14 octobre 1991,
Washington, D.C.

14

Une petite pluie froide tombait sur la capitale. Un taxi s'arrêta au coin de la Dix-Septième Rue et de Pennsylvania Avenue. Un homme en uniforme de livreur en descendit et demanda au chauffeur d'attendre, n avait à la main un paquet enveloppé dans du papier de soie rouge. Il traversa le trottoir, dévala quelques marches, et entra dans la salle du courrier destiné à la Maison-Blanche.

— Pour le Président, dit-il avec un accent espagnol.

Un employé des postes enregistra l'heure d'arrivée du colis, puis il leva la tête et demanda avec un sourire :

— Il pleut encore ?

— Il bruine, plutôt.

— C'est pas pour remonter le moral.

— Ni pour arranger la circulation, fit le livreur avec une grimace.

— Bonne journée quand même.

— Merci. Vous aussi.

Le livreur s'en alla et l'employé des postes passa le paquet sous le fluoroscope. Il examina l'écran. Les rayons X lui révélèrent qu'il s'agissait d'un attaché-case, mais l'image le troubla. À l'intérieur, il ne semblait en effet n'y avoir ni dossiers, ni documents, ni aucune trace d'un objet quelconque aux contours bien définis. Il n'y avait pas d'explosifs, non plus. L'homme était habitué aux détecteurs, et pourtant le contenu de la mallette le laissait perplexe.

Il décrocha un téléphone et dit quelques mots. Une minute plus tard, un agent de la sécurité arrivait avec un chien.

L'employé posa le colis par terre.

— Je n'arrive pas à l'identifier sur le scope, dit-il.

Le chien fit le tour du paquet en le reniflant et, brusquement, il s'immobilisa. Ses poils se hérissèrent et il commença à reculer en grondant.

L'agent de la sécurité eut l'air étonné.

— Je ne l'ai jamais vu réagir comme ça.

— Il y a quelque chose de bizarre là-dedans, dit l'employé.

— À qui est-ce destiné ?

— Au Président.

L'homme de la sécurité se dirigea vers le téléphone en déclarant :

— Je vais demander à Jim Gerhart de venir.

Alerté, Gerhart, l'agent spécial chargé de la sécurité de la Maison-Blanche, se rendit aussitôt dans la salle du courrier.

Il observa un instant la réaction du chien, et passa à son tour l'attaché-case au détecteur.

— Je ne distingue ni fils électriques ni détonateur, dit-il avec l'accent traînant du Sud.

— Ce n'est pas une bombe, acquiesça l'employé des postes.

— Bon, ouvrons-le.

Il défit soigneusement l'emballage de papier de soie rouge et en tira un attaché-case de cuir noir. Il ne portait aucune identification, ni marque, ni indication du modèle et s'ouvrait à l'aide de fermoirs qui fonctionnaient avec une clé.

Gerhart essaya les deux fermoirs. Ils jouèrent tout de suite.

— Le moment de vérité, fit-il avec un sourire un peu crispé.

Il plaça ses mains de chaque côté du couvercle et le souleva doucement.

— Mon Dieu ! balbutia-t-il lorsqu'il vit ce qu'il y avait à l'intérieur.

L'agent de la sécurité devint livide et détourna brusquement la tête. L'employé des postes eut un haut-le-cœur et se précipita en trébuchant vers les toilettes.

Gerhart referma violemment le couvercle.

— Allez porter ça à l'hôpital de l'université George-Washington, ordonna-t-il.

L'agent de la sécurité avait un goût de bile dans la bouche. Il dut déglutir et se racler la gorge avant d'être en mesure de demander :

— Cette horreur est réelle ou bien c'est une espèce de truc de carnaval ?

— Elle est bien réelle, répondit sombrement Gerhart. Et croyez-moi, ça n'a rien à voir avec le carnaval.

 

Dans son bureau de la Maison-Blanche, Dale Nichols, l'assistant spécial du Président, se cala dans son fauteuil pivotant et ajusta ses lunettes. Pour la dixième fois peut-être, il examina le contenu d'un épais dossier qui lui avait été transmis par Armando Lopez, le conseiller du Président pour les affaires latino-américaines.

Nichols était l'image même du professeur d'université qu'il était lorsque le Président l'avait persuadé d'abandonner la quiétude du campus de Stanford pour l'agitation politique de Washington. Ses réticences initiales s'étaient muées en stupéfaction quand il s'était aperçu qu'il possédait un talent caché pour naviguer au milieu des écueils semés par la bureaucratie de la Maison-Blanche.

Il avait les cheveux presque noirs, partagés par une raie au milieu, des lunettes de grand-mère, et pour parfaire le cliché, il portait un nœud papillon et fumait la pipe.

Il alluma sa pipe sans quitter des yeux les coupures de presse étalées devant lui, provenant de journaux et de magazines mexicains, et qui traitaient toutes d'un seul et même sujet :

Topiltzin.

Il y avait des interviews accordées par le messie charismatique à des représentants officiels de pays d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud. En revanche, il avait toujours refusé de s'entretenir avec des journalistes américains ou des envoyés du gouvernement, et aucun n'avait pu franchir le barrage de ses gardes du corps.

Nichols avait appris l'espagnol durant les deux ans qu'il avait passés au Pérou dans le Peace Corps, et il le lisait sans effort, il prit un bloc et nota les points principaux qui ressortaient de ces interviews :

 

1. Topiltzin se décrit comme un homme issu des milieux, les plus pauvres, né dans une cabane en carton à côté des décharges d'ordures qui envahissent les taudis à la périphérie de Mexico, sans qu'on sache le jour, le mois, ou même l'année de sa naissance. Il a réussi à survivre et a appris ce que c'est de vivre parmi les affamés et les sans-abri au milieu de la puanteur, des mouches et des maladies.

2. Admet n'avoir suivi aucune étude. On ne sait rien de la période qui sépare son enfance du moment où il s'est proclamé grand prêtre de l'ancienne religion toltèque-aztèque.

3. Prétend être la réincarnation de Topiltzin, le souverain toltèque du Xe siècle identifié à Quetzalcoatl, le dieu légendaire.

4. Sa philosophie politique est un mélange insensé de culture et de religion anciennes avec une sorte de pouvoir autocratique et absolu. Aspire à jouer le rôle du père auprès du peuple mexicain. Refuse de préciser comment il envisage de redresser l'économie moribonde. Ne dit pas comment il va restructurer le gouvernement s'il arrive au pouvoir

5. Orateur fascinant. Tisse des liens étranges avec son auditoire. Ne s'exprime que dans l'ancienne langue aztèque par l'intermédiaire d'interprètes. Langue qui est encore parlée par de nombreux Indiens du centre du Mexique.

6. Ses principaux partisans sont des fanatiques. Sa popularité ne cesse de grandir. Les analystes politiques pensent qu'il remporterait une élection présidentielle de plus de six points. Pourtant, il refuse de participer à des élections libres, et affirme, avec raison, que les dirigeants corrompus n'accepteraient jamais de remettre le pouvoir en cas de défaite. Topiltzin compte être porté à la tête du pays par une vague populaire.

 

Nichols posa sa pipe dans un cendrier et contempla pensivement le plafond pendant quelques instants, puis il se remit à écrire :

 

RÉSUMÉ : Topiltzin est soit incroyablement stupide, soit incroyablement malin. Stupide s'il est vraiment ce qu'il dit être. Malin si sa folie n'est qu'un instrument pour parvenir à un objectif connu de lui seul. De toute façon, il n'y a que des ennuis en perspective.

 

Il relisait ce dernier paragraphe quand son interphone bourdonna, il décrocha.

— Le Président sur la une, annonça sa secrétaire.

Nichols appuya sur le bouton.

— Oui, monsieur le Président ?

— Des nouvelles de Guy Rivas ?

— Aucune.

Le chef de la Maison-Blanche reprit après un court moment de silence :

— Il avait rendez-vous avec moi il y a deux heures. Je suis inquiet. S'il avait eu un problème, le pilote aurait déjà dû nous en informer.

— Il ne s'est pas rendu au Mexique à bord d'un avion officiel, expliqua Nichols. Par souci de discrétion, il a pris une ligne régulière et voyagé en classe économique comme n'importe quel touriste.

— Je comprends. Si le président De Lorenzo apprenait que j'ai envoyé derrière son dos un représentant personnel pour prendre contact avec son opposition, il considérerait cela comme une insulte et annulerait notre conférence prévue la semaine prochaine en Arizona.

— Nous y avons pensé, le rassura Nichols.

— Vous avez été informé de l'accident de l'avion des Nations unies ? demanda le Président, changeant brusquement de sujet.

— Pas dans les détails, monsieur. Je sais seulement qu'Hala Kamil figure parmi les rescapés.

— Il n'y en a eu que trois, elle et deux membres d'équipage. Les autres sont morts empoisonnés.

— Empoisonnés ? s'étonna Nichols.

— C'est ce qu'ont affirmé les enquêteurs, ils pensent que le pilote a tenté d'empoisonner toutes les personnes à bord avant de sauter en parachute au-dessus de l’Islande.

— Il avait dû prendre la place du vrai.

— Nous ne le saurons que quand on l'aura retrouvé, mort ou vivant.

— Mon Dieu, mais quel mouvement terroriste pourrait avoir intérêt à assassiner plus de cinquante représentants des Nations unies ?

— Jusqu'à présent, personne n'a revendiqué l'attentat. D'après Martin Brogan de la CIA, s'il s'agit de l'œuvre de terroristes, c'est quelque chose de tout à fait nouveau.

— La cible était peut-être Hala Kamil, suggéra Nichols. Akhmad Yazid a juré de l'éliminer.

— C'est une hypothèse que nous ne pouvons pas négliger, reconnut le Président.

— Les médias sont au courant ?

— L'histoire sera dans tous les journaux et sur tous les écrans de télévision d'ici une heure. Il n'y avait pas de raisons de taire plus longtemps cette information.

— Je peux faire quelque chose, monsieur le Président ?

— Oui, Dale. J'aimerais que vous vous chargiez d'annoncer la catastrophe au président De Lorenzo. Il y avait onze délégués mexicains à bord de l'avion. Présentez mes condoléances et dites-lui que nous sommes à son entière disposition. Ah ! et aussi, informez Julius Schiller au département d'État pour qu'il n'y ait pas de cafouillage entre les différents services.

— Nous nous en occupons tout de suite.

— Et appelez-moi dès que vous avez des nouvelles de Rivas.

— Bien, monsieur le Président.

Nichols raccrocha et, après avoir donné ses instructions, il reporta son attention sur le dossier. Il commençait à se demander si Topiltzin n'était pas directement ou indirectement lié au meurtre des représentants des Nations unies. Si seulement il trouvait un indice. Mais il n'avait rien d'un détective. Sa spécialité était la politique internationale et les répercussions que pourraient avoir les changements dans ce domaine.

Topiltzin était une énigme pour lui. Hitler défendait le concept absurde de suprématie aryenne. Khomeiny, poussé par la ferveur religieuse, voulait instaurer un régime islamique dans tout le Moyen-Orient. Lénine prêchait la révolution mondiale.

Mais quel était l'objectif de Topiltzin ?

Le Mexique aux Aztèques ? Le retour au passé ? Aucune société moderne ne pouvait fonctionner sur des bases aussi archaïques. Le Mexique n'était pas un pays qui pouvait être gouverné avec des phantasmes à la Don Quichotte. Cet homme devait être motivé par autre chose. Mais quoi ? Nichols raisonnait dans le vide. Il ne voyait Topiltzin que comme une caricature, le méchant dans une bande dessinée.

Sa secrétaire entra sans frapper, et déposa un dossier sur son bureau.

— Le rapport que vous aviez demandé à la CIA. Et vous avez quelqu'un sur la trois.

— Qui?

— Un certain James Gerhart.

— Sécurité de la Maison-Blanche, fit Nichols. Il a dit ce qu'il voulait ?

— Non, seulement que c'était urgent.

L'assistant du Président, sa curiosité éveillée, prit la communication.

— Dale Nichols à l'appareil, annonça-t-il.

— Jim Gerhart, monsieur, responsable...

— Oui, je sais. Que se passe-t-il ?

— Je pense que vous devriez venir au labo de pathologie à George-Washington.

— L'hôpital de l'université ?

— Oui, monsieur.

— Mais pourquoi ?

— Je préférerais ne pas en dire plus au téléphone.

— Je suis très occupé, monsieur Gerhart. J'aimerais que vous soyez plus explicite.

Il y eut un court silence à l'autre bout du fil.

— C'est une affaire qui concerne le Président et vous. C'est tout ce que je peux dire.

— Vous ne pouvez même pas me donner une petite idée?

— Un de mes hommes vous attend devant votre bureau, se contenta de répondre le responsable de la sécurité. Il vous conduira au labo. Je vous verrai dans la salle d'attente.

Et il raccrocha.

 

La bruine s'était transformée en pluie et Nichols était d'une humeur aussi pourrie que le temps. Dès qu'il entra à l'hôpital de l'université, il détesta l'odeur d'éther qui régnait dans les couloirs.

Fidèle à sa parole, Gerhart l'attendait dans l'antichambre du laboratoire de pathologie. Les deux hommes se connaissaient de vue mais ne s'étaient jamais parlé. Gerhart s'avança sans tendre la main.

— Merci de vous être déplacé, fit-il d'un ton très officiel.

— Pourquoi m'avez-vous fait venir ? demanda Nichols sans préambule.

— Pour une identification.

Nichols éprouva un sinistre pressentiment.

— Qui?

— Je préfère que ce soit vous qui me le disiez.

— Je n'ai guère le cran d'examiner un cadavre.

— Ce n'est pas à proprement parler un cadavre, mais du cran, il va vous en falloir.

Gerhart le conduisit le long d'un couloir qui donnait dans une salle dont le sol et les murs étaient carrelés de blanc. Le sol était légèrement concave et il y avait une bouche d'écoulement au centre. Une table en inox se dressait au milieu de la pièce, sinistre et menaçante, et une feuille de plastique blanche, opaque, recouvrait une forme mince, plate et allongée.

Nichols lança un regard stupéfait à Gerhart.

— Qu'est-ce que je suis censé identifier ?

Sans un mot, le responsable de la sécurité souleva le plastique. Nichols contempla la chose sur la table, sans comprendre. D'abord, il crut qu'il s'agissait d'une silhouette découpée dans du papier. Puis l'horrible vérité le frappa. Il se pencha au-dessus de l'orifice d'évacuation et vomit longuement.

Gerhart sortit et revint quelques instants plus tard avec une chaise pliante et une serviette.

Il fit asseoir Nichols et lui passa la serviette.

— Tenez, fit-il sans manifester de sympathie particulière. Utilisez ça.

L'assistant du Président resta près de deux minutes le visage enfoui dans la serviette, le corps secoué de spasmes. Il finit par se remettre un peu et, levant la tête, il parvint à balbutier :

— Mon Dieu... c'est... c'est juste...

— De la peau, acheva Gerhart à sa place. De la peau humaine.

Nichols se contraignit à regarder la chose macabre étendue sur la table. Elle lui rappelait un ballon dégonflé. Il n'avait pas d'autres mots pour la décrire. Une incision avait été pratiquée de la nuque aux chevilles, et la peau avait été arrachée comme celle d'un animal. Il y avait une longue fente verticale sur la poitrine, qui avait été grossièrement recousue. Les yeux manquaient, mais le derme était toujours là, y compris les mains et les pieds tout ratatinés.

— Vous pouvez me dire de qui il s'agit selon vous ? demanda doucement le responsable de la sécurité.

L'assistant du Président s'efforça d'identifier les traits déformés, grotesques, de ce visage de cauchemar, mais il n'y parvint pas. Seuls les cheveux lui semblaient familiers. Il savait pourtant.

— Guy Rivas, murmura-t-il.

Gerhart ne dit rien. Il prit Nichols par le bras et le fit entrer dans une pièce confortablement meublée. Il lui servit une tasse de café d'une machine qui se trouvait là.

— Tenez, buvez ça, fit-il. Je reviens tout de suite.

Nichols était effondré dans un fauteuil. Il n'arrivait pas à croire à la mort horrible de Rivas.

Gerhart apparut. Il tenait un attaché-case qu'il posa sur une petite table basse.

— On l'a apporté à la salle du courrier de la Maison-Blanche. La peau était pliée à l'intérieur. J'ai d'abord cru à l'œuvre d'un fou. Puis j'ai soigneusement examiné la mallette et découvert un magnétophone miniature dissimulé dans la doublure du couvercle.

— Vous avez écouté la bande ?

— Pour ce que ça m'a servi ! On dirait une conversation en code entre deux hommes.

— Comment avez-vous fait le rapprochement avec moi ?

— La carte d'identité officielle de Rivas avait été placée à l'intérieur de la peau. Ceux qui l'ont tué, quels qu'ils soient, tenaient à ce que nous l'identifiions. J'ai été interroger la secrétaire de Rivas et j'ai réussi à lui arracher qu'il vous avait rencontré ainsi que le Président deux heures avant de se rendre à l'aéroport et de prendre un avion pour une destination inconnue. J'ai trouvé anormal que sa propre secrétaire ne sache pas où il allait, et j'en ai déduit qu'il partait en mission secrète. C'est pour cette raison que j'ai pris contact avec vous en premier.

Nichols l'étudia un instant, sourcils froncés.

— Vous avez bien dit qu'il y avait une conversation sur la bande ?

Gerhart hocha la tête avec gravité.

— Oui, et aussi les hurlements de Rivas pendant qu'il subissait son martyre.

L'homme du Président ferma les yeux et essaya de chasser cette vision de cauchemar.

— Il va falloir informer sa famille, reprit le responsable de la sécurité. Il était marié ?

— Oui, et il avait quatre enfants.

— Vous le connaissiez bien ?

— Guy Rivas était un type remarquable. L'une des rares personnes intègres que j'aie rencontrées depuis que je suis à Washington. Nous avons travaillé ensemble à l'occasion de plusieurs missions diplomatiques.

Le visage de Gerhart s'adoucit pour la première fois.

— Je suis désolé.

Nichols ne l'avait même pas entendu. Son expression s'était faite froide et distante. Le mauvais rêve s'était ancré dans la réalité. La sauvagerie de cet acte dont un de ses amis avait été victime avait libéré en lui une rage telle qu'il n'en avait jamais connu.

Quels que soient les moyens et les pouvoirs dont il disposait à la Maison-Blanche, avec ou sans l'accord officiel ou officieux du Président, le meurtre de Rivas serait vengé. Topiltzin devait mourir.

15

Le petit jet d'affaires, un Beechcraft, se posa dans un gémissement de pneus sur la piste en mâchefer d'un aérodrome privé situé à 20 kilomètres au sud d'Alexandrie en Égypte. Quelques instants plus tard, il s'immobilisait à côté d'un taxi Volvo vert. Les réacteurs se turent et la porte de l'avion se souleva.

L'homme qui descendit de l'appareil avait un costume blanc, une cravate blanche et une chemise bleue. Il était assez grand, mince, et il s'arrêta pour éponger son front qui commençait à se dégarnir et lisser son épaisse moustache noire. Ses yeux étaient cachés derrière des lunettes de soleil et ses mains sous des gants de cuir blancs.

Suleiman Aziz Ammar ne ressemblait plus du tout au pilote du vol Londres-New York n° 106.

Il s'avança vers la Volvo et salua le chauffeur, un homme trapu et musclé, qui était resté au volant.

— Bonjour, Ibn. Pas de problèmes à ton retour ?

— Tes affaires sont en ordre, répondit Ibn en lui ouvrant la portière arrière sans chercher à dissimuler le fusil à canon scié qu'il portait à l'épaule dans un holster.

— Conduis-moi chez Yazid.

Ibn hocha la tête en silence et Ammar s'installa sur le siège.

L'intérieur du taxi était aussi trompeur que l'étaient les nombreux déguisements d'Ammar. Les vitres teintées et la carrosserie étaient à l'épreuve des balles. Le fauteuil en cuir faisait face à un bureau compact qui comprenait tout un matériel électronique dont deux téléphones, un ordinateur, un émetteur radio et un écran de télévision. Il y avait également un bar et un râtelier contenant deux fusils automatiques.

Pendant que la voiture évitait le centre d'Alexandrie, Ammar vérifia la position de ses investissements. Sa richesse, connue de lui seul, était immense. Il devait ses succès financiers plus à son caractère impitoyable qu'à sa perspicacité. Si un dirigeant d'entreprise ou un officiel quelconque venait se mettre en travers de son chemin, il était purement et simplement éliminé.

Après avoir parcouru une vingtaine de kilomètres, Ibn ralentit et s'arrêta devant une grille donnant accès à une petite villa construite en haut d'une colline qui surplombait une grande plage de sable.

Ammar éteignit son ordinateur et descendit. Quatre gardes en treillis beige clair l'entourèrent et le fouillèrent en experts. Pour plus de sécurité, ils le firent également passer sous un portique détecteur de métaux, du type de ceux en usage dans les aéroports.

On le conduisit ensuite vers un escalier de pierre qui montait à la villa, au pied duquel se tenaient des bâtiments sommaires occupés par les troupes d'élite de Yazid. Ammar eut un léger sourire en constatant qu'on lui faisait prendre une petite porte latérale et non l'entrée principale réservée aux visiteurs de marque. Il ne s'en offusqua pas, car il savait que c'était la façon mesquine qu'avait Yazid de rabaisser ceux qui faisaient le sale travail à sa place mais n'étaient pas admis dans le cercle restreint de ses fanatiques serviles.

On le fit entrer dans une pièce austère, meublée uniquement d'un tabouret de bois et d'un tapis persan accroché à un mur. Il y faisait chaud et l'atmosphère était étouffante, il n'y avait pas de fenêtres et la seule lumière provenait d'une étroite lucarne. Sans un mot, les gardes se retirèrent et refermèrent la porte derrière eux.

Ammar bâilla et fit semblant de consulter sa montre. Puis il ôta ses lunettes de soleil et se frotta les yeux. Ces quelques gestes en apparence anodins lui permirent de localiser le minuscule objectif d'une caméra de télévision dissimulé au milieu des motifs du tapis. Il ne laissa pas voir qu'il se savait observé.

Il patienta ainsi pendant près d'une heure. Enfin, le tapis s'écarta et Akhmad Yazid entra dans la pièce par une voûte, affichant un air important.

Le chef spirituel des musulmans égyptiens était jeune, trente-cinq ans au plus, il était petit, et devait lever la tête pour parler à Ammar. Il n'avait pas le visage caractéristique de la plupart des gens de son peuple : son menton et ses pommettes étaient plus doux, plus arrondis, il portait une étoffe blanche en dentelle en guise de turban et son corps mince et sec était drapé dans un cafetan de soie blanche. Ses yeux, lorsqu'ils passaient de l'ombre à la lumière, allaient du noir au marron clair.

En signe de respect, Ammar inclina légèrement la tête sans regarder Yazid en face.

— Ah ! mon ami, fit celui-ci avec chaleur. Je suis content que tu sois de retour.

Ammar sourit et entra dans le jeu.

— Je suis très honoré de me trouver en ta présence, Akhmad Yazid.

— Je t'en prie, assieds-toi.

C'était plus un ordre qu'une invitation, et Ammar prit place sur le petit tabouret de bois, ce qui permettait à son interlocuteur de le dominer. Yazid ajouta une autre forme d'humiliation : lorsqu'il commença à parler, il se mit à arpenter la pièce, ce qui obligeait Ammar à tourner sur son tabouret pour le suivre.

— Chaque semaine creuse une nouvelle brèche dans le pouvoir fragile du président Hassan. Seule la loyauté des militaires empêche sa chute, il peut encore compter sur les 350 000 hommes de son armée. Pour le moment, Abou Hamid, le ministre de la Défense, se tient sur la réserve, il m'a assuré qu'il serait prêt à soutenir une république islamique, mais seulement si le peuple se prononçait pour par référendum et qu'il n'y ait pas de sang versé.

— Et ça pose un problème ? demanda Ammar d'un air innocent.

Yazid lui lança un regard glacial.

— Cet homme est un valet pro-occidental, trop lâche pour renoncer à l'aide américaine. La seule chose qui importe pour lui, c'est ses précieux avions, ses hélicoptères et ses tanks. Il craint que l'Égypte ne suive le chemin de l'Iran. Cet imbécile tient à ce que le changement se produise en douceur pour que les prêts des banques mondiales et l'aide financière des États-Unis continuent à nous être accordés.

Il se tut et fixa Ammar droit dans les yeux, comme pour mettre au défi son homme de main numéro un de le contredire. Mais celui-ci garda le silence, il commençait à se sentir oppressé.

— Abou Hamid exige aussi la promesse qu'Hala Kamil restera secrétaire général des Nations unies, reprit Yazid.

— Et pourtant, tu m'as ordonné de l'éliminer, fit Ammar avec une pointe de curiosité.

— Oui. Je voulais que cette chienne disparaisse parce qu'elle se sert de sa position aux Nations unies comme d'un tremplin pour exprimer son opposition à notre mouvement et retourner l'opinion mondiale contre moi. Et Abou Hamid m'aurait claqué la porte au nez si elle avait été ouvertement victime d'un assassinat, et c'est pour cette raison, Suleiman, que je comptais sur toi pour la faire périr dans ce qui devait passer aux yeux de tous pour un accident. Malheureusement, tu as échoué. Tu as réussi à tuer tout le monde à bord de l'avion, sauf Kamil !

Ces derniers mots tombèrent comme un couperet. Le calme apparent d'Ammar se lézarda. Il contempla Yazid d'un air interdit.

— Elle est vivante ?

— L'information est parvenue à Washington il y a moins d'une heure, dit Yazid d'un ton sec. L'avion s'est écrasé au Groenland. Tous les passagers des Nations unies sauf Kamil et tous les membres d'équipage sauf un steward et une hôtesse sont morts empoisonnés.

— Empoisonnés ? s'étonna Ammar.

— Nos informateurs au sein des médias américains ont confirmé la nouvelle. À quoi pensais-tu, Suleiman ? Tu m'avais assuré que l'avion s'abîmerait en mer.

— Sait-on comment il a pu atteindre le Groenland ?

— Le steward a découvert les corps du copilote et du mécanicien. Aidé par un délégué mexicain, il s'est emparé des commandes et a réussi à se poser en catastrophe sur un fjord gelé. Kamil aurait pu mourir de froid, et te sauver la mise, mais il y avait un bateau américain qui croisait dans les parages et ils ont pu venir presque tout de suite à son secours.

