19 octobre 1991,
Uxmal, Yucatán.
30
Les pierres de la structure massive dégageaient une lueur surnaturelle dans le flot des projecteurs multicolores. Les murs de la haute pyramide étaient teintés de bleu et le sommet du temple du Magicien était baigné d'une couleur orangée. Des projecteurs rouges éclairaient le large escalier, comme s'il était inondé de sang. Tout en haut, sur le toit du temple, se découpait une silhouette entourée d'un halo blanc.
Topiltzin écarta les bras, paumes ouvertes, en un geste d'offrande, et contempla la mer des milliers de visages levés vers lui. La cérémonie se déroulait dans le temple-pyramide de l'ancienne cité maya d'Uxmal située dans la presqu'île du Yucatán. Il termina son discours, ainsi qu'il le faisait toujours, par une lente mélopée dans la langue mélodieuse des Aztèques. Ses fidèles reprenaient les paroles avec lui :
« La force et le courage de notre nation sont en nous qui ne serons jamais ni grands ni riches. Nous avons faim, nous trimons pour le compte d'hommes qui sont moins nobles et moins honnêtes que nous. Le Mexique ne connaîtra ni grandeur ni gloire avant la chute du gouvernement félon. Nous ne subirons plus l'esclavage. Les dieux se rassemblent de nouveau pour sacrifier le corrompu au bénéfice de l'intègre. Leur don sera une nouvelle civilisation. Nous devons l'accepter. »
Pendant que mouraient ces dernières paroles, les projecteurs s'éteignirent progressivement, et seule resta éclairée la silhouette de Topiltzin. Puis le halo blanc s'éteignit à son tour, et l'homme disparut.
On alluma d'immenses feux de joie et, d'un grand camion, on commença à distribuer des colis de nourriture aux fidèles reconnaissants. Chacun d'eux contenait la même quantité de farine et de conserves, ainsi qu'une brochure riche en illustrations et pauvre en textes. Le président De Lorenzo et ses ministres étaient représentés sous les traits de démons chassés du Mexique par Topiltzin et quatre des principaux dieux aztèques pour tomber dans les bras d'un Oncle Sam qui ressemblait au diable.
Il y avait également une liste d'instructions énumérant des méthodes pacifiques mais efficaces pour saper l'influence du gouvernement.
Pendant la distribution, des hommes et des femmes apostrophaient la foule et recrutaient de nouveaux partisans pour Topiltzin. La réunion avait été mise sur pied avec tout le professionnalisme d'organisateurs de concerts de rock. Uxmal n'était qu'une étape dans la campagne de Topiltzin dont l'objectif était de renverser le gouvernement du Mexique.
Il s'adressait à la foule uniquement dans les hauts lieux du passé : Teotihuacán, Monte Albán, Tula et Chichén Itzá. Il n'apparaissait jamais dans les villes modernes du Mexique.
Les gens acclamèrent Topiltzin et scandèrent son nom. Mais il n'entendait plus. Dès que les projecteurs s'étaient éteints, ses gardes du corps l'avaient entraîné par une échelle qui descendait au bas de la pyramide et l'avaient fait entrer dans une vaste caravane. Le moteur tournait déjà, et le camion démarra aussitôt, encadré par deux voitures, pour se frayer un passage au milieu de la foule en direction de la grande route. Là, il tourna en direction de la capitale de l'État du Yucatán, Métida, et accéléra.
L'intérieur de la caravane, luxueusement aménagé, était divisé entre une salle de conférences et les appartements privés de Topiltzin. Celui-ci mit rapidement au point le programme du lendemain avec ses plus proches fidèles, puis le camion s'arrêta et tous descendirent en lui souhaitant bonne nuit avant de s'engouffrer dans les deux voitures qui devaient les conduire vers les hôtels qu'ils avaient réservés à Mérida.
Une fois seul, Topiltzin ferma la porte et en ouvrit une autre, qui donnait sur un univers bien différent.
Il se débarrassa de sa coiffure élaborée et de sa robe blanche sous laquelle il portait un pantalon et une chemise d'excellente coupe. Il se dirigea vers un meuble dissimulé derrière une cloison, et en tira une bouteille de champagne californien frappé. Il la déboucha en expert et se servit un premier verre qu'il vida d'un trait, puis un deuxième qu'il prit le temps de savourer.
Détendu, Topiltzin pénétra dans une petite salle qui renfermait un équipement de communications. Il tapa un numéro codé sur un téléphone holographique, puis se tourna vers le milieu de la pièce. Il but une gorgée de champagne et attendit. Lentement, une forme indistincte se matérialisa en trois dimensions. Dans le même temps, l'image de Topiltzin apparaissait à des milliers de kilomètres de là.
Les détails révélèrent un homme assis sur une ottomane. Il avait une peau mate, des cheveux noirs ramenés en arrière qui luisaient, et des yeux de jais dans lesquels dansait un reflet dur. Il portait une robe de chambre en soie sur un pyjama. Il étudia un instant la façon dont son interlocuteur était habillé et fronça les sourcils en voyant le verre qu'il tenait à la main.
— Tu vis dangereusement, dit-il en anglais. Vêtements de luxe, champagne... et après, ce sera les femmes.
Topiltzin éclata de rire.
— Ne me tente pas. Vivre en ascète et porter ce costume ridicule dix-huit heures par jour, c'est déjà assez difficile sans y ajouter le célibat.
— Je subis les mêmes contraintes.
— Nous avons chacun notre croix, fit Topiltzin d'un ton ennuyé.
— Ne te montre pas imprudent maintenant que nous sommes à la veille de la victoire.
— Je n'en ai nullement l'intention. Personne de mon entourage n'oserait s'ingérer dans ma vie privée. Quand je suis seul, ils s'imaginent que je suis en train de communiquer avec les dieux.
L'autre sourit.
— Ça me rappelle quelque chose !
— On passe aux affaires sérieuses ? demanda Topiltzin.
— D'accord. Alors, où en sommes-nous ?
— Tout est prêt. Les hommes seront en place le moment venu. J'ai dépensé plus de 10 millions de pesos en pots-de-vin pour tout organiser. Dès que les imbéciles qu'on a engagés ont eu terminé leur boulot, ils ont été éliminés, pas seulement pour garantir leur silence, mais aussi pour servir d'avertissement à ceux qui hésiteraient à exécuter nos instructions.
