas, fit le locataire de la Maison-Blanche avec une colère contenue. Les pirates auraient pu détruire le navire au large de Punta del Este et s'échapper à bord du General Bravo et ils ne l'ont pas fait. Alors pourquoi l'auraient-ils coulé maintenant ?

— Ils auraient pu embarquer à bord d'un sous-marin.

Le Président sembla ne pas avoir entendu.

— Notre incapacité à agir devant une telle crise est tout simplement effrayante. Nous ne faisons que subir les événements.

— Nous avons été pris par surprise, répliqua Nichols sans conviction.

— Ce qui se produit un peu trop souvent, grogna le Président. (Il leva la tête et ses yeux lancèrent des éclairs.) Je me refuse à faire une croix sur tous ces gens. J'ai une dette envers George Pitt. Sans son appui, je n'occuperais pas cette fonction. Cette fois, nous ne mordrons pas à l'appât.

 

Sid Green était aussi en train d'examiner les images prises par satellite. Spécialiste de l'étude des photos au sein de l'Agence nationale de sécurité dont le siège se trouvait à Fort Meyer, il avait projeté les deux dernières images sur un écran. Intrigué, il ignora la plus récente, celle sur laquelle le bateau ne figurait plus, et se concentra sur la première. Il zooma sur la petite tache qui représentait le Lady Flamborough à l'aide d'une lentille électronique.

Les contours étaient flous, trop flous pour révéler autre chose que le profil du paquebot. Green se tourna vers l'ordinateur installé sur sa gauche et entra une série de commandes. Quelques détails supplémentaires apparurent. Il distinguait à présent la cheminée ainsi que la forme de la superstructure et une partie des ponts supérieurs.

Il joua avec le clavier pour essayer d'obtenir des détails plus précis. Il y passa près d'une heure, puis il finit par se renverser dans son fauteuil, croiser les mains derrière la tête et fermer les yeux.

La porte de la pièce plongée dans le noir s'ouvrit et Vic Patton, le supérieur de Green, entra. Il resta un instant debout derrière le siège de celui-ci et regarda les images.

— C'est comme essayer de lire un journal étalé sur le trottoir depuis le sommet du World Trade Center, fit-il.

— Mais la définition n'est pas assez bonne, même avec un agrandissement, répondit Green sans se retourner.

— Aucune trace du bateau sur la dernière image ?

— Aucune.

— Dommage qu'on ne puisse pas amener un KH à cette altitude.

— En effet, un KH-15 prendrait un cliché assez net.

— La situation au Moyen-Orient est de nouveau tendue. Je ne peux pas modifier l'orbite d'un de nos KH-15 avant que les choses ne se calment.

— Alors, envoyez un Casper.

— Il yen a déjà un en route, fit Patton. À l'heure du déjeuner, vous saurez quelle est la couleur des yeux des pirates.

Green désigna la lentille électronique.

— Jetez un coup d'œil et dites-moi s'il n'y a pas quelque chose qui vous paraît bizarre.

Patton pressa son visage contre le viseur.

— C'est bien trop flou pour discerner les détails. Qu'est-ce que je devrais voir ?

— Examinez l'avant.

— Comment distinguer l'avant de l'arrière ?

— Par le sillage du bateau, expliqua Green.

— Bon, je vois. Le pont avant semble obscurci, presque comme s'il était couvert.

— Vous avez gagné.

— Qu'est-ce qu'ils préparent ? demanda Patton.

— On le saura quand le film pris par le Casper arrivera.

 

À bord du C-140 qui survolait maintenant la Bolivie, c'était la déception. La photo sur laquelle le paquebot ne figurait plus venait d'arriver sur le récepteur laser de l'avion et provoquait autant de remous que dans les cercles fermés de Washington.

— Mais où a-t-il bien pu passer ? s'exclama Mollis.

— Il n'a pas pu disparaître comme ça, se contenta de balbutier Dillinger.

— Et pourtant si, regardez.

— J'ai déjà regardé, il s'est évanoui.

— Ça fait trois fois de suite qu'on doit reporter l'opération, d'abord à cause des conditions météo, puis d'une panne d'équipement, et maintenant c'est la cible qui joue à cache-cache !

— Il a dû couler, murmura Dillinger. Je ne trouve pas d'autre explication.

— Je n'imagine pas quarante pirates se suicidant d'un commun accord.

— Qu'est-ce qu'on fait ?

— Sans nouvelles instructions du centre de commandement, je ne vois pas ce qu'on pourrait faire.

— On annule la mission ?

— Pas sans en avoir reçu l'ordre.

— Alors, on continue ?

— Oui, fit Mollis. On fait route au sud jusqu'à ce qu'on nous dise le contraire.

Pitt fut le dernier à être informé. Il dormait comme une masse quand Gunn entra dans sa cabine et le secoua.

— Réveille-toi. On a un problème.

Pitt ouvrit les paupières et regarda sa montre.

— On a eu une contravention pour excès de vitesse en entrant dans le port de Punta Arenas, c'est ça ?

Gunn leva les yeux au plafond.

— Cesse de plaisanter. Nous n'y serons que dans une heure.

— Parfait, alors je peux dormir encore un peu.

— Sois donc sérieux un instant ! s'écria Gunn. La dernière photo prise par satellite vient d'arriver sur le récepteur du bateau. Le Lady Flamborough a disparu une deuxième fois.

— C'est vrai ?

— Même sur les agrandissements on ne trouve plus la moindre trace de lui. Je viens de parler à l'amiral Sandecker. La Maison-Blanche et le Pentagone crachent des ordres comme une machine à sous devenue folle. Un commando des Forces d'opérations spéciales est en route, prêt à l'action, mais sans endroit où intervenir. Ils envoient aussi un avion-espion pour obtenir des photos aériennes correctes.

— Demande à l'amiral qu'il m'organise une rencontre avec le chef du commando des Forces spéciales dès que leur avion se sera posé.

— Pourquoi tu ne le lui demandes pas toi-même ?

— Parce que je vais me rendormir, répondit Pitt avec un bâillement.

Gunn ne comprenait plus.

— Mais ton père est à bord de ce bateau ! Ça t'est donc égal ?

— Non, ça ne m'est pas égal, mais je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus pour l'instant.

Gunn n'insista pas.

— Il y a autre chose que je dois dire à l'amiral ?

Pitt ramena les couvertures sous son menton et se tourna vers la cloison.

— Oui, fit-il. Dis-lui que je sais comment le Lady Flamborough a disparu. Et que je crois également savoir où il se cache.

Si c'était quelqu'un d'autre que Pitt qui avait affirmé cela, Gunn n'aurait pas hésité à le traiter de menteur.

— Tu peux m'éclairer ? se contenta-t-il de demander.

Pitt souleva la tête.

— Tu es un collectionneur d'art, Rudi, il me semble ?

— Ma modeste collection d'œuvres abstraites est loin de rivaliser avec celle du musée d'Art moderne, mais elle est néanmoins respectable. (Il considéra Pitt en fronçant les sourcils.) Mais quel rapport ?

— Si je ne me trompe pas, on est en face d'une œuvre d'art maîtresse.

— Je ne comprends pas.

— Christo, répondit Pitt en tournant de nouveau le dos à Gunn. Nous allons retrouver une sculpture inspirée par Christo.

48

La neige qui tombait sur la ville située à l'extrême sud du continent américain s'était transformée en grésil glacial. Punta Arenas avait connu la prospérité en tant que port d'escale jusqu'à la construction du canal de Panama. Elle n'avait ensuite cessé de décliner. La ville était revenue petit à petit à sa vocation de centre ovin et connaissait maintenant une extraordinaire expansion après la découverte de champs pétrolifères dans les environs.

Hollis et Dillinger se tenaient sur un quai et attendaient avec impatience d'embarquer à bord du Sounder. La température était tombée bien au-dessous de zéro et le froid leur mordait le visage. Grâce à la coopération des autorités chiliennes, ils avaient pu troquer leurs treillis pour l'uniforme d'officiels de l'immigration.

Comme prévu, leur avion s'était posé sur un aérodrome militaire proche alors qu'il faisait encore nuit. La tempête qui s'était levée, en réduisant la visibilité à quelques centaines de mètres, leur avait par ailleurs permis d'arriver sans se faire remarquer. Le commandement militaire chilien s'était montré très hospitalier, et leur avait fourni des hangars pour abriter la petite escadrille de C-140 et d'Osprey.

Dès que la passerelle du navire océanographique s'abaissa, ils quittèrent l'ombre de l'entrepôt où ils s'étaient dissimulés.

Un homme grand au visage taillé à la serpe et au sourire amical vêtu d'un blouson de ski apparut alors. Il mit ses mains en porte-voix et cria dans le vent :

¿ Señor López ?

Si, répondit Hollis.

— Qui est avec vous ?

Mi amigo es Señor Jones, lança le faux López.

— J'ai entendu parler un meilleur espagnol dans les restaurants chinois, murmura Dillinger.

— Je vous en prie, venez à bord. Quand vous serez sur le pont principal, prenez l'échelle sur votre droite et montez à la passerelle.

Gracias.

Les deux chefs de la force d'élite américaine suivirent les instructions qu'on venait de leur donner. Hollis était dévoré de curiosité. Une heure avant d'atterrir à Punta Arenas, il avait reçu une communication codée urgente émanant du général Dodge qui lui ordonnait de prendre secrètement contact avec le Sounder dès que celui-ci serait à quai. Il n'y avait aucune explication. Hollis savait seulement après le court briefing intervenu en Virginie que c'était l'équipage du navire d'études qui avait découvert la substitution entre le porte-conteneurs mexicain et le Lady Flamborough. Rien d'autre. Il était impatient d'apprendre pourquoi il était brusquement apparu à Punta Arenas, et cela presque en même temps que son commando des Forces spéciales.

Hollis n'aimait pas du tout être laissé dans l'ignorance, et il était de fort méchante humeur.

L'homme qui l'avait interpellé se tenait sur la passerelle. Il était élancé, avait des yeux verts magnétiques, de larges épaules, et ses cheveux noirs étaient parsemés de petites paillettes de glace. Il considéra les deux officiers pendant quelques secondes, puis tendit la main.

— Colonel Hollis, major Dillinger, je m'appelle Dirk Pitt.

— Vous semblez en savoir plus sur nous que nous n'en savons sur vous, monsieur Pitt.

— Une situation que nous allons rectifier sur-le-champ, répliqua Pitt avec chaleur. Si vous voulez bien me suivre dans la cabine du commandant. Le café est prêt et nous pourrons parler dans un endroit confortable et discret.

Ravis d'échapper au froid, ils emboîtèrent le pas au directeur des projets spéciaux de la NUMA. Dans la cabine du commandant Stewart, Pitt les présenta à celui-ci ainsi qu'à Gunn et Giordino.

— Je vous en prie, asseyez-vous, fit le commandant.

Dillinger se laissa tomber dans un fauteuil, mais Hollis secoua la tête.

— Je préfère rester debout. (Il lança un regard interrogateur aux quatre hommes de la NUMA.) Permettez-moi de parler franchement, mais enfin, nom de Dieu, qu'est-ce qui se passe dans le coin ?

— De toute évidence, il s'agit du Lady Flamborough, répondit Pitt.

— Je ne comprends pas. Les terroristes l'ont détruit.

— Mais non, je vous assure qu'il est en parfait état.

— On ne m'a rien dit de tel, fit le colonel. Il n'y a plus aucune trace de lui sur la dernière photo prise par satellite.

— Vous pouvez me croire sur parole.

— Non, j'exige des preuves, lança âprement Hollis. Mes hommes et moi sommes venus ici pour sauver des vies humaines, et personne, pas même mes supérieurs, n'est en mesure de me prouver qu'il y a encore à bord de ce bateau des vies à sauver.

— Comprenez-moi bien, colonel, riposta Pitt dont la voix claqua comme un coup de fouet. Nous n'avons pas affaire à des terroristes ordinaires. Leur chef est un homme incroyablement ingénieux et, jusqu'à présent, il est parvenu à abuser les meilleurs spécialistes de la sécurité et du renseignement. Et il continue. Il se trouve que nous avons eu de la chance. Si le Sounder n'avait pas croisé dans les parages, la découverte du General Bravo aurait pu prendre un mois de plus. Telle que la situation se présente, l'avance que les pirates ont sur nous n'est plus que d'un jour ou deux.

Le scepticisme d'Hollis commençait à fondre. Cet homme savait manifestement de quoi il parlait. Il se demandait si, après tout, l'opération n'allait pas se faire.

— Où est le paquebot ? fit-il brusquement.

— Nous l'ignorons, répondit Gunn.

— Pas même une position approximative ?

— Nous n'avons pas mieux à offrir qu'une hypothèse.

— Fondée sur quoi ?

Gunn leva les yeux vers Pitt qui sourit et reprit la balle au bond.

— Sur l'intuition, dit-il.

Les espoirs d'Hollis s'effondrèrent.

— Vous vous servez de cartes de tarot ou d'une boule de cristal ? demanda-t-il avec sarcasme.

— De feuilles de thé, répondit Pitt du tac au tac.

Il y eut un moment de silence glacial. Hollis finit par se dire que son agressivité ne le mènerait nulle part, il termina son café, et joua un instant avec sa tasse.

— Bon, je reconnais, messieurs, que j'ai peut-être exagéré. Je ne suis pas habitué à traiter avec des civils.

Une expression amusée passa sur le visage de Pitt.

— Si ça peut vous faciliter les choses, colonel, sachez que j'ai le grade de commandant de l'Air Force.

Hollis fronça les sourcils.

— Dans ce cas, puis-je vous demander ce que vous faites à bord d'un bâtiment de la NUMA ?

— Appelez ça une mission permanente. C'est une longue histoire que je n'ai pas le temps de vous raconter.

Dillinger comprit alors. Hollis aurait dû s'en apercevoir au moment des présentations, mais il avait trop de questions à l'esprit.

— Ne seriez-vous pas un parent du sénateur George Pitt ? demanda le major.

— C'est mon père.

La lumière se fit pour les deux officiers. Hollis attira une chaise à lui et s'assit.

— Bon, monsieur Pitt, expliquez-moi tout.

Dillinger intervint :

— Selon le dernier rapport, le Lady Flamborough faisait route vers l'Antarctique. Vous affirmez qu'il est toujours à flot, et il sera donc facile de le repérer sur les photos au milieu des glaces flottantes.

— Si vous comptez sur le Casper SR-90, vous perdez votre temps, fit Pitt.

Dillinger et Hollis échangèrent un regard catastrophé, ils étaient battus sur toute la ligne. Cet étrange groupe d'océanographes était aussi bien informé qu'eux.

— D'une distance de 100 000 kilomètres le SR-90 est capable de fournir des images en trois dimensions si précises qu'on peut distinguer les coutures d'un ballon de football, affirma Hollis.

— Bien sûr, mais supposez que le ballon soit camouflé pour ressembler à une pierre.

— Je ne vois toujours pas...

— Vous allez voir plus clairement quand on vous aura montré, le coupa Pitt. Nous vous avons préparé une démonstration sur le pont.

 

Le pont arrière avait été recouvert par une grande feuille opaque de plastique blanc solidement maintenue pour ne pas gonfler dans le vent. Le commandant Stewart était à côté de deux hommes d'équipage qui tenaient une lance à incendie.

— Au cours de nos recherches autour de l'épave du General Bravo, nous avons découvert un rouleau de ce plastique, expliqua Pitt. Je pense qu'il est accidentellement tombé du Lady Flamborough quand les deux navires se sont rencontrés. Il reposait par le fond parmi des fûts de peinture vides dont les pirates s'étaient servis pour repeindre le paquebot dans la même couleur que le cargo mexicain. Je sais, ce n'est pas une preuve et il va falloir me croire sur parole. Tout indique que nous avons affaire à un nouveau travail de camouflage. Rien n'apparaît sur la dernière photo prise par satellite parce que c'est un bateau qu'on cherche. Seulement le Lady Flamborough ne ressemble plus à un bateau. Le chef des pirates doit être un connaisseur en art. Il a imité les œuvres de Christo, ce sculpteur controversé devenu célèbre par ses sculptures extérieures en plastique, il a de cette façon emballé des immeubles, des côtes et des îles. Il a tendu un énorme rideau de plastique à Rifle Gap dans le Colorado, a construit une barrière sur plusieurs kilomètres à Marin County en Californie et emballé le Pont-Neuf à Paris. Le chef des pirates, lui, a carrément emballé un paquebot de croisière. Il a probablement modifié la silhouette du navire par des échafaudages et des étais. Et une fois les feuilles prédécoupées et numérotées, les pirates aidés par la centaine d'otages ont pu les mettre en place en moins de 10 heures. Ils avaient déjà commencé quand le Landsat est passé au-dessus d'eux, mais l'agrandissement n'était pas assez clair pour distinguer à quelle activité précise ils se livraient. Et quand le Seasat a suivi une demi-journée plus tard, il n'y avait plus rien, du moins plus rien qui ressemblait à un bateau. Je vais trop vite ?

— Non..., répondit lentement Hollis. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir.

Pitt adressa un petit signe de tête au commandant Stewart.

— Allez-y, les enfants, fit alors celui-ci. Tout doucement.

Un des deux hommes ouvrit la vanne pendant que l'autre dirigeait la lance. Une pluie de gouttelettes tomba sur la feuille de plastique qui se couvrit d'une mince pellicule d'eau.

Moins d'une minute plus tard, l'eau avait gelé.

Hollis observa pensivement la transformation. Puis il s'avança vers Pitt, la main tendue.

— Mes respects, monsieur. Votre démonstration est tout à fait convaincante.

Dillinger avait l'air d'un gogo qui vient de se faire rouler.

— Un iceberg, murmura-t-il avec colère. Ces salauds ont transformé le paquebot en iceberg !

49

Hala Kamil se réveilla transie de froid. C'était le milieu de la matinée, mais il faisait presque noir. Les panneaux de fibres qui servaient à maquiller le paquebot en porte-conteneurs ainsi que les feuilles de plastique couvertes de glace obscurcissaient la lumière. Le peu de clarté qui filtrait dans les suites réservées aux passagers de marque permettait tout juste de distinguer les silhouettes des présidents Hassan et De Lorenzo qui occupaient le lit à côté du sien. Blottis sous une malheureuse couverture, ils ne parvenaient pas à se réchauffer et leur haleine faisait un nuage blanc qui se transformait en givre.

Le froid lui-même aurait peut-être été supportable, mais il régnait de surcroît une humidité qui perçait les os. En outre, ils n'avaient rien eu à manger depuis Punta del Este.

Pendant la première partie du voyage, les prisonniers n'avaient survécu que grâce à l'eau qu'ils buvaient aux robinets des lavabos, mais les tuyaux avaient gelé et les tourments de la soif venaient s'ajouter à ceux de la faim. Le Lady Flamborough avait été équipé pour sillonner les mers tropicales et il n'y avait à bord qu'un minimum de couvertures. Les passagers qui avaient embarqué à Porto Rico ou à Punta del Este n'avaient emporté que des vêtements légers et ils se débrouillaient du mieux qu'ils le pouvaient en passant plusieurs chemises et chaussettes les unes sur les autres et en s'enroulant la tête dans des serviettes. Ce qui leur manquait le plus, finalement, c'était des gants.

Il n'y avait nulle part de chauffage. Ammar avait catégoriquement refusé de faire circuler de l'air chaud à travers le paquebot. Il ne pouvait pas se le permettre, car la chaleur aurait risqué de faire fondre la pellicule de glace qui recouvrait les feuilles de plastique, ce qui aurait révélé son subterfuge.

La secrétaire générale des Nations unies n'était pas la seule à être réveillée. La plupart des otages n'arrivaient pas à dormir. Ils demeuraient allongés, comme en transe, conscients de leur environnement, mais incapables du moindre effort physique. Toute velléité de résistance s'était rapidement envolée. Au lieu de penser à combattre les pirates, le commandant Collins et son équipage consacraient le peu de forces qui leur restaient à lutter contre le froid.

Hala se souleva sur un coude comme le sénateur Pitt entrait dans la pièce.

Il portait un costume gris par-dessus un costume rayé bleu, ce qui, pour le moins, lui conférait une étrange apparence. Il tenta d'adresser un sourire d'encouragement à la jeune femme, mais le résultat fut plutôt pathétique. La fatigue de ces cinq derniers jours avait creusé son visage, et il faisait maintenant son âge.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il.

— Je donnerais tout ce que j'ai pour une tasse de thé brûlant.

Le président De Lorenzo s'assit et posa les pieds sur le plancher.

— J'ai bien entendu parler de thé brûlant ?

— Vous avez dû rêver, monsieur le Président, répliqua le sénateur.

Le président Hassan se tourna en gémissant.

— Votre dos vous fait toujours mal ? lui demanda le président De Lorenzo avec sollicitude.

— J'ai trop froid pour sentir quoi que ce soit, répondit Hassan.

— Je peux vous aider ?

— Je vous remercie. Je crois que je vais me contenter de rester couché en conservant le peu de forces que j'ai encore. (L'Égyptien eut un petit sourire à l'intention de De Lorenzo.) J'aurais préféré que nous fassions connaissance en d'autres circonstances.

Le chef d'État mexicain hocha la tête.

— Moi aussi. J'espère que j'aurai le plaisir de vous recevoir dans mon pays quand nous serons sortis de cette affaire.

— J'accepte avec joie et vous serez à votre tour le bienvenu en Égypte.

Les deux hommes échangèrent alors une poignée de main solennelle.

— Les machines ont stoppé ! s'écria soudain Hala Kamil.

— On vient de jeter l'ancre, constata le sénateur Pitt.

— On doit donc être près de la côte.