Ammar était comme assommé. Il n'était pas accoutumé à l'échec et il était incapable d'imaginer comment son plan si soigneusement conçu avait pu à ce point déraper. Il ferma les yeux et revit l'avion qui évitait le sommet du glacier. Il réfléchit aux impondérables. Il y avait une pièce du puzzle qui n'était pas à sa place.

Yazid garda un instant le silence, puis il lança :

— Tu réalises, naturellement, que c'est moi qu'on va accuser de cette histoire ?

— Rien ne permet d'établir un lien quelconque entre la catastrophe et moi, ni entre toi et moi, répondit Ammar avec assurance.

— Peut-être, mais on dira que j'avais le motif. La rumeur et les spéculations feront de moi un coupable dans toute la presse occidentale. Je devrais te faire exécuter.

Ammar s'éclaircit les idées et haussa les épaules avec indifférence.

— Ce serait une perte pour toi. Je n'en demeure pas moins le meilleur exécuteur du Moyen-Orient.

— Et le plus cher !

— Je n'ai pas pour habitude de facturer les projets non réalisés.

— J'espère bien, fit Yazid d'un ton acide.

Il pivota brusquement et se dirigea vers le tapis qui servait de tenture. Il l'écarta, puis il s'arrêta et se tourna vers Ammar :

— Je dois me préparer à la prière. Tu peux disposer, Suleiman Aziz Ammar.

— Et Hala Kamil?

— Je vais charger Muhammad Ismail de s'en occuper.

— Ismail ! s'écria Ammar. Cet homme est un crétin.

— On peut lui faire confiance.

— Pour quoi, pour nettoyer les égouts ?

Dans le regard froid de Yazid brilla une lueur de menace.

— Kamil n'est plus de ton ressort. Tu resteras en Égypte à mes côtés. Mes fidèles conseillers et moi avons un autre projet destiné à faire avancer notre cause. Tu auras bientôt l'occasion de te racheter aux yeux d'Allah.

Ammar bondit soudain sur ses pieds.

— Le délégué mexicain qui a aidé à piloter le Boeing, lui aussi il a été empoisonné ?

Yazid se tourna une dernière fois.

— Le rapport précise qu'il est mort dans le crash.

Puis il disparut et la tenture retomba.

Ammar alla se rasseoir sur le tabouret. La vérité commençait à lui apparaître. Il aurait dû être fou de rage, mais au lieu de cela, un petit sourire amusé releva les coins de sa bouche sous son épaisse moustache.

— Ainsi, nous étions deux, dit-il à haute voix dans la pièce vide. Et mon collègue, lui, a empoisonné les plateaux-repas.

Il secoua la tête avec admiration et reprit :

— Empoisonner le bœuf Wellington. Mon Dieu, quelle idée originale !

16

Au début, personne ne prêta attention à la petite tache qui était apparue au bord du papier sur lequel étaient enregistrés les résultats des lectures du sonar.

Au cours de ces six dernières heures, ils avaient ainsi trouvé de nombreux objets : des morceaux de l'avion à demi immergé qu'on remonterait plus tard, un chalutier qui avait sombré, des pièces de ferraille jetées à la mer par des bateaux qui s'étaient mis à l'abri de la tempête dans le fjord. Tout cela avait été identifié à l'aide de la caméra vidéo et éliminé.

L'anomalie qui venait d'être détectée ne reposait pas au fond du fjord comme on aurait pu s'y attendre. Elle se trouvait dans une petite crique entourée de falaises. Seule une extrémité dépassait dans l'eau, le reste était enfoui sous un mur de glace.

Pitt fut le premier à en saisir toute l'importance. Il était assis devant l'enregistreur. Giordino, le capitaine Knight et les archéologues faisaient cercle autour de lui. Pitt parla dans un émetteur :

— Amenez-le à 150 degrés.

Le Polar Explorer était toujours immobile dans le fjord pris par les glaces. Dehors, sur la banquise, une équipe conduite par Cork Simon avait foré un trou dans la glace et descendu l'unité de recherches dans l'eau. Lentement, ils lui avaient fait décrire 360 degrés et, après avoir exploré une zone, ils avaient déroulé quelques mètres de câble pour essayer un autre site un peu plus loin du bateau. Simon dirigea le sonar selon les instructions de Pitt.

— Ça va ? demanda-t-il.

— Vous êtes en plein sur la cible. Celle-ci, vue sous un meilleur angle, devint plus distincte.

Pitt l'entoura au feutre noir.

— J'ai l'impression qu'on tient quelque chose.

Gronquist s'avança pour regarder.

— On ne distingue pas grand-chose. Qu'est-ce que vous en pensez ?

— C'est plutôt vague, répondit Pitt. Il faut se servir de son imagination dans la mesure où la plus grande partie est recouverte de glace. Mais d'après ce qui apparaît, il semblerait qu'on ait affaire à un vaisseau en bois. Il y a une forme anguleuse qui pourrait très bien être un étambot incurvé et assez haut.

— Oui, c'est ça ! s'écria Lily avec excitation. C'est caractéristique d'un navire marchand du IVe siècle.

— Ne vous emballez pas, intervint Knight. Ce n'est peut-être qu'un voilier, un vieux bateau de pêche.

— Peut-être, fit Giordino d'un air sceptique. Mais si ma mémoire est bonne, les Danois, les Islandais et les Norvégiens qui ont péché dans ces eaux au fil des siècles utilisaient des bâtiments à l'arrière beaucoup plus étroit.

— Tu as raison, dit Pitt. Les avants et les arrières effilés viennent des Vikings.

— On n'arrive pas à obtenir une image claire de la partie de la coque qui est sous la glace, dit Gronquist. Mais on pourrait descendre une caméra pour mieux étudier l'arrière.

— Je ne crois pas qu'on y gagnerait beaucoup, fit Giordino avec une moue dubitative.

— Il ne manque pas d'hommes forts à bord du bateau, proposa Lily. Pourquoi ne pas creuser un tunnel dans la glace pour aller nous rendre compte sur place ?

Gronquist prit des jumelles et quitta la salle d'équipement électronique pour monter à la passerelle. Il revint une minute plus tard.

— La couche de glace qui recouvre l'épave fait bien trois mètres d'épaisseur, annonça-t-il. Il faudra au moins deux jours pour pratiquer un passage.

— Alors vous devrez le faire sans nous, dit Knight. J'ai ordre d'appareiller avant 18 heures et nous n'avons plus guère de temps.

Gronquist en demeura interdit.

— Mais il ne reste que cinq heures !

Knight eut un geste d'impuissance.

— Je suis désolé, mais ça ne dépend pas de moi.

Pitt étudia la tache noire sur le papier, puis il se tourna vers le capitaine :

— Si je vous prouve qu'il s'agit d'un bâtiment romain du IVe siècle, pourrez-vous persuader le commandement de la flotte Atlantique Nord de nous accorder un ou deux jours de plus ?

Knight fronça les sourcils.

— Qu'est-ce que vous mijotez encore ?

— Vous marchez avec nous ? le pressa Pitt.

— Oui, fit le capitaine. Mais seulement si vous me démontrez, et sans l'ombre d'un doute, que c'est bien une épave vieille de plus d'un millier d'années.

— Marché conclu.

— Comment allez-vous faire ?

— C'est très simple, répondit Pitt. Je vais plonger sous la glace et aller explorer la coque.

 

Cork Simon et ses hommes eurent vite fait de pratiquer un trou dans la couche de glace à l'aide de scies à chaînettes.

Après avoir vérifié que l'ouverture était bien dégagée, Simon se dirigea vers un petit abri en toile. À l'intérieur, bien au chaud, il y avait plusieurs personnes ainsi que du matériel de plongée. Un compresseur crachotait à côté de l'unité de chauffage.

Lily et les autres archéologues étaient installés dans un coin autour d'une table pliante et discutaient devant une série de croquis pendant que Pitt se préparait.

— Tout est prêt, annonça Simon.

— Laissez-nous encore cinq minutes, répondit Giordino en vérifiant une nouvelle fois l'équipement de plongée.

Pitt avait passé une combinaison spéciale par-dessus un collant en épais nylon qui assurait une excellente isolation thermique. Il mit ensuite un capuchon et une ceinture de plomb tout en s'efforçant d'assimiler quelques notions d'architecture navale ancienne.

— Les constructeurs des premiers navires marchands utilisaient de préférence le cèdre, le cyprès, et souvent le pin pour les bordages, lui expliquait Gronquist. Pour la quille, ils se servaient surtout de chêne.

— Je serais incapable de reconnaître un bois d'un autre, fit Pitt.

— Dans ce cas, étudiez la coque. Les planches étaient soigneusement jointes par des tenons et des mortaises. La partie immergée était souvent renforcée par des plaques de plomb. Quant au reste, c'était en général du fer ou du cuivre.

— Et le gouvernail ? demanda Pitt. Il a un dessin ou des attaches particuliers ?

— Vous ne trouverez pas de gouvernail situé au centre de la poupe, répondit Sam Hoskins. Ils ne sont apparus que huit cents ans plus tard. Les premiers navires marchands méditerranéens étaient dirigés grâce à deux grands avirons installés sur l'arrière.

Giordino aida son ami à enfiler son masque. Il en vérifia le joint, l'ajusta et resserra les sangles. Le branchement en air comprimé était déjà fait et quand Pitt eut indiqué qu'il respirait correctement, le petit Italo-Américain relia le câble de communication au masque, puis enroula la ligne de survie autour de la taille du plongeur. Il effectua les derniers contrôles, puis passa un casque équipé d'un micro.

— Tu me reçois bien ?

— Un peu faible, répondit Pitt. Monte un tout petit peu le volume.

— Là, c'est mieux ?

— Oui, nettement.

— Comment tu te sens ?

— Très bien tant que je respire de l'air chaud.

— Paré?

Pitt leva le pouce, puis il accrocha une torche de plongée sous-marine à sa ceinture. Lily approcha son visage du masque.

— Bonne chasse et soyez prudent.

Il lui fit un clin d'œil, puis il sortit de l'abri, suivi par deux hommes de la Navy qui s'occupaient des câbles.

Giordino allait leur emboîter le pas quand Lily lui prit le bras.

— On pourra l'entendre ? demanda-t-elle avec inquiétude.

— Oui, le micro est relié à un haut-parleur. Le professeur Gronquist et vous pourrez rester ici au chaud et tout écouter. Si vous avez un message pour Pitt, venez me trouver et je le lui transmettrai.

Pitt se dirigea lourdement vers le trou pratiqué dans la glace, et il s'assit au bord pour enfiler ses palmes. L'eau était couleur de jade et paraissait dangereuse et froide.

Le capitaine Knight s'approcha et posa la main sur l'épaule du plongeur, il ne vit de celui-ci que ses yeux verts qui le regardaient au travers du masque, il parla fort pour se faire entendre :

— Il ne reste plus qu'une heure et vingt-trois minutes. Je tenais à ce que vous le sachiez.

Pitt le dévisagea un instant sans répondre, puis il se laissa glisser vers les profondeurs inquiétantes.

Il était entouré de parois blanches et avait l'impression de s'enfoncer dans un puits. Quand il eut passé la couche de glace, il fut surpris de voir le kaléidoscope de couleurs que formaient les rayons de soleil qui pénétraient sous la banquise par l'ouverture. La visibilité horizontale était de près de quatre-vingts mètres. Pitt regarda au-dessous de lui, et aperçut une petite colonie de varech qui recouvrait les rochers tapissant le fond. Des milliers de minuscules crustacés qui ressemblaient à des crevettes étaient suspendus dans l'eau calme.

Un énorme phoque de trois mètres de long le contemplait à distance avec curiosité. Pitt agita les bras et l’animal lui jeta un regard circonspect avant de s'éloigner majestueusement.

Pitt arriva au fond et s'arrêta un instant pour égaliser la pression dans ses oreilles : il était un peu trop lourd, et il se débarrassa de l'un des plombs de sa ceinture. L'air qui lui parvenait à travers un filtre puis un accumulateur installé à l'intérieur de son masque était insipide mais pur.

Il leva les yeux et s'orienta à la lueur qui tombait du trou foré dans la banquise, puis il consulta sa boussole.

— Tu m'entends ? fit la voix de Giordino dans les écouteurs du masque.

— Oui. Je suis sur le fond, il n'y a pas plus de quatre ou cinq mètres. Tout est en ordre.

Pitt se retourna et perça du regard le vide glauque avant de reprendre :

— L'épave repose à environ dix mètres de moi, plein nord. Je vais m'approcher. Donne-moi un peu de mou.

Il se mit à nager lentement, prenant garde à ne pas accrocher ses lignes aux affleurements rocheux. Le froid intense de l'eau commençait à s'infiltrer sous sa combinaison. Heureusement que Giordino avait pensé à lui insuffler de l'air chaud et sec.

L'arrière du navire lui apparut. Les flancs étaient couverts d'algues, et il en dégagea une petite section de sa main gantée, soulevant un nuage vert. Il attendit que l'eau fût redevenue claire et regarda.

— Informe Lily et Gronquist qu'on a affaire à une coque en bois sans gouvernail arrière, mais que je ne vois aucun signe d'avirons.

— Bien reçu, fit Giordino.

Pitt tira un couteau d'un étui attaché à sa jambe, et en sonda le dessous de la coque. La pointe heurta un métal tendre.

— Le fond est recouvert de plomb, annonça-t-il.

— Ça se présente bien, dit Giordino. Le professeur Gronquist voudrait savoir s'il y a des sculptures sur l'étambot.

— Un instant.

Pitt dégagea soigneusement une partie plate de l'étambot, juste à l'endroit où celui-ci disparaissait sous la glace. De nouveau, il dut patienter jusqu'à ce que le nuage se dissipe.

— Il y a une sorte de plaque de bois dur encastrée dedans. Je vois des lettres et un visage.

— Un visage ?

— Avec des cheveux bouclés et une barbe épaisse.

— Qu'est-ce qui est écrit ?

— Désolé, je ne sais pas le grec.

— Ce n'est pas du latin ? s'étonna Giordino.

Les lettres en relief étaient floues dans la lumière incertaine qui filtrait à travers la glace. Pitt colla son visage à la plaque de bois.

— Non, du grec, confirma-t-il.

— Tu es sûr ?

— N'oublie pas que je suis sorti avec une fille qui enseignait les lettres classiques !

— Attends une seconde. Nos amis archéologues sont dans tous leurs états.

Il s'écoula près de deux minutes avant que la voix de Giordino ne résonne de nouveau dans les écouteurs :

— Gronquist pense que tu as des hallucinations, mais Mike Graham dit qu'il a étudié le grec ancien et il te demande si tu peux lui décrire les lettres.

— La première ressemble à un S majuscule en forme d'éclair. Puis il y a un A auquel il manque la jambe droite, suivi d'un P et d'un autre A bancal. Après, il y a une sorte de L inversé, comme une potence, et un I. La dernière lettre est un autre S en éclair. Je ne peux pas vous dire mieux.

Graham avait écouté par l'intermédiaire du haut-parleur installé dans l'abri et copié sur la page d'un carnet en se fiant à la description sommaire de Pitt. Il avait obtenu ceci :

SARAGIS

II étudia un long moment cet assemblage qui ressemblait à un mot. Il y avait quelque chose qui ne collait pas. Il fouilla dans sa mémoire et comprit enfin. C'était bien du grec classique, mais du grec oriental.

Son expression se fit alors incrédule. Il nota furieusement un mot, arracha la page et la montra à tous. En lettres capitales, on lisait :

SARAPIS

Lily interrogea Graham du regard, puis demanda :

— Ça signifie quelque chose ?

— Il me semble que c'est le nom d'un dieu gréco-égyptien, intervint Gronquist.

— Un dieu populaire dans tout le bassin méditerranéen, ajouta Hoskins. Aujourd'hui, on l'écrit plutôt « Sérapis ».

— Ainsi, notre bateau serait le Sérapis, murmura pensivement Lily.

— Dans ce cas, on peut aussi bien avoir affaire à une épave romaine que grecque ou égyptienne, grommela Knight. Laquelle, d'après vous ?

— Ça nous dépasse complètement, répondit Gronquist. Il nous faudrait le concours d'un expert en bâtiments anciens pour trancher.

Sous la banquise, Pitt contourna l'arrière de l'épave par bâbord. Les planches avaient l'air tordues et bombées. En quelques coups de palmes, il s'approcha et constata qu'une partie de la coque avait été enfoncée par la glace.

Il dégagea l'ouverture et passa la tête à l'intérieur. Il faisait noir et il ne distingua que des formes vagues et impossibles à identifier. Il tendit le bras et sentit quelque chose de dur et d'arrondi, il n'avait pas la place de glisser les épaules et, sans plus réfléchir, il arracha une planche et s'en servit pour agrandir la brèche. Tout archéologue marin aurait eu une crise cardiaque devant un geste pareil, mais Pitt n'était pas habité de tels scrupules, il avait de plus en plus froid, et il savait qu'il ne pourrait plus tenir bien longtemps.

— Il y a une brèche dans la coque, se contenta-t-il de déclarer. Envoyez une caméra.

— Compris, répondit la voix imperturbable de Giordino. Remonte et je te la passe.

Pitt retourna vers le trou dans la banquise et suivit ses bulles jusqu'à la surface. Son adjoint et ami était allongé sur la glace, et il lui tendit une caméra sous-marine vidéo en disant :

— Prends quelques vues et reviens. Tu en as assez fait.

— Et le capitaine Knight ?

— Attends, je te le passe.

La voix de Knight s'éleva dans les écouteurs :

— Dirk?

— Je vous écoute, Byron.

— Êtes-vous à cent pour cent sûr que vous tenez une épave vieille de mille ans en parfait état ?

— Tout semble le confirmer.

— Il me faut quelque chose de tangible si je veux parvenir à convaincre le commandement atlantique de nous accorder un délai supplémentaire de quarante-huit heures.

— Bon.

— N'importe quelle antiquité suffira, conclut le capitaine.

Pitt agita la main et replongea.

Il ne pénétra pas tout de suite à l'intérieur du bateau. Il resta une ou deux minutes à flotter, immobile, devant la brèche déchiquetée. Pourquoi il hésitait ainsi, il ne le savait pas. Peut-être attendait-il que la main d'un squelette l'invitât à entrer, peut-être craignait-il de ne rien découvrir d'autre que les débris d'un schooner de pêche islandais vieux de quatre-vingts ans, ou peut-être soupçonnait-il simplement qu'il se trouvait devant un tombeau.

Il finit par passer la tête et, les épaules ramassées, il donna un petit coup de palmes.

Les ténèbres inconnues se refermèrent autour de lui.

17

Une fois à l'intérieur, Pitt s'immobilisa et écouta les battements de son cœur en attendant que ses yeux s'habituent à l'obscurité.

Il ignorait ce qu'il allait trouver, et ne fut donc pas particulièrement surpris de découvrir tout un assortiment de jarres, de pichets, de bols et d'assiettes en terre cuite soigneusement empilés sur des étagères installées contre les cloisons. Il y avait aussi un grand pot de cuivre, l'objet qu'il avait effleuré quand il avait pour la première fois glissé la main par la brèche, dont les parois avaient acquis une patine vert foncé.

II tâtonna autour de lui et constata qu'il était agenouillé sur le sol carrelé d'une cheminée. Il leva les yeux et vit monter les bulles de son respirateur. Il se redressa et sa tête et ses épaules émergèrent à l'air libre, au-dessus du niveau de la mer qui recouvrait le fjord.

— Je suis dans les cuisines du bateau, annonça-t-il. La partie supérieure est au sec. La caméra tourne.

— Bien reçu, fit simplement Giordino.

Pitt filma la cuisine durant quelques minutes, il aperçut un placard ouvert où étaient rangés plusieurs vases en verre de forme élancée, il en souleva un et regarda à l'intérieur, il contenait des pièces, il en prit une, l'essuya de son doigt ganté tout en braquant la caméra de l'autre main. La surface était brillante et dorée.

Un sentiment d'appréhension l'envahit, il jeta un regard autour de lui, comme s'il s'attendait à voir surgir par l'écoutille un équipage fantôme qui l'accuserait de vol. Mais il n'y avait personne. Il était seul, environné d'objets qui avaient appartenu à des hommes qui avaient arpenté ce même pont, préparé et mangé des repas ici — des hommes morts depuis seize siècles.

Il se demandait ce qui avait pu leur arriver. Comment avaient-ils pu atteindre les régions arctiques sans qu'il y eût de traces de ce voyage historique ? Ils étaient sans doute morts de froid, mais où étaient leurs cadavres ?

— Tu ferais mieux de remonter, dit soudain Giordino. Tu es en bas depuis près d'une demi-heure.

— Pas encore.

Une demi-heure ! Elle avait passé en un clin d'oeil. La notion du temps lui échappait. Le froid commençait à affecter son cerveau, il laissa retomber la pièce dans le vase et poursuivit son inspection.

Le toit de la cuisine dépassait d'environ cinquante centimètres au-dessus du pont principal, et les petites fenêtres cintrées qui assuraient l'aération étaient condamnées. Pitt parvint à en forcer une, et il se trouva devant un mur de glace.

Quelques estimations rapides lui permirent de constater que le niveau de l'eau était plus bas vers l'arrière de la cuisine, et il en déduisit que la proue et la partie centrale de la coque reposaient sur la pente du rivage enfoui sous la banquise.

— Tu trouves quelque chose ? demanda Giordino d'une voix brûlante de curiosité.

— Qu'est-ce que tu espères ?

— Des traces de l'équipage ?

— Désolé, je ne vois pas d'ossements.

Pitt plongea sous l'eau afin de vérifier, il n'y avait rien.

— Ils se sont probablement affolés et auront abandonné le navire en pleine mer, suggéra Giordino.

— Aucun signe de panique. La cuisine est impeccablement rangée.

— Tu peux visiter le reste du navire ?

— Il y a une écoutille dans la cloison avant. Je vais aller voir ce qu'il y a de l'autre côté.

Pitt plongea par l'étroite ouverture en tirant derrière lui le tuyau d'air et la ligne de survie. Les ténèbres étaient oppressantes, il prit sa torche et éclaira une sorte de petit réduit.

— Je suis dans une espèce de réserve. L’eau ne m'arrive qu'aux genoux, il y a des outils, oui, c'est bien ça, des outils de charpentier, des ancres, une grande balance...

— Une balance ? s'étonna Giordino.

— Oui, une balance romaine.

— Vu.

— Il y a aussi des haches, des poids et des filets de pêche. Attends, je prends tout ça.

Une étroite échelle de bois montait vers une ouverture pratiquée dans le pont principal. Après avoir filmé le contenu de la réserve, Pitt posa le pied sur le premier barreau et s'aperçut avec une pointe d'étonnement qu'il était encore assez solide pour supporter son poids.

Il grimpa lentement et déboucha dans les vestiges d'une cabine qui avait été écrasée par la masse de glace, il redescendit et se faufila par une autre écoutille qui donnait dans la cale, il balaya l'intérieur du faisceau de sa torche et, aussitôt, il se figea.

Ce n'était pas seulement une cale.

C'était aussi une crypte.

Le froid extrême avait transformé l'endroit en chambre cryogénique. Huit corps en état de conservation parfaite étaient regroupés autour d'un petit poêle en fer situé vers l'avant. Chacun d'eux était recouvert d'un linceul de glace, comme s'il était enveloppé dans une épaisse feuille de plastique transparent.

Les visages avaient une expression paisible, et les yeux étaient grands ouverts. Pareils à des mannequins dans une vitrine, ils posaient chacun dans une attitude différente comme installés là par un étalagiste. Quatre étaient assis autour d'une table, les assiettes à la main, les bols aux lèvres. Deux étaient adossés à la cloison en train de lire ce que Pitt supposait être des parchemins. Le septième était penché au-dessus d'un coffre en bois, et le dernier était occupé à écrire.

Pitt avait le sentiment d'avoir pénétré à l'intérieur d'une machine à voyager dans le temps, il n'arrivait pas à croire qu'il avait devant lui des hommes qui avaient été citoyens de la Rome impériale, des anciens marins qui avaient touché des ports depuis longtemps enfouis sous les vestiges de civilisations ultérieures, des ancêtres qui remontaient à plus de soixante générations.

Ils n'étaient pas préparés à affronter les rigueurs de l'Arctique. Ils ne portaient pas d'épais vêtements et étaient enveloppés dans de grossières couvertures, ils étaient plutôt petits, une bonne tête de moins que Pitt. L'un d'eux était chauve, avec une couronne d'épais cheveux gris ; un autre était roux et barbu, tandis que la plupart avaient un visage glabre. D'après ce qu'on pouvait voir à travers la pellicule de glace, le plus jeune semblait avoir environ dix-huit ans et le plus âgé un peu moins de la quarantaine.

L'homme qui était mort pendant qu'il écrivait avait un bonnet de cuir enfoncé sur la tête et des bandes de laine enroulées autour des jambes et des pieds. Il était penché au-dessus d'une pile de tablettes de cire posées sur une petite table pliante. Il serrait encore un style dans la main droite.

Ils ne paraissaient pas avoir péri de faim ou de froid. La mort les avait frappés brusquement.

Pitt en devina la cause. Les écoutilles avaient été soigneusement calfeutrées, et la seule ventilation avait été bouchée par la glace. Les marmites contenant leur dernier repas se trouvaient encore sur le petit poêle à huile. La fumée et la chaleur n'avaient pas pu être évacuées, et les émanations mortelles d'oxyde de carbone s'étaient accumulées dans la cale. Les hommes avaient perdu connaissance d'un seul coup, et chacun était mort à l'endroit où il se tenait.

Pitt, comme s'il avait peur de réveiller ces marins plongés depuis longtemps dans un sommeil éternel, dégagea avec précaution les tablettes de cire, et les glissa à l'intérieur de sa combinaison. Il ne sentait pas le froid, ni la transpiration fébrile qui coulait sur sa peau, ni les frissons qui le parcouraient. Il était à ce point absorbé par la scène macabre qui s'étalait sous ses yeux, qu'il n'entendait pas les appels répétés de Giordino.

— Tu es toujours là ? Réponds-moi, nom de Dieu !

Pitt finit par marmonner quelques paroles inintelligibles

— Répète ! Qu'est-ce qui se passe ?