— Mes félicitations. Tu penses décidément à tout.
— Je n'ai rien à t'envier sur ce point.
Un silence amical suivit cette remarque. Les deux hommes restèrent quelques instants plongés dans leurs pensées, puis le correspondant de Topiltzin dévoila un petit verre de cognac qu'il avait caché sous les replis de sa robe et sourit.
— À ta santé, fit-il.
Topiltzin eut un rire sarcastique en levant son verre de champagne.
— À notre succès, fit-il.
L'image en trois dimensions s'immobilisa un instant.
— À notre succès, répéta l'homme. En espérant qu'il n'y aura pas d'accrocs.
Après une longue pause, il ajouta pensivement :
— Je suis curieux de voir comment nos projets vont modifier le futur.
31
Le grondement des réacteurs diminua alors que le Beechcraft anonyme quittait la piste de Buckley Field près de Denver et gagnait son altitude de croisière. Les Rocheuses enneigées s'éloignèrent et l'appareil prit la direction des grandes plaines.
— Le Président vous envoie tous ses vœux de rétablissement, dit Dale Nichols, l'assistant spécial de la Maison-Blanche. Il a été fâché lorsqu'il a été mis au courant des épreuves que vous venez de traverser...
— Fou furieux serait plus proche de la réalité, l'interrompit Schiller, le sous-secrétaire aux Affaires politiques.
— Mettons qu'il n'était pas content du tout, reprit Nichols. Il m'a demandé de vous présenter ses excuses pour ne pas avoir pris des mesures de sécurité plus strictes. Il m'a certifié qu'il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour assurer votre sécurité sur le territoire des États-Unis.
— Dites-lui que je lui en suis reconnaissante, fit Hala Kamil. Et priez-le de présenter mes condoléances aux familles des hommes qui sont morts pour me sauver la vie.
— Nous nous occuperons d'elles, soyez sans crainte, fit Nichols.
La secrétaire générale des Nations unies était allongée sur une civière, vêtue d'un jogging de velours blanc. Elle avait la cheville droite dans le plâtre, et elle considérait tour à tour Nichols, Julius Schiller et le sénateur Pitt qui étaient assis en face d'elle.
— Je suis très honorée que trois hommes de votre importance aient pris le temps de venir jusqu'au Colorado pour me raccompagner à New York, dit-elle.
— S'il y a quelque chose que nous...
— Vous en avez déjà fait plus que tout étranger n'était en droit d'attendre.
— Vous avez autant de vies qu'un chat, fit le sénateur.
Les lèvres d'Hala s'étirèrent sur un mince sourire.
— J'en dois déjà deux à votre fils, dit-elle. Il a le don d'apparaître à l'endroit voulu au moment où l'on s'y attend le moins.
— J'ai vu la voiture de Dirk. C'est un miracle que vous vous en soyez tous tirés vivants.
Nichols toussota discrètement.
— Si nous pouvions aborder le problème de votre discours de demain devant les Nations unies...
— Avez-vous les preuves que j'ai exigées en ce qui concerne les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie ? demanda sèchement la jeune femme.
L'assistant du Président regarda Schiller et le sénateur avec l'expression d'un homme en train de se noyer. Le sénateur vint à son secours et répondit à sa place :
— Nous n'avons pas encore eu le temps de procéder à des recherches sur une vaste échelle. Nous n'en savons guère plus qu'il y a quatre jours.
Nichols reprit avec hésitation :
— Le Président... il... il espérait que...
— Je vais vous économiser du temps et des questions, monsieur Nichols, fit Hala en se tournant ensuite vers Schiller. Vous pouvez être tranquille, Julius, dans mon discours, j'annoncerai la découverte imminente d'une importante partie de la collection de la bibliothèque d'Alexandrie.
— Je suis heureux de constater que vous avez changé d'avis.
— Compte tenu des récents événements, je vous devais au moins ça.
Nichols était visiblement soulagé.
— Cette nouvelle fournira au président Hassan un avantage politique certain sur Akhmad Yazid, et une occasion en or pour renforcer le nationalisme égyptien au détriment de l'intégrisme religieux.
— N'en espérez pas trop, intervint le sénateur. Nous ne ferons que colmater les brèches d'un édifice qui menace de s'écrouler.
Schiller eut un sourire glacé.
— Je donnerais un mois de salaire pour voir la tête que va faire Yazid en réalisant qu'il s'est fait posséder.
— Je crains qu'il ne cherche à se venger sur Hala, fit le sénateur.
— Je ne pense pas, affirma Nichols. Si le FBI parvient à établir un lien entre les terroristes tués au cours de l'action et Yazid, puis entre lui et les responsables de l'accident d'avion qui a fait soixante morts, beaucoup d'Égyptiens modérés qui condamnent le terrorisme retireront leur soutien au mouvement qu'il anime. Étant donné ce risque, je pense qu'il y réfléchira à deux fois avant de s'en prendre de nouveau à la vie de miss Kamil.
— Monsieur Nichols a raison sur un point, dit celle-ci. La plupart des Égyptiens sont des sunnites qui n'approuvent pas la révolution sanglante des chiites iraniens. Ils sont en faveur d'une évolution qui amènera progressivement les gens à accepter un État religieux. (Elle marqua une pause.) En revanche, je ne suis pas d'accord sur le second point. Yazid n'aura pas de cesse que je sois morte. Il est trop fanatique pour renoncer. En ce moment même, je suis sûre qu'il prépare une nouvelle tentative d'assassinat sur ma personne.
— Miss Kamil a peut-être raison. Il faut surveiller Yazid de très près, dit le sénateur.
— Qu'est-ce que vous comptez faire après votre discours ? demanda Schiller.
— Ce matin, avant mon départ de l'hôpital, un attaché de notre ambassade de Washington m'a remis une lettre du président Hassan. Le président désire me rencontrer.
— Une fois que vous aurez franchi la frontière, nous ne pourrons plus garantir votre sécurité, la prévint Nichols.