— Avec les hublots bouchés, impossible de le savoir.

— Si l'un d'entre vous veut bien surveiller la porte, je vais essayer d'en forcer un, proposa le membre du Congrès américain. Si j'y arrive sans alerter le garde, je ferai un trou dans le panneau. Avec un peu de chance, on pourra voir où on est.

— Je vais aller écouter à la porte, dit Hala.

Le sénateur se dirigea aussitôt vers le plus large des hublots, qui mesurait deux mètres sur un et se trouvait dans le salon. Il n'y avait pas de pont promenade le long de la coque. D'autre part, les entrées des cabines et des suites étaient tournées vers l'intérieur, et les ouvertures donnaient directement sur la mer.

Les pirates se contentaient de patrouiller près de la piscine, des ponts promenades supérieurs et des ponts d'observation avant et arrière.

Le sénateur cogna du poing contre le hublot qui rendit un son mat. Le verre était épais, car il devait résister aux vagues géantes et aux vents de tempête.

— Quelqu'un a une bague avec un diamant ? demanda-t-il.

Hala sortit ses mains des poches d'un léger imperméable. Elle portait deux petits anneaux, l'un avec une opale, l'autre une turquoise.

— C'est tout ce que j'ai, fit-elle.

Le président Hassan ôta une grosse bague de son doigt.

— Tenez, c'est un trois carats.

Le sénateur examina la pierre à la faible clarté.

— Ça devrait aller. Merci.

Il travailla vite mais soigneusement, en faisant le moins de bruit possible et il entreprit de pratiquer d'abord un petit trou qui permettait de glisser un doigt au travers. Il s'arrêta souvent pour souffler dans ses mains. Il ne se souciait pas de savoir ce que les pirates lui feraient s'ils le surprenaient. Il s'imaginait presque voir son corps criblé de balles dériver au fil du courant.

Il traça ensuite un cercle vers le centre du hublot et creusa à l'aide du diamant. Le plus délicat, c'était d'empêcher le morceau de verre de tomber le long de la coque contre laquelle il risquait de rebondir et d'éveiller ainsi les soupçons des pirates.

Il glissa un doigt par le trou qu'il avait fait, puis il poussa doucement et le cercle de verre céda petit à petit. Il le rattrapa et le posa sur la moquette. C'était du bon boulot. Il y avait maintenant une ouverture assez large pour y passer la tête.

Le panneau de fibres qui avait été utilisé pour maquiller le paquebot en cargo était à portée de main du hublot et couvrait toute la superstructure par le milieu du navire. Le sénateur glissa la tête par l'ouverture. Il regarda d'un côté puis de l'autre, mais ne vit que la fente étroite entre les faux conteneurs et les plaques de la coque. Vers le haut, il distingua une bande de ciel qui paraissait floue, comme diluée dans le brouillard. En dessous, il aurait dû apercevoir de l'eau, mais son regard n'engloba qu'une immense bâche de plastique. Il la contempla avec stupéfaction en se demandant à quoi elle pouvait bien servir.

Le sénateur se sentait en sécurité. S'il ne pouvait pas voir les pirates, c'était que ceux-ci ne pouvaient pas non plus le voir. Il retourna dans la chambre et fouilla parmi ses bagages.

— Qu'est-ce que vous cherchez ? demanda Hala.

Il brandit un couteau suisse.

— J'en emporte toujours un avec moi, fit-il en souriant. Le tire-bouchon est très pratique lors des petites fêtes impromptues.

George Pitt prit tout son temps et se réchauffa les doigts avant de se remettre au travail. Il passa le bras par l'ouverture du hublot et fit un trou dans le panneau en se servant d'abord de la petite lame, puis de la grande pour élargir la brèche.

L'opération se déroula avec une lenteur exaspérante. Il n'osait pas faire dépasser la lame de plus d'un ou deux millimètres par crainte qu'on ne le surprenne. Sa main s'engourdit et ses doigts gelés serraient le manche rouge du couteau qui semblait maintenant faire partie de lui-même, il y eut enfin une ouverture assez grande pour y coller un œil. Il se pencha et pressa sa joue contre la surface froide du panneau.

Quelque chose lui bloquait la vue. Il passa le doigt au travers du trou et rencontra la feuille de plastique. Celle-ci recouvrait donc aussi bien les faux conteneurs que la coque. Il ne comprenait pas. Il jura tout bas. Il avait été inutile de prendre toutes ces précautions : personne n'aurait pu apercevoir la lame. Abandonnant toute prudence, il pratiqua une large entaille dans le matériau opaque, et regarda de nouveau.

Il ne vit pas la mer comme il s'y attendait, ni le littoral.

Ce qu'il vit, c'est un mur de glace qui s'étendait bien au-delà de son champ de vision et qu'il aurait pu toucher du bout d'une canne.

Il entendit alors un sourd grondement, pareil à celui d'un petit tremblement de terre.

Il se recula brusquement, épouvanté par les implications de ce qu'il venait de découvrir.

Hala se rendit compte de son trouble.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle d'un ton angoissé. Qu'est-ce que vous avez vu ?

Le sénateur se tourna vers elle et la fixa avec des yeux vides tandis que sa bouche s'ouvrait sur des paroles muettes.

— Nous sommes ancrés contre un énorme glacier, finit-il par murmurer. Le mur de glace peut se briser d'un instant à l'autre et écraser le bateau comme une coquille de noix.

50

Le commandant Collins fixa Ammar sous son masque et il dut faire un effort sur lui-même pour ne pas détourner le regard. Il y avait quelque chose de diabolique et d'inhumain dans les yeux du chef des pirates.

— J'exige de savoir quand vous allez libérer mon navire, déclara-t-il d'un ton tranchant.

Ammar posa sa tasse de thé sur la soucoupe, se tamponna délicatement les lèvres à l'aide d'une serviette blanche, puis considéra le commandant d'un air détaché.

— Puis-je vous offrir une tasse de thé ?

— À condition que vous en offriez également une aux passagers et aux membres de mon équipage, répondit avec calme le commandant qui se tenait droit dans son uniforme d'été blanc, frissonnant de froid.

— C'est tout à fait la réponse que j'attendais de votre part. J'ai le grand plaisir de vous annoncer que mes hommes et moi avons l'intention de quitter votre navire demain dans la soirée. Si vous me donnez votre parole de ne pas vous livrer à quelque stupide tentative pour vous emparer du bateau ou pour gagner le rivage proche, il ne sera fait de mal à personne et vous pourrez reprendre le commandement.

— Je préférerais que vous mettiez du chauffage et que vous donniez à manger à tout le monde. Nous manquons cruellement de vêtements chauds et de couvertures, il y a des jours que personne n'a absorbé la moindre nourriture. Les tuyaux ont gelé et nous n'avons plus d'eau. Et je ne parle pas des problèmes sanitaires. Il y a des gens malades et des agonisants à bord de ce paquebot.

— Je doute fort que quiconque meure de froid ou de faim avant mon départ, répliqua sèchement Ammar. Il vous faudra encore supporter cette situation une trentaine d'heures jusqu'à ce que vous remettiez les machines en route et puissiez chauffer le bateau.

— Si le mur du glacier s'effondre, ce sera trop tard.

— Il me paraît suffisamment solide.

— Vous ne vous rendez pas compte du danger. La glace peut céder à tout instant et le Lady Flamborough sera écrasé sous sa masse aussi sûrement qu'une voiture par l'effondrement d'un immeuble de dix étages. Il faut que vous déplaciez mon navire.

— C'est un risque que je ne peux pas courir. Le film de glace qui recouvre le plastique fondrait, ce qui révélerait notre position. De plus, les caméras à infrarouges des satellites détecteraient la chaleur émise.

Le visage du commandant exprima une rage impuissante.

— Vous êtes soit fou, soit stupide ! À quoi tout cela va-t-il vous servir ? Quel profit espérez-vous en tirer ? Sommes-nous des otages que vous avez l'intention d'échanger contre certains de vos amis terroristes détenus quelque part dans le monde ?

— Vous êtes bien curieux, commandant, mais je ne vous en veux pas. Vous connaîtrez bientôt la raison pour laquelle nous avons capturé votre bâtiment. (Ammar se leva et adressa un signe de tête au garde qui se trouvait derrière Collins.) Ramène le commandant dans sa cabine et enferme-le.

Collins refusa de bouger.

— Ne pourriez-vous pas au moins nous donner du thé, du café ou de la soupe ?

L'Égyptien ne prit même pas la peine de se retourner en quittant le salon, et il lança simplement :

— Adieu, commandant, nous ne nous reverrons plus.

Il se rendit aussitôt dans la pièce des communications. Ibn était debout devant un téléscripteur sur lequel tombaient les dernières dépêches des agences de presse internationales. Un autre de ses hommes était à l'écoute de la radio du bord pendant qu'un magnétophone enregistrait. Les appareils étaient alimentés par un générateur portatif.

Ibn se tourna vers Ammar lorsque celui-ci approcha, et il lui tendit la bande du téléscripteur.

— Les médias continuent à annoncer que le Lady Flamborough est considéré comme perdu, dit-il. Des bateaux arrivent seulement d'Uruguay pour mener des recherches sous-marines. Mes félicitations, Suleiman, tu as réussi à tromper le monde entier. Nous serons de retour au Caire avant que l'Occident ne découvre la vérité.

— Quelles sont les nouvelles d'Égypte ? demanda Ammar.

— Rien de définitif encore. Les ministres d'Hassan contrôlent toujours le gouvernement. Ils s'accrochent au pouvoir, et ils ont eu l'intelligence de ne pas faire donner la police contre les manifestants. La seule action sanglante est à mettre à l'actif de nos frères intégristes qui ont fait sauter par erreur un car plein de pompiers algériens qui se rendaient à une convention au Caire, ils ont cru que le car faisait partie d'un convoi militaire. Les médias du Caire affirment que le mouvement d'Akhmad Yazid n'est qu'une façade derrière laquelle se cachent des fanatiques iraniens. Beaucoup de nos partisans semblent hésiter et le peuple n'a pas réclamé la démission du gouvernement.

— C'est cet imbécile de Khaled Fawzy qui doit être responsable de cette histoire de car, cracha Ammar avec mépris. Et les militaires, que font-ils ?

— Abou Hamid, le ministre de la Défense, ne s'engagera pas tant qu'il n'aura pas vu de ses propres yeux les cadavres du président Hassan et d'Hala Kamil.

— Ainsi la marche triomphale de Yazid n'a toujours pas eu lieu.

Ibn prit une expression de gravité et déclara :

— Il y a d'autres nouvelles. Yazid a annoncé que l'équipage et les passagers du paquebot de croisière étaient vivants et qu'il allait personnellement négocier avec les terroristes pour obtenir la libération de tous les otages. Il a été jusqu'à offrir sa vie en échange de celle du sénateur George Pitt afin de se ménager les bonnes grâces des Américains.

Une rage folle s'empara d'Ammar.

— Par Allah, le traître nous a conduits droit au massacre ! s'écria-t-il. Yazid a saboté la mission.

— Oui, acquiesça Ibn. Yazid s'est servi de toi et t'a trahi.

— Ce qui explique pourquoi il a tardé à me donner l'ordre de tuer Hassan, Kamil et les autres. Il voulait qu'il ne leur soit fait aucun mal jusqu'à ce que Machado et ses hommes de main aient pu se débarrasser de nous.

— Mais qu'est-ce que Yazid et Topiltzin ont à gagner dans cette affaire ? s'étonna Ibn.

— En jouant les sauveurs de deux chefs d'État, de la secrétaire générale des Nations unies et d'un important homme politique américain, tous deux s'assureront la reconnaissance et l'admiration des dirigeants internationaux. Ils en sortiront renforcés tandis que leurs opposants perdront du terrain. Il leur sera alors plus facile de s'emparer pacifiquement du pouvoir en élargissant leur base et en améliorant leur image aux yeux du monde.

Ibn baissa la tête avec résignation.

— Ainsi, on nous a délibérément sacrifiés.

— Oui. Yazid avait depuis le départ prévu notre disparition afin de s'assurer de notre silence sur cette mission ainsi que sur toutes celles que nous avons exécutées pour son compte.

— Et Machado et son équipage ? Qu'est-ce qu'ils étaient censés devenir après nous avoir tués ?

— Topiltzin aurait veillé à ce qu'ils s'évanouissent dans la nature dès leur retour au Mexique.

— Il faudra d'abord qu'ils s'échappent de ce bateau et de cette île.

— Oui, fit pensivement Ammar. (Il se mit à arpenter la pièce d'un pas furieux.) J'ai terriblement sous-estimé Yazid. Je croyais Machado impuissant parce qu'il ignorait tout de nos plans en vue de rejoindre un aérodrome sûr en Argentine, mais grâce à Yazid, notre camarade mexicain est au courant et n'a plus qu'à prendre notre place.

— Dans ce cas, pourquoi ne nous a-t-il pas encore éliminés ?

— Parce que Yazid et Topiltzin lui en donneront seulement l'ordre quand eux-mêmes auront mené à bien leurs prétendues négociations pour obtenir la libération des otages.

Ammar se retourna brusquement et tapa sur l'épaule du radio qui enleva aussitôt ses écouteurs.

— Est-ce que tu as reçu des messages inhabituels destinés au bateau ?

L'homme fronça les sourcils.

— C'est bizarre que vous me demandiez ça. Nos amis mexicains entrent ici toutes les dix minutes pour me poser la même question. Je me disais qu'ils étaient simplement stupides. Toute communication directe serait immédiatement interceptée par les systèmes d'écoute américains et européens. Et en quelques secondes, ils auraient repéré notre position.

— Tu n'as donc rien entendu de suspect ?

— Non, répondit le radio en secouant la tête. De toute façon, si un message arrivait, il serait en code.

— Coupe la radio, mais fais croire aux Mexicains que tu restes à l'écoute. Chaque fois qu'ils te demanderont si tu as capté quelque chose, tu joueras les imbéciles et tu répondras que non.

Ibn leva sur Ammar un regard interrogateur.

— Quelles sont tes instructions en ce qui me concerne, Suleiman ?

— Tiens les hommes de Machado à l'œil. Montre-toi amical. Ouvre le bar et invite-les à prendre un verre. Distribue les tours de garde aux nôtres pour que les Mexicains se détendent. Ça endormira leur vigilance.

— Allons-nous les tuer avant qu'ils nous tuent ?

— Non, répondit Ammar avec une lueur machiavélique dans le regard. Nous laisserons ce soin au glacier.

51

— Il doit y avoir au moins un million d'icebergs là-dessous, fit sombrement Giordino. Ce serait plus facile de trouver un maître d'hôtel nain parmi une colonie de pingouins. Ça peut prendre des jours.

Le colonel Hollis était dans le même état d'esprit.

— Il doit pourtant y en avoir un qui corresponde à la silhouette et aux dimensions du Lady Flamborough. Il faut continuer à chercher.

— N'oubliez pas que les icebergs de l'Antarctique ont tendance à être plutôt plats, fit Gunn. La superstructure du paquebot, même dissimulée sous le plastique, donnera quelque chose de bosselé et d'assez haut.

Dillinger avait l'œil collé à une loupe.

— La définition est remarquable, murmura-t-il. Et elle sera encore meilleure quand on verra ce qu'il y a après ces nuages.

Ils étaient groupés autour d'une petite table dans le compartiment communications du Sounder et ils examinaient une immense photo en couleurs qu'ils venaient de recevoir du Casper, l'avion de reconnaissance.

On distinguait en détail une mer d'icebergs qui s'étaient détachés du continent antarctique, mais Pitt avait l'esprit ailleurs, il était assis un peu à l'écart, et il étudiait une grande carte marine étalée sur ses genoux. De temps à autre, il levait la tête pour écouter ce qui se disait, mais il ne prenait pas part à la conversation.

Hollis se tourna vers le commandant Stewart qui se tenait près du récepteur laser, coiffé d'un casque équipé d'un micro.

— Quand pouvons-nous espérer recevoir les clichés aux infrarouges du Casper ? demanda-t-il.

Stewart leva la main pour faire signe qu'il écoutait. Il s'agissait d'un appel en provenance du quartier général de la CIA. Il finit par répondre à Hollis :

— Le labo de Langley va commencer à nous les transmettre d'ici une trentaine de secondes.

Le chef du commando des Forces spéciales arpentait la petite pièce, pareil à un chat qui guette le bruit de l'ouvre-boîtes. Il s'arrêta et jeta un regard intrigué à Pitt qui, indifférent à ce qui se passait autour de lui, mesurait les distances à l'aide d'un compas.

Le colonel avait appris beaucoup de choses sur l'homme de la NUMA au cours des dernières heures, pas de Pitt directement, mais des hommes qui se trouvaient à bord du bateau. Ils parlaient de lui comme d'une véritable légende vivante.

— Voilà, ça arrive, déclara Stewart.

Il ôta ses écouteurs et attendit patiemment que la photo de la taille d'une feuille de journal émerge du récepteur, puis il alla la poser sur la table. Tous se penchèrent pour scruter le littoral près de la pointe de la péninsule.

— Les techniciens du labo photo de la CIA ont converti par ordinateur le film ultrasensible en thermogramme, expliqua le commandant. Les différences de rayonnements infrarouges sont figurées par des couleurs. Le noir représente les températures les plus froides. Le bleu foncé, le bleu clair, le vert, le jaune et le rouge forment une échelle de chaleur qui va jusqu'au blanc, la plus élevée.

— Qu'est-ce que donnerait le Lady Flamborough ? demanda Dillinger.

— Quelque chose vers le haut de l'échelle, entre le jaune et le rouge.

— Plutôt bleu foncé, intervint Pitt. Ils se tournèrent vers lui d'un seul bloc, comme s'il venait d'éternuer durant un tournoi d'échecs.

— Dans ce cas, le bateau ne ressortirait pas sur la photo, fit Hollis. On ne le repérerait jamais.

— Mais la chaleur dégagée par les machines et les générateurs devrait se voir comme une balle de golf sur le green ! protesta Gunn.

— Pas si tout a été arrêté.

Les cinq hommes s'interrogèrent du regard, puis se tournèrent de nouveau vers Pitt, attendant des explications de sa part.

Celui-ci posa la carte marine à côté de lui, puis il se leva et se dirigea vers la table. Il prit la photo aux infrarouges et la plia en deux pour ne montrer que la pointe du Chili, puis il reprit :

— Je pense que vous avez remarqué que chaque fois que le bateau changeait d'aspect ou de cap, il le faisait juste après le passage d'un de nos satellites.

— Encore un exemple de la perfection du plan mis en œuvre, l'interrompit Gunn. Il est vrai que les orbites des satellites sont connues par la moitié des pays du monde, et qu'elles sont presque aussi faciles à se procurer que les phases de la Lune.

— Bon, le chef des pirates connaît les orbites et le moment où les caméras sont braquées sur lui, fit Hollis. Et après ?

— Après, il a pris ses précautions et a coupé toutes les sources d'énergie pour éviter d'être détecté par infrarouges. Et aussi pour éviter que la mince pellicule de glace qui recouvre le plastique ne fonde.

La théorie de Pitt parut plausible à tous, sauf à Gunn.

— Tu oublies les températures très basses qui règnent dans cette région, fit-il. Pas d'énergie, pas de chaleur. En quelques heures tout le monde à bord serait mort de froid. Les pirates se suicideraient en même temps qu'ils feraient périr les passagers.

— Rudi a raison, dit Giordino. Ils ne pourraient pas survivre sans un minimum de chaleur et de vêtements protecteurs.

Pitt eut le sourire de quelqu'un qui vient de gagner à la loterie.

— Je suis tout à fait d'accord avec Rudi, dit-il.

— On tourne en rond ! s'écria Hollis avec exaspération. Expliquez-vous !

— C'est simple : le Lady Flamborough n'est jamais entré dans l'Antarctique.

— Quoi ! s'exclama le colonel. C'est impossible ! La dernière photo prise par satellite le montrait à mi-chemin entre le cap Horn et la pointe de la péninsule, qui faisait route au sud à toute vapeur.

— Il n'avait pas d'autre endroit où aller, ajouta Dillinger.

Pitt désigna la masse des îles dispersées autour du détroit de Magellan.

— Vous voulez parier ? demanda-t-il.

Hollis fronça les sourcils. Puis il saisit. Un éclair de compréhension illumina son regard.

— Il a fait demi-tour !

— Rudi a raison, expliqua Pitt. Les pirates n'avaient aucune envie de se suicider, et ils ne voulaient pas non plus risquer de se faire repérer sur les photos aux infrarouges. Ils n'ont jamais eu l'intention de se diriger vers la banquise. Ils ont pris au nord-ouest et se sont perdus au milieu des îles inhabitées au-dessus du cap Horn.

Gunn parut soulagé.

— Les températures ne sont pas aussi rigoureuses du côté de la Terre de Feu. Tous les gens à bord doivent avoir très froid sans chauffage, mais pas au point que leur vie soit en danger.

— Mais alors pourquoi le truc de l'iceberg ? demanda Giordino.

— Pour faire croire qu'ils se sont détachés d'un glacier.

Giordino contempla la photo.

— Des glaciers, si loin au nord ?

— Il y en a plusieurs qui ont glissé des montagnes pour atteindre la mer dans un rayon de 800 kilomètres autour de Punta Arenas, affirma Pitt.

— Et d'après vous, le bateau serait où ?

Pitt prit une carte des îles qui se trouvaient à l'ouest de la Terre de Feu.

— Compte tenu de la distance qu'il a pu parcourir depuis la dernière fois qu'il a été repéré par satellite, il existe deux possibilités. (Il s'interrompit pour mettre une croix à côté de deux noms.) Juste au sud de cet endroit il y a des glaciers qui proviennent des monts Italia et Sarmiento.