L'inquiétude qui perçait dans la voix de son ami finit par arracher Pitt à l'espèce de transe dans laquelle il était plongé.

— Informe le capitaine Knight que ses pires craintes sont confirmées, dit-il alors. L'épave est bien une antiquité.

Il marqua une pause, et reprit d'un ton laconique :

— Et tu peux ajouter que s'il a besoin de témoins, je suis en mesure de produire l'équipage.

18

Julius Schiller, le sous-secrétaire aux Affaires politiques, était dans le jardin en train de préparer un barbecue, quand sa femme lui cria de la cuisine qu'on le demandait au téléphone. Il alla prendre la communication dans son bureau.

— Allô?

— Julius, Dale Nichols à l'appareil.

— Oui?

— Désolé de vous appeler un dimanche. Je vous dérange ?

— Non, juste un petit barbecue en famille.

— Vous êtes courageux, il ne fait même pas 10 degrés dehors !

— C'est toujours mieux que d'enfumer le garage.

— Un steak et des œufs brouillés, c'est ce que je préfère.

Schiller comprit aussitôt, et il bascula la communication sur une ligne sûre qui était brouillée par ordinateur.

— Je vous écoute, Dale, qu'est-ce qui se passe ?

— Hala Kamil. La substitution a eu lieu en douceur.

— Son sosie est à l'hôpital Walter Reed, c'est ça ? demanda Schiller.

— Oui, et sous bonne garde pour parfaire la mise en scène.

— Qui joue son rôle ?

— Teri Rooney, l'actrice. Elle a fait un boulot de maquillage sensationnel. Impossible de la distinguer de la secrétaire générale à moins de la dévisager à quelques centimètres. Par précaution, les médecins de l'hôpital ont également donné une conférence de presse dans laquelle ils ont évoqué la gravité de son état.

— Et Kamil?

— Elle est restée à bord de l'avion de l'Air Force qui l'a ramenée du Groenland. Après avoir refait le plein, il a été se poser à Buckley Field près de Denver. De là, elle s'est rendue à Breckenridge en hélicoptère.

— La station de ski dans le Colorado ?

— Oui. Elle est confortablement installée dans le chalet du sénateur Pitt juste à la sortie du village. Elle ne souffre que de quelques contusions et de quelques engelures.

— Comment prend-elle cette convalescence forcée ?

— Elle n'a pas encore eu l'occasion d'exprimer quoi que ce soit. Elle est sous sédatifs depuis Thulé. Mais elle ne pourra qu'approuver les mesures que nous avons prises afin de lui permettre d'arriver saine et sauve au siège des Nations unies pour la séance d'ouverture de l'Assemblée générale. Une source digne de confiance qui fait partie de son entourage immédiat affirme qu'elle a l'intention de condamner Yazid à la tribune, de le présenter comme un imposteur religieux et de démontrer sa participation à des actes terroristes.

— J'ai lu un rapport provenant de la même source, reconnut Schiller.

— Il ne reste que cinq jours avant la séance d'ouverture, reprit l'assistant spécial du Président. Yazid va tout faire pour l'éliminer.

— Il faut la mettre à l'abri jusqu'au moment où elle montera à la tribune, dit Schiller.

— Elle est en sécurité, le rassura Nichols. Des nouvelles du gouvernement égyptien de votre côté ?

— Le président Hassan nous a assurés de son entière coopération en ce qui concerne Kamil. Il profite de chaque minute de répit pour lancer ses réformes économiques et remplacer les chefs militaires par des hommes en qui il a toute confiance. Hala Kamil est le dernier rempart qui empêche Yazid de s'emparer du gouvernement par un coup de force. Si ses hommes de main parviennent à la neutraliser avant que son discours ne soit diffusé dans le monde entier par satellite, il y a un danger réel de voir l'Égypte devenir un nouvel Iran d'ici la fin de ce mois.

— Ne vous en faites pas, Yazid ne découvrira la supercherie que quand il sera trop tard, affirma l'assistant du Président.

— Je suppose qu'elle est sous bonne garde ?

— Ce sont les meilleurs agents du Service secret qui sont chargés de sa protection. Le Président surveille l'opération en personne. Voilà, c'est tout ce que j'ai pour le moment. Je vous laisse à vos steaks, et je vous tiendrai au courant.

— Je me sentirais plus tranquille si le FBI était dans le coup, insista Schiller.

— L'équipe de sécurité de la Maison-Blanche a envisagé toutes les possibilités. Le Président pense que moins il y aura de monde au courant, mieux ça vaudra.

Le sous-secrétaire aux Affaires politiques resta un instant silencieux, puis il dit :

— Surtout, ne faites pas de bêtises, Dale.'

— Ne vous inquiétez pas. Je vous promets qu'Hala Kamil débarquera en pleine forme et tout feu tout flamme au siège des Nations unies.

— Elle aura intérêt !

Schiller raccrocha. Il était tenaillé par un sombre pressentiment. Il espérait de toutes ses forces que les gens de la Maison-Blanche savaient ce qu'ils faisaient.

 

De l'autre côté de la rue, trois hommes étaient installés dans une camionnette Ford marquée « Dépannage Plomberie — 24 heures sur 24 ». L'intérieur était bourré d'équipements d'écoutes électroniques.

Il y avait cinq heures que l'ennui régnait. La surveillance était sans doute l'un des boulots les plus fastidieux, avec peut-être celui qui consistait à regarder pousser l'herbe. L'atmosphère était électrique. Il y en avait un qui fumait et les deux autres qui ne supportaient pas la fumée. Ils étaient tous les trois transis de froid. Anciens agents du contre-espionnage, ils avaient démissionné pour se mettre à leur compte.

La plupart de ceux qui étaient dans leur cas se chargeaient parfois de missions pour le gouvernement, mais ces trois-là étaient de ces hommes qui placent l'argent au-dessus de l'idéal patriotique, et ils étaient disposés à vendre au plus offrant toutes les informations top secret qu'ils parvenaient à recueillir.

L'un d'eux, un grand blond dégingandé, braquait des jumelles sur la maison de Schiller à travers la vitre teintée.

— Il sort de son bureau, annonça-t-il.

L'homme corpulent qui était penché au-dessus du magnétophone, un casque sur les oreilles, acquiesça :

— La conversation est terminée.

Le troisième, qui arborait une imposante moustache en guidon de vélo, maniait un laser parabolique, un micro ultra-sensible qui captait les voix à l'intérieur d'une pièce à partir des vibrations des carreaux de fenêtres, puis les amplifiait grâce à des fibres optiques aboutissant à un canal sonore doublé d'un décodeur géré par ordinateur.

— Quelque chose d'intéressant ? demanda le maigre.

Le gros ôta son casque et essuya la transpiration qui luisait sur son front.

— J'ai l'impression qu'avec ma part je vais enfin pouvoir me payer mon bateau de pêche. Cette information vaut de l'or pour certaines personnes.

— À qui penses-tu ? demanda le moustachu. L'autre eut un sourire de hyène repue :

— À une riche et influente crapule qui a un petit compte à régler avec Akhmad Yazid.

19

Le Président se leva de derrière son bureau et accueillit d'un signe de tête Martin Brogan, le directeur de la CIA, qui venait lui faire comme chaque matin son rapport dans le Bureau ovale. Les deux hommes se connaissaient depuis des années et ne jugeaient plus utile d'échanger formules de politesse ou poignées de main.

Brogan, mince et distingué, attendit que le Président, qui était, lui, un homme grand et massif, se fût rassis avant de s'installer face à lui dans un fauteuil de cuir. Le chef de la Maison-Blanche, comme s'il s'agissait d'un rituel, servit une tasse de café, ajouta une cuillerée de sucre, et la tendit à son vis-à-vis. Puis il passa la main dans ses cheveux argentés et posa ses yeux gris clair sur son visiteur.

— Alors, quels sont les secrets du monde, aujourd'hui ? demanda-t-il.

Brogan haussa les épaules et fit glisser sur le bureau un dossier relié de cuir.

— À 9 heures, heure de Moscou, le président du Soviet suprême Georgi Antonov a pris du bon temps avec sa maîtresse sur le siège arrière de sa limousine avant de rejoindre le Kremlin.

— J'envie sa façon d'entamer la journée, fit le chef d'État américain avec un large sourire.

— Il a également donné deux coups de téléphone depuis sa voiture. L'un à Serguei Kornilov, le directeur du programme spatial soviétique, l'autre à son fils, qui travaille à la section commerciale de l'ambassade soviétique à Mexico. Vous trouverez la transcription de ces conversations dans les pages quatre et cinq.

Le Président ouvrit le dossier, mit ses lunettes et parcourut rapidement quelques lignes, sidéré comme d'habitude par les moyens dont disposaient les services de renseignements.

— Et comment s'est déroulé le reste de la journée de notre ami Georgi ?

— Il a passé la plupart de son temps à traiter de problèmes intérieurs. Je crois que vous n'aimeriez pas être à sa place. Les perspectives économiques de son pays sont de jour en jour plus sombres. Ses réformes agricoles et industrielles sont demeurées lettre morte. La vieille garde du Politburo cherche à avoir sa peau. Les militaires sont loin d'être satisfaits du budget qui leur est accordé et ont manifesté publiquement leur colère. Les citoyens soviétiques expriment de plus en plus haut leur mécontentement au fur et à mesure que les files devant les magasins s'allongent. La croissance économique s'est réduite à moins de 2 p. 100. Il y a de fortes possibilités pour qu'Antonov soit contraint de quitter le pouvoir avant l'été.

— Si le déficit de notre balance commerciale ne se stabilise pas, je pourrais bien me retrouver dans le même bateau, fit le locataire de la Maison-Blanche avec pessimisme.

Brogan ne fit pas de commentaires. On ne lui en demandait d'ailleurs pas.

— Où en est la situation en Égypte ? reprit le Président.

— Le président Hassan, lui aussi, est sur le fil du rasoir. L'armée de l'air reste loyale, mais les autres généraux sont sur le point de rejoindre le camp de Yazid. Le ministre de la Défense Abou Hamid a rencontré secrètement Yazid à Port-Saïd. Nos informateurs pensent qu'il ne négociera pas son ralliement sans obtenir des assurances quant à la position qu'il occupera. Il ne tient pas du tout à être l'otage des mollahs fanatiques qui entourent Yazid.

— Vous croyez que Yazid s'exécutera ?

— Non, répondit le directeur de la CIA en secouant la tête. Il n'a nullement l'intention de partager le pouvoir. Hamid a sous-estime Yazid. Nous venons de découvrir un complot qui vise à placer une bombe dans l'avion privé de Hamid.

— Vous l'avez prévenu ?

— Il me faut d'abord votre autorisation.

— Vous l'avez. Mais Hamid est soupçonneux. Il va peut-être s'imaginer qu'on a inventé cette histoire pour éviter qu'il ne se range aux côtés de Yazid.

— Nous sommes en mesure de lui fournir les noms des hommes de Yazid chargés de l'assassiner. S'il exige des preuves, nous les lui communiquerons.

Le Président se renversa dans son fauteuil et contempla pensivement le plafond.

— Est-ce qu'il y a un lien entre Yazid et l'accident de l'avion des Nations unies à bord duquel se trouvait Hala Kamil ? demanda-t-il enfin.

— Tout au plus un lien indirect, reconnut Brogan. Nous n'aurons pas de conclusions définitives avant que les enquêteurs aient tout examiné et fait leur rapport. Pour le moment, cette affaire est une véritable énigme. Nous n'avons pu établir que quelques faits. Nous savons que le véritable pilote a été assassiné. Son corps a été retrouvé dans la malle d'une voiture au parking de l'aéroport d'Heathrow.

— On dirait un coup de la Mafia.

— Presque, sauf que le meurtrier est un as du déguisement et a réussi à se faire passer pour le pilote. Après avoir assuré le décollage, il a tué le mécanicien et le copilote en leur injectant un agent nerveux connu sous le nom de sarin, puis il a changé de route, et a abandonné l'appareil au-dessus de l'Islande.

— Il a dû travailler avec une équipe de professionnels hautement entraînés, fit le Président sans pouvoir dissimuler une pointe d'admiration.

— Nous avons des raisons de penser qu'il a agi seul, déclara Brogan.

— Seul ? fit l'occupant du Bureau ovale avec incrédulité. Cet homme doit être terriblement dangereux !

— Toute cette opération porte la marque d'un Arabe qui a pour nom Suleiman Aziz Ammar.

— Un terroriste ?

— Pas au sens propre. Ammar est l'un des tueurs les plus habiles sur la scène internationale. J'aimerais bien l'avoir de notre côté.

— Tâchez de ne jamais lâcher une phrase pareille devant les libéraux du Congrès, fit sèchement le Président.

— Ni devant les médias, ajouta le directeur de la CIA.

— Vous avez un dossier sur cet Ammar ?

— Un épais dossier ! Il est ce qu'on appelle un maître dans l'art de se déguiser. C'est un bon musulman, pratiquant, qui s'intéresse peu à la politique, un mercenaire qui n'a aucun lien établi avec les extrémistes islamiques. Ammar demande des sommes énormes, et les obtient. C'est un homme d'affaires avisé. Sa fortune est estimée à plus de 60 millions de dollars. Il utilise des méthodes bien à lui. Ses opérations sont soigneusement préparées et exécutées. Toutes sont étudiées afin de passer pour des accidents. On ne peut rien lui attribuer avec certitude. Les victimes innocentes ne comptent pas à ses yeux du moment que sa cible figure parmi elles. Nous le soupçonnons d'être responsable de plus d'une centaine de morts au cours de ces dix dernières années. Sa tentative pour tuer Hala Kamil, si toutefois nous parvenons à prouver qu'il est derrière, est son seul échec connu jusqu'à ce jour.

Le Président ajusta ses lunettes et étudia un instant le rapport sur le crash aérien.

— Il y a quelque chose qui m'échappe. S'il avait l'intention de faire disparaître l'avion en mer, pourquoi se serait-il donné la peine d'empoisonner les passagers ? Pourquoi les tuer deux fois, en quelque sorte ?

— C'est bien ce qui est bizarre, expliqua Brogan. Mes analystes pensent que ce n'est pas Ammar qui est responsable de l'empoisonnement des passagers.

Le chef d'État ne put retenir un mouvement de surprise.

— Qu'est-ce que c'est que cette histoire, Martin ?

— Des pathologistes du FBI sont arrivés à Thulé et ont autopsié les cadavres. Ils ont découvert plus de cinquante fois la dose de sarin nécessaire à tuer un homme dans les corps du mécanicien et du copilote, mais leurs analyses prouvent que les passagers et les autres membres de l'équipage sont morts après avoir absorbé de la mancenille contenue dans les plateaux-repas.

Brogan se tut et but une gorgée de café.

Le Président attendit en tapotant sur son bureau avec son stylo en signe d'impatience.

— La mancenille, ou goyave vénéneuse comme on l'appelle, est assez répandue dans les Caraïbes et le long du golfe du Mexique, reprit le directeur de la CIA. C'est un fruit qui a l'aspect d'une petite pomme et qui vient du mancenillier, ou « arbre-poison ». Les Indiens Caraïbes enduisaient la pointe de leurs flèches de la sève de cet arbre. Dans le passé, nombre de marins échoués sont morts après avoir mangé ces fruits, et c'est encore le cas aujourd'hui pour des touristes non avertis.

— Et vos hommes s'imaginent qu'un assassin de la trempe d'Ammar n'utiliserait pas un tel moyen ?

— Quelque chose comme ça, admit Brogan. Ammar n'aurait pas de difficultés à faire acheter ou voler du sarin dans une firme européenne de produits chimiques. La mancenille, c'est un autre problème. On n'en trouve pas à tous les coins de rue. Et puis elle agit doucement. Sincèrement, je ne vois pas Ammar y avoir recours.

— Si ce n'est pas lui, c'est qui, alors ?

— Nous l'ignorons. En tout cas, ce n'est pas l'un des trois survivants. L'unique piste, et des plus minces, conduit à un délégué mexicain aux Nations unies du nom de Eduardo Ybarra. C'est le seul passager avec Hala Kamil à ne pas avoir touché au repas.

— Le rapport indique qu'il est mort lorsque l'avion s'est écrasé, fit le Président en levant les yeux. Comment aurait-il pu introduire le poison dans les plateaux sans être vu ?

— Ça a dû se faire dans les cuisines de la société qui fournit la compagnie aérienne. Les enquêteurs anglais sont en train de vérifier cette piste.

— Ybarra est peut-être innocent, il y a peut-être une raison toute simple qui explique pourquoi il n'a pas mangé.

— D'après l'hôtesse survivante, Hala dormait pendant qu'on servait les plateaux, mais Ybarra a prétexté un estomac retourné.

— C'est plausible.

— Oui, mais l'hôtesse l'a vu manger un sandwich qu'il a sorti de son attaché-case.

— Alors, c'est qu'il savait.

— Il semblerait, oui.

— Mais pourquoi aurait-il pris le risque de monter à bord puisqu'il n'ignorait pas que tout le monde allait mourir sauf lui ?

— Pour plus de sûreté. Au cas où la ou les personnes visées, sans doute toute la délégation mexicaine, n'auraient pas ingéré le poison.

Le Président réfléchit un moment.

— Bon, fit-il enfin. Kamil est une épine dans le flanc de Yazid. Il paye Ammar pour l'éliminer. Celui-ci sabote le boulot et l'avion ne disparaît pas au milieu de l'océan Arctique comme prévu, mais se pose en catastrophe au Groenland. Voilà pour le premier mystère. Appelons ça l'« Egyptian connection ». Le deuxième mystère, la « Mexican connection », est beaucoup plus épais. Il n'y a pas de motif évident à tous ces meurtres et le seul suspect est mort. Si j'avais à juger de cette affaire, je la classerais pour absence de preuves.

— Je ferais comme vous, dit le directeur de la CIA. Rien ne confirme la présence de mouvements terroristes au Mexique.

— Vous oubliez Topiltzin, fit brusquement le Président.

Brogan fut étonné de l'expression de rage froide qu'affichait le chef d'État.

— Nous ne l'oublions pas, lui assura-t-il. Ni ce qu'il a fait à Guy Rivas. Un mot de vous, et je le fais mettre hors circuit.

Le Président soupira et se tassa dans son fauteuil.

— Si seulement c'était aussi simple ! Je claque des doigts et la CIA élimine un dirigeant étranger opposé à notre politique. Le risque est trop grand. Kennedy l'a appris à ses dépens en fermant les yeux sur la tentative de la Mafia pour tuer Castro.

— Reagan n'a élevé aucune objection quand il s'est agi de Kadhafi.

— C'est vrai, fit le Président avec lassitude. Si seulement il avait pu savoir que Kadhafi mourrait d'un cancer !

— Aucune chance avec Topiltzin. Les rapports médicaux indiquent qu'il jouit d'une santé de fer.

— Cet homme est un fou sanguinaire. S'il prend le pouvoir au Mexique, ce sera un véritable désastre.

— Vous avez écouté la traduction de la bande enregistrée par Rivas ? demanda Brogan tout en connaissant d'avance la réponse.

— Quatre fois, répondit le locataire de la Maison-Blanche avec une colère sourde. C'est à vous donner des cauchemars.

— Et si Topiltzin renverse le gouvernement actuel et met sa menace à exécution en faisant franchir la frontière à des millions de Mexicains dans une stupide tentative pour récupérer tout le sud-ouest des États-Unis... ?

Le directeur de la CIA laissa sa question en suspens.

Le Président répondit d'une voix étrangement douce :

— Alors je n'aurais pas d'autre choix que d'ordonner à nos forces armées de traiter ces hordes comme des envahisseurs.

 

Brogan regagna Langley, le siège de la CIA. Elmer Shaw, le sous-secrétaire d'État à la Marine, l'attendait.

— Désolé de bouleverser votre planning, fit-il sans autre préambule, mais j'ai des nouvelles qui ne peuvent pas attendre.

— Elles doivent être d'importance pour que vous veniez me les apporter en personne !

— En effet.

— Allons dans mon bureau. Bonnes ou mauvaises nouvelles ?

— Très bonnes.

— Tant mieux, parce que tout va de travers ces derniers temps. Je vais être ravi d'apprendre qu'il y a au moins quelque chose de positif.

— Notre navire d'étude, le Polar Explorer, qui est à la recherche du sous-marin soviétique classe Alpha qui a disparu...

— Je suis au courant de sa mission, l'interrompit Brogan.

— Eh bien, on l'a trouvé.

Les yeux du directeur de la CIA s'agrandirent et il frappa du poing sur son bureau, manifestation de joie plutôt insolite de sa part.

— Félicitations ! Ce type de sous-marin est le plus perfectionné de nos deux flottes. Vos hommes ont réussi un véritable coup d'éclat.

— Toutefois nous n'avons pas encore mis la main dessus, dit Shaw.

Le front de Brogan se plissa.

— Et les Russes ? Ils sont au courant de votre découverte ?

— Nous ne le pensons pas. Peu après que les instruments eurent détecté le sous-marin coulé — nous avons d'ailleurs pu filmer l'épave —, le brise-glace s'est détourné de sa route pour se porter sur les lieux où l'avion des Nations unies s'est écrasé. Une excellente couverture. Nos sources de renseignements au sein de la Marine soviétique confirment que tout se déroule selon la routine habituelle. Même chose pour le KGB jusqu'à présent. Et nos satellites d'observation n'ont rien détecté qui indiquerait que la flotte soviétique de l'Atlantique Nord convergerait vers la zone des recherches.

— Je m'étonne qu'ils n'aient pas envoyé un de leurs prétendus chalutiers espionner les mouvements du Polar Explorer.

— Ils en ont envoyé un, expliqua Shaw. Ils suivent pas à pas nos opérations et captent nos communications avec leur satellite, ils nous laissent faire en espérant que nous réussirons là où ils ont échoué grâce à notre technologie sous-marine plus avancée que la leur. Ils comptent ensuite que nous trahirons notre découverte en commettant une erreur quelconque.

— Et nous n'en avons pas commis ?

— Non, lui assura Shaw sans hésitation. Les mesures de sécurité étaient très strictes. À l'exception du commandant et de deux experts de la NUMA, tout le monde à bord croyait que nous menions des études sur les icebergs et la géologie des fonds marins. Le rapport que j'ai reçu a été apporté ici depuis le Groenland par le second du brise-glace, de sorte qu'il n'a pu se produire aucune fuite.

— Bien, et où en sommes-nous à présent ?

— Nous envisageons une opération de renflouage, répondit le sous-secrétaire d'État.

— Quand ?

— Si nous commençons à tout préparer dès maintenant, à modifier l'équipement et les submersibles existants compte tenu des conditions auxquelles nous sommes confrontés, nous devrions être prêts d'ici dix à douze mois.

— En attendant, on fait comme si de rien n'était, c'est bien ça ?

— Absolument, acquiesça Shaw. Entre-temps, il s'est passé un autre événement qui devrait aider à tromper les Soviétiques. La Navy a besoin de votre concours pour la suite.

— Je vous écoute.

— Durant les opérations de secours lancées après l'accident d'avion et l'enquête qui a suivi, les gens de la NUMA qui travaillaient avec nous à bord du Polar Explorer sont tombés sur une épave qui semble être celle d'un navire romain enfoui sous la glace.

Brogan le dévisagea avec scepticisme.

— Au Groenland ?

— D'après les experts, il n'y a aucun doute.

— Et que peut faire la CIA pour aider la Marine dans une histoire d'épave ?

— Un peu de désinformation. Nous aimerions que les Russes croient que c'était ce navire romain que le Polar Explorer recherchait.

Brogan s'aperçut qu'un voyant clignotait sur son interphone.

— Excellente idée, fit-il. Pendant que la Navy se prépare à mettre la main sur leur tout dernier sous-marin, on les dirige sur une fausse piste.

— Quelque chose comme ça, oui.

— Et, de votre côté, comment allez-vous procéder avec l'épave ?

— Nous allons utiliser ce projet archéologique comme couverture. Le brise-glace restera sur place pour que l'équipage puisse aider à creuser l'excavation.

— Le sous-marin se trouve loin ?

— À moins de 10 milles.

— Une idée de l'état dans lequel il est ?

— Quelques dommages au niveau de la coque à la suite d'une collision avec un pic sous-marin, mais sinon intact.

— Et le bateau romain ?

— Selon le commandant, on a retrouvé les corps gelés des marins dans un parfait état de conservation.

Brogan se leva pour raccompagner son visiteur.

— Incroyable, fit-il. (Puis il eut un sourire espiègle.) Je me demande si on va également découvrir d'anciens secrets d'État.

Shaw sourit à son tour.

— Je préférerais un trésor.

Ni l'un ni l'autre, après cet échange de plaisanteries, ne se serait imaginé ce qui les attendait dans les prochaines quarante-huit heures.

20

Sous la direction des archéologues, l'équipage du Polar Explorer entreprit de dégager le navire prisonnier des glaces, jusqu'à ce que tout le pont supérieur fût entièrement exposé.

Tous ceux qui se trouvaient dans les parages du fjord étaient attirés vers le site comme par un aimant, dévorés de curiosité. Seuls manquaient Pitt et Lily qui étaient demeurés à bord du brise-glace pour étudier les tablettes de cire.

Un silence tendu régnait parmi la foule des marins et des archéologues auxquels s'étaient joints les enquêteurs de l'aviation fédérale. Ils se pressaient au bord de l'excavation et contemplaient ce qui apparaissait du bâtiment romain comme s'il se fût agi du tombeau d'un roi qu'on venait de mettre au jour.

Hoskins et Graham mesurèrent la coque : elle avait une longueur totale d'un peu moins de vingt mètres et une largeur de sept mètres. Le mât avait été brisé à deux mètres au-dessus du pied et avait disparu. Ce qui restait du gréement et des cordages serpentait sur la partie du pont à l'air libre comme abandonné là par quelque oiseau géant. De la grande voile carrée, il n'y avait plus que des lambeaux de toile.

Les planches du pont étaient aussi solides que le jour où le bateau avait été lancé d'un chantier naval méditerranéen depuis longtemps oublié. Les objets éparpillés ça et là furent photographiés, étiquetés, remontés avec d'infinies précautions et amenés à bord du Polar Explorer où ils furent nettoyés et catalogués. Puis on les rangea dans le congélateur afin d'éviter qu'ils ne s'abîment durant le trajet qui devait les conduire vers un pays qui n'existait pas encore lorsque l'antique navire marchand avait hissé les voiles pour son dernier voyage.