— Je comprends. Mais il n'y a pas de soucis à se faire. Depuis l'assassinat du président Sadate, les forces de sécurité égyptiennes sont devenues très efficaces.
— Puis-je vous demander où cette rencontre doit avoir lieu ? fit Schiller. À moins que cela ne me regarde pas ?
— Ce n'est pas un secret. En fait, l'événement va même être couvert par tous les médias, répondit Hala Kamil. Le président et moi devons nous entretenir au cours des réunions économiques qui vont se tenir à Punta del Este en Uruguay.
L'épave de la Cord criblée de balles se trouvait au milieu de l'atelier. Esbenson en fit lentement le tour et secoua tristement la tête.
— C'est bien la première fois que je dois de nouveau restaurer une voiture deux jours après l'avoir fait.
— On a eu une journée un peu difficile, se contenta d'expliquer Giordino.
Il avait un bras en écharpe, une minerve, et son oreille qui avait été touchée était enveloppée d'un épais bandage.
— C'est un miracle que vous soyez encore en vie.
Hormis six points de suture, en partie dissimulés sous ses cheveux, Pitt n'avait rien. Quant à Lily, elle sortit en boitant du bureau de l'atelier de réparations. Sa joue gauche portait une ecchymose, et elle avait un œil au beurre noir.
— J'ai Hiram Yaeger au téléphone, annonça-t-elle.
Pitt fit signe qu'il arrivait. Il posa la main sur l'épaule d'Esbenson.
— Remettez-la en état et qu'elle soit encore plus belle qu'avant.
— Ça va demander six mois de travail... et beaucoup de dollars.
— Le temps n'est pas un problème. Ni l'argent. (Pitt se tut un instant et sourit.) Cette fois, c'est le gouvernement qui paye.
Il alla prendre la communication dans le bureau.
— Hiram, vous avez quelque chose pour moi ?
— Pas grand-chose, répondit l'informaticien depuis Washington. J'ai éliminé la mer Baltique et la côte norvégienne.
— Et rien de positif ?
— Rien qui vaille la peine d'être mentionné. Rien ne correspond aux structures géologiques décrites dans le journal du Sérapis. Les Barbares dont parle Rufinus ne ressemblent pas du tout aux premiers Vikings. Il dépeint des gens qui ressemblent à des Scythes, mais à la peau plus foncée.
— Moi aussi, ça m'a intrigué, dit Pitt. Les Scythes étaient originaires d'Asie centrale. Je ne les imagine pas en blonds à la peau claire.
— Je ne vois aucune raison de continuer les recherches du côté de la Norvège et des eaux septentrionales de la Russie.
— Tout à fait d'accord. Et l'Islande ? Les Vikings ne s'y sont installés que cinq siècles plus tard. Rufinus a peut-être eu affaire à des Esquimaux.
— Impossible, fit Yaeger. J'ai vérifié. Les Esquimaux ne sont jamais venus en Islande. Rufinus fait également état d'une « grande mer de pins qui ressemblent à des nains ». Il n'a pas pu trouver ça en Islande. Et puis, n'oubliez pas, ça représente un voyage de 600 milles sur les mers les plus dangereuses du globe. L'histoire est assez claire sur ce point : les commandants de navires romains quittaient rarement le littoral de vue plus de deux jours d'affilée. La traversée, pour un bateau du IVe siècle, en aurait pris au moins quatre et demi.
— Ce qui nous mène où ?
— Je vais réexaminer la côte occidentale de l'Afrique. Quelque chose a pu nous échapper. Les Africains et un climat chaud me paraissent plus logiques que les contrées glaciales du Nord, surtout pour des gens qui étaient des Méditerranéens.
— Mais il faudra encore expliquer comment le Sérapis a, si j'ose dire, atterri au Groenland.
— Une projection des vents et des courants nous donnera peut-être un indice.
— Je rentre à Washington ce soir, dit Pitt. Je vous verrai demain.
— J'aurai peut-être trouvé quelque chose d'ici là, dit Yaeger, mais sa voix ne respirait pas l'optimisme.
Pitt raccrocha et regagna l'atelier. Lily le regarda approcher avec une expression d'espoir, mais elle lut la déception sur son visage.
— Pas de bonnes nouvelles ? demanda-t-elle.
Il secoua la tête.
— On n'a toujours pas quitté la case départ.
Elle lui prit le bras.
— Yaeger trouvera, fit-elle avec confiance.
- Il ne peut pas réaliser de miracles.
Giordino leva son bras valide pour regarder l'heure.
— Il ne nous reste pas beaucoup de temps pour attraper notre avion, dit-il. On ferait bien d'y aller.
Pitt serra la main d'Esbenson avec un sourire.
— Occupez-vous bien d'elle. Elle nous a sauvé la vie.
Esbenson le considéra un instant.
— Seulement si vous me promettez de la tenir à l'abri des balles et des pistes de ski, fit-il.
— C'est promis.
32
Les applaudissements éclatèrent lorsque Hala Kamil, refusant toute aide, apparut et se dirigea vers la tribune des Nations unies en s'appuyant sur ses béquilles. Elle entama son discours d'un ton ferme et convaincant. Elle émut l'assistance par l'appel qu'elle lança pour que cessent les meurtres d'innocents au nom de la religion. C'est seulement quand elle condamna les gouvernements qui couvraient les agissements d'organisations terroristes que certains délégués se tortillèrent dans leurs sièges et se mirent à contempler le plafond.
Un murmure accueillit l'annonce de la découverte imminente des trésors de la bibliothèque d'Alexandrie. Puis la jeune femme se livra à une attaque en règle contre Akhmad Yazid qu'elle accusa d'être directement responsable des tentatives d'assassinat dont elle avait fait l'objet.
Hala conclut en affirmant qu'elle ne démissionnerait pas de son poste de secrétaire générale sous la menace, et qu'elle resterait en place à moins d'être désavouée par la majorité des délégués.
En réponse, l'assemblée se leva et lui adressa une longue ovation.
— Quelle femme ! s'exclama le Président, admiratif. Qu'est-ce que je ne donnerais pas pour l'avoir dans mon administration !
Il éteignit le poste de télévision du Bureau ovale.