— C'est en effet à l'écart des routes commerciales, constata Hollis.

— Mais trop près des champs pétrolifères. L'avion d'une compagnie pétrolière passant au-dessus risquerait de découvrir la supercherie. Moi, à la place des pirates, j'aurais poussé encore de 160 kilomètres au nord-ouest, ce qui m'aurait amené près d'un glacier de l'île Santa Inez.

Dillinger étudia un moment la côte déchiquetée de la petite île. Puis il jeta un coup d'œil sur la grande photo, mais la pointe sud du Chili était cachée par les nuages, il prit alors le cliché aux infrarouges que Pitt avait plié en deux, et il l'examina à l'aide de la loupe. Après quelques secondes, il leva la tête avec une expression ravie.

— À moins que Mère Nature ne fasse des icebergs avec un avant en pointe et un arrière arrondi, je crois qu'on a trouvé notre vaisseau fantôme.

Gunn se pencha à son tour.

— Oui, je vois. Le glacier descend dans un fjord qui donne dans une baie criblée de petites îles. Il y a deux ou trois icebergs qui se sont détachés du mur glaciaire, pas plus. Mais je me demande bien pourquoi ils ont ancré le Lady Flamborough juste sous le glacier.

Pitt fronça les sourcils.

— Laisse-moi regarder.

Il se glissa entre Dillinger et Gunn, et saisit la loupe pour étudier la photo. Quelques instants plus tard, il se redressa, l'air furieux.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda le commandant Stewart.

— Ils ont l'intention de tuer tout le monde !

Stewart se tourna vers les autres.

— Comment le sait-il ?

— Lorsque le glacier va se fracturer, une partie retombera sur le bateau, expliqua Giordino. Il sera écrasé et coulera sous la masse. Et on n'en retrouvera jamais la moindre trace.

Dillinger considéra Pitt avec dureté.

— Après toutes les occasions qu'ils ont eues, vous croyez qu'ils ont attendu ce moment-là pour massacrer l'équipage et les passagers ?

— Oui.

— Mais pourquoi pas avant ?

— Toutes ces manœuvres n'étaient destinées qu'à gagner du temps. Celui qui a organisé le détournement avait des raisons pour garder vivants les présidents Hassan et De Lorenzo. Je ne peux pas vous dire pourquoi...

— Moi je peux, le coupa Hollis. L'instigateur est Akhmad Yazid. Il avait l'intention de s'emparer du pouvoir en Égypte peu après l'annonce que le président Hassan et la secrétaire générale de l'ONU avaient été enlevés et sans doute assassinés par des terroristes inconnus. Ensuite, quand ses partisans les plus proches et lui auraient établi solidement leur pouvoir, il aurait déclaré que ses agents avaient retrouvé le paquebot, et il aurait joué le rôle de l'homme providentiel en négociant la libération des otages.

— Le salaud, murmura Giordino. Et après, il aurait été candidat au prix Nobel de la paix pour avoir sauvé deux chefs d'État, la secrétaire générale des Nations unies et le sénateur Pitt en prime.

— Naturellement, Yazid aurait ensuite veillé à ce qu'Hassan et Kamil aient un regrettable accident avant leur retour en Égypte.

— Et il s'en serait tiré blanc comme neige, gronda Giordino.

— Un plan machiavélique, admit Pitt. Seulement, aux dernières nouvelles, les militaires sont restés neutres et les ministres d'Hassan ont refusé de démissionner.

— Oui, fit Hollis. Ce qui a fichu par terre le plan de Yazid.

— Et il s'est fait prendre à son propre piège. Fini les tactiques élaborées, fini les mascarades. Cette fois, il lui faut faire disparaître le Lady Flamborough, ou bien prendre le risque qu'on découvre son rôle dans toute cette affaire.

— Ainsi, pendant qu'on parle, le chef des pirates est en train de jouer à la roulette russe avec le glacier, fit Gunn d'une voix sourde. Son commando de terroristes et lui ont peut-être déjà quitté le navire et se sont échappés par bateau ou par hélicoptère, abandonnant les passagers et l'équipage à leur sort.

— Il est peut-être déjà trop tard, murmura sombrement Dillinger.

Hollis, lui, ne voyait pas les choses de cette façon. Il griffonna un numéro sur un bout de papier, et le tendit à Stewart.

— Commandant, veuillez appeler mon officier des communications sur cette fréquence. Dites-lui que le major et moi regagnons l'aérodrome et qu'il rassemble tout de suite les hommes pour un briefing.

— Nous aimerions vous accompagner, fit Pitt avec détermination.

— Il n'en est pas question. Vous êtes des civils et vous n'avez aucun entraînement pour ce genre de mission. Je refuse.

— Mon père se trouve à bord de ce paquebot.

— Je suis désolé, mais ça ne change rien.

Pitt lança un regard glacial au colonel.

— Un coup de téléphone à Washington, et vous pouvez dire adieu à votre carrière.

Le visage d'Hollis se durcit.

— Des menaces, monsieur Pitt ? (Il fit un pas en avant.) Il ne s'agit pas d'un jeu. Dans quelques heures, les cadavres vont joncher les ponts de ce bateau. Si mes hommes et moi faisons le travail comme nous avons appris à le faire, vous pourrez donner tous les coups de téléphone que vous voudrez, au Congrès, à la Maison-Blanche, je m'en fous. (Il fit un nouveau pas en avant.) Je pourrais vous tuer à mains nues et...

Personne ne vit ou ne devina son geste. Pitt se tenait tranquillement, les bras collés le long du corps, et l'instant d'après il enfonçait le canon d'un Coït 45 dans l'estomac du colonel.

Dillinger s'accroupit, prêt à bondir. Il n'alla pas plus loin. Giordino le maintenait déjà d'une étreinte de fer.

— Je ne vais pas vous infliger nos états de service, déclara calmement Pitt. Vous pouvez me croire sur parole. Rudi, Al et moi avons suffisamment d'expérience pour participer à ce genre d'opération. Je vous promets que nous ne vous gênerons pas. Je suppose que vous allez mener un assaut combiné par air et par mer. Nous resterons à l'écart et nous arriverons côté terre.

Hollis était loin d'avoir peur, mais il était pour le moins perplexe. Il n'arrivait pas à concevoir comment cet homme avait pu produire ainsi un gros calibre à la vitesse de l'éclair.

— Dirk vous demande bien peu de chose, intervint Gunn. Je vous suggérerais de faire preuve d'un minimum de bon sens et de maturité en acceptant.

— Je ne crois pas un instant que vous me tueriez, grogna Hollis à l'intention de Pitt.

— Non, mais je peux vous garantir que vous pourriez faire une croix sur votre vie sexuelle.

— Mais qui êtes-vous ? CIA ?

— Non, on a échoué aux tests, fit Giordino avec un grand sourire. Alors on s'est engagés à la NUMA.

Le colonel secoua la tête.

— Je ne comprends rien.

— Vous n'avez pas besoin de comprendre, fit Pitt. Alors, marché conclu ?

Hollis réfléchit un court instant. Puis il se pencha en avant et, collant son visage à celui de Pitt, il déclara, pareil à un sergent instructeur qui s'adresse à une recrue :

— Bon, bande de cinglés, je vous fais transporter par Osprey à 10 kilomètres du paquebot. Pas plus près, sinon on ne bénéficiera plus de l'effet de surprise. De là, vous n'aurez qu'à marcher. Et avec un peu de chance, vous arriverez quand tout sera terminé.

— D'accord.

En l'espace de quelques secondes, la pièce se vida. Pitt se précipita dans sa cabine, prit un sac fourre-tout et monta à la passerelle parler au commandant Stewart.

— Combien de temps pour atteindre Santa Inez ?

Le commandant se rendit dans la salle des cartes et se livra à un rapide calcul.

— En poussant les machines à fond, on devrait être en vue du glacier dans neuf ou dix heures.

— Alors, allez-y, ordonna Pitt. On vous attend au lever du jour.

Stewart lui serra la main.

— Faites attention à vous.

L'un des océanographes, un Noir du nom de Clayton Findley, s'avança et déclara d'une riche voix de basse :

— Excusez-moi, messieurs, d'avoir écouté votre conversation, mais il m'a semblé que vous avez mentionné l'île Santa Inez.

— Oui, c'est exact, répondit Pitt.

— Il y a une ancienne mine de zinc près du glacier. Elle a été fermée quand le gouvernement chilien a cessé d'en subventionner la production.

— Vous connaissez l'île ?

— Oui, répondit Findley. J'étais géologue dans une société minière d'Arizona qui pensait pouvoir rendre l'exploitation de cette mine rentable en mécanisant la production de façon à en réduire les coûts. On m'a envoyé sur place en compagnie de deux ingénieurs. J'ai passé trois mois dans cet enfer. En fait, le filon était pratiquement épuisé. La mine a donc été définitivement fermée et l'équipement abandonné.

— Comment vous débrouillez-vous avec un fusil ?

— J'ai déjà chassé.

— Clayton, mon ami, fit Pitt en le prenant par le bras, vous êtes un envoyé des dieux !

52

Clayton Findley était bien un envoyé des dieux.

Pendant qu'Hollis donnait ses instructions à ses hommes à l'intérieur d'un hangar désaffecté, Pitt, Gunn et Giordino aidèrent Findley à construire un diorama de l'île Santa Inez sur une vieille table de ping-pong à l'aide de glaise ramassée à côté de la piste d'atterrissage. Le géologue se servit de la carte marine de Pitt pour se rafraîchir la mémoire.

— Voilà, fit-il enfin. C'est Santa Inez.

Hollis et ses hommes vinrent entourer la table et chacun, dans un silence pensif, contempla quelques instants le diorama.

L'île ressemblait à la pièce d'un puzzle. Le littoral déchiqueté était un véritable cauchemar de fjords et de baies. À l'est, elle faisait face au détroit de Magellan, et, à l'ouest, à l'océan Pacifique. Le sol était aride, elle mesurait quatre-vingt-quinze kilomètres de long sur soixante-cinq de large, et son point culminant était le mont Wharton, haut de 1 320 mètres.

Il n'y avait pratiquement pas de plages ni de plaines. Les montagnes s'élevaient, hérissées de rochers, et leurs pentes abruptes retombaient droit dans les eaux glacées.

Le glacier paraissait chevaucher l'île. Il était le produit d'étés froids et nuageux au cours desquels la glace ne fondait pas. La masse solide était flanquée d'escarpements rocheux qui se dressaient dans un silence immuable pendant que le glacier, inexorablement, poursuivait son chemin vers la mer en creusant le sol.

Bien peu de régions du globe étaient plus hostiles à l'homme. Aucune des îles du détroit de Magellan n'était habitée de façon permanente. Au fil des siècles, des hommes étaient venus et repartis, et avaient laissé derrière eux des noms comme la péninsule du Cou Brisé, l'île de la Tromperie, la baie de la Calamité, l'île de la Désolation et Port Famine. C'était un endroit rude. La seule végétation qui y poussait était rabougrie, arbres tordus qui se mêlaient à une sorte de lande sauvage. Findley balaya d'un geste le diorama.

— Imaginez un paysage désolé et de la neige en altitude, et vous avez à peu près ce qui vous attend.

— Merci, monsieur Findley, fit Hollis. Et maintenant, voyons le déroulement des opérations. Le major Dillinger dirigera l'attaque aérienne, et moi l'équipe de plongeurs.

Le colonel s'interrompit pour dévisager les membres de son commando un par un. C'étaient des hommes minces, durs et déterminés, l'élite des Forces d'opérations spéciales. Une sacrée équipe, pensa-t-il avec un sentiment de fierté. La meilleure du monde.

— Nous nous sommes entraînés à nous emparer de bateaux en pleine nuit, reprit-il, mais jamais nous n'avons été placés dans des conditions qui nous étaient à ce point défavorables. Nous ne possédons pas de renseignements précis, les conditions météo sont épouvantables et nous nous trouvons devant un glacier qui risque à tout instant de craquer. Avant de lancer l'assaut dans quelques heures, posez toutes les questions qui vous viennent à l'esprit. Et si vous décelez une faille quelque part, n'hésitez pas à le signaler. Je vous écoute.

— Des habitants sur l'île ? demanda aussitôt Dillinger à Findley.

— Aucun depuis qu'on a fermé la mine.

— Conditions météo ?

— Pluie ou neige presque incessantes. On voit rarement le soleil. Les températures à cette époque de l'année sont de quelques degrés au-dessous de zéro. Vents constants qui peuvent parfois être violents.

Hollis se rembrunit.

— Il va falloir utiliser les minicoptères et des cordes pour descendre.

— Vous avez amené des hélicoptères ? fit Gunn, incrédule. Je ne croyais pas qu'ils avaient la vitesse et le rayon d'action pour...

— Pour voler si loin et si vite, finit le colonel à sa place. Leur appellation militaire comporte trop de lettres et de chiffres pour qu'on s'en souvienne. On les appelle les « pigeons voyageurs ». Petits, compacts, ils transportent un pilote dans un cockpit intégré et deux hommes à côté. Ils sont équipés d'un dôme à infrarouges et de rotors silencieux. Ils se démontent et s'assemblent en quinze minutes. Un C-140 peut en transporter six.

— Il y a un autre problème, dit Pitt.

— Je vous écoute.

— Le radar du Lady Flamborough peut être utilisé pour la détection aérienne. Vos « pigeons voyageurs » sont peut-être discrets, mais ils apparaîtront quand même sur les écrans, ce qui permettra aux pirates de vous préparer un petit comité d'accueil.

— Et voilà pour l'effet de surprise, fit Dillinger sombrement.

Hollis se tourna vers Findley :

— D'autres éléments hostiles pour une attaque menée depuis le fjord ?

Le géologue eut un petit sourire.

— Vous devriez être mieux loti que le major. Vous aurez en effet l'avantage des nuages de givre.

— Des nuages de givre ?

— Oui, une sorte de brouillard givrant qui se forme au contact de l'air froid et l'eau un peu plus chaude près du mur du glacier. Il s'élève partout sur une hauteur de deux à dix mètres. Ajouté à la pluie, il dissimulera complètement vos hommes jusqu'à ce qu'ils aient mis le pied sur le paquebot.

— Finalement, il y en a au moins un de nous deux qui a de la chance, fit Dillinger.

— Étant donné que ce serait du suicide pour vos hommes de sauter en parachute sur le bateau, intervint Pitt, pourquoi ne pas les déposer sur le glacier ? De là, ils pourraient s'approcher jusqu'au bord et descendre en rappel sur le pont principal.

— Effectivement, ce ne serait pas trop difficile, fit Dillinger. Le mur de glace surplombe la superstructure du navire.

Hollis hocha la tête et déclara :

— J'y ai pensé. Quelqu'un a une objection à formuler ?

— Le plus grand danger, c'est le glacier lui-même, répondit Gunn. Il est sans doute criblé de crevasses recouvertes d'une couche de neige qui cède sous le poids d'un homme. Il faudra progresser dans le noir avec la plus extrême prudence.

— Pas d'autres commentaires ?

Il n'y en avait pas et le colonel reprit en s'adressant à Dillinger :

— Combien de temps vous faudra-t-il pour passer à l'attaque après avoir sauté sur l'objectif ?

— J'aimerais connaître d'abord la force et la direction du vent.

— Neuf jours sur dix, il souffle du sud-est, dit Findley. Sa vitesse moyenne est de dix kilomètres à l'heure, mais elle peut facilement atteindre dix fois plus.

Dillinger contempla pensivement le diorama et s'efforça de se représenter le glacier en pleine nuit. Il se livra à de rapides calculs, puis il leva la tête.

— Quarante à quarante-cinq minutes entre le parachutage et le début de l'attaque.

— Pardonnez-moi de me mêler de vos affaires, major, dit Pitt. Mais je crois que vous comptez trop juste.

— Je suis d'accord avec lui, ajouta Findley. J'ai eu plusieurs fois l'occasion de marcher sur le glacier. Les arêtes de glace rendent la progression très lente.

— Si j'étais vous, je doublerais le temps nécessaire, fit à son tour Giordino. Vous n'arriveriez jamais à l'heure si par malheur l'un de vos hommes tombait dans une crevasse. Et vous ne pourriez pas informer l'équipe de plongeurs de votre retard.

Hollis le gratifia du regard qu'il réservait aux objecteurs de conscience.

— Nous ne sommes plus à l'époque de la Première Guerre mondiale, monsieur Giordino. Nous n'avons pas besoin de synchroniser nos montres avant de sauter. Chacun des hommes est équipé d'un récepteur radio miniaturisé dans l'oreille et d'un micro à l'intérieur de sa cagoule de ski. Peu importe que le commando du major Dillinger soit en retard ou le mien en avance. Du moment que nous restons en communication, il n'y a aucun problème à mener un assaut conjugué...

— Autre chose, l'interrompit Pitt. Je suppose que vos armes sont munies de silencieux ?

— Oui, répondit Hollis. Pourquoi ?

— Une rafale tirée par une mitraillette sans silencieux pourrait faire s'effondrer le mur du glacier.

— Mais je ne sais pas ce qu'il en est des pirates.

— Vous aurez tout intérêt à les tuer en vitesse, murmura Giordino.

— Nous ne sommes pas entraînés à faire de prisonniers parmi les terroristes, répliqua le colonel avec un sourire de carnassier. Et maintenant, si nos visiteurs n'ont plus de critiques à formuler, y a-t-il d'autres questions ?

Richard Benning, le chef du commando des plongeurs, leva la main.

— Oui, Benning ?

— Allons-nous faire une approche sous-marine ou en surface ?

Hollis déroula une carte et désigna de la pointe de son stylo une petite île au milieu du fjord, dissimulée à la vue du paquebot par une langue de terre.

— Notre équipe sera déposée sur cet îlot par les « pigeons voyageurs ». Le Lady Flamborough se trouve à environ trois kilomètres de là. L'eau est trop froide pour parcourir cette distance à la nage, aussi nous utiliserons des canots pneumatiques. Si M. Findley a raison au sujet du brouillard givrant, nous devrions pouvoir approcher sans être détectés. Au cas où il se dissiperait, on entrerait dans l'eau à deux cents mètres du bateau et on plongerait jusqu'à atteindre la coque.

Gunn leva à son tour la main.

— Oui, monsieur Gunn, fit Hollis avec lassitude. Qu'y a-t-il encore ? Aurais-je oublié quelque chose ?

— Simple curiosité, colonel. Comment saurez-vous si les pirates n'ont pas eu vent de votre tentative et ne vous ont pas tendu une embuscade ?

— L'un de nos avions est équipé de systèmes d'écoute perfectionnés, il va tourner à sept milles au-dessus du Lady Flamborough et capter toutes les transmissions émises par les pirates. Croyez-moi, s'ils pensaient qu'un commando des Forces d'opérations spéciales était prêt à intervenir, ils s'agiteraient comme des forcenés. Nos spécialistes des communications aidés de traducteurs auraient largement le temps de nous avertir.

Pitt attira l'attention du colonel.

— Oui, monsieur Pitt ?

— J'espère que vous n'avez pas oublié le groupe de la NUMA.

Hollis haussa un sourcil.

— Non, je ne l'ai pas oublié. (Il se tourna vers le géologue.) Monsieur Findley, où est située la mine abandonnée, avez-vous dit ?

— Je n'ai pas pensé à la faire figurer, répondit Findley d'une voix neutre. Mais puisque ça vous intéresse... (Il plaça une pochette d'allumettes sur le flanc d'une montagne qui surplombait le glacier et le fjord.) Voilà, elle est là, à environ deux kilomètres et demi du bord du glacier et du bateau.

— C'est à cet endroit que vous vous tiendrez, dit alors le colonel à Pitt. Vous pourrez faire office de poste d'observation.

— Tu parles d'un poste d'observation ! grommela Giordino. En pleine nuit, et avec la pluie et la neige fondue, on aura encore de la chance si on arrive à voir nos chaussures !

— Un endroit confortable et sûr, fit Pitt ironiquement. On pourra faire un bon feu et préparer un petit pique-nique.

— Excellente idée, répliqua Hollis avec une pointe de satisfaction. (Il considéra ses hommes rassemblés.) Eh bien, messieurs, je ne vous ennuierai plus par des discours. Allons faire notre travail et sauver des vies humaines. Et si l'un de ces hommes de la NUMA pose le pied sur le paquebot avant que j'en aie donné l'autorisation, abattez-le. C'est un ordre.

— Ce sera avec plaisir, fit Dillinger avec un sourire de hyène.

Giordino haussa les épaules.

— Décidément ces gens-là savent entretenir l'amitié.

Pitt ne partageait pas l'humeur caustique de son ami. Il comprenait parfaitement la position d'Hollis. Ces soldats étaient des professionnels. Ils formaient un commando, il les étudia un instant, des hommes grands et forts, des hommes tranquilles qui étaient disposés en cercle autour de la table de ping-pong. Aucun d'eux n'avait plus de vingt-cinq ans.

Et, tandis qu'il les dévisageait ainsi, il ne pouvait s'empêcher de se demander lesquels allaient mourir dans les heures à venir.

53

— Encore combien de temps ? demanda Machado à Ammar en s'affalant sur le canapé du commandant Collins.

Les générateurs du paquebot étant coupés, la cabine était seulement éclairée par quatre torches électriques accrochées au plafond. Ammar haussa les épaules et continua à lire le Coran.

— Vous passez plus de temps que moi dans la salle des communications, fit-il. Vous devez le savoir mieux que moi.

— J'en ai assez de ne rien faire comme un vieillard impotent cracha le Mexicain, il n'y a qu'à tous les abattre et foutre le camp de cet enfer.