Gronquist, Hoskins et Graham ne touchèrent pas au rouf effondré, ni n'entrèrent dans la cuisine. Lentement, tendrement presque, les trois hommes soulevèrent l'écoutille de la cale.

Gronquist s'allongea à plat ventre et passa la tête par l'ouverture jusqu'à ce que son regard porte au-delà des poutres.

— Ils sont là ? demanda Graham sans parvenir à dissimuler son excitation. Ils sont comme Pitt les a décrits ?

Gronquist avait le regard rivé sur les visages blancs et fantomatiques aux expressions figées comme des masques. Il avait l'impression qu'il suffirait de gratter la glace et de les secouer pour qu'ils clignent des yeux et renaissent à la vie.

Il hésita avant de répondre. La lumière du jour éclairait toute la cale, et il aperçut deux silhouettes blotties dans un coin vers l'avant, que Pitt n'avait pas vues.

— Oui, ils sont comme Pitt les a décrits, dit-il enfin. Sauf le chien et la fille.

 

Pitt se tenait à l'abri d'un mât de charge pendant que Giordino posait l'hélicoptère de la NUMA sur l'arrière du Polar Explorer. Les patins touchèrent le centre de la cible tracée sur le pont, le gémissement de la turbine se tut et les pales s'arrêtèrent lentement.

La porte droite du cockpit s'ouvrit et un homme très grand vêtu d'un col roulé vert sous un blouson de sport marron sauta sur le pont. Il regarda un instant autour de lui comme pour s'orienter, puis il repéra Pitt qui agita la main, s'avança et s'empressa de conduire le visiteur vers la chaleur qui régnait à l'intérieur du bateau.

— Professeur Redfern ?

— Oui. Dirk Pitt, je suppose ?

— Oui. Je vous remercie de vous être donné la peine de venir en dépit de toutes vos occupations.

— Vous voulez rire ? répliqua Redfern dont les yeux brillaient d'enthousiasme. J'ai bondi sur votre invitation. Je ne connais pas un archéologue au monde qui ne donnerait son âme pour être là. Quand vais-je pouvoir jeter un coup d'œil ?

— Il va faire nuit d'ici une dizaine de minutes. Je pense qu'il vaudrait mieux que le professeur Gronquist, l'archéologue qui supervise les fouilles, vous mette au courant des détails. Il pourra aussi vous montrer les objets qu'il a récupérés sur le pont principal. Et ensuite, dès l'aube, vous pourrez poser le pied sur le bateau et prendre le projet en charge.

— Parfait.

— Vous avez des bagages ? demanda Pitt.

— Juste un attaché-case et un fourre-tout.

— Bien. Al Giordino...

— Le pilote de l'hélicoptère ?

— Oui. Al s'occupera de vos bagages. Maintenant, si vous voulez bien me suivre, je vais vous faire préparer quelque chose de chaud et vous allez pouvoir exercer vos talents sur une fascinante énigme.

— Après vous, je vous en prie.

Le professeur Mel Redfern mesurait une bonne tête de plus que Pitt et il dut pratiquement se plier en deux pour entrer par l'écoutille. Ses cheveux blonds étaient clairsemés aux tempes, et ses yeux bleu-gris étaient vifs derrière ses lunettes griffées. Il paraissait physiquement en bonne forme pour un homme d'une quarantaine d'années qui avait une petite bedaine.

Ancien joueur de basket, docteur en anthropologie, Redfern consacrait ses talents à l'exploration sous-marine et était l'un des meilleurs experts mondiaux en archéologie marine.

— Vous avez eu un bon vol entre Athènes et Reykjavik ? demanda Pitt.

— J'ai dormi presque tout le temps. C'est le voyage dans l'avion patrouilleur de la Navy entre l'Islande et le campement esquimau à une centaine de milles au sud d'ici qui a bien failli me transformer en glaçon. J'espère qu'on pourra me prêter des vêtements chauds. Je partais pour les îles grecques ensoleillées, pas pour le cercle polaire.

— Le capitaine Knight, le commandant du bateau, va s'en occuper. Sur quoi étiez-vous en train de travailler ?

— Sur un navire marchand grec du IIe siècle avant Jésus-Christ avec un chargement de sculptures en marbre.

Puis, incapable de refréner plus longtemps sa curiosité, il demanda :

— Dans votre message, vous n'avez pas précisé ce que le bateau transportait.

— À part les corps des marins, la cale était vide.

— On ne peut pas tout avoir, fit Redfern avec philosophie. Mais vous avez dit que le bâtiment était pratiquement intact ?

— C'est vrai. Il suffirait de réparer la brèche dans la coque, le mât et le gréement, et il pourrait tout à fait gagner le port de New York.

— Mon Dieu, c'est incroyable ! Le professeur Gronquist a pu déterminer une date approximative ?

— Oui, grâce à des pièces frappées autour de l'an 390 de notre ère. Nous connaissons même son nom. Le Sérapis. C'est gravé en grec sur l'étambot.

— Un navire marchand byzantin du IVe siècle entièrement préservé, murmura Redfern, émerveillé. C'est la découverte archéologique du siècle. Je meurs d'envie de le voir !

Pitt le fit entrer dans le carré des officiers, où Lily, installée à une table, recopiait le contenu des tablettes de cire sur des feuillets de papier. Pitt effectua les présentations :

— Professeur Lily Sharp, professeur Mel Redfern.

Lily se leva et tendit la main.

— Je suis très honorée, professeur.

— Tout l'honneur est pour moi, répliqua poliment Redfern. Laissons tomber les titres et appelons-nous par nos prénoms, d'accord ?

— Oui, répondit Pitt. Qu'est-ce que je peux vous faire servir, Mel ?

— Quelques litres de chocolat chaud et un chaudron de soupe suffiraient peut-être à me décongeler.

Pitt passa la commande, ramenée à de justes proportions, au steward.

— Alors, cette énigme dont vous parliez ? reprit Redfern avec l'impatience d'un enfant le soir de Noël.

Pitt le regarda en souriant.

— Comment est votre latin, Mel ?

— Passable. Mais je croyais que le bateau était grec !

— C'est exact, expliqua Lily. Mais le capitaine a rédigé son journal sur des tablettes de cire en latin. Six d'entre elles comportent des mots, la septième, un tracé qui ressemble à une carte. Dirk les a découvertes la première fois qu'il a pénétré à l'intérieur du bâtiment. J'ai transcrit le contenu de façon plus lisible, de sorte qu'on puisse le photocopier, et j'ai dessiné un agrandissement de ce qui doit être la carte. Jusqu'à présent, nous n'avons pas réussi à la situer géographiquement car il n'y a pas de références.

Redfern s'assit et prit l'une des tablettes. Il l'étudia quelques instants avec respect avant de la reposer. Puis il se pencha sur les feuillets de Lily et commença à lire.

Le steward apporta une tasse de chocolat et un grand bol de soupe. Redfern était à ce point absorbé dans sa lecture qu'il semblait en avoir perdu l'appétit. Il but machinalement deux ou trois gorgées de chocolat sans quitter les pages des yeux. Après dix minutes, il se leva et se mit à arpenter le carré en murmurant des phrases en latin, comme s'il se parlait à lui-même.

Pitt et Lily, silencieux, observaient sa réaction avec curiosité. Redfern s'immobilisa, comme s'il finissait mentalement de replacer le problème dans son cadre, puis il revint vers la table, et examina de nouveau la transcription. L'atmosphère était tendue, électrique.

Un long moment s'écoula et, enfin, l'archéologue reposa les feuillets. Ses mains tremblaient, il regardait droit devant lui, les yeux étrangement voilés.

— On dirait que vous venez de découvrir le Saint-Graal, dit Pitt.

— Qu'est-ce que c'est ? demanda Lily. Qu'est-ce que vous avez trouvé ?

Ils entendirent à peine sa réponse. Dans un murmure, la tête baissée, il souffla :

— Il est possible, mais ce n'est qu'une simple hypothèse, que cette découverte que vous avez faite par le plus grand des hasards nous mette sur la trace de la plus vaste collection d'art et de trésors littéraires que le monde ait jamais connue.

21

— Et maintenant que nous sommes tous suspendus à vos lèvres, vous daignerez peut-être partager votre secret avec nous ? fit Pitt d'un ton sarcastique.

Redfern secoua la tête comme pour s'éclaircir les idées.

— C'est une histoire — une saga plutôt — très triste. Je n'en saisis d'ailleurs pas toutes les implications.

— Les tablettes expliquent-elles ce que faisait un navire gréco-romain si loin des eaux dans lesquelles il avait l'habitude de naviguer ? demanda Lily.

— Ce n'était pas un navire gréco-romain mais byzantin, la corrigea Redfern. Lorsque le Sérapis a quitté l'Ancien Monde, Constantin le Grand avait transféré le siège de l'Empire de l'ancienne Rome dans une nouvelle Rome située sur la rive du Bosphore, à l'endroit où s'était jadis dressée la ville grecque de Byzance.

— Qui devait devenir Constantinople, ajouta Pitt.

— Puis Istanbul. (Redfern se tourna de nouveau vers Lily.) Désolé de ne pas vous avoir répondu directement. En effet, les tablettes révèlent comment et pourquoi le bateau est venu jusqu'ici. Pour comprendre, il faut nous reporter à 323 avant Jésus-Christ, l'année où Alexandre le Grand mourut à Babylone. Ses généraux se sont alors partagé son empire. L'un d'eux, Ptolémée, s'est approprié l'Égypte, dont il est devenu roi. Un malin, ce Ptolémée. Il a également réussi à mettre la main sur le cadavre d'Alexandre qu'il a enfermé dans un cercueil d'or et de cristal. Plus tard, il a mis le corps dans un magnifique mausolée et a construit autour une splendide cité qui surpassait Athènes. En l'honneur de son ancien souverain, Ptolémée l'a baptisée Alexandrie.

— Quel rapport avec le Sérapis ? demanda Lily.

— Un peu de patience, j'y arrive. Ptolémée a fondé à partir de rien un musée et une bibliothèque gigantesques. Tous ses descendants, en passant par Cléopâtre, ont continué à acquérir manuscrits et œuvres d'art jusqu'à ce que le musée et surtout la bibliothèque deviennent les véritables dépositaires des connaissances humaines. Ce trésor n'a cessé de s'accroître jusqu'en l'an 391 de notre ère. Cette année-là, l'empereur Théodose et le patriarche d'Alexandrie Théophile, une sorte de fanatique religieux, décrétèrent que toutes références autres que celles aux principes du christianisme n'étaient que paganisme. Ils organisèrent donc la destruction de la bibliothèque. Statues, œuvres d'art fabuleuses en marbre, bronze, or et ivoire, tableaux et tapisseries, parchemins et rouleaux de papyrus, et même le corps d'Alexandre, tout devait être réduit en poussière ou en cendres.

— Il y en avait beaucoup ? demanda Pitt.

— Les livres à eux tout seuls se comptaient par centaines de milliers.

Lily secoua la tête avec tristesse.

— Quelle terrible perte !

— Il ne resta plus que des écrits bibliques et religieux, reprit Redfern. La bibliothèque et le musée furent définitivement rasés quand les armées arabes et islamiques envahirent l'Égypte vers 642.

— Ainsi, tous les chefs-d'œuvre qui avaient été rassemblés pendant des siècles ont été perdus et ont disparu à jamais, résuma Pitt.

— Perdus, oui, acquiesça l'archéologue. C'est du moins ce que les historiens ont cru jusqu'à aujourd'hui. Mais si ce que j'ai lu est bien exact, les pièces maîtresses de la collection n'ont pas disparu à jamais. Elles sont cachées quelque part.

Lily était sidérée.

— Elles existeraient encore ? Elles auraient quitté clandestinement Alexandrie à bord du Sérapis avant l'incendie ?

— À en croire ces tablettes, oui.

Pitt avait l'air sceptique.

— Je ne vois pas comment le Sérapis aurait pu partir avec autre chose qu'une infime partie de la collection. Ça ne colle pas. Le bateau est trop petit. Il ne jauge pas plus de 40 tonneaux. La cale aurait pu contenir quelques milliers de parchemins et quelques statues, mais certainement pas les quantités dont vous parlez.

Redfern lui lança un regard admiratif.

— Vous êtes un connaisseur en navires anciens.

— Revenons-en au voyage du Sérapis au Groenland, fit Pitt en désignant les feuillets que l'archéologue tenait à la main.

— Bien. C'est écrit en latin du IVe siècle et je vais tâcher de vous traduire le plus clairement possible. Le premier récit est daté du 3 avril 391 du calendrier julien. Voici :

 

« Moi, Cuccius Rufinus, capitaine du Sérapis, employé de Nicias, armateur en la ville de Rhodes, ai accepté de transporter des marchandises pour le compte de Junius Venator d'Alexandrie. Le voyage sera long et ardu, et Venator ne dévoilera pas notre destination. Ma fille, Hypatia, m'accompagnera et sa mère s'inquiète de cette longue séparation. Mais Venator paye vingt fois plus qu'il n'est d'usage, et cette bonne fortune profitera à Nicias aussi bien qu'à moi-même et à l'équipage.

« La cargaison a été chargée à bord en pleine nuit, sous bonne garde, et de façon assez mystérieuse, puisqu'il m'a été demandé de demeurer à terre en compagnie de mes marins pendant la durée des opérations. Quatre soldats sous le commandement du centurion Domitius Severus doivent faire route avec nous.

« Tout cela ne me plaît guère, mais Venator m'a déjà payé en totalité, et je ne peux plus revenir sur ma parole. »

 

— Un type honnête ce Rufinus, dit Pitt. Difficile de croire qu'il n'a pas découvert la nature de la cargaison.

— Il y vient plus tard. Ce qui suit est son journal de bord, il évoque aussi le nom de son bâtiment. Je saute jusqu'au passage qui traite de leur première escale :

 

« Je remercie notre dieu Sérapis qui nous a permis d'atteindre sans encombre Carthago Nova après quatorze jours de navigation. Nous nous sommes reposés cinq jours et avons pris quatre fois la quantité de ravitaillement habituel. C'est là que nous ont rejoints les autres navires de Junius Venator. La plupart jaugent plus de deux cents tonneaux; certains près de trois cents. Il y a en tout seize bâtiments avec le vaisseau amiral de Venator. Notre solide Sérapis est le plus petit navire de la flotte. »

 

— La flotte ! s'exclama Lily. (Ses yeux brillaient et son corps était tendu.) Ils ont bien sauvé la collection !

— Oui, fit Redfern d'un air ravi. En tout cas, une bonne partie. Des bâtiments de 200 à 300 tonneaux étaient les plus grands navires marchands de l'époque. Si on compte deux bateaux pour les hommes et le ravitaillement, et qu'on prenne une moyenne de 200 tonneaux pour les quatorze autres, ça nous donne une flotte de 2 800 tonneaux. Assez pour transporter un tiers des manuscrits de la bibliothèque et une importante partie des œuvres d'art du musée.

— Jusqu'à maintenant, tout ça n'est qu'une théorie, dit Pitt. Rien ne prouve que ces trésors aient vraiment été sauvés de la destruction.

— Rufinus en parle plus loin, fit Redfern. La description de la cargaison du Sérapis se trouve vers la fin de son journal de bord.

Pitt lui lança un regard impatient et l'archéologue reprit :

— Sur la tablette qui suit, Rufinus relate des réparations mineures faites au bateau, des conversations entre les membres de l'équipage, et décrit Carthago Nova, aujourd'hui Carthagène en Espagne. Et, chose étrange, il n'exprime plus aucun malaise au sujet du voyage à venir. Il n'a même pas noté la date de leur départ. Mais le plus extraordinaire, c'est la censure qui s'exerçait. Ecoutez le dernier paragraphe :

 

« Aujourd'hui, nous sommes partis vers la grande mer. Les vaisseaux les plus rapides tirent les plus lents. Je ne peux pas en écrire plus. Les soldats nous surveillent. Selon les ordres stricts de Junius Venator, il ne doit rester aucune trace du voyage que nous entreprenons. »

 

— Juste au moment où le mystère allait s'éclaircir ! s'écria Pitt avec frustration.

— Mais il y a autre chose, insista Lily. Je sais que j'ai copié au-delà de ce paragraphe.

— Effectivement, dit Redfern en feuilletant les pages. Rufinus reprend son récit onze mois plus tard :

 

« Je suis maintenant libre de raconter notre cruel voyage sans craindre de châtiment. Venator et sa petite armée d'esclaves, Severus et ses légionnaires, les équipages des vaisseaux, tous ont été massacrés par les Barbares et la flotte incendiée. Le Sérapis a pu s'échapper parce que la peur que m'inspirait Venator m'avait rendu prudent.

« J'ai appris quelles étaient l'origine et la nature de la cargaison, et je sais où elle est cachée dans les collines. De tels secrets ne doivent pas être connus des mortels. Je pense que Venator et Severus avaient l'intention d'assassiner tous les témoins à l'exception de quelques-uns des soldats et de l'équipage d'un vaisseau afin d'assurer leur retour.

« Craignant pour la vie de ma fille, j'ai armé mon équipage et lui ai ordonné de demeurer près du navire pour que nous puissions lever l'ancre au moindre signe de trahison. Mais les Barbares ont frappé les premiers et ont massacré les esclaves de Venator ainsi que les légionnaires de Severus. Les hommes que j'avais laissés de garde sont morts au combat. Nous avons coupé les amarres et avons poussé le bateau pour le mettre à flot. Venator a essayé de s'échapper en se précipitant dans l'eau. Il a appelé à l'aide, mais je ne pouvais pas risquer la vie d'Hypatia et des marins pour le sauver, et j'ai refusé de faire demi-tour. À contre-courant, cela aurait été de toute façon du suicide. »

 

Redfern s'interrompit un instant pour expliquer :

— À cet endroit, Rufinus revient en arrière et évoque le départ de la flotte de Carthagène :

 

«Le voyage depuis l'Hispanie jusqu’à notre destination, cette terre étrange, a duré cinquante-huit jours. Les dieux et les vents nous ont été favorables. En échange, Sérapis a réclamé un sacrifice. Deux de nos hommes sont morts d'une maladie inconnue.

« Nous sommes arrivés sur une grande île peuplée de Barbares qui ressemblaient à des Scythes, mais avec une peau plus foncée. Ils se sont révélés amicaux et nous ont aidés de bonne grâce à nous ravitailler en eau et en nourriture.

« Nous avons vu d'autres îles, mais le vaisseau amiral a poursuivi sa route. Seul Venator savait où la flotte devait aborder. Nous avons d'abord aperçu un rivage désertique, puis la large embouchure d'un fleuve. Nous sommes restés au large cinq jours et cinq nuits, jusqu'à ce que les vents nous soient enfin favorables, et nous avons remonté le fleuve, ramant parfois, et avons atteint les collines de Rome. »

 

— Les collines de Rome, répéta Lily d'un air absent. Il nous a bien eus !

— Il a dû les baptiser ainsi par analogie, fit Pitt.

— Une sacrée énigme, en tout cas, admit Redfern avant de poursuivre :

 

« Les esclaves sous la surveillance de Latinius Macer ont creusé les collines au-dessus du fleuve. Huit mois plus tard, la cargaison a été débarquée et entreposée dans la cachette. »

 

— Est-ce qu'il décrit cette « cachette » ? demanda Pitt.

L'archéologue saisit une tablette et la compara à la transcription faite par Lily.

— Certains mots sont illisibles. Je vais essayer de combler les vides :

 

« Ainsi le secret des secrets repose au cœur de la colline, dans une caverne aménagée par les esclaves. On ne voit rien à cause de la palissade. Après que tout eut été entreposé, les hordes barbares ont déferlé des collines. Je ne sais pas si l'entrée de la caverne a été condamnée à temps, car à ce moment-là j'aidais les hommes de mon équipage à mettre le bateau à l'eau. »

 

— Rufinus n'a pas noté les distances, constata Pitt avec accablement. Et il ne donne aucune indication de directions. En outre, il y a toutes les chances pour que ces Barbares, je me demande d'ailleurs qui ils pouvaient bien être, aient dérobé le trésor.

Le visage de Redfern s'assombrit.

— C'est une hypothèse que nous ne pouvons pas écarter.

— Je ne pense pas que le pire se soit produit, intervint Lily. Une collection aussi immense ne peut pas s'évanouir ainsi sans laisser de traces. Quelques pièces auraient fini par réapparaître.

— Ça dépend de l'endroit où ça s'est déroulé, fit Pitt. Pendant cinquante-huit jours à une moyenne de, disons, 3,5 nœuds, un navire comme le Sérapis a pu parcourir plus de 4 000 milles nautiques.

— À condition d'avoir navigué en ligne droite, dit Redfern. Ce qui est peu probable. Rufinus a simplement rapporté qu'ils étaient restés cinquante-huit jours en mer avant de toucher terre. Et, voyageant sur des mers inconnues, ils ont probablement longé les côtes.

— Mais pour aller où ? demanda Lily.

— Le sud de l'Afrique occidentale me semble être la destination la plus logique, répondit l'archéologue. Des navigateurs phéniciens avaient contourné l'Afrique dès le Ve siècle avant Jésus-Christ et à l'époque de Rufinus, on possédait déjà pas mal de cartes, il va de soi que Venator a pris au sud après avoir franchi le détroit de Gibraltar.

— Pas si sûr, dit Pitt. Rufinus parle d'îles.

— Ça pourrait être Madère, les Canaries ou les îles du Cap-Vert.

— Ça ne colle toujours pas. Ça n'explique pas comment le Sérapis s'est retrouvé d'Afrique au Groenland, soit une distance d'environ 8 000 milles.

— C'est juste, je n'y avais pas pensé.

— Moi, je crois qu'ils ont mis le cap au nord, dit Lily. Ces îles pourraient être les Shetland ou les Féroé. Ce qui situerait les collines quelque part le long des côtes norvégiennes ou, plus probablement, islandaises.

— C'est plausible, déclara Pitt après un instant de réflexion. Cette hypothèse expliquerait pourquoi le Sérapis est venu s'échouer au Groenland.

— Qu'est-ce que notre ami Rufinus raconte après avoir échappé aux Barbares ? demanda la jeune femme.

Redfern but une gorgée de chocolat et reprit sa lecture :

 

« Nous sommes arrivés au large. La navigation est difficile. Les étoiles ont une position différente. Le soleil aussi est différent. De violentes tempêtes soufflent du sud. Un marin, un Gaulois, a été emporté par une vague au dixième jour. Nous sommes toujours poussés vers le nord. Le trente et unième jour, notre dieu nous a permis de trouver un abri dans une baie où nous avons pu procéder à des réparations et nous ravitailler. Nous avons également ajouté de la pierraille pour servir de lest. Au-delà du rivage, il y a une grande mer de pins qui ressemblent à des nains. De l'eau fraîche jaillit du sable dès qu'on enfonce un bâton.

« Six jours de calme, et une nouvelle tempête éclate, pire que les précédentes. Nos voiles sont déchirées et inutilisables. Le vent a cassé le mât et emporté les avirons de direction. Nous avons dérivé au milieu des bourrasques pendant de nombreux jours. J'en ai perdu le compte. Le sommeil est devenu impossible. Il fait très froid. De la glace se forme sur le pont. Le bateau est devenu très instable. J'ai ordonné à mes hommes épuisés et gelés de jeter par-dessus bord les jarres d'eau et de vin. »

 

— Les amphores que vous avez découvertes au fond du fjord, dit Redfern à Pitt. Puis il continua :

 

« Peu après avoir été poussés dans cette baie longue et étroite, nous avons réussi à accoster et nous avons dormi comme des masses pendant deux jours et deux nuits.

« Notre dieu Sérapis est cruel. L'hiver s'est installé et la glace a emprisonné notre navire. Nous n'avons pas d'autre choix que de braver l'hiver dans l'attente de l'été. Il y a un village barbare de l'autre côté de la baie, et ses habitants sont ouverts au commerce. Nous avons fait du troc pour nous procurer de la nourriture. Ils se servent de nos pièces d'or comme de colifichets et n'ont aucune idée de leur valeur. Ils nous ont montré comment nous chauffer en faisant brûler de l'huile qui provient d'un poisson monstrueux. Nous avons le ventre plein, et il se peut que nous survivions.

« Puisque j'ai beaucoup de temps disponible, j'écrirai chaque jour quelques lignes. Je vais commencer par raconter ce que j'ai vu de la cargaison que les esclaves de Venator ont déchargée de la cale du Sérapis pendant que j'étais caché dans la cuisine. À la vue du grand objet, tous sont tombés à genoux en signe de vénération. »

 

— De quoi parle-t-il ? s'étonna Lily.

— Patience. Ecoutez la suite.

 

« Trois cent vingt tubes de cuivre marqués Cartes géologiques. Soixante-trois grandes tapisseries. Ces dernières enveloppaient le magnifique cercueil d'or et de cristal d'Alexandre. J'ai les jambes qui tremblent. Je vois son visage à travers... »

 

— Rufinus s'est arrêté là, dit Redfern tristement. Il n'a même pas fini sa phrase. La dernière tablette est un dessin qui montre la configuration générale du rivage et le tracé du fleuve.

— Le cercueil disparu d'Alexandre le Grand, murmura Lily. Il pourrait donc se trouver encore quelque part dans cette caverne que Rufinus a mentionnée ?

— Avec les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie ? ajouta Redfern. Nous ne pouvons qu'espérer.

Pitt eut une réaction toute différente.

— L'espoir, c'est pour ceux qui n'agissent pas, fit-il d'une voix ferme. Je pense être en mesure de retrouver vos antiquités dans un délai de trente... disons... vingt jours.

Les yeux des deux archéologues s'écarquillèrent. Ils ne le croyaient manifestement pas.

Ils avaient tort.

— Vous me paraissez bien sûr de vous, fit Lily.

Mais Pitt semblait tout à fait sincère.

— Jetons un coup d'œil sur cette carte, se borna-t-il à dire.

Redfern lui tendit un agrandissement que Lily avait fait après avoir calqué la tablette. Apparemment, il n'y avait que des lignes sinueuses.

— Ça ne nous apprendra pas grand-chose, fit-il. Rufinus n'a rien indiqué d'autre.