— Excellent discours, fit le sénateur Pitt. Elle a démoli Yazid et elle a très bien présenté le projet de recherches de la bibliothèque d'Alexandrie.
— Oui, acquiesça le chef d'État. Elle s'en est merveilleusement tirée.
— Bien entendu, vous savez qu'elle part pour l'Uruguay afin de s'entretenir avec le président Hassan.
— Dale Nichols m'a mis au courant de la conversation que vous avez eue à bord de l'avion, fit l'occupant de la Maison-Blanche. Où en sommes-nous des recherches ?
— Les ordinateurs de la NUMA travaillent dessus.
— Est-ce qu'ils avancent ?
— Guère, répondit le sénateur. Ils en sont à peu près au même point qu'il y a quatre jours.
— On ne peut pas accélérer le processus ? Mettre sur ce problème des universitaires ou d'autres services gouvernementaux ?
Le sénateur Pitt prit un air dubitatif pour répondre :
— La NUMA possède les meilleures banques de données sur les mers, les océans, les lacs et les fleuves. Si eux ne découvrent pas la destination de la flotte romaine, personne n'y parviendra.
— Et les données archéologiques et historiques ? suggéra le Président. Il y a peut-être là des informations susceptibles de vous fournir un indice.
— Ça vaut la peine d'essayer. Je connais un excellent chercheur à l'université de Pennsylvanie. D'ici demain, il pourra faire étudier les archives en Europe et aux États-Unis par une trentaine de personnes.
— Bien. Alors, mettez-le sur le problème.
— Maintenant que les médias et Hala Kamil ont diffusé la nouvelle, la moitié des gouvernements de la planète et presque tous les chasseurs de trésors vont se lancer sur la piste de la collection de la bibliothèque.
— J'y ai pensé, fit le chef d'État. Mais notre priorité est de soutenir le gouvernement du président Hassan. Si nous sommes les premiers à faire la découverte et que nous faisons semblant de céder après que l'Égypte aura exigé la restitution des trésors, la popularité du président Hassan remontera en flèche et il passera pour un héros auprès de son peuple.
— Ce qui fera reculer la menace d'un coup d'État de la part de Yazid et ses partisans, ajouta le sénateur. Le seul problème, c'est Yazid lui-même. Cet homme est totalement imprévisible. Nos meilleurs spécialistes du Proche-Orient sont incapables de prévoir ses réactions.
— Je ne vois pas pourquoi il continuerait à être sous les feux de l'actualité une fois que les trésors auront été rendus au président Hassan.
— Je comprends, monsieur le Président, mais il serait dangereux de sous-estimer Yazid.
— Il n'est pas parfait.
— Non. Mais, à l'inverse de l'ayatollah Khomeiny, Akhmad Yazid est un homme extrêmement brillant.
— En politique peut-être, mais pas en assassinat.
Le sénateur haussa les épaules et sourit d'un air entendu.
— Il ne fait pas de doute que ce sont ses tueurs qui ont saboté le travail. Vous-même, monsieur le Président, êtes bien placé pour savoir qu'un conseiller ou un assistant peut fort bien faire échouer le plus simple des projets.
Le Président eut un sourire sans joie. Il s'adossa à son fauteuil et se mit à jouer avec son stylo.
— Nous ne savons presque rien sur ce Yazid, fit-il. D'où vient-il, qu'est-ce qui l'anime ? Cet homme est un mystère.
— Il prétend avoir passé les trente premières années de sa vie à errer dans le désert du Sinaï en parlant à Allah. Pour le reste, interrogez Dale Nichols, répondit le sénateur. J'ai cru comprendre qu'il travaillait avec la CIA à établir un profil biographique et psychologique.
— On va voir s'ils ont déjà quelque chose. (Le chef d'État pressa un bouton sur son interphone.) Dale, vous pouvez venir une seconde ?
Quelques instants plus tard, l'assistant du Président frappait à la porte du Bureau ovale et entrait.
— Nous parlions d'Akhmad Yazid, expliqua le locataire de la Maison-Blanche. Brogan a réussi à déterrer quelque chose sur son passé ?
— Je lui ai parlé il y a une heure, répondit Nichols. Il m'a dit que ses analystes devraient avoir réuni un dossier d'ici un jour ou deux.
— Je tiens à le voir dès qu'il sera prêt, exigea le Président.
— Excusez-moi, intervint le sénateur. Mais ne devrait-on pas mettre le président Hassan au courant de ce que nous avons en tête au cas où les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie seraient retrouvés dans les prochaines semaines ?
— Tout à fait d'accord, fit le chef d'État (il regarda le sénateur droit dans les yeux.) Vous pensez que vous pourriez vous éclipser quarante-huit heures et nous rendre ce service, George ?
— Vous voulez que j'aille le rencontrer en Uruguay.
C'était plus une affirmation qu'une question.
— Vous n'y voyez pas d'inconvénient ?
— C'est une affaire qui relève du domaine de Douglas Oates et du département d'État. Joe Arnold, du département du Trésor, et lui sont déjà à Kingston pour les rencontres préliminaires avec les responsables économiques internationaux. Vous croyez qu'il serait sage d'agir derrière son dos ?
— Normalement, non. Mais vous êtes plus au fait que lui des recherches entreprises. Et vous avez déjà rencontré le président Hassan en quatre occasions. Sans compter que vous êtes assez proche d’Hala Kamil. Bref, il me semble que vous êtes l'homme de la situation.
Le sénateur leva les mains en signe de résignation.
— Il n'y a pas de votes importants au Sénat. Si vous pouvez mettre à ma disposition un avion officiel, je partirai mardi matin, verrai Hassan dans l'après-midi et reviendrai vous faire mon rapport le lendemain dans la soirée.
— Merci, George.
Le Président s'interrompit un instant, puis il ajouta :
— Il y a encore une chose.
— Comme toujours, fit le sénateur avec un soupir.
— J'aimerais que vous informiez en privé le président Hassan, et sous le sceau du secret le plus absolu, que je suis prêt à coopérer avec lui dans l'hypothèse où il déciderait de se débarrasser de Yazid.
Le sénateur parut profondément choqué.