Ammar considéra un instant son homologue dans le domaine du crime. Machado était plutôt négligé. Il avait les cheveux gras et les ongles sales. L'Égyptien le respectait pour la menace qu'il représentait, mais sinon il n'éprouvait à son égard qu'un profond dégoût.

Machado quitta le canapé et se mit à arpenter un moment la cabine avant de se laisser tomber dans un fauteuil.

— On aurait dû recevoir des instructions il y a vingt-quatre heures, fit-il. Topiltzin n'est pas homme à tergiverser.

— Akhmad Yazid non plus, répliqua Ammar sans lever les yeux du Coran. Allah et lui y veilleront.

— Ils veilleront à quoi ? À nous fournir des hélicoptères, un bateau ou un sous-marin avant que nous soyons découverts ? Vous connaissez la réponse, ami égyptien, et vous êtes assis là, aussi énigmatique qu'un sphinx.

Ammar tourna une page.

— Demain à cette heure, vos hommes et vous serez de retour au Mexique.

— Quelle garantie pouvez-vous donner que nous ne serons pas sacrifiés pour le bien de la cause ?

— Yazid et Topiltzin ne peuvent pas courir le risque que nous soyons capturés par les forces internationales, répondit Ammar d'une voix lasse, ils auraient peur qu'on parle sous la torture. Leurs empires naissants seraient réduits en pièces si l'un d'entre nous révélait leur rôle dans cette affaire. Croyez-moi, toutes les dispositions ont été prises pour nous permettre de quitter le bateau, il suffit d'être patient.

— Quelles dispositions ?

— Vous le saurez dès que les instructions nous parviendront en ce qui concerne le sort des otages.

Machado pouvait à tout instant découvrir la supercherie. Tant que c'était un des hommes d'Ammar qui s'occupait des communications du paquebot, aucun message n'arrivait, car la radio était réglée sur une mauvaise fréquence. Yazid, et probablement Topiltzin, devait se faire un sang d'encre en s'imaginant qu'il ne s'était pas conformé au plan initial et qu'il avait assassiné tous les passagers au lieu de les garder en vie à des fins de propagande.

— Pourquoi ne pas agir sans attendre, les enfermer dans les cabines et couler le bateau ? demanda Machado avec une exaspération grandissante.

— Tuer l'équipage britannique, le sénateur américain et les passagers qui ne sont ni égyptiens ni mexicains ne serait pas très malin. Ça vous plairait peut-être d'être recherché par toutes les polices et les services secrets occidentaux, commandant, mais moi, je préfère une existence plus tranquille.

— Il serait stupide de laisser des témoins.

Cet idiot ne sait pas à quel point il a raison, se dit Ammar. Il soupira et reposa enfin le Coran.

— Votre seule préoccupation est le président De Lorenzo. La mienne, le président Hassan et Hala Kamil. Nos relations s'arrêtent là.

Machado se leva et se dirigea vers la porte de la cabine.

— On a intérêt à recevoir des instructions rapidement, gronda-t-il. Je ne peux pas faire attendre mes hommes beaucoup plus longtemps, ils ont hâte de me voir prendre cette mission en charge.

Ammar lui adressa un sourire plein de sympathie.

— Disons midi... Si nous n'avons pas de nouvelles de nos chefs d'ici midi, je vous remets le commandement.

Une lueur de soupçon s'alluma dans les yeux du Mexicain.

— Vous seriez d'accord pour que je prenne la tête des opérations ?

— Oui, pourquoi pas ? J'ai accompli la part qui me revenait, il me reste à m'occuper du président Hassan et d'Hala Kamil, sinon mon boulot est terminé. Je serai ravi de vous laisser assumer le casse-tête final.

Machado eut brusquement un sourire diabolique.

— Je vous rappellerai cette promesse, ami égyptien. Alors, je verrai peut-être le visage qui se dissimule sous ce masque.

Sur ces paroles, il sortit.

À peine la porte s'était-elle refermée qu'Ammar tirait une radio miniature de la poche de son manteau.

— Ibn

— Oui, Suleiman Aziz ?

— Où es-tu ?

— Sur l'arrière.

— Combien d'hommes à terre ?

— Six ont débarqué sur le quai de l'ancienne mine. Nous sommes encore quinze à bord, toi compris. Les opérations sont très lentes. Nous n'avons qu'un canot à trois places. Le canot pneumatique à huit places était inutilisable.

— Sabotage ?

— Oui. Sans aucun doute l'œuvre des hommes de Machado.

— Ils t'ont causé d'autres problèmes ?

— Pas pour le moment. Le froid les tient à l'écart des ponts extérieurs. La plupart sont au bar en train de boire de la tequila. Les autres dorment. Tu as eu raison de dire à nos hommes de faire ami avec eux. Leur discipline s'est considérablement relâchée.

— Les charges ?

— Les explosifs ont été placés le long d'une faille parallèle à la face du glacier. L'explosion devrait faire s'effondrer tout le mur sur le paquebot.

— Combien de temps pour achever l'évacuation ?

— C'est assez long à la rame et on ne peut pas mettre le moteur par crainte d'alerter les hommes de Machado. Je pense que quarante-cinq minutes nous seront encore nécessaires.

— Il faut que nous soyons tous en sûreté avant le jour.

— Nous allons faire de notre mieux, Suleiman Aziz.

— Ils peuvent poursuivre l'opération sans toi ?

— Oui.

— Alors, prends un homme avec toi et retrouve-moi dans la cabine d'Hassan.

— Nous allons l'exécuter ?

— Non, nous allons les emmener avec nous.

Ammar coupa la radio et glissa le Coran dans une poche de son manteau.

Il se vengerait d'Akhmad Yazid. Le plan de celui-ci, si soigneusement mis au point, allait tourner au désastre. Ammar n'avait nullement l'intention de suivre les instructions prévues maintenant qu'il savait que Machado avait été engagé pour le tuer, lui et ses hommes. Il était rendu plus furieux encore par la perte financière que cela représentait que par la trahison elle-même.

Il allait donc épargner Hassan et Kamil, et aussi De Lorenzo, du moins temporairement, pour servir de monnaie d'échange. Après tout, il pouvait très bien retourner la situation en sa faveur et faire porter toute la responsabilité de cette affaire sur Yazid et Topiltzin.

Il avait besoin de temps pour réfléchir et concevoir un nouveau plan. Mais le plus urgent d'abord.

Il devait réussir à faire quitter le bateau aux otages avant que Machado et sa bande ne devinent la vérité.

 

Le cœur d'Hala se serra lorsqu'elle vit la porte de la cabine s'ouvrir et le chef des pirates entrer. Elle le dévisagea un instant, puis son regard effleura la mitraillette qu'il tenait négligemment à la main.

Il parla d'une voix calme mais effrayante :

— Vous allez tous me suivre.

La jeune femme se mit à trembler et elle baissa les yeux, furieuse de ne pouvoir maîtriser sa peur.

Le sénateur Pitt, lui, ne se laissa pas intimider, il bondit sur ses pieds et traversa la cabine en trois enjambées pour s'arrêter à quelques centimètres d'Amman

— Où nous emmenez-vous et dans quel but ? demanda-t-il.

— Je ne suis pas devant l'une de vos ridicules commissions d'enquête, répliqua l'Égyptien d'un ton glacial.

— Nous avons le droit de savoir, insista fermement le sénateur.

— Vous n'avez aucun droit ! cracha Ammar.

Il repoussa brutalement le sénateur et s'avança dans la cabine ; son regard se posa un instant sur les visages livides d'appréhension.

— Nous allons faire une petite promenade en bateau, suivie d'un court voyage en train. Mes hommes vont vous donner des couvertures pour vous protéger du froid.

Les prisonniers croyaient avoir affaire à un fou, mais ils ne discutèrent pas.

Envahie d'un terrible sentiment d'impuissance, Hala Kamil aida le président Hassan à se lever. Elle en avait assez d'être sous la menace constante de la mort, et elle finissait par se dire que tout cela n'avait plus d'importance.

Et pourtant, quelque part au plus profond d'elle-même, une étincelle brûlait encore. Elle ressentait cette absence de peur du soldat qui part au combat en sachant qu'il va mourir et qu'il n'a plus rien à perdre en se battant jusqu'au bout. Elle était bien décidée à survivre.

 

Machado entra dans la salle des communications et la trouva déserte. Il pensa d'abord que le radio d'Ammar s'était absenté un instant pour satisfaire un besoin naturel, mais il passa la tête dans les toilettes, et les trouva également désertes. Les yeux rougis par le manque de sommeil, il examina un long moment la radio, et une expression perplexe se peignit sur son visage. Il alla à la passerelle et s'approcha d'un de ses hommes penché au-dessus de l'écran radar.

— Où est le radio ? demanda-t-il.

L'opérateur radar se tourna et haussa les épaules.

— Je ne l'ai pas vu, commandant. Il n'est pas dans la salle des communications ?

— Non, il n'y a personne.

— Vous voulez que j'interroge le chef des Arabes ?

Machado secoua lentement la tête. Il ne parvenait pas à s'expliquer la disparition du radio.

— Va chercher Jorge Delgado et ramène-le ici, finit-il par dire. Il s'y connaît. Je préfère que ce soit nous plutôt que ces stupides Arabes qui nous occupions des communications.

Pendant qu'ils parlaient, ni l'un ni l'autre ne remarqua l'écho qui était apparu sur l'écran radar et qui indiquait qu'un avion passait à basse altitude au-dessus de l'île.

Et même s'ils l'avaient aperçu, ils n'auraient pas pu détecter les parachutes « invisibles » du commando des Forces spéciales qui s'ouvraient et allaient déposer Dillinger et ses hommes sur le glacier.

54

Pitt était installé dans la cabine fonctionnelle de l'Osprey. L'appareil en forme d'obus décollait comme un hélicoptère, mais volait comme un avion à des vitesses qui dépassaient les 600 kilomètres à l'heure. Le directeur des projets spéciaux de la NUMA était bien réveillé, de même que tous les autres, à l'exception de Giordino qui dormait profondément malgré l'inconfort des sièges et les turbulences.

— Comment fait-il ? demanda Findley avec un étonnement sincère.

— C'est dans ses gènes, répondit Pitt.

Gunn secoua la tête avec admiration.

— Je l'ai vu dormir dans les pires situations et dans les pires endroits, et pourtant je n'arrive jamais à en croire mes yeux quand je le vois.

Le jeune copilote se tourna vers eux.

— Il ne semble pas particulièrement souffrir du syndrome du stress, on dirait ?

Tous éclatèrent de rire. Pitt s'efforça de se détendre du mieux possible, il éprouvait un certain sentiment de satisfaction. Certes, il ne participerait pas à l'assaut — autant laisser cette tâche aux professionnels entraînés pour des opérations de ce genre —, mais il se trouverait suffisamment proche de l'action pour être sur les talons d'Hollis et de son commando, et il avait bien l'intention de suivre les hommes de Dillinger une fois l'attaque lancée.

Il n'avait aucun sinistre pressentiment et n'imaginait pas un instant qu'il pourrait lui arriver malheur. De même, il était persuadé que son père était vivant. Il ne parvenait pas à se l'expliquer, mais il sentait la présence proche du sénateur.

— Atterrissage dans six minutes, annonça le pilote avec un entrain qui fit tressaillir Pitt.

Le pilote paraissait en effet totalement à l'aise tandis qu'il survolait des sommets escarpés et enneigés qu'il ne pouvait pas voir. Tout ce qu'on distinguait par le pare-brise, c'étaient les flocons de neige fondue et, au-delà, les ténèbres.

— Comment faites-vous pour vous repérer ? demanda Pitt.

Le pilote, un type flegmatique qui ressemblait à Burt Reynolds, haussa les épaules.

— Tout est dans les poignets, fit-il.

Pitt se pencha pour regarder. Le pilote, les bras croisés, n'effleurait même pas les commandes. Il se contentait de surveiller un petit écran pareil à celui d'un jeu vidéo sur lequel apparaissait, tout en bas, le nez de l'Osprey alors que le reste affichait des montagnes et des vallées qui défilaient sous le ventre de l'appareil simulé. Dans le coin supérieur, les distances, la vitesse et l'altitude s'inscrivaient en chiffres digitaux rouges.

— Il vole sans le secours de l'homme, murmura Pitt. L'ordinateur remplace tout.

Le pilote tendit la main et effectua une légère correction à l'aide d'un minuscule bouton.

— Le radar et le scanner à infrarouges balayent le sol et l'ordinateur traduit les données en images à trois dimensions, puis il gère le pilotage automatique. Sans notre petit guide électronique, on serait encore à Punta Arenas à attendre le lever du jour et que le ciel se dégage... (Un signal retentit, et le pilote se redressa.) On arrive près du site d'atterrissage programmé. Vous feriez bien de vous préparer à débarquer.

— Où le colonel Hollis vous a-t-il dit de nous laisser ?

— Juste derrière le sommet de la montagne au-dessus de la mine afin d'échapper au radar du paquebot. Il faudra que vous fassiez le reste à pied.

Pitt se tourna vers Findley.

— Ça pose un problème ?

— Je connais cette montagne comme ma poche, répondit le géologue en souriant. Le sommet n'est qu'à 3 kilomètres de l'entrée de la mine. La descente est facile. Je pourrais l'effectuer les yeux fermés.

— Compte tenu des conditions météo, murmura Pitt d'un air sombre, j'ai l'impression que c'est précisément ce que vous allez être obligé de faire !

 

Le gémissement des turbines de l'Osprey se tut, et l'on n'entendit plus que le vent mugir. L'équipe de la NUMA se hâta de débarquer. Sans perdre un instant, en silence, les quatre hommes, qui ne portaient que deux sacs de toile, se courbèrent sous les rafales de neige fondue et entreprirent d'escalader la pente qui conduisait au sommet de la montagne.

Findley ouvrait la marche. La visibilité au sol était tout aussi mauvaise que dans les airs, et la lampe que braquait le géologue n'éclairait le terrain accidenté qu'à tout juste deux mètres devant lui.

Ils n'avaient rien d'un commando d'élite. Ils n'étaient apparemment équipés d'aucune arme, et chacun était vêtu de manière différente pour se protéger du froid. La seule chose qu'ils avaient en commun, c'étaient des lunettes de ski aux verres jaunes.

Le vent, cinglant mais supportable, soufflait à environ 20 kilomètres à l'heure. Le sol était très glissant, et ils tombaient toutes les cinq minutes. Ils devaient souvent s'arrêter pour essuyer leurs lunettes et furent bientôt couverts de neige.

Findley explorait le sol devant lui à l'aide de sa torche qui révélait la forme fantomatique de gros rochers et de rares arbustes rabougris. Il sut qu'il avait atteint le sommet quand il arriva sur une arête rocheuse balayée par les bourrasques.

— Ce n'est plus très loin, hurla-t-il dans le vent. Il n'y a plus qu'à descendre.

— Dommage qu'on ne puisse pas louer une luge, grommela Giordino.

Pitt consulta sa vieille Doxa de plongée. L'assaut était prévu pour 5 heures. Soit dans vingt-huit minutes. Ils étaient en retard.

— Dépêchons-nous, cria-t-il. Je ne veux pas manquer le spectacle.

Leur progression devint plus facile. La pente n'était pas trop accentuée, et Findley avait emprunté un sentier tortueux qui conduisait à la mine. Les pins étaient plus hauts et plus touffus, les rochers moins gros et moins nombreux, et leurs bottes trouvèrent un sol plus ferme.

Heureusement, le vent et les rafales de neige commencèrent à se calmer. Des déchirures apparurent parmi les nuages, et on aperçut même quelques étoiles. Ils arrivaient maintenant à voir sans lunettes.

Findley était en terrain de connaissance. Un terril se dessina devant lui. Il le contourna et se mit à suivre une étroite voie de chemin de fer. Il allait crier quelque chose quand Pitt le saisit brusquement par le col de sa parka et le tira en arrière avec une telle violence qu'il tomba par terre. Pitt s'empressa de ramasser la torche et de l'éteindre.

— Qu'est-ce que...

— Silence ! lui intima Pitt.

— Tu as entendu quelque chose ? souffla Gunn.

— Non, j'ai senti une odeur familière.

— Une odeur familière ?

— Oui. Il y a quelqu'un qui fait griller un gigot.

Ils rejetèrent la tête en arrière et humèrent l'atmosphère.

— Bon Dieu, tu as raison, murmura Giordino. Ça sent bien le mouton grillé.

Pitt aida Findley à se relever.

— On dirait que quelqu'un est arrivé le premier sur votre concession.

— Il faut être complètement idiot pour s'imaginer qu'elle vaut la peine d'être exploitée.

— Je ne crois pas que ce soit du zinc qu'ils cherchent.

Giordino fit deux ou trois pas sur le côté.

— Avant que tu aies éteint la lampe, j'ai vu briller quelque chose par là.

Il tâta du pied autour de lui et heurta un objet qu'il ramassa. Il se plaça le dos à la mine et alluma une petite lampe-stylo.

— Une bouteille de château-margaux 1966, constata-t-il. Pour des mineurs, ils ont plutôt des goûts de luxe.

— Il se passe des trucs bizarres ici, dit Findley.

— Le mouton et le bordeaux doivent venir du Lady Flamborough, conclut Gunn.

— À quelle distance sommes-nous de l'endroit où le glacier se jette dans le fjord ? demanda Pitt au géologue.

— Le glacier lui-même est à environ cinq cents mètres au nord. Mais la paroi qui fait face au fjord se trouve à un peu moins de deux kilomètres à l'ouest.

— Comment transportait-on le minerai ?

— Par un petit train qui part de l'entrée de la mine, passe par le pileur de minerai, puis descend jusqu'aux docks où s'effectuait le chargement sur les cargos.

— Vous n'aviez pas mentionné l'existence de docks.

— Personne ne m'avait posé la question. (Findley haussa les épaules.) Il s'agit d'un petit quai qui s'étend jusqu'à une crique située légèrement à l'écart du glacier.

— Distance approximative du paquebot ?

— Une centaine de mètres, peut-être.

— J'aurais dû y penser, murmura Pitt en secouant la tête.

— De quoi parlez-vous ? demanda le géologue.

— Le commando de soutien des terroristes. Les pirates à bord du bateau avaient besoin d'une base avancée pour organiser leur évasion. Ils ne pouvaient pas quitter le paquebot en pleine mer sans être repérés et capturés à moins d'avoir un sous-marin, ce qui est pratiquement impossible sans bénéficier de l'appui d'un gouvernement officiel. La mine abandonnée est l'endroit idéal pour y dissimuler des hélicoptères. Et ils peuvent en outre utiliser la voie de chemin de fer encaissée pour faire le trajet entre le fjord et la mine.

— Hollis, fit simplement Gunn. Il faut le prévenir.

— On ne peut pas, répondit Giordino. Notre cher ami le colonel a refusé de nous fournir une radio.

— Alors comment l'avertir ?

— Impossible, fit Pitt en haussant les épaules. Mais on pourrait toujours l'aider en mettant les hélicoptères hors d'usage et en empêchant les terroristes qui se trouvent ici de prendre Hollis et ses hommes en tenailles.

— Mais ils sont peut-être une quinzaine, objecta Findley. Et nous ne sommes que quatre !

— Ils ne se méfient pas, fit Gunn. Ils ne s'attendent pas à ce que quelqu'un débarque sur une île déserte en pleine nuit et en plein milieu d'une tempête.

— Rudi a raison, dit Giordino. Sinon, ils nous seraient déjà tombés dessus.

— On bénéficie de l'effet de surprise, ajouta Pitt. En restant à couvert et en profitant de l'obscurité, on peut les prendre totalement au dépourvu.

— Et s'ils nous repèrent, qu'est-ce qu'on fait ? demanda le géologue. On leur lance des pierres ?

— Ma devise, c'est « toujours prêt », répliqua Pitt.

Giordino et lui s'agenouillèrent de concert à côté des sacs de toile. Le petit Italo-Américain en sortit les gilets pare-balles et Pitt les armes. Il tendit un fusil semi-automatique à Findley.

— Vous avez pratiqué la chasse, Clayton. Alors voici avec un peu d'avance votre cadeau de Noël. Un Benelli Super 90 calibre 12.

Les yeux du géologue s'illuminèrent.

— Ça me plaît bien, fit-il en caressant la crosse du fusil. Ça me plaît même beaucoup.

Puis il remarqua que Gunn et Giordino avaient des mitraillettes Heckler-Koch équipées de silencieux.

— On ne trouve pas des joujoux pareils à la quincaillerie du coin, fit-il. Où vous les êtes-vous procurés ?

— Auprès des Forces spéciales, répondit négligemment Giordino pendant qu'Hollis et Dillinger avaient le dos tourné.

L'étonnement du géologue s'accrut lorsqu'il vit Pitt insérer un chargeur à tambour dans une vieille mitraillette Thompson.

— Vous devez être un amoureux des antiquités !

— Ces armes anciennes sont de vrais bijoux, dit simplement Pitt. (Il consulta de nouveau sa montre. Plus que six minutes avant l'attaque.) Que personne ne tire avant que je le dise. Pas question de gâcher les chances des commandos des Forces spéciales. Leur tâche est déjà bien assez difficile comme ça.

— Et le glacier ? demanda Findley. Les coups de feu ne risquent pas d'ébranler la paroi ?

— Pas de cette distance, le rassura Gunn. On pensera à des pétards.

— N'oubliez pas que nous tenons dans la mesure du possible à éviter une bataille rangée, dit Pitt. Notre premier objectif est de localiser les hélicoptères.

— Dommage qu'on n'ait pas d'explosifs, fit Giordino.

— Rien n'est parfait.