— Ça suffira, affirma Pitt d'une voix tranquille.

 

Pitt se réveilla à 4 heures du matin. Machinalement, il roula sur le côté pour se rendormir, mais il réalisa qu'on avait allumé la lumière et qu'on lui parlait.

— Désolé, mon vieux, mais il faut vous lever.

Pitt cligna des yeux et distingua le visage du capitaine Knight penché au-dessus de lui.

— En quel honneur ?

— Ordres venus d'en haut. Vous devez partir immédiatement pour Washington.

— Ils ont dit pourquoi ?

— Ils, c'est le Pentagone, et non, ils n'ont pas daigné me fournir la moindre explication.

Pitt s'assit et posa les pieds sur le plancher.

— J'espérais rester et examiner encore un peu cette épave.

— Vous n'aurez pas cette chance. Giordino, le professeur Sharp et vous devez être en route d'ici une heure.

— Lily ? s'étonna Pitt. Je comprends que les huiles veuillent nous questionner Al et moi au sujet du sous-marin russe, mais en quoi Lily peut-elle bien les intéresser ?

— L'état-major ne se confie pas aux sous-fifres, fit le commandant du Polar Explorer avec un sourire pincé. Je n'en ai pas la moindre idée.

— Et quels moyens de transport avons-nous à notre disposition ?

— Les mêmes que Redfern. Hélicoptère jusqu'au campement esquimau et la station météo, un avion de la Navy jusqu'en Islande où vous prendrez un B-52 de l'Air Force qui doit rejoindre les États-Unis pour cause de révision.

— Pas question ! fit Pitt. S'ils veulent ma coopération, c'est un jet privé ou rien.

— Vous êtes plutôt de mauvais poil le matin.

— Quand on me tire du lit à une heure pareille, oui.

— Eh bien, tant pis pour ma prochaine promotion, gémit Knight. Je serai inculpé avec vous.

— Restez avec moi et vous finirez amiral.

— Tu parles !

Pitt se leva en s'étirant.

— J'ai une idée de génie. Envoyez un message. Dites qu'on se retrouve à mi-chemin. On va prendre l'hélicoptère de la NUMA jusqu'à la base de Thulé. Là, ils peuvent quand même envoyer un avion officiel pour nous amener à la capitale, non ?

— On peut toujours rêver ! fit le capitaine Knight.

22

Washington se vidait après une belle journée d'automne. Le ciel était criblé d'épais nuages cotonneux qui paraissaient assez solides pour que le Gulfstream IV se posât dessus.

Ce jet pouvait transporter dix-neuf passagers, mais Pitt, Giordino et Lily avaient la cabine pour eux seuls. Giordino s'était endormi dès que les roues de l'appareil avaient quitté la piste de la base de Thulé et il n'avait pas rouvert les yeux depuis. Lily avait somnolé et lu un peu. Quant à Pitt, il était resté éveillé, perdu dans ses pensées, et il avait pris quelques notes dans un petit carnet.

Ses pensées s'étaient reportées sur l'équipage du Sérapis, son capitaine, Rufinus, et sa fille Hypatia. Il regrettait de ne pas avoir vu la jeune fille et son chien dissimulés dans les ténèbres lorsqu'il avait découvert les autres marins gelés dans la cale. Gronquist avait eu les larmes aux yeux lorsqu'il l'avait décrite. Pitt se demandait si elle allait finir dans la vitrine réfrigérée de quelque musée, admirée et plainte par des files interminables de curieux.

Il regarda par le hublot la ville qui s'étalait sous lui, et il réfléchit au problème des trésors de la bibliothèque d'Alexandrie, il savait comment il allait procéder. La seule chose qui le tracassait, c'était qu'il avait, comme on dit, tous ses œufs dans le même panier. Il ne pouvait compter que sur quelques lignes maladroitement tracées sur une tablette de cire par la main d'un agonisant. Et cette ébauche de carte ne correspondait à aucun emplacement géographique connu, et cela pour plusieurs raisons : la cire avait bougé à la suite des brutales variations de température subies ; il était possible que Rufinus se soit trompé dans l'échelle et qu'il ait mal reproduit le tracé du littoral et du fleuve ; ou pire, et plus probable, il s'était produit de profonds changements du paysage dus à l'érosion, aux tremblements de terre ou aux brusques modifications climatiques intervenues au cours de ces 1 600 dernières années. Aucun fleuve au monde n'avait gardé le même cours au fil des millénaires.

Pitt se sentait mis au défi. À ses yeux, l'excitation de la chasse comptait autant, sinon plus, que le succès lui-même. Néanmoins, après avoir réussi l'impossible, il éprouvait toujours cet inévitable sentiment de vide qui s'ensuivait.

Le premier obstacle, c'était le manque de temps. Le second, le sous-marin soviétique. Giordino et lui étaient les plus indiqués pour diriger les opérations de renflouement.

Ses réflexions furent interrompues par la voix du pilote qui, par l'intermédiaire des haut-parleurs, leur demanda d'attacher leurs ceintures. L'ombre de l'avion effleura les arbres nus, l'herbe rousse dénia et fit place au béton. Le Gulfstream IV se posa sur la piste principale de la base d'Andrews et alla s'arrêter à côté d'un break Ford Taunus.

Pitt aida Lily à descendre de l'appareil, puis Giordino et lui empilèrent les bagages à l'arrière de la voiture. Le chauffeur, un jeune type athlétique, se recula, comme s'il craignait la comparaison avec ces deux durs à cuire qui maniaient valises et gros sacs bourrés comme s'il se fût agi de simples oreillers de plume.

— Quel est le programme ? s'enquit Pitt.

— Dîner avec l'amiral Sandecker à son club, répondit le chauffeur.

— L'amiral qui ? demanda Lily.

— Sandecker, répéta Giordino. Notre patron à la NUMA. On a dû faire quelque chose de bien. Une invitation à dîner est plutôt rare de sa part.

— Et à son club encore plus, ajouta Pitt.

Il faisait nuit quand le chauffeur tourna enfin dans une petite rue tranquille de Georgetown. Quelques instants plus tard, la voiture s'engageait sur une allée gravillonnée et venait se garer devant le porche d'une demeure victorienne.

Dans le hall, un petit homme agressif comme un coq de combat et vêtu d'un impeccable costume trois-pièces en soie s'avança d'une démarche énergique et souple à la fois. Son visage pointu rappelait sans cesse à Pitt celui d'un griffon. Il avait des cheveux roux et drus et une barbe à la Van Dyck toujours soigneusement taillée. Ses yeux paraissaient lancer des éclairs.

L'amiral James Sandecker n'était pas de ceux qui se glissent dans une pièce : il la prenait d'assaut.

— Content de vous voir, les enfants, fit-il d'un ton plus officiel qu'amical. J'ai entendu dire que votre découverte d'un navire ancien pourrait obliger à réviser les livres d'histoire. Les médias en font tout un plat.

— Nous avons eu un peu de chance, répondit Pitt. Puis-je vous présenter le professeur Lily Sharp. Lily, voici l'amiral James Sandecker.

Celui-ci resplendissait comme un phare chaque fois qu'il se trouvait en présence d'une jolie femme, et devant Lily, ses fusibles faillirent carrément sauter.

— Professeur, vous êtes la plus belle créature qui ait jamais pénétré en ce lieu.

— Merci, fit Lily. Si vous vouliez bien m'indiquer un endroit où il me serait possible de me rafraîchir un peu ?

Sandecker désigna un couloir :

— Première porte à droite. Prenez tout votre temps.

Dès que la jeune femme se fut éloignée, l'amiral conduisit ses deux adjoints dans un petit salon et referma la porte derrière eux.

— Je dois partir dans une heure pour une réunion avec le secrétaire à la Marine. C'est le seul moment où nous allons être seuls et je vais tâcher de vous résumer la situation avant le retour du professeur Sharp. Tout d'abord, laissez-moi vous dire que vous avez fait de l'excellent travail en retrouvant ce sous-marin russe et en réussissant à garder le secret. Le Président a été ravi en apprenant la nouvelle et il m'a chargé de vous remercier.

— On commence quand ? demanda Giordino.

— Commencer quoi ?

— À renflouer discrètement le sous-marin.

— Nos services de renseignements veulent qu'on arrête les frais. Leur plan est de faire un peu de désinformation auprès des agents soviétiques. Faire croire que continuer les recherches serait dépenser en vain l'argent des contribuables, et que nous renonçons.

— Pendant combien de temps ? demanda Pitt.

— Un an, peut-être. Le temps pour les personnes chargées du projet de concevoir et de construire l'équipement nécessaire.

Pitt considéra l'amiral avec une expression soupçonneuse.

— J'ai comme l'impression que nous n'allons pas en être.

— En plein dans le mille. Comme on dit chez les policiers, vous êtes déchargés de l'affaire.

— Puis-je savoir pourquoi ?

— J'ai un travail plus important pour vous deux.

— Qu'est-ce qu'il pourrait y avoir de plus important que de mettre la main sur le sous-marin soviétique le plus dangereux qui soit ? demanda Pitt, les sourcils froncés.

— Un week-end de ski, répondit l'amiral. Rien ne vaut l'air vivifiant et la poudreuse des Rocheuses. Vos places sont réservées sur le vol pour Denver de demain matin, 10 h 45. Le professeur Sharp vous accompagne.

Pitt se tourna vers Giordino qui se contenta de hausser les épaules.

— C'est une récompense ou une mise sur la touche ?

— Appelez ça des vacances studieuses. Le sénateur Pitt vous expliquera.

— Mon père ?

— Il vous attend dans la soirée, fit l'amiral en tirant une grosse montre en or de la poche de son gilet. En tout cas, il ne faut jamais faire attendre une jolie femme.

Sandecker se dirigea vers la porte, tandis que Pitt et Giordino restaient plantés sur la moquette, totalement abasourdis.

— Une seconde, amiral ! lança Pitt d'un ton sec. Si vous ne m'expliquez pas tout de suite ce qui se passe, il n'est pas question que je prenne cet avion demain matin.

— Moi non plus, ajouta Giordino. Je sens venir une attaque de fièvre de Bornéo.

Le patron de la NUMA se retourna, et, un sourcil levé, déclara en regardant Pitt dans les yeux :

— Ne croyez pas m'abuser, monsieur. Vous n'avez rien à faire du sous-marin soviétique. La seule chose qui vous intéresse, c'est de retrouver les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie, au point que vous en laisseriez même tomber les femmes.

Le directeur des projets spéciaux se montra beau joueur :

— Votre don de double vue vous a encore servi. Tant pis pour notre petit secret. J'avais l'intention de vous remettre la transcription du journal de bord du Sérapis à notre retour à Washington. Apparemment, quelqu'un nous a pris de vitesse.

— Le capitaine Knight. Il a transmis en code la traduction du professeur Redfern au Département de la Marine, qui l'a transmise à son tour au Conseil national de sécurité et au Président. J'en ai lu une copie avant votre départ d'Islande. Sans le savoir, vous avez ouvert la boîte de Pandore. Si cette cachette existe et qu'on parvienne à la retrouver, ça va déchaîner une véritable tempête politique. Mais je ne vais pas entrer dans les détails. Cette tâche a été confiée à votre père pour des raisons qu'il sera plus à même que moi de vous exposer.

— Et Lily dans cette histoire ?

— Elle sert de couverture. Au cas où il y aurait une fuite ou que le KGB soupçonnerait qu'on a découvert leur sous-marin. Martin Brogan tient à ce que l'on croie que vous travaillez sur un véritable projet archéologique. C'est pour cette raison que je vous ai rencontrés à mon club et que votre père vous attend chez lui. Vos mouvements doivent paraître tout à fait naturels dans l'hypothèse d'une filature. Et maintenant, passons à table, je meurs de faim.

 

Pitt et Giordino déposèrent Lily à l'hôtel Jefferson, puis ils donnèrent au chauffeur l'adresse d'un immeuble en verre de dix étages, le siège de la NUMA.

Giordino gagna son bureau du troisième étage tandis que Pitt continuait dans l'ascenseur jusqu'au dernier, l'étage occupé par le réseau de communication et d'information, il erra parmi les rangées d'équipements électroniques et d'ordinateurs, et trouva enfin un homme assis jambes croisées à même le sol carrelé, qui contemplait un magnétophone miniature arraché des entrailles d'un grand kangourou en peluche.

— Il chante Waltzing Matilda et faux ? demanda Pitt.

— Comment le savez-vous ?

— J'ai deviné par hasard.

Hiram Yaeger leva les yeux et sourit. Il avait un curieux visage et de longs cheveux blonds réunis en queue de cheval. Sa longue barbe frisée paraissait postiche, et ses yeux étaient cerclés de petites lunettes de grand-mère. Il était habillé comme un cow-boy qui a chevauché pendant un mois, et même un chiffonnier n'aurait pas voulu de son Levi's et de ses bottes.

Sandecker l'avait débauché d'une firme d'ordinateurs de la Silicon Valley où il travaillait, et il lui avait accordé carte blanche pour créer la banque de données de la NUMA, qui était un mariage idéal entre le génie de l'homme et la puissance de l'ordinateur. Yaeger supervisait une immense bibliothèque de données qui contenait tous les rapports et les livres jamais publiés sur le monde de la mer.

L'informaticien étudia un instant le petit magnétophone d'un œil critique.

— Même avec des ustensiles de cuisine, j'aurais fait mieux.

— Vous pouvez le réparer ?

— Probablement pas.

Pitt désigna les rangées d'ordinateurs.

— Vous avez conçu tout ça, mais vous n'êtes pas capable de réparer un simple lecteur de cassettes ?

— Le cœur n'y est pas. (Yaeger se leva et alla déposer le kangourou en peluche dans un coin de son bureau.) Un jour, si je suis inspiré, j'en ferai peut-être une lampe qui parle.

Pitt entra derrière lui et ferma la porte.

— Et un nouveau projet exotique, ça vous inspirerait ?

— Dans quel domaine ?

— Recherches.

— Je vous écoute.

Pitt sortit une enveloppe de sa poche et la tendit à Yaeger. Le génie de l'informatique s'affala dans un fauteuil, ouvrit l'enveloppe et en tira le contenu. Il parcourut quelques instants la transcription tapée à la machine, puis la relut attentivement. Après un long silence, il regarda Pitt par-dessus ses lunettes.

— Ça vient de ce vieux bateau que vous avez découvert ?

— Vous êtes au courant ?

— Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas l'être. L'histoire est dans tous les journaux et sur tous les écrans de télé.

Pitt montra les feuillets que Yaeger tenait à la main :

— C'est la traduction du journal de bord écrit en latin.

— Qu'est-ce que vous attendez de moi ?

— Regardez la page avec la carte.

L'informaticien examina un instant les tracés.

— Vous voulez que je l'associe à un emplacement géographique connu ?

— Si vous le pouvez, oui, acquiesça Pitt.

— Pas grand-chose à quoi se raccrocher. Ça représente quoi ?

— Un littoral et un fleuve.

— Établi quand ?

— En 391.

Yaeger en demeura stupéfait. .

— Autant me demander de vous nommer les rues de l'Atlantide !

— Programmez vos petits copains pour effectuer une projection du trajet parcouru par le bateau après le départ de Carthagène. Vous pouvez aussi essayer de partir du Groenland, de l'endroit où on a retrouvé l'épave. Je vous ai noté la position exacte.

— Vous vous rendez compte que ce fleuve pourrait très bien ne plus exister ?

— Cette pensée m'a effectivement effleuré.

— Il me faut l'autorisation de l'amiral.

— Vous l'aurez dès demain matin.

— Bien, dit Yaeger d'une voix morne. Je vais faire de mon mieux. Il vous faut ça pour quand ?

— Consacrez-vous au problème jusqu'à ce que vous trouviez quelque chose. Je dois m'absenter pour quelques jours. Je vous appellerai après-demain pour voir où vous en êtes.

— Je peux vous poser une question ?

— Bien sûr.

— Est-ce que c'est vraiment important ?

— Oui, répondit lentement Pitt. Je crois que oui. Peut-être même plus important que vous et moi ne pouvons l'imaginer.

23

Le sénateur Pitt regagna sa vaste demeure coloniale située sur Massachusetts Avenue à Bethesda dans le Maryland. Il était vêtu d'un pantalon kaki délavé et d'un vieux pull usé. Le Socrate du Sénat, comme on l'appelait, était réputé pour son élégance vestimentaire, mais en privé, il s'habillait comme un ranger qui campe en pleine forêt.

— Dirk ! s'écria-t-il, ravi, en serrant son fils dans ses bras. Je ne te vois guère ces derniers temps.

Pitt glissa un bras autour de l'épaule de son père, et ils se dirigèrent ensemble vers le bureau lambrissé dont les murs étaient couverts de rayonnages bourrés de livres. Un feu flambait dans la cheminée.

Le sénateur indiqua un fauteuil à son fils et passa derrière le bar.

— Martini-gin avec un zeste de citron, c'est ça ?

— Il fait un peu frais pour un cocktail. Je préférerais un Jack Daniel's sec.

— A chacun son poison.

— Comment va maman ?

— Elle est à la dernière station thermale à la mode, en Californie, pour sa cure annuelle d'amaigrissement. Elle doit rentrer après-demain, avec un kilo de plus, comme à chaque fois.

— Elle ne renoncera jamais.

— C'est son petit plaisir.

Le sénateur tendit le bourbon à son fils et se servit un porto. Il leva son verre.

— À ton voyage dans le Colorado.

Pitt ne but pas tout de suite.

— Qui a eu cette brillante idée de m'envoyer faire du ski ? demanda-t-il.

— Moi.

Pitt prit une gorgée et lança un regard dur à son père.

— Qu'est-ce que tu as à voir avec les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie ?

— Tout. À condition qu'ils existent.

— Tu t'exprimes en tant que personne privée ou publique ?

— En tant que patriote.

— Bon, fit Pitt avec un profond soupir. Explique-moi. En quoi des œuvres d'art, des livres anciens et le cercueil d'Alexandre sont-ils vitaux pour les intérêts des États-Unis ?

— En rien. En revanche, il se pourrait qu'on trouve des cartes indiquant les ressources géologiques de l'époque. Les mines d'or perdues des pharaons, les mines d'émeraudes oubliées de Cléopâtre, le pays fabuleux et mythique de Pont, célèbre pour ses richesses en argent, en antimoine et en or aux étranges reflets verts. Ces emplacements étaient connus il y a deux à trois mille ans, mais ils se sont perdus dans les limbes du temps, il y avait aussi la légendaire contrée d'Ophir et ses précieux minerais dont on ne sait toujours rien aujourd'hui. Sans compter les mines d'or du roi Salomon, de Nabuchodonosor, roi de Babylone, et de la reine de Saba. Les richesses légendaires du passé sont enfouies quelque part sous les sables du Moyen-Orient.

— Supposons qu'on les découvre, qu'est-ce qui se passera après ? En quoi des richesses appartenant à d'autres pays peuvent-elles intéresser notre gouvernement ?

— En tant que monnaie d'échange, répondit le sénateur. Si nous sommes en mesure de dire où elles se trouvent, nous pouvons ouvrir des négociations en vue d'une exploitation conjointe. Nous pouvons aussi discuter avec certains leaders de ces pays, et les conduire à faire preuve d'un peu plus de bonne volonté à notre égard.

Pitt réfléchit un instant.

— J'ignorais que le Congrès cherchait à améliorer les relations internationales. Je suis sûr qu'il y a autre chose derrière cette affaire.

Le sénateur hocha la tête, émerveillé par la perspicacité de son fils.

— C'est juste. Tu as entendu parler des « pièges stratigraphiques » ?

— Oui, répondit Pitt en souriant. J'en ai rencontré un dans la mer du Labrador au large du Québec. Ce qu'on appelle des « pièges stratigraphiques », ce sont des gisements de pétrole particulièrement difficiles à déceler. Les forages normaux n'y suffisent pas, et ils sont souvent d'une incroyable richesse.

— Ce qui nous amène au bitume, expliqua le sénateur. Un mélange de carbures d'hydrogène comme le goudron ou l'asphalte qui était utilisé en Mésopotamie il y a déjà cinq mille ans pour imperméabiliser les bâtiments, les canaux, les canalisations et les coques de bateaux. On s'en servait aussi pour les routes, pour traiter certaines blessures et fabriquer des adhésifs. Beaucoup plus tard, les Grecs ont mentionné la présence de sources qui dégageaient du pétrole le long de la côte d'Afrique du Nord. Les Romains ont évoqué un site dans le Sinaï appelé « Montagne de Pétrole ». Et la Bible parle de Dieu qui ordonne à Jacob de tirer du pétrole d'une roche pareille au silex et décrit la vallée de Siddim comme un endroit plein de puits qui pourraient très bien être des puits de naphte.

— On n'a retrouvé aucun de ces sites et on n'a pas fait de forages ? demanda Pitt.

— On a bien effectué des forages, mais à ce jour ils n'ont pas donné grand-chose. Les géologues affirment qu'il y a 90 p. 100 de chances qu'on découvre des réserves de 500 millions de barils de brut sous le seul territoire d'Israël. Malheureusement, il n'est plus possible de localiser ces anciens emplacements à cause des divers soulèvements de terrain et tremblements de terre intervenus depuis.

— Si je comprends bien, le but principal serait de trouver d'énormes quantités de pétrole en Israël.

— Avoue que ça résoudrait pas mal de problèmes.

— En effet.

Le sénateur et son fils restèrent un moment sans parler, les yeux rivés sur le feu. Si Yaeger et ses ordinateurs ne découvraient pas une piste, c'était pratiquement sans espoir. Pitt se sentit soudain furieux à l'idée que les dirigeants du Congrès et de la Maison-Blanche étaient plus intéressés par l'or et le pétrole que par l'art et la littérature. C'était affligeant.

Le silence fut brisé par la sonnerie du téléphone. Le sénateur alla décrocher. Il écouta quelques instants, puis il reposa l'appareil.

— Je ne pense pas que c'est dans le Colorado que je retrouverai la bibliothèque d'Alexandrie, fit Pitt d'un ton grinçant.

— En effet, ça étonnerait tout le monde, admit son père. Nous nous sommes arrangés pour que tu y rencontres une sommité dans ce domaine, Bertram Rothberg, un professeur d'histoire ancienne à l'université du Colorado. Il consacre sa vie à l'étude de la bibliothèque d'Alexandrie. Il pourra te fournir un tas de renseignements historiques utiles pour tes recherches.

— Pourquoi est-ce moi qui dois aller le voir ? Il me semble qu'il aurait été plus pratique de le faire venir à Washington.

— Tu as vu l'amiral Sandecker ?

— Oui.

— Dans ce cas, tu sais qu'il est indispensable qu'Al Giordino et toi mettiez le maximum de distance entre vous et le sous-marin soviétique. Ce coup de téléphone à l'instant venait d'un agent du FBI qui file un agent du KGB qui te file.

— Ravi de savoir que je suis à ce point populaire !

— Tu ne dois rien faire qui puisse éveiller les soupçons.

— Bon, d'accord, approuva Pitt avec un petit signe de tête. Mais suppose que les Russes flairent quelque chose. Ils ont autant à gagner que nous à mettre la main sur les informations que renferment les ouvrages de la bibliothèque d'Alexandrie.

— C'est un risque à courir, mais il est extrêmement faible, répondit le sénateur. Nous avons pris toutes les précautions pour que la découverte des tablettes de cire demeure secrète.

— Encore une question.

— Je t'écoute.

— Je suis surveillé, et qu'est-ce qui va empêcher le KGB de me suivre jusque chez le professeur Rothberg ?

— Rien, répondit le sénateur. Nous avons l'intention de les laisser faire.

— Si je comprends bien, vous restez en spectateurs, c'est ça ?

— Tout à fait.

— Et pourquoi m'avoir choisi, moi ?

— À cause de ta Cord L-29.

— Ma Cord ?

— Oui, la vieille voiture que tu as fait restaurer à Denver. L'homme que tu as chargé de ce travail a téléphoné ici la semaine dernière pour annoncer qu'elle était prête et qu'elle était superbe.

— Donc, je vais tranquillement et ouvertement dans le Colorado pour récupérer ma voiture de collection, descendre quelques pentes et sortir avec Miss Sharp.

— Exactement, fit le sénateur. Tu as une réservation à l'hôtel Breckenridge. Un message t'attendra là-bas pour te dire quand et comment contacter le professeur Rothberg.

Pitt finit son bourbon, se leva, et posa son verre sur le manteau de la cheminée.

— Ça t'ennuie si j'habite quelques jours le chalet familial ?

— Je préférerais que tu t'en tiennes à l'écart.

— Mais mes chaussures et mes skis sont dans le garage !

— Tu en loueras.

— C'est ridicule !

— Pas autant que tu le crois, fit le sénateur d'un ton uni. Surtout si je te dis qu'à l'instant où tu ouvres la porte tu es un homme mort !

 

— Vous êtes bien sûr que c'est là ? demanda le chauffeur de taxi en s'arrêtant devant ce qui ressemblait à un hangar abandonné dans un coin sombre et désert de l'aéroport international de Washington.

— Oui, répondit Pitt

Le chauffeur regarda autour de lui avec une légère appréhension et surveilla son passager dans le rétroviseur. Pitt tira son portefeuille et l'homme se détendit. Son client n'avait pas l'air d'un agresseur.

— Je vous dois combien ?

— 8,60 dollars.

Pitt paya en ajoutant le pourboire, puis il descendit et attendit que le chauffeur vienne lui ouvrir le coffre.

— Drôle d'endroit, murmura l'homme.

— J'ai rendez-vous avec quelqu'un.

Pitt regarda les feux arrière de la voiture disparaître dans la nuit, puis il neutralisa le système d'alarme du hangar à l'aide d'une télécommande et entra par une porte latérale. Il tapa un code et une lumière fluorescente inonda l'intérieur.

C'était là que Pitt habitait. Là s'alignait une superbe collection de vieilles voitures. Il y avait aussi un ancien wagon Pullman et un avion Ford trimoteur. Le plus bizarre de tout était sans conteste une baignoire en fonte équipée d'un moteur hors-bord.

Il se dirigea vers le fond. Là se trouvait une espèce de mezzanine où étaient ses appartements. Il monta un escalier de fer forgé en spirale et entra dans le living, flanqué d'un côté d'une chambre et d'un bureau, de l'autre d'une cuisine et d'un coin-repas.