— Depuis quand la Maison-Blanche se mêle-t-elle d'assassinats politiques ? fit-il d'une voix sourde. Je vous en supplie, monsieur le Président, ne vous abaissez pas au niveau de la fange dans laquelle se débattent les Yazid et autres terroristes.
— Si quelqu'un avait eu le bon sens de se débarrasser de Khomeiny douze ans plus tôt, le Moyen-Orient serait une région un peu moins troublée.
— Le roi George d'Angleterre aurait pu en dire autant de George Washington et des colonies en 1778.
— On pourrait passer toute la journée à discuter sur ce point. De toute façon, la décision appartient au président Hassan. C'est à lui de donner le feu vert.
— Je n'approuve pas cette idée, déclara le sénateur avec gravité. Si jamais il y avait la moindre fuite, votre personne elle-même pourrait en pâtir.
— Je respecte vos conseils et votre honnêteté, sénateur. C'est pour cette raison que vous êtes le seul en qui j'ai toute confiance pour délivrer ce message.
Le sénateur s'inclina.
— Je ferai ce que vous me demandez, et c'est avec plaisir que je mettrai le président Hassan au courant de votre proposition au sujet de la bibliothèque, mais ne comptez pas sur moi pour lui suggérer d'assassiner Yazid, même si celui-ci mérite cent fois la mort.
— Je vais faire en sorte que le président Hassan soit informé de votre arrivée, dit Nichols, s'interposant avec diplomatie.
Le Président se leva de son fauteuil, signifiant ainsi que la conférence était terminée, il échangea une poignée de main avec le sénateur.
— Je vous remercie, mon vieil et fidèle ami. J'attends votre rapport pour mercredi après-midi. Nous dînerons ensemble.
— A mercredi, monsieur le Président.
En quittant le Bureau ovale, le sénateur Pitt eut le sinistre pressentiment que le Président pourrait fort bien dîner seul ce soir-là.
33
Le Lady Flamborough entra majestueusement dans le petit port de Punta del Este quelques minutes avant que le soleil ne se couchât sur le continent. La brise légère qui soufflait du sud agitait à peine l'Union Jack qui flottait à l'arrière.
C'était un superbe bâtiment de cent mètres de long peint en bleu ardoise avec une cheminée rouge et bordeaux. L'un des derniers-nés des bateaux de croisière fins et racés, il ressemblait en fait à un yacht de luxe. ÏÏ ne comportait que cinquante suites et pouvait recevoir cent passagers, au confort desquels veillaient un nombre égal de membres d'équipage.
Il arrivait de son port d'attache, San Juan à Porto Rico, et, pour ce voyage, il n'avait pas pris de passagers.
— Deux degrés à bâbord, fit le pilote.
— Deux degrés à bâbord, acquiesça l'homme de barre.
Le pilote, un homme à la peau mate, en chemise et short kaki, ne quitta pas des yeux la langue de terre qui protégeait la baie jusqu'à ce qu'elle eût disparu derrière la poupe du Lady Flamborough.
Le port était bourré de yachts et autres bateaux de croisière. Certains d'entre eux servaient d'hôtels flottants aux participants de la conférence économique, et d'autres avaient à leur bord leur contingent habituel de touristes.
À environ un kilomètre du mouillage prévu, le pilote ordonna d'arrêter les machines. Le luxueux paquebot glissa en silence sur les flots calmes avant de stopper progressivement.
Satisfait, l'homme porta un émetteur radio à ses lèvres :
— Nous y sommes. Jetez l'ancre, fit-il avec un accent plus irlandais qu'espagnol.
L'ordre fut relayé à l'avant, et l'ancre descendit pendant que le bateau faisait lentement machine arrière.
Le commandant Oliver Collins, un homme mince qui se tenait droit comme un I dans son uniforme impeccable, hocha la tête en signe d'approbation et tendit la main au pilote.
— Beau travail, comme d'habitude, monsieur Campos.
Il connaissait le pilote depuis près de vingt ans et pourtant, comme il le faisait avec tout le monde, même avec ses amis les plus proches, il ne l'appelait jamais par son prénom.
— S'il avait mesuré trente mètres de plus, je n'aurais pas pu le caser, dit Harry Campos avec un sourire qui dévoila des dents jaunies par le tabac. Désolé de ne pouvoir vous amarrer à quai, mais vous devez mouiller dans le port.
— Pour des raisons de sécurité, j'imagine.
Campos alluma un mégot de cigare.
— La venue des grosses légumes a tout mis sens dessus dessous. La police se comporte comme s'il y avait un tireur embusqué derrière chaque palmier.
Collins admira un instant la célèbre station balnéaire d'Amérique du Sud par la vitre de la passerelle.
— Je ne me plains pas, fit-il. Mon bateau va recevoir à son bord les présidents du Mexique et de l'Égypte pendant la durée de la conférence.
— C'est vrai ? demanda Campos. Alors, c'est pas étonnant qu'on vous mette au milieu du port.
— Puis-je vous offrir un verre dans ma cabine ? Ou plutôt, étant donné l'heure, me ferez-vous l'honneur de dîner avec moi ?
Campos secoua la tête.
— Merci pour votre invitation, commandant, mais c'est la pagaille en ce moment. (Il désigna la file de bateaux qui attendaient leur tour.) Ce sera peut-être pour la prochaine fois.
Le pilote remplit le document pour le paiement et le tendit au commandant, qui le signa.
— Un de ces jours, je vais prendre des vacances et embarquer avec vous comme passager, dit Campos en s'extasiant devant les ponts immaculés du paquebot.
— Prévenez-moi et je veillerai à ce que votre voyage se fasse aux frais de la compagnie, fit Collins.
— C'est très gentil de votre part. Si jamais j'en parle à ma femme, elle ne me laissera pas en paix tant que je n'aurai pas accepté.
— Ce sera avec plaisir, monsieur Campos.
Le bateau-pilote vint se ranger le long de la coque du grand yacht. Campos descendit l'échelle et sauta à bord. Il agita la main, et alla s'occuper du prochain navire qui attendait d'entrer au port.
— C'est l'une des traversées les plus agréables que j'aie jamais faites, déclara alors Michael Finney, le second du Lady Flamborough. Un équipage au complet, et pas le moindre passager. Pendant six jours, je me suis cru au paradis.