Pitt laissa quelques instants à Findley pour se repérer, puis celui-ci fit un petit signe de tête, et ils s'élancèrent en restant dans l'ombre et en progressant le plus silencieusement possible. Les bâtiments vétustes qui entouraient la mine étaient pour la plupart constitués d'une charpente en bois recouverte de tôles ondulées rouillées. Il y avait de petits hangars et aussi des constructions hautes comme des immeubles de trois étages qui se dressaient, sinistres, dans la pénombre. Si ce n'était l'odeur de viande grillée, on aurait pu se croire dans une ville fantôme de l'Ouest américain.

Findley s'arrêta brusquement derrière un hangar, leva la main, et attendit que les autres se regroupent autour de lui. Il se pencha pour regarder, puis se tourna vers Pitt.

— Le bâtiment où se trouvaient la salle à manger et la salle de jeux est juste sur la droite, murmura-t-il. Il y a de la lumière qui filtre derrière d'épais rideaux.

— Des gardes ? demanda Pitt.

— Les environs semblent déserts.

— Où auraient-ils pu dissimuler les hélicoptères ?

— Le puits principal s'enfonce sur six niveaux. C'est donc exclu.

— Alors ?

— L'endroit le plus vaste à ciel ouvert est le moulin à minerai. Il y a un bâtiment avec des portes coulissantes où on entreposait le matériel lourd. Avec les pales des rotors repliées, on devrait pouvoir facilement en caser trois.

— Ils sont sûrement là, affirma Pitt.

Il n'y avait plus un moment à perdre. L'attaque conjuguée d'Hollis et de Dillinger allait être déclenchée d'une minute à l'autre. Ils étaient à mi-chemin de la salle à manger quand la porte s'ouvrit brusquement et qu'un rayon de lumière perça l'obscurité pour venir frôler leurs pieds. Ils se figèrent sur place, les armes braquées.

Une silhouette se découpa dans l'encadrement, fit quelques pas et déversa par terre les déchets d'un plat avant de rentrer et de refermer derrière elle. Quelques instants plus tard, Pitt et ses compagnons arrivaient au moulin à minerai et se plaquaient contre la cloison.

— Comment pénétrer à l'intérieur ? souffla Pitt à l'oreille de Findley.

— Il y a des tapis roulants qui amenaient le minerai brut et emportaient le minerai concassé jusqu'aux wagonnets. Le seul problème, c'est qu'ils sont très hauts au-dessus de nos têtes.

— Des portes ?

— Celle du magasin, répondit le géologue, dans un murmure. Si je me souviens bien, il y a aussi un escalier qui conduit à un bureau sur le côté.

— Fermé, sans aucun doute, fit Giordino.

— Bon, la porte, alors, décida Pitt. Personne ne s'attend à l'intrusion d'étrangers. On entre comme si on était de leur bande et qu'on revenait de la salle à manger.

Ils tournèrent le coin du bâtiment et poussèrent une grande porte délabrée qui s'ouvrit sans bruit.

À l'intérieur, c'était immense. Une énorme machine occupait le centre, pareille à une pieuvre géante avec des tapis roulants, des tuyaux et des câbles électriques en guise de tentacules. Le concasseur était un gros cylindre horizontal muni de boules d'acier de différentes tailles qui écrasaient le minerai.

Pitt s'était trompé. Il s'était imaginé qu'il y avait au moins deux, ou peut-être trois, hélicoptères prévus pour l'évacuation des pirates, mais il n'y en avait qu'un, un grand Westland Commando anglais, un appareil ancien mais fiable, conçu pour le transport de troupes et le soutien logistique. Il pouvait recevoir jusqu'à une trentaine de passagers. Deux hommes en treillis se tenaient en haut d'une plate-forme et étaient en train d'examiner quelque chose par une trappe à côté du moteur. Ils étaient pris par leur tâche et ne prêtèrent aucune attention à ces visiteurs de l'aube.

Lentement, prudemment, Pitt s'avança dans la grande salle à ciel ouvert, Findley sur sa gauche, Giordino sur sa droite, et Gunn à quelques pas derrière. Les deux mécaniciens ne s'intéressèrent toujours pas à eux. Pitt remarqua alors un garde qui était négligemment assis sur une caisse, à moitié caché par une poutre, le dos à la porte. Il fit signe à Giordino et à Findley de contourner l'hélicoptère en se dissimulant dans l'ombre pour vérifier s'il y avait d'autres terroristes. Le garde, qui avait senti le courant d'air quand la porte s'était ouverte, s'était à moitié tourné pour voir qui était entré. Il était en noir et coiffé d'une cagoule, également noire.

Pitt s'approcha tranquillement, et lorsqu'il ne fut qu'à deux mètres de lui, il sourit et esquissa un salut de la main. L'homme lui lança un regard étonné et dit deux ou trois mots en arabe.

Pitt haussa les épaules et marmonna quelques paroles qui se perdirent dans le ronronnement du générateur portable alimentant les lampes qui éclairaient les lieux.

Puis le garde vit la Thompson. Les deux secondes qu'il perdit à réfléchir lui furent fatales. Avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, Pitt lui abattit la crosse de la mitraillette sur le crâne. Il le rattrapa et l'installa contre la poutre pour faire croire qu'il donnait. Puis il se glissa sous le fuselage de l'hélicoptère et se dirigea vers les deux hommes qui inspectaient l'appareil. Quand il fut sous la plate-forme, il saisit les barreaux de l'échelle qui permettait d'y accéder et tira de toutes ses forces.

Les mécaniciens s'envolèrent littéralement, surpris au point qu'ils ne poussèrent même pas un cri. Leur seule réaction fut de lever les mains pour tenter en vain de s'accrocher à quelque chose avant de s'écraser au sol. La tête du premier heurta le plancher, et il s'évanouit aussitôt. Le second atterrit sur le côté et on entendit le claquement sec de son bras droit qui se cassait sous le choc. L'homme poussa un gémissement de douleur, vite étouffé par le coup de crosse qu'il reçut sur la tempe.

— Beau travail, dit Findley, brisant le silence. J'espère qu'il n'y en a pas d'autres.

— Si. Al en a trouvé quatre derrière l'hélico.

Le géologue passa sous le ventre de l'appareil et, abasourdi, vit Giordino confortablement installé dans un fauteuil pliant qui tenait en respect quatre hommes enfoncés jusqu'au menton dans des sacs de couchage.

— Tu as toujours aimé les paquets bien ficelés, fit Pitt d'un ton railleur.

— Et toi, tu as toujours fait trop de bruit, riposta son ami sans quitter ses prisonniers des yeux. C'était quoi, tout ce vacarme ?

— Les mécaniciens ont fait une chute malencontreuse.

— On en a combien ?

— Sept en tout.

— Il y en a quatre qui doivent faire partie de l'équipage.

— Un pilote remplaçant, un copilote et deux mécaniciens. Ils ne voulaient pas courir de risques.

Findley désigna l'un des deux mécaniciens.

— Il revient à lui.

Pitt mit sa Thompson en bandoulière.

— On va s'arranger pour qu'ils ne puissent pas aller se balader dans l'immédiat. À vous de jouer, Clayton. Ligotez-les et bâillonnez-les. Vous devriez trouver des sangles dans l'hélicoptère. Al, surveille-les. Rudi et moi, on va aller voir ce qui se passe dehors.

Il fit signe à Gunn. Ils arrachèrent les cagoules de deux Arabes et les passèrent, puis ils franchirent la porte, ils s'avancèrent à découvert sur la route qui longeait les bâtiments, sans chercher à se dissimuler. Arrivés devant la salle à manger, ils se glissèrent dans l'ombre et jetèrent un coup d'œil par une fente entre les rideaux d'une fenêtre.

— Ils sont au moins une douzaine là-dedans, souffla Gunn. Et armés jusqu'aux dents. On dirait qu'ils se préparent à évacuer les lieux.

— Maudit soit Hollis, gronda Pitt dans un murmure. Si seulement il nous avait donné un moyen pour communiquer avec lui !

— De toute façon, c'est trop tard maintenant.

— Trop tard ?

— Il est 5 h 12. Si tout s'était déroulé comme prévu, les hommes d'Hollis et l'équipe médicale seraient en train de voler vers le paquebot.

Gunn avait raison. On aurait dû entendre le bruit des hélicoptères des Forces spéciales.

— Le train, décida Pitt. On va le mettre hors d'usage pour couper tout moyen de transport entre le bateau et la mine.

Gunn acquiesça, et ils longèrent en silence le mur du bâtiment en se baissant quand ils passaient devant les fenêtres. Ils s'arrêtèrent au coin et regardèrent autour d'eux. Puis ils s'élancèrent vers la petite voie de chemin de fer, et se mirent à sprinter entre les rails.

Un frisson courut dans le dos de Pitt, et il serra la crosse de la Thompson avec une angoisse grandissante. Le vent et la pluie avaient cessé, et, à l'est, les étoiles commençaient déjà à perdre de leur éclat.

Un drame s'était sans doute produit.

55

Hollis avait l'impression que cela faisait des heures qu'ils étaient dans les canots.

Les petits hélicoptères, les « pigeons voyageurs », avaient survolé le littoral accidenté et déposé sans incident le colonel et ses hommes sur un îlot à l'embouchure du fjord. Les embarcations avaient ensuite été mises à l'eau sans problème, mais le courant était beaucoup plus fort qu'ils ne s'y étaient attendus.

Puis le moteur électrique silencieux du bateau de tête à cinq places, chargé de tracter les autres, s'était mystérieusement arrêté. On avait alors perdu un temps précieux à ramer dans une course désespérée pour atteindre le Lady Flamborough avant le jour.

La situation avait encore empiré après une panne inexplicable survenue dans le système de communications. Hollis n'avait plus aucun moyen de contacter Dillinger et de savoir si celui-ci et ses hommes avaient investi le paquebot ou bien s'ils s'étaient égarés sur le glacier.

Le colonel des Forces spéciales tirait sur les rames en maudissant à chaque coup le moteur, le courant et Dillinger. L'opération si soigneusement minutée tournait à la catastrophe, et il ne pouvait plus prendre le risque de l'annuler.

Le seul élément positif était le brouillard givrant qui tourbillonnait autour des petites embarcations et recouvrait les hommes du commando d'un manteau protecteur. Seulement, avec les ténèbres environnantes, Hollis ne voyait pas à plus de deux ou trois mètres devant lui. Il se servait pour surveiller sa flottille d'un appareil à infrarouges, et il maintenait les canots groupés grâce à sa radio miniature à faible portée.

Il braqua l'appareil de visée sur le Lady Flamborough. Le paquebot aux lignes élancées ressemblait à présent à un bloc de glace informe adossé à la paroi de porcelaine éraillée d'une antique baignoire. Il estima qu'ils se trouvaient encore à un bon kilomètre de leur objectif.

Le courant diminua brusquement, et ils furent en mesure d'avancer plus vite. Mais il était presque trop tard, tant les hommes semblaient épuisés. C'étaient pourtant des combattants endurcis, mais ils étaient allés jusqu'au bout de leurs forces.

Le brouillard protecteur s'éclaircissait et Hollis se dit qu'ils allaient bientôt constituer des cibles faciles pour les pirates. À travers les déchirures, il vit que le ciel prenait déjà une teinte bleu pâle.

Les embarcations étaient au milieu du fjord, et le rivage le plus proche où ils auraient pu le cas échéant se réfugier se trouvait encore plus loin que le Lady Flamborough.

— Allez, les gars, cria-t-il pour encourager ses hommes. C'est la dernière ligne droite. Encore un petit effort !

Les membres du commando puisèrent dans leurs dernières réserves et les canots pneumatiques parurent voler sur l'eau. Hollis posa son appareil à infrarouges et se mit également à ramer.

Ils allaient peut-être y arriver, se disait-il alors qu'ils n'étaient plus qu'à quelques encablures du paquebot.

Mais où était donc Dillinger ?

 

Pour le major non plus, ce n'était pas une partie de plaisir. Il se trouvait dans une situation des plus confuses. Sitôt après avoir sauté du C-140, ses hommes et lui avaient été pris dans les bourrasques de vent.

Le visage tendu, Dillinger leva les yeux. Chacun de ses hommes était muni d'une petite lampe bleue, mais il ne distinguait rien à cause des rafales de neige fondue. Dès l'instant où son parachute s'ouvrit, il les perdit complètement de vue.

Il se baissa et appuya sur le bouton de la petite boîte noire plaquée contre sa jambe, puis il approcha son émetteur miniature de ses lèvres.

— Ici le major Dillinger. J'ai allumé ma balise de repère. La descente est de sept kilomètres. Tâchez de rester groupés autour de moi et dirigez-vous sur moi dès que vous aurez atterri.

— Avec cette purée de pois, on aura encore de la chance si on ne rate pas l'île, fit un râleur.

— Silence radio, sauf en cas d'urgence, ordonna Dillinger.

Il regarda au-dessous de lui et ne vit que le paquet contenant ses armes et son équipement de survie qui pendait au bout d'une corde de deux mètres attachée à son harnais. Il s'orienta grâce au cadran lumineux d'une boussole et d'un altimètre combinés qu'il portait autour du front, pareil à la lampe dont se servent les oto-rhinos.

Sans points de repère ni balise déposée à l'avance sur le site d'atterrissage — un risque qu'ils n'avaient pas osé prendre de peur d'alerter les pirates - Dillinger était contraint de se livrer à une estimation de la distance et de la direction.

Il craignait surtout de rater le glacier et d'atterrir dans le fjord, il préféra calculer large, et il arriva bien trop loin, à plus d'un kilomètre du bord.

Le glacier se matérialisa dans les ténèbres, et le major s'aperçut qu'il se dirigeait droit sur une crevasse. Il tira sur les suspentes et parvint de justesse à modifier sa trajectoire, il réussit un atterrissage parfait, à deux mètres seulement de la crevasse.

Il ramena son parachute avant que le vent ne s'y engouffre et s'en débarrassa sans prendre la peine de le rouler, se bornant à le dissimuler dans une anfractuosité. Il n'y avait pas de temps à perdre.

— Ici Dillinger. Dirigez-vous sur moi.

Il sortit un sifflet en plastique de la poche de son blouson et en donna un coup toutes les dix secondes, se tournant dans différentes directions. Plusieurs minutes s'écoulèrent, et il ne vit personne.

Puis, un à un, les premiers membres de son commando apparurent et se mirent à courir vers lui. Ils étaient très éparpillés et leur progression sur la surface accidentée du glacier fut beaucoup plus lente que le major ne l'avait pensé.

Les autres arrivèrent à leur tour. L'un avait une épaule démise, un deuxième une cheville fracturée. Son sergent avait un poignet foulé, peut-être même cassé, mais il faisait comme si de rien n'était, et Dillinger avait trop besoin de lui pour le laisser sur la touche.

Il se tourna vers les deux blessés :

— Vous ne pourrez pas aller aussi vite que nous, mais essayez de suivre nos traces. Assurez-vous seulement qu'on ne voie pas vos lampes. (Il fit un signe à Jack Poster, le sergent.) Encordez-vous avec moi et en route, sergent. Je prends la tête.

Poster esquissa un salut et donna ses ordres aux membres du commando.

La marche sur le glacier était traîtresse, mais ils parvinrent néanmoins à adopter une bonne allure. Dillinger, grâce à la corde qui le rattachait à ses hommes, ne craignait plus de tomber dans une crevasse. Il s'arrêta deux fois pour s'orienter, et repartit aussitôt.

Ils durent escalader des arêtes escarpées et franchir une large cassure du glacier. Ils perdirent dix-sept minutes à tendre des cordes et à faire passer tous les hommes. Dillinger sentait le temps lui échapper. Il lui manquait déjà deux hommes, et leur retard ne faisait que s'accentuer. Il regretta de ne pas avoir suivi l'avis de Giordino et de ne pas avoir doublé l'estimation à laquelle il s'était livré.

Il espérait de toutes ses forces que l'équipe de plongeurs n'était pas en train d'attendre et de mourir de froid dans l'eau glacée. Il tenta à maintes reprises de contacter Hollis pour l'informer de la situation, mais il n'obtint pas de réponse. L'aube pointait et éclairait déjà la surface du glacier derrière lui. Il régnait tout autour une atmosphère de désolation et d'inquiétante étrangeté. Dillinger vit le faible miroitement du fjord, et il comprit brusquement que le système de communications était en panne.

 

Hollis distinguait maintenant le paquebot à l'œil nu. Et si un pirate avait regardé dans la bonne direction, il n'aurait pas manqué d'apercevoir les canots pneumatiques qui se découpaient sur le gris de la mer. Le colonel osait à peine respirer.

Contre tout espoir, il essayait encore de contacter Dillinger.

— Requin appelle Faucon, répondez.

Il allait recommencer pour la centième fois peut-être quand la voix du major jaillit dans son écouteur.

— Ici Faucon, à vous.

— Vous êtes en retard ! siffla Hollis. Pourquoi vous ne répondiez pas à nos appels ?

— Nous arrivons seulement dans le champ. Nous sommes à l'horizontale de vous. Les signaux ne pouvaient pas traverser le mur de glace.

— Vous êtes en position ?

— Négatif, répondit simplement le major. Nous avons eu un petit problème.

— Quel problème ?

— Une chaîne d'explosifs placée dans une fracture derrière la paroi du glacier avec mise à feu par signal radio.

— Combien de temps pour désamorcer ?

— Il nous faudra peut-être une heure pour les localiser tous.

— Vous avez cinq minutes, fit Hollis. Si nous attendons plus longtemps, nous sommes morts.

— Si les charges explosent et que la paroi glaciaire s'effondre sur le bateau, nous serons morts de toute façon.

— On va tabler sur l'effet de surprise pour empêcher les terroristes d'envoyer le signal. Dépêchez-vous. Nous pouvons être repérés d'un instant à l'autre.

— Je vous vois du bord du glacier.

— Vous attaquez en premier, ordonna le colonel. Sans l'obscurité pour nous permettre d'escalader la coque sous couvert, on va avoir salement besoin d'une manœuvre de diversion.

— O.K. On se retrouve sur le pont supérieur pour l'apéritif, fit Dillinger.

 

Ibn les aperçut.

Il se tenait sur le vieux quai de chargement en compagnie d'Ammar, de leurs quatre otages et de vingt membres du commando égyptien. Il examina aux jumelles les silhouettes en noir qui se découpaient au bord du glacier. Il les regarda descendre le long de cordes, déchirer le plastique à coups de couteau et disparaître à l'intérieur.

Il abaissa ses jumelles et les braqua sur les hommes dans les canots pneumatiques qui se regroupaient le long de la coque. Il les vit lancer des grappins et grimper vers le pont principal.

— Qui sont-ils ? demanda Ammar qui regardait également aux jumelles.

— Je ne sais pas, Suleiman Aziz. On dirait une force d'élite. Je n'entends aucun coup de feu ; leurs armes doivent être équipées de silencieux. Leur attaque paraît efficace et bien réglée.

— Trop efficace et trop bien réglée pour avoir été organisée en si peu de temps par Yazid ou Topiltzin.

— À mon avis, ce sont des Forces d'opérations spéciales américaines.

Ammar hocha la tête.

— Tu as peut-être raison, mais par Allah, comment ont-ils fait pour nous trouver si vite ?

— Il faut partir avant que leurs unités de soutien arrivent.

— Tu as demandé le train ?

— Il devrait être ici d'un instant à l'autre et nous amener aussitôt à la mine.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda brusquement le président De Lorenzo.

Pour la première fois, un sentiment d'inquiétude perça dans la voix du chef des pirates qui, négligeant l'intervention du Mexicain, déclara à l'attention d’Ibn :

— Il semblerait qu'on ait quitté le bateau au bon moment. Allah est avec nous. Les intrus ignorent notre présence ici.

— Dans moins d'une demi-heure, cette île va grouiller de soldats américains, fit calmement le sénateur Pitt. Vous feriez mieux de vous rendre.

Ammar pivota d'un bloc et lui lança un regard meurtrier.

— Je ne crois pas, sénateur. N'allez pas vous imaginer que votre célèbre cavalerie va venir à la rescousse. Et si jamais elle arrive, il n'y aura plus personne à secourir.

— Pourquoi vous ne nous avez pas tués sur le bateau ? demanda bravement Hala Kamil.

Les lèvres du terroriste se retroussèrent sous son masque et esquissèrent un sourire diabolique. Il ne se donna pas la peine de répondre et se contenta d'ordonner à son second :

— Ibn, fais sauter les charges.

— A tes ordres, Suleiman Aziz.

— Quelles charges ? fit le sénateur. De quoi parlez-vous ?

— Mais des explosifs que nous avons placés derrière la paroi du glacier, dit Ammar comme s'il s'agissait d'une évidence. (Il désigna le Lady Flamborough.) À toi de jouer, Ibn.

Celui-ci, sans manifester la moindre émotion, tira un petit émetteur de sa poche, puis le pointa vers le glacier.

— Au nom du ciel, je vous en supplie, ne faites pas ça, implora le sénateur Pitt.

Ibn hésita et interrogea Ammar du regard.

— Il y a au moins une centaine de personnes sur ce bateau, balbutia le président Hassan. Leur mort ne vous apportera rien.

— Je n'ai pas à justifier mes actes !

— Yazid sera puni pour votre cruauté, murmura Hala d'une voix tremblante de rage.

— Merci de me faciliter la tâche, fit Ammar en adressant un sourire à la jeune femme dont le visage refléta une totale incompréhension. Assez tergiversé. Vas-y, Ibn.

Sans laisser le temps aux otages paralysés d'horreur d'émettre de nouvelles protestations, Ibn appuya sur le bouton qui activait les détonateurs.