Il défit ses bagages et alla prendre un bain. Puis il passa une robe de chambre et alluma la télévision. Il se préparait à faire réchauffer un reste de chili quand le bourdonnement de l'interphone retentit.

— Oui ? fit-il.

— Groenland Service, annonça une voix féminine.

Pitt éclata de rire et pressa le bouton qui ouvrait la petite porte. Il s'avança sur le seuil.

Lily entra dans le hangar, un grand panier à la main. Elle s'arrêta net et regarda autour d'elle avec stupeur, éblouie par le spectacle qu'elle avait sous les yeux et aussi par la lumière qui étincelait sur les chromes et la peinture laquée.

— L'amiral Sandecker m'avait pourtant décrit cet endroit, mais c'est encore plus extraordinaire que tout ce que j'avais pu imaginer, fit-elle sans cacher son émerveillement.

Pitt alla l'accueillir au pied de l'escalier. Il lui prit le panier des mains et faillit le lâcher.

— Mais ça pèse une tonne ! Qu'est-ce que vous avez mis dedans ?

— Notre souper. Je me suis arrêtée à un delikatessen acheter quelques petites choses.

— Ça sent drôlement bon.

— Au menu : saumon fumé, faisan aux noix et salade d'épinards, petit chèvre, le tout arrosé de chablis. Et comme dessert, café et truffes au chocolat.

Pitt étudia Lily avec une pointe d'admiration. Elle avait un visage animé et des yeux brillants, et il y avait autour d'elle une électricité qu'il n'avait pas remarquée auparavant. Ses cheveux longs et soyeux étaient défaits et elle portait une robe moulante à paillettes qui mettait ses formes en valeur. Elle avait de longues jambes et bougeait avec une sensualité féline.

Ils montèrent dans le living. Pitt mit le panier sur une chaise et prit la main de Lily.

— Le repas peut attendre, souffla-t-il.

La jeune femme baissa les yeux, puis lentement, comme attirée par une force irrésistible, elle les releva et se perdit dans les yeux verts de l'homme qui se trouvait en face d'elle. Elle se mit à rougir.

C'est ridicule, se dit-elle aussitôt. Elle avait parfaitement planifié chacune des étapes de la tentative de séduction à laquelle elle comptait se livrer, et voilà qu'elle éprouvait gêne et embarras. Elle n'aurait jamais cru que les choses iraient aussi vite.

Sans un mot, Pitt fit glisser les bretelles sur les épaules de Lily, et la robe à paillettes tomba en corolle autour des chaussures à talons hauts de la jeune femme dans un chatoiement de lumière, il la prit dans ses bras et la souleva sans effort.

Et, comme il la portait vers la chambre, Lily enfouit son visage contre sa poitrine.

— J'ai terriblement envie de vous, murmura-t-elle.

Pitt la posa tendrement sur le lit et demeura un long moment à la regarder. Le feu lui dévorait les entrailles.

24

Yazid entra dans la salle à manger de sa villa et s'arrêta devant la longue table autour de laquelle étaient réunis ses invités.

— J'espère que mes amis ont bien mangé, dit-il.

Mohammed al-Hakim, un mollah qui était l'âme damnée de Yazid, repoussa sa chaise.

— Très bien, comme toujours, Akhmad, mais ta présence nous a manqué.

— Allah ne me révèle pas ses pensées quand j'ai le ventre plein, fit Yazid avec l'ombre d'un sourire.

Il regarda les cinq hommes qui s'étaient levés et lui manifestaient leur respect à des degrés divers.

Aucun n'était vêtu de la même façon. Le colonel Naguib Bashir, le chef d'une organisation clandestine d'officiers pro-Yazid, portait une vieille djellaba avec de longues manches et une capuche qu'il avait enfilée au Caire afin de dissimuler son identité. Al-Hakim était coiffé d'un turban et son corps frêle était enveloppé dans une robe élimée en coton noir grossier. Moussa Moheidin, un écrivain-journaliste chargé de la propagande de Yazid, était habillé d'un pantalon et d'une chemise de sport à col ouvert tandis que le jeune turc du groupe, Khaled Fawzy, le chef du conseil révolutionnaire, était en treillis militaire. Seul Suleiman Ammar était impeccablement vêtu d'un costume de toile.

— Vous devez tous vous demander pourquoi j'ai convoqué d'urgence cette réunion, reprit Yazid. Alors inutile de perdre plus de temps. Allah m'a dévoilé un plan pour nous permettre de nous débarrasser du président Hassan et de sa clique d'affameurs corrompus. Je vous en prie, asseyez-vous et finissez votre café.

Il se dirigea vers un mur et pressa un bouton. Une grande carte en couleurs se déroula. Ammar reconnut celle de l'Amérique du Sud. La ville de Punta del Este en Uruguay était entourée de rouge et, punaisé tout en bas, il y avait l'agrandissement d'un luxueux yacht.

Les cinq hommes installés autour de la table, leur intérêt brusquement éveillé, avaient le regard rivé sur la carte. Ils attendaient de savoir ce qu'Allah avait révélé à leur leader.

Seul Ammar marquait son scepticisme. Il était bien trop réaliste pour croire à l'intervention divine.

— Dans six jours, commença Yazid, le sommet économique mondial provoqué par la crise monétaire internationale doit se tenir dans la station balnéaire de Punta del Este, le siège de la Conférence de l'économie interaméricaine et du Conseil social qui a proclamé l'Alliance pour le progrès. Les pays débiteurs, à l'exception de l'Égypte, se sont solidarisés afin d'annuler leur dette extérieure. Cette décision va entraîner la faillite de centaines de banques aux États-Unis et en Europe. Les financiers internationaux et leurs experts ont entamé des négociations non-stop pour essayer d'éviter cette catastrophe économique. Notre président, ce valet qui lèche les bottes des impérialistes, est leur dernier espoir. Hassan doit assister aux négociations et ils comptent sur lui pour convaincre nos frères arabes et nos amis du tiers monde d'accepter de nouveaux emprunts et un rééchelonnement de leur dette. Cela ne se fera pas. Avec l'aide de Dieu, nous allons saisir cette occasion pour établir un véritable gouvernement islamique dans notre pays.

— Tuons le tyran et qu'on en finisse ! s'écria Khaled Fawzy.

Il était jeune, arrogant et impétueux. Son impatience avait déjà été la cause d'un soulèvement étudiant avorté qui avait fait trente morts. Ses yeux noirs allaient de l'un à l'autre, il reprit :

— Un missile sol-air tiré contre son avion au moment où il s'envole pour l'Uruguay et nous sommes débarrassés une fois pour toutes de ce régime corrompu.

— Et le ministre de la Défense Abou Hamid prend le pouvoir avant que nous n'ayons eu le temps de réagir, lança Moussa Moheidin.

Le célèbre écrivain-journaliste avait dépassé la soixantaine. C'était un homme fin, intelligent et cultivé, aux manières affables. Moheidin était le seul homme dans cette pièce qu'Ammar respectait vraiment.

Yazid se tourna vers Bashir :

— C'est bien ce qui se passerait, colonel ?

Bashir acquiesça. C'était un personnage creux et suffisant, toujours prompt à exprimer son point de vue étroit de militaire.

— Moussa a raison, fit-il. Abou Hamid hésite à apporter son soutien à notre cause sous prétexte qu'il lui faut d'abord l'assentiment populaire. Ce n'est qu'une manœuvre attentiste. Hamid est ambitieux. Il guette l'occasion de s'appuyer sur l'armée pour se proclamer président.

— Ce n'est que trop vrai, dit Fawzy. L'un de ses aides de camp appartient à notre mouvement. Il nous a informés qu'Hamid avait effectivement l'intention de s'assurer la présidence et de consolider sa position en épousant Hala Kamil pour sa popularité.

Yazid sourit.

— Il peut toujours rêver. Hala Kamil ne sera pas là pour la cérémonie.

— C'est une certitude ? demanda Ammar.

— Oui, répondit doucement Yazid. Allah veillera à ce qu'elle ne survive pas au prochain lever du soleil.

— Partage ta révélation avec nous, Akhmad, supplia al-Hakim.

Au contraire des autres personnes qui l'entouraient, al-Hakim avait le visage d'un homme qui a passé la moitié de sa vie en prison. Sa peau claire paraissait presque transparente et ses yeux, derrière d'épaisses lunettes, brillaient d'une détermination farouche.

— J'ai été informé par des sources bien placées à Mexico qu'en raison d'une invasion inattendue de touristes il y a pénurie de chambres d'hôtel et de résidences à Punta del Este, expliqua Yazid. Pour éviter que le sommet ne se tienne ailleurs, ce qui les priverait de ses retombées médiatiques, les officiels uruguayens se sont arrangés pour que les dirigeants et les chefs d'État étrangers soient logés à bord de luxueux bateaux de croisière ancrés dans le port. Hassan et la délégation égyptienne sont attendus sur un paquebot britannique, le Lady Flamborough. De Lorenzo, le président du Mexique, sera également à bord.

Yazid s'interrompit et dévisagea tour à tour chacun de ses partisans assis à la table, puis il reprit :

— Allah m'est apparu et m'a ordonné de m'emparer du bateau.

Les cinq hommes, incrédules, se regardèrent, puis ils reportèrent leur attention sur Yazid.

— Je vois à vos expressions, mes amis, que vous doutez de ma vision, fit celui-ci.

— Absolument pas, s'empressa de répondre al-Hakim. Mais peut-être as-tu mal interprété les commandements d'Allah.

— Non, c'était très clair. Nous devons nous emparer du paquebot avec Hassan et ses ministres.

— Dans quel but ? demanda Moussa Moheidin.

— Dans le but d'isoler Hassan et de l'empêcher de regagner Le Caire pendant que les forces islamiques s'emparent du pouvoir.

— Abou Hamid et son armée se mettront en travers de notre chemin, l'avertit le colonel Bashir. Je le sais de façon certaine.

— Hamid ne pourra pas arrêter un raz de marée soulevé par la ferveur révolutionnaire, dit Yazid. L'agitation gagne partout. Le peuple est soumis à l'austérité à cause des intérêts que nous devons rembourser aux banques étrangères. Hassan et lui sont en train de se suicider en ne dénonçant pas les prêteurs impies. L'Égypte ne connaîtra le salut que dans la pureté de la loi islamique.

Khaled bondit sur ses pieds et brandit le poing.

— Tu n'as qu'un mot à dire, Akhmad, et un million d'Égyptiens descendent dans la rue.

— Le peuple décidera et je me conformerai à sa décision, fit Yazid en baissant la tête. Al-Hakim avait le visage grave.

— Je dois avouer que j'ai de sombres pressentiments, fit-il.

— Tu es un lâche, lança Fawzy.

— Mohammed al-Hakim est plus sage que toi, intervint Moheidin d'une voix douce. Je sais ce qu'il pense. Il ne tient pas à renouveler l'échec de l'Achille Lauro en 1985.

Bashir prit alors la parole :

— Je ne crois pas que les massacres perpétrés par des terroristes feront avancer notre cause.

— Tu veux t'opposer à la volonté d'Allah ? demanda Yazid.

— Ecoute-moi, Akhmad, plaida Bashir. Il va être impossible de s'infiltrer compte tenu des mesures de sécurité prises à Punta del Este. Les patrouilleurs vont grouiller dans le port. Tous les yachts seront sévèrement gardés. Un assaut suicide serait inéluctablement voué à l'échec.

— Nous bénéficierons d'une aide en provenance d'une source qui doit demeurer secrète, dit Yazid. (Il se tourna vers Ammar.) Suleiman, tu es notre expert en opérations clandestines. Si nous parvenons à faire monter à bord du Lady Flamborough un commando de nos meilleurs combattants sans qu'ils soient repérés, crois-tu qu'ils pourraient s'emparer du bateau et le tenir jusqu'à ce que nous ayons instauré une république islamique ?

— Oui, répondit Ammar sans quitter des yeux la photo du paquebot. Six jours, c'est un peu juste, mais le bâtiment peut être investi par dix combattants et cinq marins expérimentés, et sans que le sang soit versé pourvu que nous soyons assurés de l'effet de surprise.

Les yeux de Yazid étincelèrent.

— Je savais que je pouvais compter sur toi.

— Impossible, rugit Bashir. Tu ne pourras jamais faire entrer quinze hommes en Uruguay sans éveiller les soupçons. Et même si par miracle tu parvenais à t'emparer du paquebot et à maîtriser l'équipage, moins de vingt-quatre heures après tu aurais sur le dos tous les commandos antiterroristes occidentaux. Et ce n'est pas la menace de tuer les otages qui les arrêterait. Tu aurais de la chance si tu arrivais à tenir plus de quelques heures.

— Je peux m'emparer du Lady Flamborough et le tenir deux semaines.

Bashir secoua la tête.

— Tu es perdu dans les nuages.

— Comment feras-tu ? demanda Moheidin. Je suis curieux de savoir comment tu espères abuser une armée de spécialistes de la sécurité internationale sans déclencher une bataille rangée.

— Je n'ai pas l'intention de combattre.

— Mais c'est absurde ! s'écria Yazid.

— Non, affirma tranquillement Ammar. Toute l'astuce est là.

— L'astuce ?

— Oui, fit Ammar avec un petit sourire. J'ai l'intention de faire tout simplement disparaître le Lady Flamborough avec ses passagers et son équipage.

25

— Ma visite est strictement privée, dit Julius Schiller à Hala Kamil en entrant dans le salon du chalet du sénateur Pitt. Mon secrétariat a ordre de déclarer que je suis parti pêcher à Key West.

— Je comprends, fit Hala. Je suis ravie d'avoir quelqu'un à qui parler en dehors du cuisinier et des hommes des Services secrets.

Elle était vêtue d'un long pull de laine marron et d'un pantalon assorti, et elle avait l'air encore plus jeune que dans le souvenir du sous-secrétaire aux Affaires politiques.

Ce dernier paraissait totalement déplacé en ce lieu avec son costume trois-pièces et son attaché-case.

— Puis-je faire quelque chose pour rendre votre séjour plus agréable en dépit des conditions ? demanda-t-il.

— Non, je vous remercie. Je pense qu'il n'y a rien qui puisse compenser la frustration de rester inactive alors qu'il y a tant à faire.

— Encore quelques jours, et ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir, fit Schiller pour la consoler.

— Je ne m'attendais pas à vous voir ici, Julius.

— Il s'est produit un événement qui concerne l'Égypte. Le Président a pensé qu'il serait souhaitable de vous consulter à ce propos.

Hala ramena ses jambes sous elle et but une gorgée de son thé.

— Devrais-je me sentir flattée ?

— Disons qu'il vous serait simplement reconnaissant de votre coopération.

— À quel sujet ?

Schiller ouvrit son attaché-case et en tira un dossier qu'il tendit à la secrétaire générale des Nations unies. Il vit le visage lisse et angélique de celle-ci se durcir au fur et à mesure qu'elle lisait. Elle arriva à la dernière page, referma le dossier, puis lança un regard pénétrant à l'Américain.

— La nouvelle a été rendue publique ? demanda-t-elle.

— Oui. La découverte du navire sera annoncée officiellement cet après-midi, mais nous ne ferons aucune référence aux trésors de la bibliothèque d'Alexandrie.

Hala Kamil se tourna vers la fenêtre.

— La perte de ces trésors il y a seize siècles serait comparable aujourd'hui à celle des archives de Washington et de la National Art Gallery.

— Une bonne comparaison, acquiesça Schiller.

— Il y a une chance de retrouver les anciens manuscrits ?

— C'est trop tôt pour le savoir. Les tablettes de cire découvertes à bord du bateau ne renferment que quelques indices terriblement difficiles à déchiffrer. La cachette pourrait être n'importe où entre l'Islande et l'Afrique du Sud.

— Mais vous avez l'intention de chercher ?

— Oui, le projet est déjà lancé.

— Qui d'autre est au courant ? demanda la jeune femme.

— Le Président et moi, donc, ainsi que quelques membres du gouvernement, et vous maintenant.

— Pourquoi moi et pas le président Hassan ?

Schiller se leva et fit quelques pas dans la pièce avant de répondre :

— Votre président pourrait être bientôt contraint de quitter le pouvoir. Nous pensons que l'information est trop importante pour tomber entre de mauvaises mains.

— Akhmad Yazid ?

— Pour être franc, oui.

— Votre gouvernement sera bien obligé de traiter avec lui un jour ou l'autre, fit Hala. Si les trésors de la bibliothèque et les données géologiques qu'elle contient sont retrouvés, Yazid exigera que tout soit restitué à l'Égypte.

— Nous comprenons très bien. C'est le but de ma visite à Breckenridge. Le Président souhaiterait que vous annonciez cette découverte imminente lors de votre discours devant les Nations unies.

La jeune femme considéra pensivement Schiller, puis elle détourna le regard et déclara avec une trace de colère dans la voix :

— Comment pourrais-je annoncer que cette découverte est imminente alors qu'il faudra peut-être des années de recherches, si toutefois elles aboutissent ? Je trouve fort déplaisant que votre Président et ses conseillers se permettent ainsi de fabriquer un mensonge et de m'utiliser pour le propager. S'agit-il encore de l'un de vos stupides jeux de politique étrangère au Moyen-Orient, Julius ? Une ultime tentative pour maintenir le président Hassan au pouvoir et saper l'influence de Yazid ? Suis-je censée être l'outil chargé de faire croire au peuple égyptien que de riches gisements sont sur le point d'être découverts dans le sous-sol de son pays, et qu'ils vont suffire à redresser notre économie et supprimer la pauvreté ?

Schiller garda le silence.

— Vous avez frappé à la mauvaise porte, Julius, reprit Hala. Je préfère voir mon gouvernement tomber et affronter les tueurs de Yazid plutôt que de tromper mon peuple avec de faux espoirs.

— Ce sont de nobles sentiments, dit le sous-secrétaire aux Affaires politiques d'une voix douce. J'admire vos principes, mais je n'en persiste pas moins à croire que notre plan est bon.

— Le risque est trop grand, de toute façon. Si le Président ne produit pas les trésors annoncés, il provoquera un véritable désastre politique. Yazid en tirera avantage et lancera une campagne de propagande qui élargira la base de son pouvoir et le rendra plus puissant encore que vos experts ne peuvent l'imaginer. Pour la dixième fois en dix ans, vos spécialistes de politique étrangère passeront pour de piètres amateurs aux yeux du monde entier.

— Certes, des erreurs ont été commises, admit Schiller.

— Si seulement vous vous dispensiez d'intervenir dans nos affaires !

— Je ne suis pas venu ici pour parler de la politique au Proche-Orient, Hala. Je suis venu solliciter votre aide.

Elle détourna la tête.

— Je suis désolée, mais je ne peux pas mentir ainsi.

L'Américain la contempla avec une lueur de compassion dans le regard.

— Je transmettrai votre réponse au Président, dit-il en prenant son attaché-case et en se dirigeant vers la porte. Il sera très déçu.

— Une seconde !

Il pivota, sourcils levés.

Hala s'avança vers lui.

— Prouvez-moi que vous avez autre chose qu'une vague idée de l'endroit où se trouvent les richesses de la bibliothèque d'Alexandrie, et je ferai ce que vous me demandez.

— Vous l'annonceriez à la tribune ?

— Oui.

— Il ne reste que trois jours avant votre discours, cela ne nous laisse guère de temps.

— Telles sont mes conditions, fit Hala.

Schiller hocha la tête avec gravité.

— Nous les acceptons.

Puis il sortit.

 

Muhammad Ismail regarda la limousine de Schiller quitter l'allée privée qui menait au chalet du sénateur Pitt et s'engager sur la route qui conduisait à la station de sports d'hiver de Breckenridge. Il ne distinguait pas la personne qui était à l'arrière, et ne s'en préoccupait d'ailleurs pas.

La présence de la voiture officielle, des hommes qui surveillaient les alentours et parlaient dans des émetteurs radio à intervalles réguliers ainsi que des deux gardes armés à l'intérieur d'une camionnette Dodge à l'entrée du chemin, suffisait à confirmer l'information fournie par les agents de Yazid à Washington.

Ismail était négligemment adossé à une grosse Mercedes diesel, dissimulant un homme qui, assis à l'intérieur, braquait des jumelles par la vitre ouverte. Sur le toit, il y avait une galerie avec plusieurs paires de skis. Ismail portait une combinaison de ski blanche et une cagoule assortie qui lui masquait le visage.

— Tu en as assez vu ? demanda-t-il en faisant semblant de vérifier si les skis étaient convenablement attachés.

— Encore une petite minute, répondit l'homme aux jumelles.

Il étudia le chalet qui était en partie visible à travers les arbres.

— Dépêche-toi, je gèle. Qu'est-ce que tu distingues ?

— Pas plus de cinq hommes. Trois à l'intérieur. Deux dans la camionnette. Un seul à la fois surveille les abords du chalet, et pendant pas plus de trente minutes. Eux non plus, ils ne s'éternisent pas à cause du froid. Ils empruntent toujours la même piste creusée dans la neige. Aucun signe de caméras de télévision, mais il y en a probablement une à l'intérieur de la Dodge avec un écran dans la maison.

— Nous allons nous diviser en deux groupes, fit Ismail. L'un s'empare du chalet, l'autre élimine le garde qui est dehors et détruit la camionnette par l'arrière, là où ils s'attendent le moins à une attaque.

L'autre abaissa ses jumelles.

— Tu as l'intention d'agir ce soir, Muhammad ?

— Non, demain. Quand ces maudits Américains seront en train de s'empiffrer au petit déjeuner.

— Une attaque en plein jour risque d'être dangereuse.

— Nous ne nous glisserons pas en pleine nuit comme des lâches !

— Mais notre seule route de repli vers l'aéroport passe par le centre de la ville, protesta l'homme aux jumelles. Les rues seront encombrées par les voitures et les centaines de skieurs. Suleiman Ammar n'agirait sûrement pas ainsi.

Ismail pivota. Ses yeux lançaient des éclairs.

— C'est moi qui commande ici ! aboya-t-il. Suleiman est un chacal puant. Je t'interdis de prononcer son nom en ma présence.

L'autre ne se laissa pas intimider.

— Nous périrons tous par ta faute, fit-il d'une voix qui ne tremblait pas.

— Et alors ? siffla Ismail d'un ton glacial. Si nous mourrons pour qu'Hala Kamil meure, ce sera un honneur.

26

— Magnifique, murmura Lily.

Pitt, Giordino et elle se tenaient dans un atelier de restauration de vieilles voitures, et leurs regards admiratifs allaient à une Cord L-29 1930. Le siège du chauffeur était à découvert. Les flancs étaient bordeaux, et les ailes, les marchepieds et le capot chamois, assortis à la capote de cuir qui recouvrait le compartiment réservé aux passagers. Longue et élégante, la voiture était une traction avant, ce qui lui conférait une silhouette basse. Le carrossier l'avait dotée d'un long châssis qui mesurait près de cinq mètres cinquante. Le capot lui-même faisait plus de deux mètres et se terminait sur un pare-brise assez bas et très incliné ; le radiateur était protégé par une grille du style de celles des automobiles de course.

C'était une voiture imposante et racée, témoignage d'une époque à jamais révolue.

L'homme qui avait découvert la Cord dans un vieux garage, enfouie sous un fatras d'objets accumulés durant quarante ans, et l'avait restaurée était fier de son travail. Robert Esbenson, un homme grand au visage de lutin et aux yeux bleu clair, donna un dernier coup de chiffon sur la carrosserie et remit les clés de la voiture à Pitt.

— Ça me fait mal au cœur de la voir partir, dit-il.

— Vous avez fait un boulot sensationnel.

— Je vous l'expédie à Washington ?

— Pas tout de suite. J'aimerais d'abord la conduire quelques jours.

— Bien, fit Esbenson. Dans ce cas, je vais vous régler le carburateur et l'allumage compte tenu de l'altitude. Quand vous reviendrez, je me chargerai de vous trouver un transporteur.

— Je peux venir avec vous ? demanda Lily.

— Jusqu'à Breckenridge, répondit Pitt. (Il se tourna vers Giordino.) Tu viens avec nous, Al ?

— Oui, pourquoi pas ? On n'a qu'à laisser notre voiture de location ici.

Ils chargèrent les bagages à bord de la Cord et, dix minutes plus tard, Pitt engageait la voiture sur la route qui menait au pied des contreforts des Rocheuses enneigées.

Lily et Al étaient installés, bien au chaud, dans le compartiment passagers, séparés de Pitt par une vitre. Celui-ci n'avait pas mis le hard-top qui s'adaptait sur l'avant de la voiture ; il conduisait en plein air, emmitouflé dans un épais manteau de fourrure, et il offrait avec délices son visage au froid revigorant.

Il se concentrait sur la route devant lui, et vérifiait souvent les instruments du tableau de bord afin de s'assurer que l'automobile vieille de soixante ans se comportait comme il le fallait. Il se tenait sur la file de droite, et la plupart des voitures le dépassaient en klaxonnant.

Pitt était aux anges derrière son volant, il écoutait le ronronnement souple du huit-cylindres et avait l'impression de jouer avec un fauve apprivoisé.

Et pourtant, s'il avait su ce qui l'attendait, il se serait empressé de revenir tout droit à Denver.

 

La nuit tombait lorsque la Cord pénétra dans la légendaire ville minière du Colorado devenue station de sports d'hiver. Pitt remonta la rue principale, bordée de vieux bâtiments qui rappelaient l'époque de l'Ouest. Les trottoirs étaient pleins de gens qui avaient leurs skis sur l'épaule.

Pitt se gara près de l'entrée de l'hôtel Breckenridge. Il signa le registre, et l'employé de la réception lui remit deux messages téléphoniques qu'il parcourut rapidement avant de les glisser dans sa poche.

— C'est du professeur Rothberg ? demanda Lily.

— Oui. Il nous invite à dîner chez lui. C'est juste en face de l'hôtel.

— À quelle heure ? demanda Giordino.

— 7 heures et demie.

Lily regarda sa montre.

— J'ai juste le temps de prendre une douche et de me préparer.

Pitt lui tendit sa clé.

— Vous avez la chambre 21. Al la 20, et moi la 22. Vous voyez, vous êtes bien entourée.

Dès que la jeune femme eut disparu dans l'ascenseur, Pitt entraîna Giordino vers le bar. Il attendit qu'on les serve, puis il passa le second message à son ami.