Les instructions de la compagnie obligeaient en effet les officiers du bateau à consacrer autant de temps aux passagers qu'à la navigation, une contrainte que Finney détestait de toute son âme. Marin accompli, il se tenait le plus possible à l'écart des salons et salles de restaurant, et préférait manger avec les autres officiers ou se livrer à des inspections du navire.
Finney n'avait d'ailleurs pas du tout l'allure d'un mondain. Il était grand et fort, et son torse de lutteur paraissait à l'étroit dans son uniforme.
— Je n'ai pas l'impression que les conversations et la fréquentation de la haute société vous aient manqué, dit Collins, légèrement narquois.
— Ça irait encore s'ils ne posaient pas tout le temps les mêmes questions stupides, dit le second avec une grimace.
— Respect et courtoisie à l'égard des passagers, monsieur Finney, lui rappela le commandant. C'est la règle. Et surveillez vos manières au cours des prochains jours. Nous allons recevoir d'importants hommes d'État étrangers.
Finney garda le silence. Son regard se porta sur les grands immeubles modernes qui bordaient la plage.
— Chaque fois que je reviens au pays, murmura-t-il enfin avec nostalgie, il y a un hôtel de plus.
— C'est vrai, vous êtes né ici.
— Oui, à Montevideo. Mon père était représentant d'une société de machines-outils de Belfast.
— Vous devez être content d'être de retour, dit Collins.
— Pas particulièrement. Je me suis engagé à bord d'un minéralier panaméen quand j'avais seize ans. Mon père et ma mère sont morts. Je n'ai plus personne ici. (Il se tut et désigna par la vitre de la passerelle un bateau qui approchait.) Voilà ces maudits douaniers et les inspecteurs de l'immigration.
— Comme nous n'avons pas de passagers et que l'équipage ne descendra pas à terre, fit le commandant, on devrait s'en tirer avec un simple coup de tampon.
— Le pire, c'est encore les inspecteurs sanitaires.
— Prévenez le commissaire du bord, monsieur Finney. Puis introduisez-les dans ma cabine.
— Pardonnez-moi, monsieur, mais n'est-ce pas en faire un peu trop ? Je veux dire, recevoir de simples inspecteurs des douanes dans la cabine du commandant ?
— Peut-être, mais je tiens à ce qu'il n'y ait pas le moindre accroc durant notre séjour dans le port. On peut toujours avoir besoin de demander une faveur.
— A vos ordres, monsieur.
La nuit tombait quand les représentants des douanes et de l'immigration montèrent à bord du Lady Flamborough. Les lumières du paquebot s'allumèrent et illuminèrent ses ponts et sa superstructure. Ancré au milieu de la baie, le yacht brillait comme un diamant dans un coffret à bijoux.
Les officiels uruguayens, conduits par Finney, s'arrêtèrent sur le seuil de la cabine du commandant. Celui-ci étudia un instant les cinq personnes que son second lui amenait. Collins était un homme à qui rien n'échappait, et il remarqua tout de suite quelque chose de bizarre. L'un des Uruguayens portait un large chapeau de paille rabattu sur son visage et un treillis tandis que les autres étaient en uniformes. Finney s'écarta poliment et fit signe aux inspecteurs d'entrer.
Collins s'avança pour les accueillir.
— Bonsoir, messieurs. Bienvenue à bord du Lady Flamborough. Je suis le commandant Oliver Collins.
Les officiels restèrent muets, et Collins et Finney échangèrent des regards intrigués. Alors l'homme au chapeau de paille fit un pas en avant et se débarrassa lentement de son treillis au-dessous duquel il portait un uniforme blanc aux galons dorés, réplique exacte de celui de Collins. Puis il ôta son chapeau et le remplaça par une casquette assortie à l'uniforme.
Le flegmatique commandant du Lady Flamborough ne put retenir un mouvement de surprise. Il avait l'impression de se trouver devant son double.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Qu'est-ce qui se passe ?
— Mon nom ne vous dira rien, répondit Suleiman Aziz Ammar avec un sourire désarmant. Je prends le commandement de votre navire.
34
La surprise est la clé de la réussite de toute opération clandestine. Et la surprise à bord du Lady Flamborough fut totale. À l'exception du commandant Collins, du second, Michael Finney, et du commissaire du bord qui furent attachés, bâillonnés et enfermés dans la cabine de Finney, personne parmi les officiers et membres d'équipage ne se rendit compte de quoi que ce soit.
Ammar avait soigneusement calculé son coup. Les véritables inspecteurs des douanes uruguayens se présentèrent seulement douze minutes plus tard. Il les accueillit comme de vieilles connaissances, et sous son déguisement parfait, aucun ne se douta de la supercherie. Les hommes qu'il avait choisis pour jouer le rôle du second et du commissaire du bord restèrent dans l'ombre. Tous deux, cependant, étaient des officiers de marine expérimentés, et ils ressemblaient étonnamment à leurs homologues dont ils avaient pris la place. Il fallait vraiment s'approcher de près pour s'apercevoir de la différence.
Les inspecteurs uruguayens, leur tâche accomplie, quittèrent le paquebot. Ammar fit alors appeler le deuxième et le troisième officier dans sa cabine. Ce serait le véritable test, le plus important. S'il le passait sans éveiller les soupçons, il pourrait compter sur eux pour devenir ses complices innocents et exécuter ses ordres au cours des prochaines vingt-quatre heures qui allaient être cruciales pour la réalisation de son plan.
Se faire passer pour Dale Lemke, le pilote du vol Nebula n° 106, n'avait pas été bien difficile. Il avait pris un moule du visage de Lemke juste après l'avoir assassiné. Mais se déguiser en commandant du Lady Flamborough, c'avait été une autre affaire. Il avait été contraint de travailler sur les seules huit photos de Collins qu'avaient réussi à se procurer ses agents en Angleterre dans le bref délai dont ils disposaient. Il avait également dû s'injecter un produit qui élevait la tonalité de sa voix au niveau de celle de Collins, une voix dont ils avaient pu effectuer un enregistrement.