56

L'explosion produisit un son étouffé, pareil à un lointain coup de tonnerre. La masse avant du glacier craqua de façon sinistre. Puis plus rien. Le mur de glace resta fermement ancré.

Les détonations auraient dû intervenir à huit endroits différents de la fracture, mais le major Dillinger et ses hommes avaient découvert toutes les charges sauf une lorsqu'ils avaient été obligés d'abandonner leurs recherches.

Le bruit éclata au moment où Pitt et Gunn s'approchaient des deux pirates qui étaient occupés à chauffer la vieille locomotive de la mine. Les Arabes s'interrompirent dans leur tâche pour écouter, puis ils échangèrent quelques mots avant de s'esclaffer et de se remettre au travail.

— Ils n'ont pas été surpris, murmura Gunn. On dirait qu'ils s'y attendaient.

— Ça ressemblait à une petite explosion, dit Pitt.

— En tout cas, ce n'est pas le glacier qui s'effondre. On aurait senti le sol trembler.

Pitt examina la petite machine attelée à un tender et cinq wagonnets du type de ceux utilisés dans les plantations, les usines ou les mines de charbon.

— Allons dire un petit bonjour au mécanicien et à son chauffeur, souffla-t-il.

Gunn le considéra un instant sans comprendre, puis il sourit et, plié en deux, se précipita vers le bout du convoi. Les deux hommes se séparèrent et s'approchèrent de la tête en se dissimulant derrière les wagonnets, chacun d'un côté. La locomotive était brillamment éclairée par les flammes qui jaillissaient de la chaudière. Pitt fit signe à Gunn d'attendre.

L'Arabe qui faisait office de mécanicien tournait les volants tout en surveillant les indicateurs de pression, et l'autre fourrait les pelletées de charbon dans la chaudière. Pitt montra le premier à Gunn qui acquiesça d'un signe de tête, puis empoigna les barreaux de l'échelle métallique qui permettait de grimper à l'intérieur.

Pitt arriva d'abord. Il s'avança tranquillement vers le chauffeur et lui lança d'un ton enjoué :

— Belle journée, n'est-ce pas ?

Et avant que l'homme stupéfait n'ait eu le temps de réagir, il lui arracha sa pelle et l'en assomma.

Le mécanicien allait se retourner quand Gunn le cueillit au menton du canon de son Heckler-Koch équipé d'un gros silencieux. L'homme s'écroula comme un sac de ciment.

Pendant que Gunn examinait les alentours, Pitt adossa les deux hommes évanouis aux fenêtres latérales de la machine, puis il étudia l'enchevêtrement de tuyaux, de leviers et de volants.

— Tu n'y arriveras jamais, fit Gunn en secouant la tête.

— Je sais conduire une Stanley Steamer, répliqua Pitt avec indignation.

— Une quoi ?

— Une Stanley Steamer. C'est une vieille voiture. Bon, ouvre-moi la chaudière.

Gunn s'exécuta et tendit ses mains aux flammes pour les réchauffer.

— Tu ferais bien de te dépêcher, fit-il. On est aussi discrets qu'une machine à sous qui crache le jackpot.

Pitt abaissa un levier, et la petite locomotive bougea de quelques centimètres.

— Bon, c'est le frein. Je crois savoir à quoi servent les autres. À la hauteur du moulin à minerai, tu sautes et tu fonces à l'intérieur.

— Et le train ?

— Un express ne s'arrête pas à toutes les gares, répondit Pitt avec un sourire satanique.

Il libéra le cliquet du levier marche avant-arrière, poussa celui-ci, puis ouvrit le papillon des gaz. La machine s'ébranla dans le cliquetis des wagonnets.

Le convoi prit de la vitesse et passa devant la salle à manger. La porte s'ouvrit et un terroriste leva la main comme pour saluer, mais il interrompit son geste lorsqu'il vit les deux hommes inanimés qui pendaient par les fenêtres de la locomotive, il s'empressa de rentrer en hurlant un avertissement.

Pitt et Gunn arrosèrent de plusieurs rafales la façade du bâtiment, puis le train poursuivit sa route vers le concasseur. Pitt regarda le sol défiler et estima qu'ils devaient rouler à un peu moins de 20 kilomètres à l'heure. Il actionna le sifflet situé au-dessus de sa tête et le bloqua à l'aide d'un cordon de son anorak. La vapeur s'échappait avec un son strident qui déchirait les tympans.

— Prêt à sauter, cria-t-il. Maintenant !

Ils touchèrent le sol en même temps, glissèrent, mais réussirent à se rattraper, ils ne marquèrent pas la moindre hésitation et ne s'accordèrent pas une seconde pour reprendre leur souffle. Ils coururent le long du train et grimpèrent quatre à quatre les marches du moulin, ils franchirent le seuil et s'aplatirent aussitôt sur le plancher.

Ils levèrent la tête et virent Giordino qui se tenait au-dessus d'eux, la mitraillette négligemment dirigée en l'air.

— Je vous ai déjà vus vous faire éjecter de pas mal d'endroits, dit-il. Mais jamais d'une locomotive ! Les coups de feu, c'était vous ou eux ?

— Nous.

— Vous nous ramenez de la compagnie ?

— Un véritable essaim de frelons, répondit Pitt. On n'a guère le temps de se préparer à soutenir un siège.

— Ils feraient bien de ne pas tirer à tort et à travers, sinon ils risqueraient d'abîmer leur précieux hélicoptère.

— Un avantage qu'on va exploiter à fond.

Findley avait fini de ligoter le garde et les deux mécaniciens.

— Je vous les mets où ? demanda-t-il.

— Laissez-les donc par terre, répondit Pitt.

Il examina rapidement l'espace autour de lui, au milieu duquel se dressait le moulin, puis il reprit :

— Al, Findley, prenez tout ce que vous trouvez comme mobilier ou matériel, et tâchez de transformer le moulin en camp retranché. Rudi et moi, on va tenter de les retarder le plus longtemps possible.

— Un camp retranché à l'intérieur d'un camp retranché, en quelque sorte, dit Findley.

— Il faudrait au moins vingt hommes pour tenir une position comme celle-ci, déclara Pitt. La seule chance pour les pirates de capturer intact leur hélicoptère, c'est de faire sauter la grande porte et d'attaquer en masse. On va essayer d'en cueillir le maximum en tirant par les fenêtres, puis on fera retraite dans le moulin pour former le dernier carré.

— Maintenant je comprends ce que Davy Crockett a dû éprouver à Fort Alamo, gémit Giordino.

Findley et lui entreprirent de fortifier l'énorme concasseur pendant que Pitt et Gunn se mettaient en position devant les fenêtres, chacun à un coin du bâtiment. Le soleil projetait déjà ses rayons sur les pentes de l'autre versant de la montagne et il faisait presque jour.

Pitt ressentait une inquiétude croissante, ils arriveraient peut-être à empêcher les Arabes qui cernaient le moulin de s'enfuir, mais si les pirates à bord du paquebot échappaient aux hommes des Forces spéciales et parvenaient à gagner la mine, Giordino, Gunn, Findley et lui succomberaient aussitôt sous le nombre.

En proie à ces sombres pensées, il regarda par la fenêtre et vit la petite locomotive qui fonçait pour son dernier voyage. Un panache de fumée s'élevait de la cheminée et les wagonnets bringuebalaient sur la voie étroite. Le bruit aigu du sifflet se transforma en une longue plainte tandis que le convoi filait dans le lointain.

57

Un mélange d'incrédulité et de déception se peignit dans le regard d'Ammar lorsqu'il constata que le mur du glacier ne s'effondrait pas. Il se tourna vers Ibn.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda-t-il d'une voix tremblante de rage, il aurait dû y avoir toute une série d'explosions !

Ibn demeura impassible.

— Tu me connais, Suleiman Aziz, je ne commets pas d'erreurs. Les charges auraient dû exploser. Les hommes du commando que nous avons vus sauter du glacier sur le paquebot les ont sans doute presque toutes trouvées et désamorcées.

Ammar leva les bras au ciel.

— Les voies d'Allah son impénétrables, dit-il avec philosophie. (Puis un mince sourire étira ses lèvres.) Mais tout n'est peut-être pas perdu. Dès que notre hélicoptère aura décollé, on fera un passage au-dessus du glacier et on lancera des grenades.

— Allah ne nous a pas abandonnés, fit Ibn en souriant à son tour. N'oublie pas que nous sommes en sécurité ici pendant que les Mexicains ont à combattre les Américains.

— Tu as raison, mon fidèle ami. Loué soit Allah ! (Ammar jeta un coup d'œil méprisant en direction du bateau.) Nous allons bientôt savoir si les dieux aztèques de Machado sont en mesure de le protéger.

Ibn tendit soudain l'oreille et désigna la montagne.

— Des coups de feu, fit-il. En provenance de la mine.

Ammar écouta, et il entendit également autre chose, la plainte lointaine du sifflet de la locomotive. Le bruit était continu et se rapprochait. Il aperçut alors le panache de fumée et vit avec stupéfaction le convoi déboucher à toute allure dans une courbe au pied de la montagne et foncer vers le quai.

— Les imbéciles ! Qu'est-ce qu'ils font ?

Les terroristes et leurs otages n'étaient pas préparés au spectacle de ce monstre qui se précipitait vers eux. Ils étaient figés sur place.

Ibn fut le premier à réagir, et il cria à tout le monde de dégager la voie. Ils s'éparpillèrent en hâte pendant que le convoi fou s'engageait sur le quai.

Les piliers de bois et les planches tremblèrent. Le wagonnet de queue dérailla. Des étincelles jaillirent sous les roues, puis la locomotive arriva au bout du quai et s'envola littéralement.

Le train entier décrivit un arc de cercle dans les airs et, comme au ralenti, plongea dans le fjord à la suite de la machine. Par miracle, la chaudière n'explosa pas au contact de l'eau glacée. La locomotive disparut dans un sifflement et un nuage de vapeur, et on entendit le fracas des tôles tordues comme les wagonnets s'entrechoquaient.

Ammar et Ibn coururent au bout du quai et contemplèrent, impuissants, les bulles qui montaient à la surface de l'eau.

— Il y avait deux de nos hommes dans la locomotive, murmura Ammar. Tu les as vus ?

— Oui, Suleiman Aziz.

— Les coups de feu qui ont éclaté il y a une minute ! s'écria le chef des pirates, ivre de fureur. La mine est attaquée ! Il nous reste encore une chance de nous échapper si on arrive avant que l'hélicoptère soit endommagé.

Ammar ordonna rapidement à deux de ses hommes de se placer derrière en compagnie des prisonniers, puis il s'élança au pas de course le long de l'étroite voie de chemin de fer, suivi par les autres terroristes en file indienne.

Il éprouvait une inquiétude grandissante. Si l'hélicoptère était détruit, il n'y aurait plus aucun moyen de quitter cette île déserte sur laquelle il était impossible de se cacher. Les Forces spéciales américaines les pourchasseraient jusqu'au dernier, ou bien les abandonneraient ici à une mort certaine.

Ammar était cependant bien décidé à survivre, ne serait-ce que pour tuer Yazid et découvrir quel était ce démon qui l'avait traqué jusqu'à l'île Santa Inez et avait ruiné ses plans si soigneusement conçus.

Les échos du combat se répercutaient contre le flanc de la montagne, de plus en plus forts. Ammar continuait à grimper la pente. Un point de côté le tenaillait, mais, les dents serrées, il luttait contre la douleur sans ralentir son allure.

 

Le commandant Machado se tenait dans la timonerie quand il sentit plus qu'il n'entendit l'explosion assourdie sur le glacier. Il s'immobilisa, l'oreille tendue, puis il pâlit brusquement. Le glacier allait s'écraser sur eux d'un instant à l'autre. Il se rua dans la salle des communications où l'un de ses hommes contemplait en silence le télétype. Il leva les yeux à l'entrée du commandant.

— J'ai cru entendre une explosion, fit-il.

Les soupçons de Machado s'éveillèrent.

— Tu as vu le radio ou le chef des Égyptiens ? demanda-t-il.

— Non.

— Aucun Arabe ?

— Pas depuis un certain temps. (L'opérateur radar marqua une pause.) En fait, je n'en ai revu aucun depuis que j'ai quitté la salle à manger pour venir ici. Ils devraient être en train de surveiller les prisonniers et les ponts supérieurs, puisque c'est pour ça qu'ils se sont bêtement portés volontaires.

Machado fixa pensivement la chaise vide du radio.

— Ce n'était peut-être pas si bête que ça, murmura-t-il.

Il se dirigea vers la barre et regarda à travers les fentes du plastique qui recouvrait les vitres de la passerelle. Il faisait déjà assez jour pour distinguer l'avant du paquebot. Le Mexicain repéra alors plusieurs larges déchirures dans le plastique. Trop tard, il vit les cordes qui pendaient du haut du glacier. Également trop tard, il pivota pour donner l'alarme par le téléphone intérieur.

Il s'immobilisa avant d'avoir pu prononcer la moindre parole.

Un homme se tenait dans l'encadrement de la porte.

Un homme tout de noir vêtu. Ses mains et ce qui apparaissait de son visage sous sa cagoule étaient de même noircis. Il portait autour du cou des lunettes à infrarouges, et sa poitrine était protégée par un large gilet pare-balles muni de plusieurs poches qui contenaient des chargeurs, des grenades, trois couteaux d'apparence redoutable et diverses armes meurtrières.

Les yeux de Machado s'agrandirent.

— Qui êtes-vous ? demanda-t-il tout en sachant que c'était la mort qu'il avait devant lui.

Dans le même temps, vif comme l'éclair, il tira un automatique de son holster d'épaule et fit feu.

Machado était bon. Wyatt Earp et Doc Holiday auraient été fiers de lui. Sa balle atteignit l'inconnu en plein cœur.

Avec tout autre gilet pare-balles, le choc aurait pu entraîner une côte cassée ou un arrêt cardiaque, mais celui dont étaient équipés les hommes des Forces spéciales était le produit des dernières techniques et pouvait stopper jusqu'au projectile d'un 308 NATO.

Dillinger vacilla à peine sous l'impact. Il fit un pas en arrière tout en pressant la détente de sa Heckler-Koch.

Le Mexicain portait lui aussi un gilet pare-balles, mais d'un modèle plus ancien qui se révéla inefficace. Criblé de balles, Machado s'arqua un instant avant de s'effondrer lentement sur le sol de la passerelle.

L'opérateur radar leva les mains et cria :

— Ne tirez pas ! Je suis désa...

La rafale qui lui transperça la gorge ne lui permit même pas de finir sa phrase. Il s'écroula sur l'habitacle où il resta accroché, pareil à une poupée de chiffon.

Le sergent Poster passa devant le major et examina un instant le terroriste.

— Il est mort, monsieur, annonça-t-il simplement.

Puis il retourna le cadavre de la pointe de sa botte. Un long couteau tomba alors d'un étui dissimulé dans le dos de l'homme.

— Intuition, major ?

— Je ne me fie jamais à quelqu'un qui se prétend désarmé.

Dillinger s'interrompit brusquement pour écouter. Les deux hommes se regardèrent, intrigués.

— Mais enfin, qu'est-ce que c'est ? demanda Poster.

— Ça doit remonter à dix ou vingt ans avant ma naissance, mais je suis prêt à jurer que c'est le sifflet d'une vieille locomotive à vapeur.

— On dirait qu'elle descend de l'ancienne mine.

— Mais je croyais qu'elle était abandonnée !

— Les types de la NUMA étaient censés attendre là-bas qu'on se soit emparés du bateau.

— Mais pourquoi auraient-ils fait chauffer une vieille locomotive ?

— Je ne sais pas. (Dillinger réfléchit un instant, puis une certitude monta en lui.) A moins... à moins qu'ils n'essayent de nous dire quelque chose.

 

L'explosion sur le glacier surprit Hollis et ses hommes dans la salle à manger du paquebot après une violente fusillade.

Son équipe et lui s'étaient frayé un chemin au travers des feuilles de plastique et avaient découvert un étroit passage entre les faux conteneurs. Ils avaient débouché dans un bar désert attenant à la salle à manger, puis ils s'étaient déployés et, après avoir progressé en se dissimulant derrière les piliers et les meubles tandis que quatre hommes couvraient l'escalier et les deux ascenseurs, ils avaient pris les terroristes mexicains complètement au dépourvu et les avaient abattus sans leur laisser le temps de réagir.

Hollis et ses commandos s'avancèrent en enjambant les cadavres qui jonchaient le sol. Le sinistre craquement du mur de glace résonna dans tout le navire. Les quelques bouteilles et les quelques verres encore intacts s'entrechoquèrent derrière le bar.

Les hommes des Forces spéciales regardèrent leur colonel, mais sans manifester la moindre peur.

— Le major Dillinger a dû en oublier une, se contenta de déclarer Mollis.

— Il n'y a pas d'otages parmi les morts, fit l'un des hommes. Il semble que ce soient tous des pirates.

Le colonel étudia plusieurs des visages sans vie. Ces terroristes-là ne venaient pas du Moyen-Orient. Ce doit être l'équipage du General Bravo, se dit-il.

Il se tourna et tira de sa poche un plan du paquebot qu'il étudia un instant tout en parlant dans sa radio :

— Major, votre rapport.

— Nous n'avons rencontré que peu de résistance pour le moment, répondit aussitôt Dillinger. Quatre pirates abattus. La passerelle est dégagée et nous avons libéré tous les membres de l'équipage du bateau qui étaient enfermés dans la soute à bagages. Désolé de ne pas avoir désamorcé toutes les charges.

— Bon boulot. Vous en avez désamorcé assez pour que le glacier ne se fracture pas. Je me dirige vers les cabines pour libérer les passagers. Que les hommes de la salle des machines regagnent leur poste et remettent tout en route. Mieux vaut ne pas traîner sous cette falaise de glace. Soyez prudents. Nous avons mis seize autres pirates hors de combat, tous des Mexicains apparemment. Il doit y avoir encore une vingtaine d'Arabes à bord.

— Ils sont peut-être à terre.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Nous avons entendu le sifflet d'une locomotive il y a quelques minutes. J'ai ordonné à l'un de mes hommes de grimper en haut du mât du radar pour voir ce que c'était, il s'agissait d'un train qui dévalait la montagne depuis la mine et qui a déraillé au bout d'un quai sur lequel se tenaient une vingtaine de terroristes.

— Laissons ça pour plus tard. Secourons d'abord les otages et on verra après.

— À vos ordres.

Hollis et ses hommes prirent le grand escalier et se dirigèrent vers les suites. Ils constatèrent avec surprise que celles-ci n'étaient pas gardées. Ils forcèrent les portes à coups de pied, et découvrirent les conseillers et secrétaires des présidents mexicain et égyptien, mais aucune trace de De Lorenzo et d'Hassan.

Hollis défonça la dernière porte du couloir, bondit à l'intérieur de la cabine, et se trouva devant cinq hommes en uniformes blancs. L'un d'eux s'avança et considéra l'intrus avec mépris.

— Vous auriez pu utiliser une clé, fit-il.

— Vous êtes sans doute le commandant Oliver Collins ?

— Oui, je suis le commandant Collins. Comme si vous ne le saviez pas !

— Pardon pour la porte. Je suis le colonel Morton Hollis des Forces d'opérations spéciales.

Le visage de Collins s'éclaira et il se précipita pour serrer la main d’Hollis.

— Excusez-moi, colonel, je vous avais pris pour l'un de ces bandits. Inutile de vous dire combien nous sommes heureux de vous voir.

— Combien de pirates ? demanda Hollis sans perdre de temps.

— Après l'arrivée des Mexicains du General Bravo, une quarantaine, je pense.

— Nous n'en avons compté qu'une vingtaine. Les traits de Collins reflétaient l'épreuve qu'il avait endurée, mais il affichait courage et dignité.

— Vous avez libéré les deux chefs d'État, le sénateur Pitt et miss Kamil ? demanda-t-il.

— Je crains que nous ne les ayons pas encore trouvés.

Le commandant se précipita vers la porte.

— Ils étaient détenus dans la suite royale juste de l'autre côté.

Hollis parut étonné.

— Il n'y avait personne à l'intérieur, fit-il. Nous avons déjà fouillé.

Collins se précipita dans la suite royale, mais ne vit que les draps froissés et le fouillis habituel laissé par les passagers. Son visage se décomposa.

— Mon Dieu, ils les ont emmenés !

— Major Dillinger, lança Hollis dans son micro.

Il fallut cinq secondes au major pour répondre.

— Je vous écoute, colonel.

— Aucun contact avec l'ennemi ?

— Aucun.

— Il manque au moins une vingtaine de pirates ainsi que les passagers de marque. Pas de traces d'eux ?

— Négatif.

— Bon, finissez de préparer le bateau et que l'équipage le dirige vers le milieu du fjord.

— Impossible, fit Dillinger.

— Des problèmes ?

— Ces salauds se sont acharnés sur la salle des machines. Ils ont tout détruit, il faudrait une semaine pour tout remettre en état.

— On ne peut absolument rien faire ?

— Navré, colonel, on est coincés ici. Ces machines ne peuvent nous conduire nulle part, et ils ont aussi saboté les générateurs, y compris les auxiliaires.

— Dans ce cas, on va faire débarquer les passagers à l'aide des canots de sauvetage.

— Également impossible, colonel. On a affaire à de vrais sadiques. Ils ont rendu les embarcations inutilisables en en crevant le fond.

Le rapport pessimiste de Dillinger fut ponctué par un nouveau craquement du glacier qui se propagea au travers du navire comme un roulement de tambour. Cette fois, il n'y eut aucune vibration, mais ce grondement dura près d'une minute.

Hollis et Collins étaient tous deux à n'en pas douter des hommes courageux, mais ils purent chacun lire la peur dans les yeux de l'autre.