Celui-ci le lut à mi-voix :

— « Le projet bibliothèque est devenu prioritaire, il est urgent de trouver une adresse permanente pour Alex dans les quatre prochains jours. Bonne chance, ton père. » (Il leva les yeux, l'air interloqué.) J'ai bien compris ? Nous n'avons que quatre jours pour localiser l'endroit ?

— Oui. Je flaire la panique entre les lignes. Il doit se passer des choses à Washington.

— On peut dire adieu au ski, fit Giordino.

— Non, on reste, déclara Pitt sans l'ombre d'une hésitation. On ne peut rien faire tant que Yaeger ne déniche pas un indice quelconque. Et, en parlant de Yaeger, je ferais bien de lui passer un coup de fil.

Il y avait une cabine dans le hall de l'hôtel. Après quatre sonneries, une voix ensommeillée répondit :

— Yaeger à l'appareil.

— Hiram, c'est Dirk. Où en sont vos recherches ?

— Elles se poursuivent.

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Mes bécanes ont étudié toutes les données géologiques entre Casablanca et Zanzibar. Elles n'ont rien découvert le long de la côte africaine qui corresponde à votre croquis, il y avait juste trois vagues possibilités, mais quand j'ai programmé le profil des transformations qui avaient dû se produire au cours des seize derniers siècles, zéro. Je suis désolé.

— Et maintenant ?

— J'ai commencé à voir au nord. Mais ça va prendre plus de temps à cause de l'étendue de la zone qui comprend les îles Britanniques, la mer Baltique et les pays Scandinaves jusqu'à la Sibérie.

— Vous pouvez le faire en quatre jours ?

— Seulement si vous me demandez de coller dessus le personnel temporaire vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

— Je vous le demande, fit Pitt. On vient de m'informer que le projet était devenu une top priorité.

— Bien, on va s'y mettre, fit l'informaticien d'un ton presque jovial.

— Je suis à Breckenridge dans le Colorado. Si vous trouvez quelque chose, appelez-moi à l'hôtel Breckenridge.

Pitt lui donna le numéro de téléphone de l'hôtel ainsi que celui de sa chambre.

— O.K., c'est noté, fit Yaeger.

— Vous avez l'air plutôt de bonne humeur.

— Pourquoi ne le serais-je pas ? On a déjà fait du bon boulot.

— Vraiment ? Pourtant, vous ne savez toujours pas où est notre fleuve, il me semble ?

— C'est vrai, répondit Yaeger avec entrain. Mais on sait où il n'est pas !

 

De gros flocons de neige tombaient comme ils traversaient la rue en direction d'un petit immeuble à la façade en bois. Ils montèrent et frappèrent à la porte de l'appartement 22B.

Bertram Rothberg les accueillit avec un sourire chaleureux. Il avait une superbe barbe grise, des cheveux également gris, et ses yeux bleus pétillaient. Il portait une chemise à carreaux et un pantalon de toile. Avec sa carrure imposante, et une hache, il aurait pu passer pour un bûcheron.

Il leur serra la main et les conduisit par un petit escalier intérieur dans une grande pièce haute de plafond.

— Une petite bouteille de bourgogne californien avant de dîner ? proposa-t-il.

— Avec plaisir, fit Lily.

— Et vous, Dirk ?

— Je n'ai rien contre.

Il ne prit pas la peine de demander à Rothberg comment il avait fait pour les reconnaître. Son père avait dû lui fournir les descriptions.

Le professeur d'histoire alla chercher le vin dans la cuisine, et Lily le suivit.

— Je peux vous aider... ?

Elle s'interrompit en voyant qu'il n'y avait rien de prêt, ni rien qui cuisait. Rothberg surprit son expression intriguée.

— Je suis un très mauvais cuisinier et j'ai commandé le repas dehors, expliqua-t-il. Allez donc vous asseoir devant la cheminée.

Il apporta la bouteille, puis s'installa dans un fauteuil de cuir et leva son verre.

— À notre succès.

Pitt ne perdit pas de temps :

— Mon père m'a dit que vous avez consacré votre vie à la bibliothèque d'Alexandrie.

— Trente-deux ans de ma vie, oui. Comme une maîtresse qui ne demande rien et donne tout. Je n'ai jamais cessé d'être amoureux d'elle.

— Je vous comprends, dit Lily.

L'historien lui sourit.

— Venant d'une archéologue, ça ne m'étonne pas.

Il se leva pour tisonner le feu, puis il se rassit et reprit :

— La bibliothèque d'Alexandrie n'était pas seulement un glorieux édifice dédié au savoir, mais aussi la merveille du monde de l'Antiquité qui renfermait toutes les connaissances de civilisations entières. On y trouvait les chefs-d'œuvre de l'art et de la littérature des Grecs, des Égyptiens, des Romains, les écritures sacrées des Juifs, la sagesse et le savoir des hommes les plus talentueux que le monde ait connus, les meilleurs écrits des philosophes, la musique la plus belle, les plus extraordinaires traités de médecine et de science.

— Elle était ouverte au public ? demanda Giordino.

— Certainement pas au premier mendiant venu. Mais les chercheurs et les érudits l'avaient à leur disposition pour examiner, cataloguer, traduire et faire connaître leurs œuvres. En fait, la bibliothèque et son musée attenant allaient bien au-delà d'un simple endroit qu'on visite. C'était un endroit de science et de création. La bibliothèque d'Alexandrie était devenue la première bibliothèque de référence telle que nous la concevons aujourd'hui, où tous les volumes étaient référencés et catalogués. L'ensemble était d'ailleurs connu sous le nom de Lieu des Muses.

Rothberg s'arrêta un instant.

— Encore un peu de vin, Al ?

— Ça ne se refuse jamais !

— Lily, Dirk ?

— Non, merci.

L'historien remplit le verre de Giordino puis le sien avant de reprendre :

— Les nations et les empires de l'époque doivent énormément à la bibliothèque d'Alexandrie. Bien peu d'institutions ont produit autant de merveilles. Pline l'Ancien, un Romain du Ier siècle après Jésus-Christ, a rédigé la première encyclopédie. Aristophane, pas le poète grec mais celui qu'on appelait Aristophane de Byzance, a dirigé la bibliothèque deux siècles avant notre ère et a été le père du dictionnaire. Callimaque, un poète d'Alexandrie, a établi l'équivalent du Who's Who ? d'aujourd'hui. Le grand mathématicien Euclide a rédigé le premier traité connu de géométrie. Denys de Thrace a posé les bases de la grammaire et composé un Art grammatical en vingt-cinq chapitres qui est devenu un modèle pour toutes les langues écrites ou parlées. Tous ces hommes, et des milliers d'autres, ont travaillé à la bibliothèque d'Alexandrie.

— C'est une véritable université que vous décrivez, dit Pitt.

— Effectivement. La bibliothèque et le musée étaient considérés comme l'université du monde hellénique. Les grandes salles de marbre blanc renfermaient des tableaux, des statues, des amphithéâtres dans lesquels on lisait de la poésie et on donnait des cours sur tous les sujets en passant par l'astronomie et la géologie. Il y avait aussi des dortoirs, un réfectoire, des cloîtres bordés de colonnades pour y méditer, de même qu'un jardin zoologique et un jardin botanique. Il y avait dix immenses salles réservées à différentes catégories de manuscrits et de volumes. Des centaines de milliers d'entre eux étaient rédigés à la main sur des papyrus ou des parchemins, puis roulés et rangés à l'intérieur de tubes en bronze.

— Quelle est la différence entre les deux ?

— Le papyrus est une plante des bords du Nil. Les Égyptiens en utilisaient la tige pour fabriquer des objets de vannerie et surtout des feuilles sur lesquelles on pouvait écrire. Le parchemin, appelé aussi vélin dans certains cas, est préparé à partir d'une peau d'animal, en général du mouton, de l'agneau, ou du chevreau.

— Ils auraient pu demeurer intacts au fil des siècles ? interrogea Pitt.

— Le parchemin devrait durer plus longtemps que le papyrus. L'état dans lequel ils pourraient être après seize siècles dépend essentiellement des conditions de stockage. Les rouleaux de papyrus qu'on a retrouvés dans les tombeaux égyptiens sont encore lisibles après 3 000 ans.

— Grâce à l'atmosphère chaude et sèche ?

— Oui.

— Supposons que les rouleaux aient été enterrés quelque part le long des côtes septentrionales de Suède ou de Russie ?

L'historien réfléchit un instant.

— Je pense que le froid hivernal les aurait protégés, mais comme la glace fond en été, ils seraient sans aucun doute complètement pourris.

Pitt sentit passer le vent de la défaite. L'espoir de retrouver intacts les manuscrits de la bibliothèque d'Alexandrie s'amenuisait.

Lily ne partageait pas son pessimisme. Une lueur d'excitation brillait dans son regard.

— Si vous aviez été à la place de Junius Venator, professeur Rothberg, quels sont les livres que vous auriez choisi de sauver ? demanda-t-elle.

— Question délicate. Je peux seulement présumer que j'aurais tenté d'emporter les œuvres complètes de Sophocle, Euripide, Aristote et Platon. Et, naturellement, Homère, il a écrit vingt-quatre livres, mais seul un petit nombre d'entre eux nous sont parvenus. Je pense que Venator aurait sauvé le plus possible des 50 000 volumes sur l'histoire grecque, étrusque, romaine et égyptienne. Ils devraient être d'une valeur inestimable dans la mesure où tout ce que la bibliothèque renfermait sur la littérature, les sciences et les religions égyptiennes a été perdu. Nous ne savons pratiquement rien de la civilisation étrusque alors qu'il existait sans nul doute des ouvrages sur ce sujet parmi les manuscrits. Et puis, j'aurais pris des traités religieux sur les lois et les traditions juives et chrétiennes. Les révélations contenues dans ces volumes feraient le bonheur des théologiens d'aujourd'hui.

— Et des ouvrages scientifiques ? interrogea Giordino.

— Cela va sans dire.

— Et n'oubliez pas les livres de cuisine, fit Lily.

Rothberg éclata de rire.

— Venator était un homme avisé. Il aurait emporté des parchemins représentatifs de chaque domaine, y compris la cuisine et les problèmes domestiques. Un petit panachage, en quelque sorte.

— Et aussi sur les connaissances géologiques de l'époque ? demanda Pitt.

— Oui, acquiesça l'historien.

— On a une idée du genre d'homme que c'était ? fit Lily.

— Qui, Venator?

— Oui.

— C'était le plus grand intellectuel de son temps. Un érudit célèbre et un maître qu'on avait été chercher à Athènes pour le nommer à la tête de la bibliothèque d'Alexandrie. C'était aussi le plus grand chroniqueur de son siècle. On sait qu'il a écrit plus de cent ouvrages de commentaires sociaux et politiques qui couvraient plus de quatre millénaires. Aucun d'eux n'a jamais été retrouvé.

— Qu'est-ce qu'on sait d'autre sur lui ? demanda Pitt.

— Pas grand-chose. Venator a eu de nombreux disciples qui sont devenus des hommes de lettres et de science reconnus. L'un d'eux, Dioclès d'Antioche, a brièvement parlé de lui dans l'un de ses essais. Il décrit Venator comme un novateur hardi qui explorait des domaines où les autres érudits n'osaient pas s'aventurer. Bien que chrétien, il considérait la religion plutôt comme une science sociale. C'était l'un des principaux points de désaccord entre lui et Théophile, le patriarche fanatique d'Alexandrie. Celui-ci voulait se venger de Venator et il déclara que le musée et la bibliothèque étaient des foyers de paganisme, il a fini par persuader l'empereur Théodose, un fervent chrétien, de tout brûler. On pense que Junius Venator a été tué par les partisans de Théophile au cours des émeutes qui ont accompagné la destruction de la bibliothèque.

— Mais, maintenant, on sait qu'il a réussi à s'échapper avec le plus précieux de la collection, fit Lily.

— Quand le sénateur Pitt m'a fait part de votre découverte au Groenland, j'ai été aussi fou de joie qu'un balayeur qui vient de gagner un million de dollars à la loterie, dit Rothberg.

— Vous auriez une idée de l'endroit où Venator aurait pu dissimuler ces trésors ? demanda Pitt.

L'historien réfléchit un long moment, puis il déclara d'une voix sourde :

— Junius Venator n'était pas un homme comme les autres. Il suivait ses propres voies. Il avait accès à une montagne de savoir. Il a dû choisir scientifiquement sa route et ne laisser au hasard que ce qu'il ignorait. Il a indiscutablement accompli un travail très efficace si on considère que ces objets sont demeurés cachés pendant seize siècles. (Il leva les bras en signe de renoncement.) Je n'ai pas le moindre indice à vous proposer. Venator est trop fort pour moi.

— Vous devez bien avoir une idée pourtant, insista Pitt.

Rothberg contempla longuement les flammes qui dansaient dans l'âtre.

— Tout ce que je peux dire, fit-il enfin, c'est que la cachette de Venator doit se trouver quelque part où personne ne penserait à la chercher.

27

La montre d'Ismail indiquait 7 h 58. Il s'accroupit derrière un petit sapin bleu et observa le chalet. De la fumée s'échappait par l'une des cheminées, et de la vapeur par les conduits d'aération. Il savait que Kamil avait l'habitude de se lever de bonne heure et de préparer elle-même le petit déjeuner. Il supposa donc que c'était elle qui était debout en train de s'activer dans la cuisine.

Ismail était un homme du désert qui n'était pas habitué au froid mordant. Il aurait voulu se relever et se réchauffer en tapant des pieds. Ses orteils lui faisaient mal et ses doigts commençaient à s'engourdir en dépit des gants qu'il portait. Le froid s'insinuait dans son cerveau et ralentissait ses réactions. La peur se glissait en lui, celle de saboter sa mission et de mourir pour rien.

Son manque d'expérience devenait patent. Au moment crucial, sa confiance l'abandonnait. Il se demanda même un instant si les Américains détestés ne soupçonnaient pas sa présence.

7 h 59. Il jeta un coup d'œil vers la camionnette à l'entrée du chemin. Les équipes de deux hommes se relayaient toutes les quatre heures. La relève n'allait pas tarder à quitter la chaleur du chalet pour rejoindre le véhicule. Il porta son attention sur le garde qui surveillait les alentours. L'homme approchait de l'endroit où il se tenait.

La routine et le froid n'avaient pas entamé la vigilance des membres des Services secrets. Les yeux de l'agent étaient en alerte, pareils à un radar. Dans moins d'une minute, il allait apercevoir les traces d'Ismail dans la neige.

L'Arabe étouffa un juron et s'aplatit au sol. Il se sentait terriblement exposé. Les branches du sapin qui le dissimulaient ne pourraient pas stopper les balles.

8 h 00. La porte de devant du chalet s'ouvrit et deux hommes sortirent. Ils avaient des bonnets et des vestes de duvet. Ils examinèrent le paysage enneigé tout en s'avançant sur le chemin et en échangeant quelques phrases.

Ismail avait prévu d'attendre qu'ils arrivent jusqu'à la Dodge, puis de s'occuper des quatre hommes à la fois. Mais il avait mal synchronisé son action et avait pris position trop tôt. Les deux membres des Services secrets n'avaient parcouru qu'une cinquantaine de mètres quand le garde qui surveillait les abords du chalet vit les traces de pas dans la neige. Il s'arrêta et porta l'émetteur à ses lèvres. Ses mots furent coupés net par une rafale jaillie de la mitraillette Heckler & Koch MP5 d'Ismail.

Le plan de l'Arabe commençait mal. Un professionnel aurait abattu sa cible d'une seule balle entre les deux yeux à l'aide d'un semi-automatique muni d'un silencieux. L'un des hommes d'Ismail se mit alors à balancer des grenades sur la camionnette pendant qu'un autre l'arrosait de balles. L'une des grenades traversa le pare-brise et éclata. L'explosion ne ressembla pas à ce que l'on voit au cinéma. Le réservoir ne sauta pas dans une boule de flammes, mais la Dodge parut enfler et s'ouvrir comme si une bombe miniature avait explosé à l'intérieur d'une boîte de conserve.

Les deux occupants du véhicule furent tués sur le coup.

Les Arabes continuèrent à tirer sur la camionnette au lieu de s'occuper des deux agents des Services secrets qui étaient sortis du chalet et qui eurent le temps de se mettre à couvert derrière les arbres. Ils n'eurent aucun mal à abattre les terroristes grâce à leurs Uzi.

Les Américains, sachant qu'ils ne pouvaient plus rien pour leurs camarades dans la Dodge, coururent vers le chalet en échangeant des coups de feu avec Ismail qui avait trouvé refuge derrière un gros rocher.

Les opérations tournaient à la confusion la plus totale.

Les dix autres membres du commando étaient supposés se ruer vers la porte de derrière aux premiers coups de feu, mais ils perdirent un temps précieux à se débattre dans la neige qui leur arrivait aux genoux, et ils constituèrent des cibles faciles pour les agents des Services secrets qui se trouvaient à l'intérieur.

Les deux hommes qui devaient assurer la relève de la camionnette atteignirent le seuil du chalet. Les Arabes lâchèrent rafales sur rafales, et l'une d'elles atteignit un des deux Américains dans le dos. On le tira à l'intérieur, et la porte se referma à l'instant où une grenade la faisait voler en éclats.

Les fenêtres se désintégrèrent, mais les murs en rondins résistèrent. Les gardes abattirent encore deux hommes du commando, mais les autres parvinrent à s'approcher jusqu'à une vingtaine de mètres. Là, ils se mirent à lancer des grenades par les fenêtres béantes.

Dans le chalet, un agent des Services secrets poussa sans ménagements Hala Kamil à l'intérieur d'une vaste cheminée éteinte, il venait de mettre un bureau devant pour la protéger lorsque des balles ricochèrent sur le manteau en pierre, et trois d'entre elles le touchèrent à la nuque et à l'épaule. Hala perçut un choc sourd quand il s'effondra sur le plancher.

Les grenades avaient un effet dévastateur. Pour se défendre, les Américains ne disposaient que de la précision de leur tir ; toutefois ils n'avaient pas compté sur un assaut aussi massif, et leur stock de munitions était presque épuisé.

Dès les premiers coups de feu, un appel à l'aide avait été lancé à l'intention du bureau des Services secrets de Denver, mais on avait perdu un temps précieux à transmettre la demande aux autorités locales et à organiser les unités.

Une grenade explosa dans un débarras. Un jerrycan d'essence s'enflamma et tout un côté du chalet prit feu. Les tirs s'espacèrent et les Arabes s'approchèrent encore, encerclant le bâtiment en flammes. Leurs armes étaient braquées sur la porte et les fenêtres. Ils attendaient patiemment que le brasier oblige les survivants à sortir.

Seuls deux agents des Services secrets étaient encore debout. Les autres étaient effondrés, masses sanguinolentes, au milieu des débris. Le feu se propageait à toute allure et la chaleur devenait insupportable. Le bruit des sirènes montait de la vallée. L'un des deux hommes écarta le bureau qui protégeait Hala et fit signe à la jeune femme de s'accroupir et de le suivre vers une fenêtre.

— Les hommes du shérif vont arriver, dit-il d'une traite. Dès que les terroristes se mettront à tirer sur eux, on se précipite avant de rôtir.

Hala hocha la tête. Elle avait à peine entendu. Elle avait l'impression que le fracas des explosions lui avait crevé les tympans. Elle avait les yeux pleins de larmes, et elle pressait un mouchoir contre sa bouche et son nez pour essayer de respirer malgré l'épaisse fumée qui avait envahi la pièce.

Dehors, Ismail était allongé dans la neige, le H & K à la main, rongé par l'indécision. Le chalet n'était plus qu'un brasier et s'il y avait encore des survivants à l'intérieur, il allait leur falloir sortir dans les secondes suivantes.

Mais le chef du commando ne pouvait plus attendre. Il apercevait déjà les gyrophares rouge et bleu des voitures de police à travers les arbres.

Sur les douze hommes de son équipe, ils n'étaient plus que sept, y compris lui-même. Les blessés devraient être achevés plutôt que de tomber entre les mains des services de renseignements américains. Il cria un ordre et le commando se replia vers la route.

Les deux premiers policiers arrivés sur les lieux bloquèrent le chemin d'accès au chalet. L'un fit son rapport par radio pendant que l'autre ouvrait avec prudence sa portière en examinant la camionnette éventrée et le bâtiment en flammes. Ils devaient seulement informer leur chef et attendre du renfort.

C'était une bonne tactique face à des criminels armés et dangereux, mais malheureusement, elle ne s'appliquait pas dans le cas d'une petite armée de terroristes qui arrosèrent la voiture de patrouille à coups de mitraillette et tuèrent les deux hommes sans qu'ils aient eu le temps de réagir.

Au signal de l'agent qui surveillait par la fenêtre, Hala Kamil sauta. Les deux hommes des Services secrets suivirent. L'un la prit par le bras, et ils se mirent à courir dans la neige en direction de la route. Ils n'avaient fait qu'une trentaine de mètres quand l'un des hommes d'Ismail les repéra et donna l'alarme. Une pluie de projectiles s'abattit autour d'eux. Un agent leva les bras au ciel, sembla vouloir s'y accrocher, vacilla, puis s'abattit dans la neige.

— Ils essayent de nous couper le chemin vers la route ! lança le survivant. Essayez de l'atteindre. Moi, je vais tâcher de les amuser un peu.

La jeune femme voulut dire quelque chose, mais l'homme lui donna une vigoureuse poussée.

— Courez, nom de Dieu ! cria-t-il.

Mais il rendait compte qu'il était déjà trop tard. Ils étaient partis du mauvais côté et se dirigeaient droit vers deux Mercedes garées entre les arbres au bord de la route. Il avait aussitôt compris que c'étaient les véhicules des terroristes. Il n'avait pas le choix. S'il ne pouvait pas les stopper, il allait au moins tenter de les retarder assez longtemps pour permettre à Hala Kamil d'arrêter une voiture. Comme un kamikaze, il se précipita en hurlant vers les Arabes, le doigt crispé sur la détente de son Uzi.

Ismail et ses hommes se figèrent devant l'apparition de ce démon qui les chargeait. L'espace d'une ou deux secondes, ils hésitèrent, puis ils se reprirent et ouvrirent le feu, coupant littéralement en deux l'agent américain.

Mais celui-ci avait eu le temps d'en abattre trois.

Hala aussi vit les Mercedes. Et également les terroristes qui se ruaient vers elle. Derrière, la fusillade faisait rage. Hors d’haleine, les cheveux et les vêtements roussis, elle tomba dans un petit fossé, se redressa à quatre pattes et passa prudemment la tête.

Devant elle s'étendait un ruban d'asphalte dégagé par les chasse-neige. Elle se releva et se mit à courir, sachant qu'elle ne faisait que reculer l'inévitable, que la mort la guettait.

28

La Cord, majestueuse, roulait sur la route qui partait de Breckenridge, et le soleil matinal étincelait sur les chromes et la peinture neuve. Les skieurs qui se dirigeaient vers les remonte-pentes se retournaient au passage de la superbe voiture de collection. Giordino somnolait à l'arrière, à l'abri du froid, tandis que Lily était à l'avant en compagnie de Pitt.

Celui-ci s'était réveillé de méchante humeur. Il ne voyait aucune raison d'être obligé de louer des skis alors que les siens, des Olin 921 S, l'attendaient dans un placard à moins de cinq kilomètres de là. Et puis, s'était-il dit, le temps de se rendre au chalet familial, de prendre son équipement, et il se retrouverait sur le télésiège plus tôt que s'il avait dû faire la queue dans un magasin de location. Il avait donc décidé d'ignorer l'avertissement de son père, qu'il prenait de toute façon pour une sorte de lubie de bureaucrate.

— Qui est-ce qui peut bien faire exploser des pétards à cette heure-ci ? s'interrogea Lily à voix haute.

— Ce ne sont pas des pétards, fit Pitt en tendant l'oreille. On dirait de véritables tirs d'artillerie.

— Ça vient de la forêt là-haut... à droite de la route.

Les yeux de Pitt se plissèrent. Il accéléra et lâcha le volant d'une main pour taper sur la vitre de séparation. Giordino se réveilla tout à fait, et baissa la vitre.

— Tu m'as réveillé juste au moment où elle m'embrassait, fit-il en bâillant.

— Écoute, lui ordonna son ami.

Giordino tressaillit au moment où l'air glacé s'engouffrait à l'intérieur du compartiment. Puis une expression de surprise se peignit sur son visage.

— Les Russes viennent de débarquer, ou quoi ? lança-t-il.

— Regardez ! s'écria Lily avec excitation. Un feu de forêt.

Le petit Italo-Américain examina d'un coup d'oeil le nuage de fumée qui s'élevait au-dessus des arbres, poussé par des colonnes de flammes.

— Trop concentré, fit-il brièvement. Je dirais que c'est un bâtiment qui brûle, une maison ou un petit immeuble.

Pitt proféra un juron, et frappa le volant du poing, il savait, et sans l'ombre d'un doute, que c'était le chalet familial qui était la proie des flammes.

— Inutile de nous précipiter dans la gueule du loup, déclara-t-il. On va passer et essayer de voir ce que c'est, mais sans nous arrêter. Al, tu viens devant. Lily, grimpez à l'arrière, et gardez la tête baissée. Je ne voudrais pas qu'il vous arrive quelque chose.

— Et moi alors ? fit Giordino avec une fausse indignation. Je ne compte pas ? Donne-moi une seule raison pour laquelle je devrais rester ainsi exposé à tes côtés !

— Disons pour protéger ton fidèle chauffeur contre ses vilains ennemis.

— Ce n'est pas une raison suffisante.

— Naturellement, il y a aussi ces 50 dollars que je t'ai empruntés à Panama et que je ne t'ai jamais remboursés.

— Plus les intérêts.

— Plus les intérêts, acquiesça Pitt.

— Qu'est-ce que je ne ferais pas pour récupérer mon maigre capital ? fit Giordino avec un soupir en changeant de place avec Lily.

Pitt se demandait pourquoi le shérif n'était pas encore sur les lieux lorsqu'il aperçut la voiture de patrouille criblée de balles qui bloquait l'accès au chalet. Son attention était concentrée sur sa droite quand, du coin de l'œil, il surprit une silhouette qui courait sur la route, juste devant la Cord.