Il avait fait alors appel à un artiste réputé qui avait sculpté un visage semblable à celui de Collins à partir des photos. Puis on avait coulé un moule mâle et un moule femelle de la sculpture. Ensuite, on avait pressé un latex naturel, teint à la couleur de la peau du commandant Collins, entre ces moules, puis on l'avait cuit. Le masque de latex avait enfin été soigneusement retouché à l'aide d'une résine spéciale.
Après cela, Ammar avait ajouté des oreilles thermoformées et des prothèses nasales, ainsi que du maquillage. Pour finir, il avait mis une perruque, des lentilles de contact à la couleur des yeux de Collins, et des couronnes dentaires semblables aux siennes. Ammar était ainsi devenu le portrait craché du commandant du paquebot.
Il n'avait pas eu le temps d'étudier à fond le profil psychologique d'Oliver Collins. Il avait juste pu assimiler les bases des obligations imposées par la charge de commandant et mémoriser les noms et les visages des officiers du navire, il n'avait pas d'autre choix que d'y aller au culot en tablant sur le fait que les membres de l'équipage n'avaient a priori aucune raison de se méfier.
Dès que les deux officiers entrèrent dans la cabine, Ammar préféra jouer la carte de la sécurité :
— Pardonnez-moi, messieurs, si je n'ai pas l'air dans mon assiette, mais j'ai un bon début de grippe.
— Voulez-vous que je fasse appeler le médecin du bord ? demanda le deuxième officier, Herbert Parker, un homme jeune et bronzé au visage enfantin.
Une erreur de ma part, se dit aussitôt Ammar. Le médecin ne manquerait pas de s'apercevoir de la supercherie.
— Il m'a déjà donné assez de pilules pour soigner un éléphant. Je me sens suffisamment bien.
Le troisième officier, un Ecossais au nom improbable d'Isaac Jones, repoussa une mèche de cheveux roux qui lui tombait sur le front.
— Nous pouvons faire quelque chose ?
— Oui, monsieur Jones, répondit Ammar. Nos illustres passagers doivent embarquer demain après-midi. Vous serez chargé de les accueillir. Nous n'avons pas souvent l'occasion d'avoir deux présidents à notre bord et je pense que la compagnie attend de nous que nous les recevions avec tous les honneurs dus à leur rang.
— Bien, monsieur. Comptez sur moi.
— Monsieur Parker ?
— Commandant ?
— Un chaland arrivera d'ici une heure pour transborder un chargement destiné à la compagnie. Vous veillerez au bon déroulement des opérations. D'autre part, une équipe d'agents de la sécurité montera à bord ce soir. Vous vous occuperez de les loger dans les cabines inoccupées.
— C'est nouveau, n'est-ce pas, commandant, ce chargement ? Et je croyais que les agents de sécurité égyptiens et mexicains n'étaient attendus que demain matin.
— Les voies de nos patrons sont parfois mystérieuses, répondit le faux Collins avec philosophie. Quant à nos hôtes armés, c'est également un ordre de la compagnie. Ils veulent avoir leurs propres agents à bord pour parer à toute éventualité.
— Une équipe qui en surveille une autre, c'est cela ?
— En quelque sorte, oui. Il paraîtrait que la Lloyd a exigé des précautions supplémentaires, sinon elle menaçait d'augmenter les primes de façon astronomique.
— Je vois.
— Pas d'autres questions, messieurs ?
Il n'y en avait pas, et les deux officiers se préparèrent à sortir.
— Herbert, il y a encore une chose, lança alors Ammar. Je vous prie d'effectuer ce chargement le plus rapidement et le plus discrètement possible.
— Bien, monsieur.
Dès qu'ils furent sur le pont, hors de portée de voix, Parker se tourna vers Jones :
— Vous avez entendu ? Il m'a appelé par mon prénom. Vous ne trouvez pas ça bizarre ?
Jones haussa les épaules.
— Il doit être plus malade qu'on ne le croit.
Le chaland se rangea contre la coque du paquebot et une grue de chargement se déploya. L'opération se déroula sans anicroches. Les hommes d'Ammar, en costumes trois-pièces, montèrent à bord un peu plus tard, et s'installèrent dans les suites vides qui leur avaient été assignées.
À minuit, le chaland s'éloigna et disparut dans les ténèbres. Le mât de charge du Lady Flamborough se replia dans la cale, et l'écoutille se referma.
Ammar frappa cinq coups à la porte de Finney et attendit. Le battant s'entrouvrit prudemment, et le garde se recula pour laisser entrer le faux Collins.
Ammar désigna le vrai d'un mouvement du menton, et le garde lui ôta son bâillon.
— Je suis désolé de vous faire subir ce traitement, commandant, mais je suppose qu'il serait inutile de vous demander votre parole d'honneur de ne pas tenter de vous enfuir et d'alerter l'équipage.
Collins était assis droit sur une chaise, les pieds et les mains entravés, et il fixait Ammar avec une lueur de meurtre dans les yeux.
— Vous n'obtiendrez pas la moindre coopération de moi ou de mes officiers, espèce de bandit !
— Même si j'ordonne à mes hommes de trancher la gorge de tous les membres féminins de votre équipage et de jeter leurs corps aux requins ?
Finney tenta de bondir sur Ammar, mais le garde lui enfonça violemment la crosse de son fusil dans l'estomac. Finney retomba sur sa chaise avec un cri de douleur étouffé.
Collins n'avait pas quitté Ammar du regard.
— Je n'en attends pas moins de la part de terroristes assoiffés de sang.
— Nous ne sommes pas des apprentis qui ne cherchent qu'à massacrer les infidèles, expliqua Ammar avec patience. Nous sommes des professionnels. Il ne s'agit pas d'une répétition de la regrettable affaire de l'Achille Lauro. Il n'est pas dans notre intention d'assassiner qui que ce soit. Notre seul but est seulement de nous emparer des présidents Hassan et De Lorenzo, et de les échanger contre une rançon. Si vous n'essayez pas de vous mettre en travers de notre chemin, nous traiterons avec leurs gouvernements respectifs et partirons aussi discrètement que nous sommes venus.
Collins étudia un instant le visage de son sosie, mais il n'y lut qu'une expression de sincérité. Il ne pouvait pas savoir que l'Arabe était un comédien de premier ordre.