— Le glacier est sur le point de se fracturer, fit sombrement le commandant. Notre seule chance est de couper les chaînes de l'ancre et de prier pour que la marée nous pousse vers le milieu du fjord.

— Le seul problème, c'est que la marée descendante est dans huit heures, fit Hollis.

— Décidément, vous n'avez que de bonnes nouvelles à me communiquer !

— La situation ne paraît guère brillante.

— Guère brillante, en effet, répéta Collins. C'est tout ce que vous trouvez à dire ? Il y a plus de cent personnes à bord du Lady Flamborough. Il faut les évacuer sur-le-champ.

— Je ne peux pas faire disparaître le glacier par enchantement, expliqua calmement le colonel. Je pourrais en évacuer quelques-uns dans des canots pneumatiques et faire venir nos hélicoptères pour évacuer le reste, mais ça prendrait au moins une heure.

— Dans ce cas, je vous suggère de commencer avant qu'on soit tous morts, fit Collins avec une pointe d'impatience. Et...

Il s'interrompit brusquement comme Hollis lui faisait signe de se taire. Les yeux du colonel s'écarquillèrent tandis qu'une voix jaillissait dans son écouteur.

— Colonel Hollis, je suis bien sur votre fréquence ? À vous.

— Qui êtes-vous, nom de Dieu ?

— Commandant Frank Stewart du bâtiment de la NUMA le Sounder à votre service. Je peux vous déposer quelque part ?

— Stewart ! rugit le colonel. Où êtes-vous ?

— Si vous pouviez voir quelque chose à travers toutes ces saloperies qui entourent votre superstructure, vous constateriez que je remonte le fjord et que je me trouve à environ un demi-kilomètre sur votre côté bâbord.

Hollis poussa un profond soupir de soulagement et se tourna vers Collins.

— Un bateau vient sur nous. Vous avez des instructions à lui donner ?

Collins le contempla avec une expression d'incrédulité totale. Puis il lâcha :

— Et comment, mon vieux ! Dites-lui de nous prendre en remorque.

 

Fiévreusement, les hommes de Collins remontèrent les ancres avant et arrière, et préparèrent les filins d'amarrage.

Dans une manœuvre parfaite, Stewart amena la poupe du Sounder juste sous la proue du Lady Flamborough. L'équipage du paquebot lança aussitôt deux filins qui furent attachés aux bittes situées sur le pont du navire océanographique. Ce n'était certes pas un modèle de remorquage, mais les bateaux n'allaient pas loin et n'avaient pas à affronter de mers déchaînées.

Stewart, un œil sur le glacier, l'autre sur le paquebot, donna l'ordre de mettre « en avant doucement » jusqu'à ce que les filins se tendent, puis il augmenta progressivement la vitesse jusqu'à « en avant toute ». Le Sounder était deux fois plus petit que le Lady Flamborough et il se mit vaillamment à l'ouvrage, crachant un épais nuage de fumée noire par sa cheminée. D'abord, il sembla ne rien se passer, puis un peu d'écume naquit le long de l'étrave du navire océanographique. Il bougeait. Et arrachait lentement le paquebot de luxe au glacier.

Malgré le danger, les passagers, les membres d'équipage et les hommes des Forces spéciales entreprirent d'ôter les feuilles de plastique et de monter sur le pont pour encourager de la voix les efforts du Sounder. Dix, vingt, cent mètres. Le glacier paraissait ne jamais devoir s'éloigner.

Et enfin le Lady Flamborough fut dégagé.

Des vivats éclatèrent sur les deux bateaux, qui se répercutèrent tout le long du fjord encaissé.

Un terrible craquement vint alors couvrir les acclamations. Ceux qui regardaient eurent l'impression que l'atmosphère était devenue électrique. Puis toute la paroi de la falaise de glace bascula et s'abattit dans le fjord, pareille à un pétrolier géant lancé depuis un chantier naval. L'eau sembla bouillir alors qu'une vague de trois mètres se soulevait et ballottait les deux navires comme des coquilles de noix avant de poursuivre son chemin vers la pleine mer.

Le nouvel iceberg, dont la surface brillait dans le soleil naissant comme des diamants aux reflets orange, plongea dans le fjord escarpé. Le grondement mourut et tous les spectateurs, soudain silencieux, se regardèrent, incapables de croire qu'ils étaient encore vivants.

58

Au début, ce fut la confusion la plus totale. On criait et tirait dans tous les coins. Les Égyptiens n'avaient pas la moindre idée du nombre des assaillants qui avaient arrosé la façade de la salle à manger pendant le passage du train. Ils éteignirent toutes les lumières et firent feu sur les ombres qui se dessinaient dans la lueur du petit matin jusqu'à ce qu'ils se rendent compte que personne ne répliquait.

Un silence inquiétant s'abattit et, l'espace de quelques minutes, rien ne bougea. Puis brusquement six hommes jaillirent du bâtiment, deux par la porte de devant et quatre par celle de derrière, qui, pliés en deux, se précipitèrent vers des abris choisis à l'avance. Une fois en position, ils ouvrirent le feu pour couvrir leurs compagnons qui sortirent à leur tour.

Leur chef, un homme grand qui portait un turban noir, dirigeait la manœuvre à l'aide d'un sifflet.

Les terroristes, après ces quelques hésitations, se révélaient être tout ce que Pitt craignait : très bien entraînés, efficaces et coriaces. Au combat de rue, ils étaient les meilleurs du monde, et l'Arabe au turban noir qui était à leur tête était de toute évidence méthodique et compétent.

Ils fouillèrent bâtiment après bâtiment avant d'arriver près du moulin à minerai autour duquel ils se déployèrent en arc de cercle. Les hommes d'Ammar, tous des combattants triés sur le volet, n'allaient pas se lancer aveuglément à l'assaut, ils avançaient en demeurant à couvert.

Ils étaient maintenant trop proches pour que Pitt prenne le risque de dévoiler sa présence devant la fenêtre, il se débarrassa de la cagoule du terroriste, puis fouilla dans une poche de son anorak d'où il tira une petite glace montée sur une poignée extensible. Il déplia la tige afin de placer le miroir à hauteur de la fenêtre, puis il s'en servit comme d'un périscope.

Il repéra sa cible, pas tout à fait assez bien dissimulée, il régla sa mitraillette pour ne tirer qu'une balle à la fois, se redressa, visa, et pressa la détente.

La vieille Thompson cracha une fois. Turban noir fit deux ou trois pas en avant, l'air interdit, puis il s'effondra.

Pitt s'aplatit au sol et examina de nouveau les alentours à l'aide de son périscope de fortune. Les terroristes avaient disparu. Ils s'étaient tous repliés. Pitt savait cependant qu'ils n'avaient pas renoncé. Ils se tenaient prêts, n'attendant que les ordres de celui qui assurait à présent le commandement.

Gunn lâcha une rafale qui déchiqueta la porte en bois d'une remise située de l'autre côté de la route. Lentement, le battant s'ouvrit sous la poussée d'un homme qui tournoya sur lui-même avant de s'écrouler au sol.

Les Arabes ne ripostèrent pas. C'était loin d'être des imbéciles, se disait Pitt. Sachant maintenant qu'ils n'avaient affaire qu'à quelques hommes, ils prenaient leur temps pour se regrouper et élaborer une stratégie.

Et ils savaient aussi que ces ennemis inconnus s'étaient emparés de leur hélicoptère et qu'ils se terraient autour du concasseur.

Pitt s'élança, courbé en avant, et alla s'accroupir près de Gunn.

— Comment ça se présente pour toi ? demanda-t-il.

— C'est calme. Ils ne prennent pas de risques. Ils ne tiennent pas à abîmer leur précieux hélicoptère.

— À mon avis, ils vont essayer de créer une diversion à la porte principale, puis attaquer par le bureau sur le côté.

Gunn hocha la tête.

— Ça paraît logique. De toute façon, il était temps qu'on trouve un meilleur abri que ces fenêtres. Où je me mets ?

Pitt leva la tête vers les passerelles, puis désigna une rangée de lucarnes qui entouraient une petite tour métallique.

— Grimpe là-haut et ouvre l'œil. Dès qu'ils passent à l'attaque, tu cries pour nous prévenir et tu les accueilles par un feu nourri. Après tu descends en vitesse. Ils n'hésiteraient pas un instant à arroser les parois au-dessus de l’hélico.

— J'y vais tout de suite.

Pitt se dirigea vers le bureau. Il s'arrêta sur le seuil et se tourna vers Giordino et Findley.

— Ça va ?

Giordino, qui était occupé à dresser une barricade à l'aide d'une pile de minerai, s'interrompit un instant dans sa tâche.

— Fort Giordino sera prêt à temps.

Pitt espérait de tout son cœur que personne n'allait mourir pour rien.

Il entra dans le bureau humide qui sentait le renfermé, il vérifia le chargeur de sa Thompson et la posa à côté de lui. Après avoir rapidement érigé une sorte de rempart fait de deux bureaux renversés, d'une armoire métallique et d'un gros poêle en fonte, il s'allongea au sol et attendit.

Il n'eut pas à attendre longtemps. Une minute ne s'était pas écoulée qu'il lui sembla entendre un crissement sur le gravier. Le bruit cessa, puis reprit. Pitt leva son arme et appuya la crosse contre l'armoire.

Gunn lança un cri d'avertissement, mais trop tard. Un objet passa à travers la fenêtre et roula sur le plancher, aussitôt suivi par un second. Pitt s'aplatit et se blottit contre l'armoire métallique en se maudissant pour son manque de prévoyance.

Les deux grenades explosèrent avec un bruit à crever les tympans. Une pluie de gravats s'abattit. Une énorme brèche s'était ouverte dans le mur et le plafond s'était à demi effondré.

Pitt était étourdi et assourdi par la déflagration. Il tremblait de la tête aux pieds.

C'était le poêle qui avait encaissé presque tout le choc, et il était criblé de trous. L'armoire était tordue et les bureaux en piteux état, mais Pitt ne paraissait souffrir que d'une profonde coupure à la cuisse gauche et d'une estafilade à la joue.

La pièce n'était plus que décombres fumants et, l'espace d'un instant, Pitt se vit prisonnier au cœur d'un brasier. Mais heureusement, les planches à demi pourries du bâtiment refusèrent de prendre feu.

Pitt mit la Thompson sur AUTO et la braqua sur ce qui restait de la porte. Le sang ruisselait sur son visage, mais ses yeux ne cillèrent pas lorsqu'un tir de barrage éclata et que quatre hommes chargèrent par la brèche dans le mur.

Il n'éprouva pas le moindre remords ni sentiment de crainte, et il envoya une rafale qui faucha ses assaillants. Leurs bras battirent l'air comme ceux de danseurs effrénés, puis ils s'effondrèrent au milieu des débris qui jonchaient le plancher.

Trois autres terroristes jaillirent à la suite de la première vague, et furent impitoyablement abattus par Pitt, sauf un qui réagit avec une incroyable vivacité et se jeta derrière un canapé de cuir haché par les balles.

Des détonations éclatèrent aux oreilles de Pitt tandis que Findley venait s'agenouiller à côté de lui et lâchait trois décharges de fusil contre le canapé. Des morceaux de cuir, de bois et de rembourrage volèrent dans la pièce et, après un court instant de silence, le bras sans vie du terroriste heurta le sol près du pied du canapé.

Giordino apparut alors au milieu de la fumée. Il saisit Pitt sous les bras et le traîna vers le concasseur, à l'abri derrière un vieux wagonnet.

— Il faut toujours que tu sèmes la pagaille sur ton passage, fit-il avec un large sourire. (Puis une expression soucieuse assombrit son visage.) Tu es gravement blessé ?

Pitt essuya le sang qui coulait sur sa joue, puis contempla la tache rouge qui s'élargissait sur sa cuisse.

— Une paire de pantalons de ski foutue ! s'écria-t-il. C'est ça qui me met vraiment en colère !

Findley s'accroupit, coupa la jambe du pantalon et entreprit de panser la blessure.

— Vous avez eu de la chance de vous en tirer avec seulement quelques coupures, dit-il.

— C'est idiot de ma part de ne pas avoir pensé aux grenades, dit Pitt amèrement. J'aurais dû le prévoir.

— Tu n'as pas à t'en vouloir, fit Giordino en haussant les épaules. Nous ne sommes pas des spécialistes.

Pitt leva les yeux.

— En tout cas, spécialistes ou pas, on a intérêt à faire vite si on veut être là pour l'arrivée des hommes d'Hollis.

— Ils ne tenteront pas un deuxième assaut de ce côté, déclara Findley. L'explosion a détruit l'escalier extérieur. Ils seraient trop exposés s'ils essayaient d'escalader ces décombres.

— Il devient urgent de mettre l'hélicoptère hors d'usage et de foutre le camp d'ici, murmura sombrement Findley.

Gunn se laissa tomber d'une échelle et lança :

— Il y en a une vingtaine qui remontent la voie de chemin de fer à la vitesse d'un feu de broussailles. Ils devraient être ici dans sept ou huit minutes.

— Foutre le camp devient de plus en plus urgent, reprit Findley.

— Les Forces spéciales ? demanda Pitt.

— Aucun signe d'eux, répondit Gunn en secouant la tête. (Il dévisagea Pitt un instant avant de poursuivre.) Les terroristes sont suivis par quatre otages gardés par deux hommes. J'ai eu le temps de les identifier aux jumelles. L'un d'eux est ton père. Une femme et lui aidaient deux hommes à marcher entre les rails.

— Hala Kamil, fit Pitt avec un immense soulagement. Dieu merci, mon père est vivant.

— Et les deux autres ? fit Giordino.

— Probablement les présidents Hassan et De Lorenzo.

— Plus question de se replier, dit Findley d'un air lugubre en finissant de bander la plaie de Pitt.

— Les terroristes ne laissent les otages en vie que pour assurer leur fuite.

— Et ils n'hésiteront pas à les abattre un par un jusqu'à ce qu'on leur rende leur hélicoptère, ajouta Gunn.

— Ça ne fait aucun doute, affirma Pitt. Mais même si on cède, rien ne nous garantit qu'ils ne les abattront pas de toute façon. Ils ont déjà tenté par deux fois d'assassiner Hala et ils ont certainement l'intention de tuer Hassan aussi.

— Ils vont réclamer une trêve et entamer des négociations.

Pitt consulta sa montre.

— Ils n'ont pas intérêt à faire traîner les choses. Ils savent que le temps leur est compté. Mais on devrait pouvoir gagner encore quelques minutes.

— Comment ?

— On reste ici et on se bat le plus longtemps possible. (Pitt se tourna vers Gunn.) Les otages étaient avec les terroristes ?

— Non. Ils se trouvaient à environ deux cents mètres en arrière, surveillés par deux hommes. (Gunn scruta les yeux verts de son ami et comprit ce que celui-ci attendait de lui.) Tu veux que je me débarrasse des deux gardes et que je protège le sénateur et les autres jusqu'à l'arrivée d'Hollis, c'est ça ?

— Tu es le plus petit et le plus rapide, Rudi. S'il y en a un qui est capable de sortir d'ici sans se faire repérer et de prendre à revers les deux gardes pendant qu'on les occupe, c'est bien toi.

Gunn leva les mains.

— Assez, assez. Seulement, vous ne serez plus que trois pour tenir le fort.

— On fera avec. (Pitt se releva péniblement et se dirigea en boitant vers les vêtements du terroriste qu'il avait laissés en tas.) Mets ça, dit-il à Gunn. Ils te prendront pour l'un d'entre eux.

Gunn hésitait à abandonner ainsi ses amis.

Giordino le prit alors par l'épaule et le poussa gentiment vers un étroit passage souterrain qui courait autour du moulin géant.

— Tu n'as qu'à te glisser par là, fit-il en souriant. Attends simplement que ça chauffe un peu avant de te précipiter.

Gunn n'eut pas le temps de protester. Le cœur serré, il considéra un instant les trois hommes en se disant qu'il ne les reverrait peut-être pas vivants. Puis il s'engagea dans le passage et disparut.

59

Hollis se tenait à côté de la petite aire d'atterrissage que les marins du Lady Flamborough avaient installée en hâte au-dessus de la piscine. Un « pigeon voyageur » se posa et le commando s'apprêta à embarquer.

Le colonel s'immobilisa en entendant des coups de feu qui provenaient de la mine, et son visage prit une expression soucieuse.

— Allons-y, cria-t-il à Dillinger. On a besoin de nous là-bas.

— La mine était sans doute l'endroit d'où ils avaient prévu de s'enfuir, intervint le commandant Collins.

— Et grâce à moi, Dirk Pitt et ses amis se sont jetés en plein dans la gueule du loup !

— Vous croyez pouvoir arriver à temps pour les sauver ainsi que les otages ? demanda Collins.

Hollis secoua la tête avec désespoir.

— Il n'y a pas une chance sur un million !

 

Rudi Gunn remercia le ciel pour la grosse averse qui s'était soudainement abattue. Elle contribuait à le dissimuler à la vue des terroristes tandis qu'il débouchait en rampant du moulin à minerai sous un convoi de wagonnets vides. Une fois parvenu suffisamment loin des bâtiments, il dévala la pente de la montagne sur quelques centaines de mètres, puis revint en arrière en décrivant un cercle.

Il tomba sur l'étroite voie de chemin de fer encaissée et se mit à la suivre sans faire de bruit en marchant sur les traverses. Après quelques minutes, il s'arrêta brusquement. Il avait aperçu de vagues silhouettes devant lui. Il en compta quatre assises et deux debout.

Gunn était placé face à un dilemme. Il supposait que c'étaient les otages qui se reposaient, mais il lui était difficile de tirer d'abord et de vérifier ensuite. Il allait lui falloir tabler sur son déguisement et s'approcher pour s'en assurer.

Le seul problème, et il était de taille, c'était qu'il ne connaissait que deux ou trois mots d'arabe.

Il respira un grand coup et s'avança. Il lança un « salaam » qu'il répéta plusieurs fois d'une voix aussi naturelle que possible.

Les silhouettes qui se tenaient debout se firent plus distinctes. Toutes deux braquaient des mitraillettes dans sa direction.

L'un des hommes prononça une courte phrase que Gunn ne comprit pas. Il espéra de toutes ses forces qu'il s'agissait de l'équivalent en arabe de « Qui va là ?» et il répondit : « Muhammad » en priant pour que le nom du prophète lui ouvre le chemin. Il tenait négligemment sa Heckler-Koch en travers de sa poitrine, le canon pointé sur le côté.

Les battements de son cœur se calmèrent quand il vit les terroristes abaisser leurs armes et se retourner vers leurs prisonniers. Il s'approcha tranquillement, jusqu'à ce que les otages ne soient plus dans sa ligne de tir.

Alors, les yeux fixés sur les pauvres hères tassés par terre entre les rails, il ouvrit le feu sur les deux gardes sans même prendre la peine de leur jeter un regard.

 

Ammar et ses hommes étaient au bord de l'épuisement lorsqu'ils atteignirent enfin le périmètre de la mine, ils étaient trempés. Ils escaladèrent péniblement un terril et allèrent se réfugier dans une remise où l'on entreposait jadis du matériel.

Ammar se laissa tomber sur un banc de bois et s'efforça de reprendre son souffle. Il leva les yeux au moment où Ibn entrait en compagnie d'un autre homme.

— C'est Mustapha Osman. Il dit que des commandos armés ont tué le chef de leur groupe et se sont barricadés à l'intérieur du moulin à minerai où se trouve l'hélicoptère.

Les lèvres de l'Égyptien se retroussèrent sur un rictus de rage.

— Comment avez-vous pu laisser faire ça ?

Une lueur de panique apparut dans les yeux noirs d'Osman.

— Nous... nous avons été pris par surprise, balbutia-t-il, ils devaient venir de la montagne, ils ont neutralisé les sentinelles, se sont emparés du train et ont ouvert le feu sur nous. Et quand on a lancé une contre-attaque, ils nous ont tiré dessus depuis le moulin.

— Des pertes ? demanda froidement Ammar.

— Nous ne sommes plus que sept.

La situation était encore pire qu'il ne l'avait cru.

— Combien étaient-ils ?

— Vingt ou trente peut-être.

— Et à sept vous les avez assiégés ? lança Ammar avec un lourd sarcasme. Cette fois, je veux la vérité, ou Ibn te tranche la gorge.

Osman, tremblant de peur, détourna le regard.

— C'est difficile d'en être sûr, souffla-t-il. Mais ils doivent être quatre ou cinq.

— Quoi ? Ce sont cinq hommes qui ont fait tout ça ? s'écria l'Égyptien, stupéfait. (Il était ivre de fureur, mais trop maître de lui pour se laisser emporter.) Et l'hélicoptère ? Il est endommagé ?

Osman parut se reprendre un peu.

— Non, répondit-il. Nous avons fait bien attention à ne pas tirer sur la partie du bâtiment où il se trouve. Je suis prêt à jurer sur la tête de mon père qu'il n'a pas été touché.

— Allah seul est en mesure de savoir si les membres du commando l'ont ou non saboté, fit Ibn.

— Si on ne s'en empare pas et qu'il n'est pas en état de voler, Allah pourra bientôt nous le dire en personne, déclara calmement Ammar. La seule façon de vaincre les hommes retranchés à l'intérieur, c'est d'attaquer de tous les côtés à la fois et de les écraser sous le nombre.

— On pourrait peut-être se servir des otages pour négocier notre départ, suggéra Ibn avec espoir.

— Effectivement, admit Ammar. Les Américains cèdent toujours devant des menaces de mort. Je vais aller parlementer avec nos ennemis inconnus. Pendant ce temps-là, dispose les hommes pour l'assaut.