Il s'arc-bouta sur les freins et braqua à fond. La voiture dérapa et s'immobilisa en travers de la route à quelques centimètres seulement de la femme qui s'était figée sur place, en état de choc.

Le cœur de Pitt battait à tout rompre. Il poussa un profond soupir de soulagement et étudia cette inconnue qu'il avait été à deux doigts d'écraser. Il vit alors l'expression de peur sur son visage faire place à une incrédulité totale.

— Vous, balbutia-t-elle. C'est bien vous ?

Pitt la regarda un instant sans comprendre.

— Miss Kamil ? fit-il enfin.

— Oh ! merci, mon Dieu, murmura-t-elle. Je vous en prie, aidez-moi. Ils sont tous morts. Ils sont venus me tuer.

Pitt descendit en même temps que Lily, et ils installèrent Hala sur le siège arrière.

— Qui sont ces « ils »? demanda-t-il.

— Les hommes de main de Yazid. Ils ont tué les agents des Services secrets chargés de ma sécurité. Il faut partir tout de suite. Ils vont être là d'une seconde à l'autre.

— Ne vous inquiétez pas, fit Lily en remarquant pour la première fois les cheveux roussis de l'Égyptienne. Nous allons vous amener à l'hôpital.

— Non, lâcha Hala d'une voix tremblante. Je vous en prie, ne perdez pas un instant ou ils vont vous tuer aussi.

Pitt se tourna juste à temps pour apercevoir deux Mercedes noires qui émergeaient de la forêt et viraient sur la route, il les étudia une fraction de seconde, puis bondit sur le siège. Il passa la première et écrasa l'accélérateur tout en braquant en direction de la seule voie qui s'offrait à lui : celle qui ramenait à Breckenridge.

Il jeta un coup d'œil dans le rétroviseur monté sur la roue de secours. La distance entre la Cord et les voitures des terroristes n'excédait pas trois cents mètres, il n'eut pas le temps d'en voir plus. Une balle fit voler le rétroviseur en éclats.

— À plat ventre ! cria-t-il aux deux femmes à l'arrière.

Il n'y avait pas d'arbre de transmission, et elles purent s'aplatir au plancher. Hala regarda Lily et se mit à trembler de manière incontrôlable. L'archéologue passa un bras autour d'elle et parvint à lui adresser un petit sourire d'encouragement.

À l'avant, Giordino s'était tassé dans son siège pour se protéger du mieux possible contre les projectiles et le froid coupant.

— À quelle vitesse roule cet engin ? demanda-t-il sur le ton de la conversation.

— Le record pour une L-29 était de 77 à l'heure, répondit Pitt.

— Miles ou kilomètres ?

— Miles.

— J'ai comme l'impression qu'on est surclassés, hurla Giordino à l'oreille de son ami pour se faire entendre dans les rugissements du moteur.

Pitt venait de passer la seconde.

— À quoi avons-nous affaire ?

Giordino se retourna et jeta prudemment un coup d'oeil.

— Difficile de distinguer de quel modèle de Mercedes il s'agit, mais je dirais que nos amis conduisent des 300 SDL.

— Des diesels ?

— Des turbodiesels pour être exact, vitesse de pointe 220 kilomètres à l'heure.

— Ils se rapprochent ?

— Comme des tigres affamés lancés sur la piste d'un paresseux handicapé, répondit Giordino. Ils seront sur nous avant qu'on ait eu le temps d'arracher le shérif à son bistrot favori.

Pitt passa la troisième.

— Autant épargner la vie d'innocents en nous tenant à l'écart du village. Ces fous furieux sont capables de massacrer des centaines de passants pour parvenir à assassiner Hala Kamil.

Giordino regarda de nouveau derrière lui.

— Je vois le blanc de leurs yeux, annonça-t-il.

 

Lorsque son arme s'enraya, Ismail lâcha un chapelet de jurons. Il jeta sa mitraillette par la vitre de la Mercedes et en arracha une des mains de l'un de ses hommes installé à l'arrière. Il se pencha et tira une rafale sur la Cord. Cinq balles seulement jaillirent. Le chargeur était vide. Il jura de nouveau, et en prit un autre dans sa poche qu'il enclencha.

— Ne t'énerve pas, lui dit l'homme qui conduisait. On les rattrapera dans moins d'un kilomètre. Je passerai sur la droite et Omar et ses hommes, dans l'autre voiture, sur la gauche. On les coincera et on les prendra sous un feu croisé.

— Je veux tuer le chien qui est intervenu, rugit Ismail.

— Tu vas en avoir bientôt l'occasion. Patience.

Ismail se tassa dans son siège et lança un regard rageur en direction de la voiture qui filait devant. L'Arabe était un tueur sans pitié. Il était incapable du moindre remords et ne comptait jamais les cadavres qui jonchaient sa route. C'était tout juste s'il établissait des plans pour parvenir à ses fins et, en deux occasions, il avait été jusqu'à se tromper de cible. C'était un fanatique, et un fanatique dangereux.

Il resta assis à caresser amoureusement son arme. Il attendait le moment où ses balles allaient percer la tôle de cette drôle de vieille voiture et s'enfoncer dans le corps de celui qui l'avait ainsi, l'espace d'un instant, privé de sa proie.

 

— Ils doivent économiser leurs munitions, fit Giordino avec soulagement.

— Jusqu'au moment où ils vont nous rattraper et là, ils tireront à coup sûr.

Pitt gardait les yeux fixés sur la route, mais son esprit était occupé à imaginer des solutions pour échapper à leurs poursuivants.

— Mon royaume pour un lance-roquettes, reprit-il.

— Ce qui me rappelle qu'en montant ce matin dans la voiture j'ai heurté un truc qui se trouvait sous le siège.

Giordino se baissa et tâtonna un instant. Sa main rencontra un objet métallique. Il le sortit.

— Rien qu'une manivelle, constata-t-il avec tristesse.

— Il y a une espèce de chemin forestier un peu plus loin, qui conduit jusqu'en haut des pistes. Les véhicules d'entretien l'empruntent parfois pour amener du matériel au sommet. Ça nous donnerait peut-être une petite chance de les semer à travers bois ou de les expédier dans un ravin. Si on reste sur la route, on est foutus.

— Il est où ton chemin ?

— Au prochain virage.

— On peut y arriver ?

— C'est à toi de me le dire.

Le petit Italo-Américain regarda pour la troisième fois derrière lui.

— Plus que soixante-quinze mètres, et ils se rapprochent salement vite.

— C'est trop juste, fit Pitt. Il faut trouver un moyen de les ralentir.

Il réfléchit un moment.

— Tu es toujours aussi bon lanceur ? demanda-t-il enfin.

Son ami comprit aussitôt.

— Roule bien droit et je te garantis que je vais battre le record du monde.

La voiture découverte faisait une plate-forme idéale. Giordino se mit à genoux sur le siège, dans le sens contraire de la marche, et passa la tête et les épaules au-dessus du toit du compartiment passagers. Il visa soigneusement et lança de toutes ses forces la manivelle en direction de la Mercedes de devant.

L'espace d'un instant, son cœur s'arrêta. Il crut qu'il avait mal calculé son coup, car la manivelle atterrit sur le capot. Mais elle rebondit et fit voler le pare-brise en éclats.

Le chauffeur avait vu Giordino. Il avait réagi vite, mais une fraction de seconde trop tard. Il freina à fond et braqua juste au moment où le pare-brise se cassait en mille morceaux. La manivelle heurta le volant et retomba sur les genoux d’Ismail.

Le conducteur de la seconde Mercedes se tenait trop près de celle qui le précédait, et il ne vit pas la manivelle partir. Le brusque coup de frein le prit totalement au dépourvu, et il heurta l'arrière de la voiture devant lui qui fit un tête-à-queue et s'immobilisa en travers de la route.

— C'est ça que tu voulais ? demanda joyeusement Giordino.

— Tu as décroché le jackpot. Et maintenant, tiens-toi bien, on va tourner.

Pitt ralentit et engagea la Cord dans un étroit chemin enneigé qui menait vers le sommet par une succession de lacets.

Les huit cylindres en ligne et leurs cent quinze chevaux peinaient à hisser la lourde voiture sur la surface glissante et inégale. La suspension manquait de souplesse, et les passagers étaient secoués comme des balles de ping-pong dans une machine à laver. Pitt jouait au mieux de l'accélérateur et de l'avantage de la traction avant pour garder la voiture au milieu du chemin qui avait tout du sentier de randonnée.

Lily et Hala s'étaient relevées et s'accrochaient de toutes leurs forces aux poignées situées au-dessus de leurs têtes.

Six minutes plus tard, après avoir laissé les arbres derrière eux, ils roulaient dans un goulet bordé de rochers et d'un épais tapis de neige. La première idée de Pitt avait été d'abandonner la Cord et de tenter leur chance en s'enfuyant à pied et en essayant de semer les tueurs dans les bois, mais la profondeur de la poudreuse des Rocheuses à cette altitude était telle que c'était aller au-devant de l'échec. Il n'avait pas d'autre choix que de rejoindre la crête avec suffisamment d'avance pour prendre un télésiège et descendre dans la vallée se perdre au milieu de la foule de la station.

— Le radiateur bout, constata Giordino.

Pitt n'avait pas eu besoin de voir la vapeur qui s'échappait du bouchon pour s'en rendre compte. Il n'avait cessé de surveiller le thermomètre qui était passé dans le rouge.

— Le moteur a été refait, mais avec des tolérances assez strictes, expliqua-t-il. On l'a soumis à trop rude épreuve.

— Qu'est-ce qu'on fait quand on arrive au bout de la route ? demanda Giordino.

— On applique le plan numéro deux, répondit Pitt. Prendre tranquillement un télésiège jusqu'au café le plus proche.

— Ça ne serait pas pour me déplaire, mais la guerre n'est pas finie, fit Giordino avec un petit signe pardessus son épaule. Nos amis sont de retour.

Pitt avait été trop occupé pour se soucier de leurs poursuivants. Ceux-ci avaient pu repartir après la collision et s'étaient lancés sur les traces de la Cord. Il n'eut pas le temps de regarder derrière lui. Des balles firent voler en éclats la lunette arrière, passèrent entre Hala et Lily, et transpercèrent le pare-brise où elles laissèrent trois petits trous ronds et étoilés. Cette fois, il ne fut pas nécessaire de dire aux deux jeunes femmes de s'aplatir sur le plancher.

— J'ai l'impression qu'ils sont furieux à cause de la manivelle, dit Giordino.

— Pas autant que moi à cause des trous qu'ils font dans ma voiture.

Pitt négocia un virage en épingle à cheveux et, à la sortie, jeta un rapide coup d'œil derrière lui.

Les deux Mercedes dérapaient sur le chemin couvert de neige. La Cord, elle, était avantagée par sa traction avant. Les Arabes perdaient du terrain dans les lacets, mais ils en gagnaient dans les lignes droites.

Pitt eut le temps de voir que le chauffeur de la voiture de tête ne cessait de braquer comme un fou, sans s'inquiéter des roues arrière qui patinaient et, à chaque courbe, il était à deux doigts de quitter la route et de s'immobiliser dans la neige profonde.

Apparemment, les Mercedes n'étaient pas équipées de pneus neige, et Pitt s'en étonna. Il ne pouvait pas savoir que, dans le but de brouiller les pistes, les voitures avaient été louées de l'autre côté de la frontière mexicaine au nom d'une société textile fantôme, et qu'elles devaient être abandonnées à l'aéroport de Breckenridge une fois l'assassinat d'Hala Kamil accompli.

Les Mercedes se rapprochaient et n'étaient plus qu'à une cinquantaine de mètres d'eux. Ce qui ne plut guère à Pitt, pas plus d'ailleurs que la vue d'un fusil automatique qui pointait au travers du pare-brise éclaté du véhicule de tête.

— Baissez-vous ! ordonna-t-il en se tassant dans son siège.

À peine cet avertissement avait-il franchi le seuil de ses lèvres qu'une volée de balles s'abattait sur la Cord. L'une d'elles creva la roue de secours montée contre le flanc droit de la voiture. Une autre transperça le toit.

Pitt se tassa encore pendant que tout le côté gauche de la Cord était déchiqueté, comme attaqué par une armée d'ouvre-boîtes. La portière arrière pendait lamentablement et, quelques instants plus tard, elle fut arrachée au moment où la Cord frôlait un arbre. Une pluie d'éclats retomba et l'une des deux femmes poussa un cri. Des gouttelettes de sang aspergèrent le tableau de bord. Une balle avait tracé un sillon dans l'une des oreilles de Giordino, mais le petit Italo-Américain, les dents serrées, ne proféra pas un son. Il tâta négligemment sa blessure, presque comme si elle appartenait à quelqu'un d'autre.

— C'est grave ? demanda Pitt.

— Rien qu'un chirurgien esthétique ne puisse réparer pour 2 000 dollars. Et les deux femmes ?

Pitt, sans se retourner, lança :

— Lily, Hala, ça va ?

— Juste quelques petites coupures provoquées par les éclats, répondit courageusement l'archéologue.

Elle avait peur, mais ne le montrait pas et gardait tout son sang-froid.

La vapeur s'échappait maintenant du radiateur de la Cord à jets continus. Le moteur commençait à serrer. Tel un jockey montant une vieille carne depuis longtemps bonne pour le pré, Pitt essayait encore de tirer le maximum de la voiture.

Il analysait froidement la situation pendant qu'il engageait la Cord dans le dernier lacet. Il avait parié et perdu, il n'avait pas réussi à décramponner les tueurs.

Le moteur protestait de plus en plus. Une nouvelle rafale creva l'un des deux pneus arrière. Pitt s'accrocha au volant pour conserver le contrôle de la voiture et éviter qu'elle ne bascule dans une pente à pic semée de rochers.

La Cord était à l'agonie. Une inquiétante fumée bleue jaillissait par les volets latéraux du capot. De l'huile s'échappait par une déchirure faite dans le carter par une grosse pierre que Pitt n'était pas parvenu à éviter. L'indicateur de pression d'huile était tombé à zéro. L'espoir d'arriver au sommet diminuait à chaque mouvement essoufflé des pistons.

La Mercedes de tête prit le virage en dérapant. Pitt s'imaginait la lueur de triomphe qui devait éclairer les visages de leurs poursuivants. Il n'y avait aucun moyen de s'échapper à pied. Ils étaient coincés sur cette route étroite entre d'un côté une pente rocheuse enneigée, et de l'autre un dangereux à-pic. Il n'y avait pas d'autre solution que de continuer jusqu'à la mort du moteur.

Pitt écrasa l'accélérateur en murmurant une courte prière.

Et, chose incroyable, la vieille voiture de collection, réduite presque à l'état d'épave, avait encore des ressources. Comme animée d'une volonté propre, elle alla chercher dans ses entrailles de fer et d'acier l'énergie nécessaire à produire un dernier et superbe effort. Les pneus avant mordirent la neige, et la Cord s'arracha pour franchir les derniers mètres qui la séparaient de la crête.

En contrebas, il y avait l'arrivée d'un télésiège à trois places. Pitt fut surpris de constater que personne ne semblait skier au-dessous d'eux. Les gens, en effet, descendaient du télésiège et partaient de l'autre côté.

Il vit alors que cette partie de la piste était fermée. Il y avait une corde qui en interdisait l'accès, ainsi que des pancartes signalant la présence de dangereuses plaques de glace.

— Fin de la route, fit Giordino avec une gravité qui ne lui ressemblait pas.

— Oui, acquiesça Pitt. On ne parviendra jamais à atteindre le télésiège. On ne fera pas dix mètres avant qu'ils nous tirent comme des lapins.

— On a le choix entre se battre à coups de boules de neige ou se rendre et compter sur leur générosité.

— Ou utiliser le plan numéro trois.

Giordino dévisagea son ami avec curiosité.

— De toute façon, ça ne pourra pas être pire que les deux autres. (Puis ses yeux s'agrandirent et il sourit.) Tu ne vas pas... oh ! mon Dieu, non !

Les deux Mercedes étaient sur eux. Elles s'apprêtaient à encadrer la Cord et à la coincer quand Pitt braqua brusquement et dévala la piste de ski.

29

— Qu'Allah nous vienne en aide, murmura le chauffeur de la voiture à bord de laquelle se trouvait Ismail. Les fous ! On ne peut plus les arrêter !

— Suis-les ! hurla Ismail avec hystérie. Suis-les ! Je ne veux pas qu'ils s'échappent !

— Mais ils mourront de toute façon. Personne ne peut survivre à une chute pareille.

Ismail appliqua le canon de son fusil contre la tempe de l'homme.

— Rattrape ces porcs ! lui ordonna-t-il. Sinon tu vas voir Allah plus tôt que tu ne le pensais.

L'Arabe hésita, sachant que c'était la mort qui l'attendait dans les deux cas. Il finit par obéir à Ismail et engagea la Mercedes dans la pente abrupte derrière la Cord.

— Qu'Allah guide mes actes, balbutia-t-il sous l'emprise de la terreur.

Ismail retira son arme et tendit le bras à travers le pare-brise cassé.

— Tais-toi et concentre-toi sur ce que tu fais.

Les tueurs dans la seconde Mercedes n'hésitèrent pas. Ils plongèrent à la suite de leur chef.

La Cord dévala la piste comme un train lancé à toute allure, et sa vitesse devint rapidement terrifiante. Il n'y avait aucun moyen de ralentir la lourde automobile. Pitt se contentait d'effleurer le volant et les freins pour ne pas risquer de perdre totalement le contrôle du véhicule.

— C'est le moment de poser la question des ceintures de sécurité, non ? demanda Giordino, arc-bouté contre le tableau de bord.

— En 1930, ça ne se faisait guère, répondit Pitt.

Il crut sa chance revenue lorsque le pneu arrière lacéré par les balles se détacha. La jante à nu, en effet, mordit dans la glace et lui permit de stabiliser et de diriger dans une certaine mesure la Cord qui filait en soulevant dans son sillage une traînée de particules de glace.

L'aiguille du compteur oscillait autour de 60 miles quand Pitt aperçut devant lui une succession de bosses. Les bons skieurs appréciaient ce passage sur lequel ils pouvaient décoller et slalomer à loisir, et c'était également le cas pour Pitt lorsqu'il avait ses skis aux pieds, mais pas lorsqu'il se trouvait au volant d'une voiture de plus de deux tonnes qui se prenait pour une luge.

Il braqua avec d'infinies précautions pour amener la Cord sur le côté de la piste bordé d'arbres, où il n'y avait pas de bosses. Il se raidit dans l'attente du choc, car, au moindre faux mouvement, ils allaient s'écraser contre les sapins. Mais le choc n'eut pas lieu. La voiture fila dans l'étroit couloir et passa par miracle entre les bosses d'un côté, les arbres de l'autre.

Dès qu'il se retrouva sur une piste large et sans obstacles, Pitt tourna la tête pour voir où étaient leurs poursuivants.

Le chauffeur de la première Mercedes n'était pas dépourvu de bon sens. Il avait suivi les traces de la Cord et avait réussi lui aussi à passer. L'autre conducteur, en revanche, n'avait pas dû voir les bosses, à moins qu'il n'ait pensé qu'elles n'étaient pas dangereuses. Il comprit trop tard son erreur et braqua désespérément. Il parvint à en éviter trois ou quatre avant d'en heurter une de plein fouet. L'arrière de la Mercedes parut se soulever à quatre-vingt-dix degrés et la voiture demeura ainsi plantée l'espace d'une seconde, puis elle fit un véritable soleil, comme si un enfant l'avait poussée avec un bâton. Elle effectua une série de tonneaux sur la neige dure dans un fracas de tôles et de verre brisés.

Les occupants auraient peut-être pu s'en tirer s'ils avaient été éjectés, mais les portières s'étaient coincées sous le choc. La voiture commença à se désintégrer. Les roues, la suspension avant, le train arrière, rien n'était conçu pour résister à de tels impacts. Toutes ces pièces se détachèrent du châssis et roulèrent sur la pente.

Pitt ne prit pas le temps de regarder la Mercedes, du moins ce qu'il en restait, s'immobiliser sur le toit, au fond d'un petit ravin.

— Un de chute, annonça tranquillement Giordino.

— La partie n'est pas encore terminée, répliqua Pitt entre ses dents. Le score peut encore changer.

Il lâcha un instant le volant d'une main pour tendre le bras.

Giordino se raidit en constatant que la piste, un peu plus bas, en rejoignait une autre, celle-ci encombrée de skieurs aux tenues colorées. Il se redressa en se tenant aux montants tordus du pare-brise et se mit à hurler des avertissements pendant que Pitt appuyait sur le klaxon.

Les skieurs se retournèrent et, à la vue de ces deux voitures qui dévalaient la piste l'une derrière l'autre, ils s'éparpillèrent dans toutes les directions.

Pitt eut à peine le temps d'apercevoir la rampe enneigée qui se confondait au flanc de la montagne. Sans l'ombre d'une hésitation, il pointa vers elle le bouchon du radiateur de la Cord.

— Ah ! non, pas ça ! s'écria Giordino.

— Plan numéro quatre, répliqua Pitt. Accroche-toi, il se pourrait que je perde légèrement le contrôle de la voiture.

— J'ai l'impression que ça fait un moment que tu l'as perdu !

Plus petit que ceux construits pour les compétitions olympiques, le tremplin n'était utilisé que pour les exhibitions de ski acrobatique. La rampe, juste assez large pour laisser passer la Cord, faisait une trentaine de mètres de long et remontait légèrement avant de s'achever brusquement à vingt mètres au-dessus du sol.

Pitt se dirigea vers la porte de départ que les occupants de la Mercedes ne pouvaient pas voir, car la Cord la leur masquait. La réussite de l'opération reposait sur une synchronisation parfaite.

Au dernier moment, alors que les roues avant n'étaient plus qu'à quelques centimètres de la porte, Pitt tourna le volant. La voiture chassa follement de l'arrière, et évita le tremplin. Le conducteur de la Mercedes n'eut pas le temps de réagir, et il franchit tout droit la porte de départ.

Pendant que Pitt essayait de reprendre le contrôle de la Cord, Giordino se retourna et distingua en un éclair le visage tordu de rage et de peur du conducteur de la Mercedes. Puis la voiture fila le long de la rampe. Elle aurait dû s'envoler comme un gros oiseau sans ailes, mais le train arrière se brisa et le véhicule mordit sur le côté avant d'arriver au bout, où il partit en tournoyant comme un ballon ovale.

La Mercedes devait rouler autour de 120 kilomètres à l'heure lorsqu'elle décolla. Elle tourbillonna en l'air pendant ce qui parut être une éternité, puis elle retomba à plat sur la neige avec une violence inouïe. Comme au ralenti, elle rebondit, et alla se fracasser contre un grand pin ponderosa. Le grincement du métal tordu déchira l'atmosphère tandis que la voiture s'enroulait autour du tronc de l'arbre. Le verre explosa comme autant de confettis et les corps prisonniers à l'intérieur furent réduits en bouillie.

Giordino secoua la tête avec stupéfaction.

— Je n'ai jamais vu un truc pareil.

— Attends, ce n'est pas encore fini, dit Pitt.

Il était parvenu à redresser la Cord, mais impossible de ralentir. Les freins avaient lâché et l'arbre de direction ne tenait plus qu'à un fil. La vieille voiture fonçait droit sur les installations et un restaurant situés au pied du télésiège. Pitt n'avait plus que la ressource de bloquer son klaxon et d'essayer d'éviter les skieurs trop maladroits pour s'écarter à temps.

À l'arrière, les deux femmes avaient assisté à la destruction de la Mercedes avec un mélange de curiosité morbide et de soulagement. Mais ce soulagement fut de courte durée. Elles virent approcher les bâtiments avec des yeux agrandis d'horreur.

— On peut faire quelque chose ? cria Hala.

— Je suis ouvert à toutes les suggestions, répondit Pitt sans se retourner.

Il se tut et frôla un talus de neige pour ne pas heurter les enfants d'un cours de ski. La plupart des skieurs avaient assisté aux événements et s'étaient mis à l'abri. Ils regardaient passer la Cord avec stupéfaction.

La présence des véhicules avait été signalée depuis le sommet par les employés du télésiège, et les moniteurs s'étaient empressés de faire dégager la zone de départ. Sur la droite, il y avait un petit lac gelé. Pitt avait eu l'intention de diriger la Cord dans cette direction en comptant que la glace se briserait sous l'impact, stoppant ainsi la voiture. Le seul problème, c'était que les gens s'étaient massés devant.

— Je ne pense pas qu'il y ait un plan numéro cinq, fit Giordino en se préparant au choc.

— Désolé, fit Pitt. Je suis à court d'idées.

Lily et Hala fermèrent les yeux.

Pitt se cramponna au volant. La Cord heurta une rangée de casiers, et skis et bâtons s'envolèrent comme des fétus de paille. La voiture, un instant, sembla disparaître sous l'amas, puis elle monta l'escalier de ciment comme une fusée, passa à côté du restaurant, et transperça la cloison de bois du bar.

La salle était vide à l'exception du pianiste qui était vissé sur son tabouret et du barman qui choisit la discrétion en plongeant sous le comptoir au moment où la Cord entrait en trombe et se frayait un passage parmi les chaises et les tables.

La vieille voiture défonça la paroi du fond et fut à deux doigts de faire une chute de deux étages à flanc de montagne. Elle s'arrêta par miracle, et resta en équilibre au bord du trou. La salle dévastée ressemblait à un véritable champ de bataille.

Le silence n'était brisé que par le sifflement du radiateur et les plaintes du moteur à l'agonie. Pitt s'était cogné contre le montant du pare-brise et du sang coulait sur son visage d'une coupure qu'il avait au front. Il se tourna vers Giordino qui, pétrifié, contemplait le mur devant lui. Puis il s'occupa des deux femmes. Elles affichaient leur plus belle expression « nous sommes encore en vie ? », mais ne paraissaient pas blessées.

Le barman était toujours blotti sous son comptoir, et Pitt se tourna vers le pianiste qui n'avait pas bougé de son siège. Il portait un chapeau melon, et la cendre n'était pas tombée de la cigarette qui pendait au coin de ses lèvres. Ses mains étaient plaquées sur le clavier et son corps comme figé sur une photo. Il fixait sans comprendre cette apparition qui, ruisselante de sang, lui adressait un sourire satanique.

— Pardonnez-moi, fit Pitt avec une grande politesse, vous pourriez me jouer Je ne regrette rien ?