— Fais attention, Suleiman Aziz.

— Tiens-toi prêt à attaquer dès que j'ôterai mon masque.

Ibn s'inclina légèrement et entreprit de donner ses ordres.

Ammar arracha le rideau jauni de l'une des fenêtres et l'attacha au manche d'un balai, puis il sortit de la remise.

Il longea les baraques des mineurs en se dissimulant et arriva en face du moulin à minerai, il s'arrêta au coin d'un bâtiment et agita ce qui faisait office de drapeau blanc. Il ne se passa rien, et il cria en anglais :

— Nous désirons parlementer !

Quelques instants plus tard, une voix répondit :

No hablo inglés.

L'Arabe se trouva désorienté. La sécurité chilienne ? Ils étaient bien plus efficaces qu'il ne l'aurait pensé. Il parlait couramment anglais, se débrouillait en français, mais ne connaissait guère l'espagnol. Hésiter ne le conduirait nulle part. Il fallait qu'il sache à qui il avait affaire.

Les deux mains bien en vue, il s'avança sur la route.

Il savait que paix se disait paz, et il répéta ce mot à plusieurs reprises. Un homme ouvrit la large porte et sortit en boitillant, il vint s'immobiliser à quelques pas de lui.

L'inconnu était grand et avait des yeux verts, intenses, qui ne cillaient pas malgré la menace des armes braquées sur lui. Son regard ne quittait pas Ammar. Il avait des cheveux noirs, longs et ondulés, et son visage était tanné. Ses lèvres pleines étaient étirées sur une esquisse de sourire et son expression reflétait un détachement amusé teinté de résolution inflexible. Il avait une main nue et une main gantée.

Il avait une coupure à la joue qui saignait un peu et une blessure à la cuisse recouverte d'un gros bandage de fortune.

L'homme était sans doute mince sous son épais anorak de ski, mais Ammar ne pouvait pas en être sûr.

Il lui fallut trois secondes pour jauger ce démon — trois secondes pour se rendre compte qu'il se trouvait face à un adversaire redoutable. Il fouilla parmi son maigre vocabulaire d'espagnol et lança :

¿ Podemos hablar ?

Le sourire de l'homme s'agrandit.

¿ Porque no ?

¿ Hacer capitular usted ?

— Si on cessait ce petit jeu, répliqua soudain Pitt en anglais. Votre espagnol est encore plus mauvais que le mien. La réponse à votre question est : non, nous ne capitulerons pas.

Ammar était un professionnel, et il ne laissa rien deviner de son étonnement. Pourtant, le fait que son ennemi était vêtu d'un coûteux équipement de ski au lieu de la tenue de combat habituelle le rendait pour le moins perplexe. La première pensée qui lui vint à l'esprit fut : CIA.

— Puis-je vous demander votre nom ?

— Dirk Pitt.

— Je m'appelle Suleiman Aziz Ammar.

— Je n'en ai strictement rien à foutre, déclara froidement Pitt.

— Comme vous voudrez, monsieur Pitt. (Il fronça soudain les sourcils.) Seriez-vous par hasard un parent du sénateur George Pitt ?

— Je n'appartiens pas au sérail politique.

— Mais vous le connaissez. Je note une certaine ressemblance. Votre père, peut-être ?

— Ne pourrions-nous abréger ? J'ai dû interrompre un excellent brunch au champagne pour venir vous rencontrer sous la pluie.

Ammar éclata de rire. Décidément, cet homme était imprévisible !

— Vous avez quelque chose qui m'appartient, fit-il une fois son hilarité calmée. J'aimerais le récupérer en bon état.

— Vous parlez, bien entendu, d'un certain hélicoptère.

— Bien entendu.

— Eh bien, si vous le voulez tant, venez donc le chercher.

L'Arabe serra les poings. L'entretien ne se déroulait pas comme il l'avait prévu. D'un ton doucereux, il déclara :

— Plusieurs de mes hommes mourront, vous mourrez et votre père aussi mourra si vous refusez de me le restituer.

Pitt demeura impassible.

— Vous avez omis de mentionner Hala Kamil ainsi que les présidents De Lorenzo et Hassan. Et ne vous oubliez pas non plus. Il n'y a aucune raison pour que vous ne fassiez pas le grand voyage en notre compagnie.

Ammar fixa Pitt. La colère montait en lui.

— Je ne comprends pas votre entêtement. Qu'avez-vous à gagnez en faisant couler le sang ?

— Je ferai tout pour contrer des ordures comme vous, répliqua sèchement Pitt. Vous voulez la guerre ? Libre à vous. Mais ne vous avisez pas de massacrer des femmes et des enfants et de vous emparer d'otages innocents qui ne sont pas en état de se défendre. Je ne céderai pas au chantage et je ne suis tenu par d'autre loi que la mienne. Pour chacun d'entre nous que vous tuerez, nous tuerons cinq de vos hommes.

— Je ne suis pas venu pour discuter de nos méthodes respectives, fit Ammar en s'efforçant de maîtriser sa rage. Dites-moi seulement si l'hélicoptère a été endommagé.

— Il n'a pas une éraflure. Et j'ajouterai que vos pilotes également sont intacts. Vous êtes satisfait ?

— Vous feriez bien de vous rendre et de nous remettre l'appareil et l'équipage.

— Allez vous faire foutre, dit Pitt en haussant les épaules.

L'Égyptien constatait avec un certain trouble qu'il n'arrivait pas à intimider cet homme qui lui faisait front.

— Combien êtes-vous ? Quatre, cinq ? lança-t-il d'un ton méprisant. Nous sommes huit fois plus nombreux que vous.

Pitt désigna d'un signe de tête les cadavres éparpillés autour du moulin.

— On vous attend de pied ferme. (Puis, comme s'il venait juste d'y penser, il ajouta :) Ah, et avant que je n'oublie, je vous donne ma parole de ne pas abîmer votre précieux hélicoptère. Il est à vous du moment que vous parvenez à vous en emparer. Mais touchez à un seul cheveu des otages, et je le fais sauter.

— C'est votre dernier mot ?

— Pour le moment, oui.

Une brusque certitude se fit alors jour en Ammar.

— C'était donc vous ! s'écria-t-il. C'est vous qui avez conduit les Forces spéciales américaines ici !

— J'ai eu beaucoup de chance, fit Pitt avec modestie. Mais quand j'ai découvert l'épave du General Bravo et un rouleau de plastique qui n'aurait pas dû se trouver là, les pièces du puzzle se sont mises en place.

Il fallut à l'Arabe quelques secondes pour revenir de sa stupéfaction.

— Vous sous-estimez vos pouvoirs de déduction, monsieur Pitt. Je vous concède volontiers que le coyote a été plus rusé que le renard.

— Le renard ? Vous vous flattez. Le ver de terre, plutôt.

Les yeux d'Ammar se firent des fentes.

— Je vous tuerai de mes propres mains, Pitt, et je prendrai un grand plaisir à assister à votre agonie. C'est mon dernier mot à moi.

Il n'y avait ni colère ni haine dans le regard de Pitt. Il dévisagea son adversaire avec une sorte de dégoût pensif, puis il lui tourna le dos et se dirigea sans hâte vers le moulin.

Saisi d'une soudaine fureur, Ammar jeta par terre le drapeau blanc et partit à grandes enjambées dans la direction opposée. Tout en marchant, il tira un semi-automatique 9 millimètres Luger P-85, fabrication américaine, de la poche de son blouson.

Il pivota d'un bloc, arracha son masque, et se jeta dans la position du tireur couché, agrippant la crosse des deux mains. À l'instant précis où la mire s'alignait avec le dos de Pitt, il pressa six fois la détente à la vitesse de l'éclair.

Il vit les balles déchirer et transpercer l'anorak de ski de l'Américain qui tituba sous l'impact.

Ammar guetta la chute de cet homme qu'il haïssait, il savait que celui-ci serait mort avant même d'avoir touché le sol.

60

Ammar se rendit compte qu'il se passait quelque chose d'anormal. Au lieu de tomber mort, Pitt se retourna et l'Arabe crut bien que c'était le diable en personne qui lui souriait.

Il comprit alors qu'il avait été joué. L'Américain s'était attendu à ce qu'il lui tire dans le dos, et il s'était protégé en enfilant un gilet pare-balles sous son anorak.

Et, avec un choc, il constata que la main gantée qui lui avait paru si anodine était fausse. Un tour de magicien. La vraie main se matérialisa, repliée autour de la crosse d'un Colt 45 dont le canon dépassait de la fermeture Éclair de l'épais blouson.

Ammar leva son Luger, mais Pitt fut plus rapide que lui.

La première balle toucha l'Arabe à l'épaule droite et le fit tournoyer. La seconde lui fracassa le menton et la mâchoire inférieure. La troisième lui brisa le poignet alors qu'il portait la main à sa figure. Quant à la quatrième, elle lui transperça le visage de part en part.

Il roula sur le gravier et se mit à ramper, à peine conscient du déluge de feu qui avait éclaté au-dessus de lui, et sans savoir que Pitt avait réussi à regagner le moulin avant que les Arabes ne soient passés à l'attaque, il réalisa vaguement qu’Ibn le traînait pour le mettre à l'abri derrière un réservoir d'eau. Ses mains remontèrent lentement le long du bras de son ami, et le saisirent à l'épaule pour l'attirer vers lui.

— Je ne te vois pas, fit-il dans un râle.

Ibn prit un large pansement dans la trousse qu'il portait à la ceinture, et le pressa doucement sur les chairs déchiquetées qu'étaient maintenant les orbites d'Ammar.

— Allah et moi serons tes yeux, dit-il.

Ammar toussa, cracha le sang et les éclats d'os qui avaient pénétré dans sa gorge, puis il parvint à balbutier :

— Tue les otages et ce démon, ce Pitt.

— L'attaque est déclenchée. Leur mort n'est plus qu'une question de secondes.

— Et si je meurs... tue Yazid.

— Tu ne mourras pas.

Ammar dut de nouveau tousser avant de reprendre :

— Peu importe... les Américains vont détruire l'hélicoptère maintenant. Il faut que tu t'échappes de cette île par un autre moyen. Laisse-moi... laisse-moi ici. C'est ma dernière requête.

Sans un mot, sans tenir compte de sa demande, Ibn le souleva dans ses bras et s'éloigna avec lui du théâtre des opérations.

Lorsqu'il parla, ce fut d'une voix rauque mais empreinte de douceur.

— Sois fort, Suleiman Aziz, dit-il. Nous retournerons ensemble à Alexandrie.

 

À peine Pitt avait-il bondi par la porte, ôté son gilet pare-balles pour le remettre devant et rendu le second à Giordino qu'une grêle de balles criblait les minces parois en bois.

— Le gilet est foutu, grogna-t-il en s'aplatissant au sol.

— S'il t'avait tiré dans la poitrine, tu ne serais plus que de la viande froide, dit Giordino en enfilant son gilet. Comment tu savais qu'il allait te tirer dans le dos ?

— Je le savais, c'est tout.

Findley rampait de fenêtre en fenêtre, et lançait des grenades aussi vite qu'il arrivait à les dégoupiller.

— Les voilà ! s'écria-t-il.

Giordino roula sur le plancher et lâcha rafale sur rafale, à l'abri derrière une brouette remplie de minerai. Pitt saisit sa Thompson juste à temps pour abattre deux terroristes qui avaient réussi à grimper au milieu des décombres du bureau.

La petite armée d'Ammar chargea de tous les côtés à la fois sans cesser de tirer. Les Américains allaient succomber sous le nombre. Les détonations des AK-74 des Arabes se mêlaient au staccato de la Thompson de Pitt et aux déflagrations du fusil de Findley.

Giordino s'élança vers le concasseur tout en faisant feu pour couvrir Pitt et Findley qui vinrent le rejoindre derrière leur fort d'opérette. Les terroristes demeurèrent un moment interdits en ne voyant plus personne alors qu'ils s'attendaient à une reddition. Cet instant d'hésitation leur fut fatal. Ils furent fauchés sans merci.

Pitt, Giordino et Findley avaient eu raison de la première vague. Mais leurs assaillants étaient des fanatiques qui ne manquaient ni de courage ni d'intelligence. Une fusillade nourrie retentit avant le prochain assaut, suivie de l'explosion de plusieurs grenades.

C'était un véritable enfer. Les cadavres s'amoncelaient, et les Arabes progressaient en utilisant les corps de leurs camarades comme remparts. Des cris et des jurons retentissaient, et la construction tremblait sous le choc des détonations. L'atmosphère sentait la poudre et la fumée.

Personne ne se souciait des foyers d'incendie qui s'étaient allumés à une dizaine d'endroits différents. Giordino lança une grenade qui emporta la queue de l'hélicoptère. Les terroristes, voyant s'évanouir leur dernier espoir de s'évader, n'en continuèrent pas moins à se battre avec acharnement.

La vieille Thompson se tut brusquement. Pitt éjecta le chargeur vide et en inséra un nouveau, le dernier. Il éprouvait une froide détermination, telle qu'il n'en avait jamais connu. Giordino, Findley et lui n'avaient pas l'intention de jeter l'éponge. Ils s'accrochaient, sachant qu'ils luttaient pour leur vie.

Trois fois les Arabes furent repoussés, trois fois ils chargèrent de nouveau. Puis ils regroupèrent leurs maigres forces pour un ultime assaut qui tenait du suicide.

Pitt avait les yeux qui le piquaient à cause de la fumée, et des larmes ruisselaient sur ses joues. Le moulin à minerai vibrait de toutes parts. Les balles ricochaient sur les flancs en acier, pareilles à des guêpes furieuses, et quatre d'entre elles transpercèrent les manches de Pitt en l’éraflant au passage.

Les assaillants se précipitaient sans répit contre le concasseur et la barricade de fortune, et le combat vira bientôt au corps à corps.

Findley s'effondra, touché par deux balles, mais il parvint à se relever sur les genoux et à utiliser son fusil vide comme une matraque.

Giordino, souffrant de cinq blessures, jetait des blocs de minerai du bras droit tandis que le gauche pendait, rendu inutilisable par une balle qui lui avait lacéré l'épaule.

La Thompson cracha sa dernière balle, et Pitt balança la lourde mitraillette dans la figure d'un Arabe qui s'était brusquement dressé devant lui. Il saisit le Colt 45 glissé dans sa ceinture et tira sur chaque visage qui se matérialisait au milieu de la fumée. Il sentit une brûlure à la nuque et sut qu'il venait d'être touché. Bientôt, le Colt fut vide à son tour. Le goût amer de la défaite amena une grimace sur ses lèvres. La réalité n'existait plus. Une grenade éclata à côté de lui et la déflagration l'assourdit. Un corps le heurta et, déséquilibré, il tomba en arrière.

Sa tête cogna un tuyau, une boule de feu explosa dans son crâne, et comme une vague qui se brise, le cauchemar déferla et l'engloutit.

61

Les Forces d'opérations spéciales débarquèrent et se regroupèrent derrière les terrils qui les dissimulaient à la vue des occupants de la mine, ils se déployèrent rapidement en formation de combat et attendirent l'ordre d'avancer pendant que les tireurs se mettaient en position.

Hollis, avec Dillinger à ses côtés, rampa jusqu'au sommet du tas de déchets et jeta un coup d'œil pardessus. La scène qui s'offrit à son regard avait tout du cimetière.

La mine fantôme était un improbable théâtre de combats, mais la pluie glacée et le versant dénudé de la montagne donnaient au panorama l'allure d'un champ de mort. Le ciel bas et gris semblait étouffer les bâtiments en ruine et l'ensemble paraissait appartenir à un autre monde.

La fusillade avait cessé. Deux des constructions étaient en flammes. Hollis dénombra sept cadavres qui jonchaient la route devant le moulin à minerai.

— Je ne voudrais pas avoir l'air pessimiste, fit-il. Mais tout ça ne me plaît pas beaucoup.

— Aucun signe de vie, ajouta Dillinger en examinant les alentours à l'aide de petites mais puissantes jumelles.

Le colonel étudia les bâtiments quelques secondes supplémentaires, puis il parla dans son émetteur :

— Bon, allez-y, mais doucement, et...

— Un instant, colonel, l'interrompit une voix.

— Attendez, fit Hollis.

— Sergent Baker, monsieur. Sur le flanc droit. Il y a un groupe de cinq personnes qui remonte la voie de chemin de fer.

— Armés ?

— Non, monsieur. Ils ont les mains en l'air.

— Très bien. Encerclez-les. Faites attention, c'est peut-être un piège. Le major et moi arrivons.

Mollis et Dillinger contournèrent les terrils jusqu'à trouver les rails, et ils se mirent à courir en direction du fjord. Ils avaient parcouru une centaine de mètres quand des silhouettes émergèrent du rideau de pluie.

Le sergent Baker s'avança.

— Nous avons les otages et un terroriste, colonel.

— Vous avez sauvé les otages ! ne put s'empêcher de s'écrier Hollis. Tous les quatre ?

— Oui, monsieur, répondit Baker. Ils sont épuisés, mais sinon ils n'ont rien.

— Bravo, sergent, le félicita Hollis.

Ils se précipitèrent et éprouvèrent un intense soulagement en reconnaissant les quatre personnalités dont ils avaient eu le temps d'étudier les photos dans l'avion qui les avait amenés de Virginie.

Leur soulagement se mua en surprise lorsqu'ils virent que le prétendu terroriste n'était autre que Rudi Gunn.

Le sénateur Pitt vint serrer la main d'Hollis pendant que Gunn effectuait les présentations.

— Inutile de vous dire combien nous sommes contents de vous voir, colonel, fit le sénateur qui rayonnait.

— Navré d'être arrivé un peu tard, marmonna Hollis, sans savoir très bien quoi penser.

Hala l'embrassa, de même que les présidents Hassan et De Lorenzo. Puis elle embrassa Dillinger qui devint rouge comme une tomate.

— Et si vous m'expliquiez ce qui s'est passé ? demanda enfin Hollis à Gunn.

L'homme de la NUMA se fit un plaisir de s'exécuter :

— Il semble que vous nous ayez déposés à un endroit stratégique, colonel. Nous avons trouvé une vingtaine de terroristes dans la mine, ainsi qu'un hélicoptère qu'ils avaient caché dans l'intention de s’en servir pour quitter l'île. Vous n'aviez pas jugé utile de nous munir de moyens de communications, aussi Pitt a-t-il essayé de vous avertir en lançant un train fou de la mine jusqu'au fjord.

— La présence de l'hélicoptère explique pourquoi les pirates arabes ont abandonné le paquebot et laissé les Mexicains se défendre tout seuls, intervint Dillinger.

— Et le train était le moyen de transport qui devait les conduire à la mine.

— Et où sont vos amis ? demanda Hollis.

— La dernière fois que je les ai vus avant que Pitt m'envoie secourir son père et les autres otages, ils étaient assiégés à l'intérieur du moulin à minerai.

— À vous quatre vous avez neutralisé près de quarante terroristes ! s'exclama le major avec incrédulité.

— Pitt et les autres ont empêché les Arabes de s'enfuir tout en créant une diversion pour que je puisse délivrer les otages.

Hollis et Dillinger échangèrent un regard.

— On ferait bien de se dépêcher d'aller voir, fit le colonel.

Le sénateur Pitt s'avança.

— Colonel, Rudi m'a dit que mon fils était là-haut dans la mine. J'aimerais vous accompagner.

— Désolé, sénateur. Je ne peux pas vous y autoriser avant que l'endroit soit nettoyé.

Gunn passa son bras autour de l'épaule du vieil homme.

— J'y vais, sénateur. Ne vous inquiétez pas pour Dirk. Il nous survivra à tous.

Hollis était loin d'être aussi optimiste.

— Ils ont dû succomber sous le nombre, murmura-t-il à Dillinger.

Celui-ci hocha la tête.

Le colonel donna le signal et ses hommes se faufilèrent entre les bâtiments comme des ombres. En approchant du concasseur, ils trouvèrent un véritable carnage. Ils comptèrent treize cadavres.

Les murs de la construction à l'intérieur de laquelle se trouvait le moulin étaient criblés de balles et couverts de brèches ouvertes par les grenades. Il ne restait plus une seule vitre intacte, et toutes les portes étaient défoncées.

Mollis et cinq de ses hommes entrèrent avec précaution par les côtés tandis que Dillinger utilisait ce qui avait été la porte principale. Il y avait de la fumée et des petits foyers d'incendie partout, mais ils n'avaient pas encore provoqué l'embrasement de la construction.

Une vingtaine de cadavres s'entassaient sur le plancher et au pied du concasseur. L'hélicoptère se dressait, brillant et comme prêt à s'envoler. Mais sa queue n'était plus qu'un amas de tôles tordues.

Trois hommes vivaient encore au milieu de cet enfer, trois hommes ensanglantés, le visage noirci et en si piteux état qu’Hollis avait du mal à en croire ses yeux. L'un d'eux était allongé par terre, la tête sur les genoux d'un autre qui avait le bras en bandoulière. Le troisième se tenait debout, vacillant, et du sang coulait de blessures qu'il avait à la jambe, à la nuque, à la tête et à la joue.

C'est seulement quand il fut à quelques mètres d'eux que le colonel les reconnut. Il était abasourdi. Il ne parvenait pas à comprendre comment ces véritables loques humaines avaient pu continuer à se battre et triompher contre toute probabilité.

Les hommes des Forces spéciales se regroupèrent autour d'eux, muets d'admiration. Rudi Gunn avait le visage fendu par un large sourire. Quant à Hollis et Dillinger, ils étaient eux aussi silencieux.

Pitt se redressa alors de toute sa taille, et lança :

— Il était temps que vous arriviez. On commençait à s'ennuyer.