— Sinon, vous n'hésiterez pas à abattre les hommes de mon équipage ?
— Et vous aussi, bien sûr.
— Qu'attendez-vous de moi ?
— De vous, rien. M. Parker et M. Jones m'ont pris sans problème pour Oliver Collins. C'est des services de votre second que j'ai besoin. Vous allez lui ordonner de m'obéir.
— Pourquoi Finney ?
— J'ai trouvé dans votre bureau les états de service de vos officiers. Finney connaît parfaitement la navigation dans ces eaux.
— Je ne vois pas où vous voulez en venir.
— Nous ne pouvons pas prendre le risque d'avoir recours à un pilote, expliqua Ammar. Demain, après la tombée de la nuit, Finney prendra la barre et conduira le bateau vers la pleine mer.
Collins réfléchit calmement, puis il secoua la tête.
— Dès que les autorités portuaires s'en rendront compte, elles bloqueront l'entrée du port, et que vous menaciez de tuer tout le monde à bord n'y changera rien.
— Un bâtiment plongé dans l'obscurité pourra se glisser sans être vu.
— Jusqu'où espérez-vous aller ? Tous les patrouilleurs dans un rayon de cent milles vous repéreront dès qu'il fera jour.
— Non, ils ne nous repéreront pas.
Collins eut l'air sidéré.
— C'est de la folie ! Vous ne pouvez pas dissimuler un navire comme le Lady Flamborough !
— C'est juste, fit Ammar avec un sourire glacé. Mais, en revanche, je peux le rendre invisible.
Jones était dans sa cabine, penché au-dessus de son bureau, et il prenait des notes en vue de la cérémonie du lendemain quand Parker frappa et entra. Il avait l'air épuisé, et son uniforme était taché de sueur.
— Le chargement est terminé ? lui demanda Jones.
— Oui, Dieu merci.
— Un dernier petit verre ?
— Du pur malt écossais.
Jones se leva et alla prendre une bouteille dans le tiroir de la commode. Il remplit deux verres et en tendit un à Parker.
— Après tout, fit-il, vous y avez gagné à ne pas être de quart demain matin de bonne heure.
— J'aurais préféré ça, dit Parker d'un ton las. Et vous ?
— Je viens juste de finir.
— Je me suis permis de vous déranger parce que j'ai aperçu de la lumière à votre hublot. Finney n'est pas dans le coin et j'avais besoin de parler à quelqu'un.
Jones remarqua alors l'expression soucieuse de son visiteur.
— Qu'est-ce qui vous tracasse ? demanda-t-il.
Parker vida son whisky d'un trait, et contempla un instant son verre vide.
— On vient d'embarquer le chargement le plus incroyable que j'aie jamais vu sur un bateau de croisière.
— Qu'est-ce que c'était ? fit Jones dont la curiosité était éveillée.
— Du matériel de peinture, répondit Parker en secouant la tête. Des compresseurs, des pinceaux, des rouleaux et cinquante fûts, de la peinture, je suppose.
— De quelle couleur ? ne put s'empêcher de demander Jones.
— Je ne sais pas. Ils étaient étiquetés en espagnol.
— Ça n'a rien d'étrange. La compagnie veut sans doute les avoir sous la main pour le jour où le Lady Flamborough aura besoin d'une petite cure de rajeunissement.
— Mais ce n'est pas tout. Il y avait aussi d'énormes rouleaux de plastique.
— De plastique ?
— Oui. Et aussi de grands panneaux de fibre. On en a chargé des kilomètres et des kilomètres. Ils passaient à peine par les portes.
Ce fut au tour de Jones de fixer son verre.
— À quoi la compagnie peut-elle bien les destiner ?
Parker, les sourcils froncés, répondit :
— Je n'en ai pas la moindre idée.
35
Les agents de la sécurité égyptiens et mexicains montèrent à bord peu après le lever du soleil, et ils entreprirent de fouiller le bateau et de vérifier les dossiers de tous les membres de l'équipage. Ceux-ci, hormis quelques Indiens et Pakistanais, étaient anglais et n'avaient rien contre les gouvernements du Mexique ou de l'Égypte.
Les hommes d'Ammar, qui parlaient tous couramment anglais, se montrèrent coopératifs et exhibèrent passeports et documents nécessaires lorsqu'on le leur demanda.
Le président De Lorenzo arriva plus tard dans la matinée. C'était un homme plutôt petit qui avait dépassé la soixantaine, il était physiquement en forme, et avait d'épais cheveux gris et des yeux noirs et mélancoliques.
Il fut accueilli par Ammar qui joua son rôle de commandant Collins avec maestria. L'orchestre du paquebot interpréta l'hymne mexicain, puis l'homme d'État et ses conseillers furent conduits dans leurs suites, situées sur le côté tribord du Lady Flamborough.
Au milieu de l'après-midi, un yacht qui appartenait à un riche exportateur égyptien vint se ranger contre le flanc du paquebot, et le président Hassan monta à son tour à bord, il était tout le contraire de son homologue mexicain, il était plus jeune, âgé seulement de cinquante-quatre ans, et avait des cheveux noirs qui s'éclaircissaient. Il était par ailleurs grand et mince, et, pourtant, il se déplaçait avec les mouvements hésitants d'un malade. Ses yeux noirs étaient humides et semblaient contempler le monde à travers un voile de soupçon.
Il fut reçu selon le même cérémonial, et conduit ensuite à ses appartements, situés du côté bâbord.
Plus de trente chefs d'État de pays du tiers monde étaient arrivés à Punta del Este pour le sommet économique. Certains avaient choisi de descendre dans des palaces ou bien au très sélect Cantegril Country Club. D'autres avaient préféré le calme de paquebots de croisière ancrés dans la baie. Les rues et les restaurants de la ville grouillaient de diplomates et de journalistes.
Ammar se tenait sur la passerelle et observait la ville aux jumelles, il les abaissa et regarda l'heure. Son ami Ibn l'étudia attentivement.
— Tu comptes les minutes qui nous séparent de la tombée de la nuit, Suleiman Aziz ? demanda-t-il.
— Le coucher du soleil aura lieu dans quarante-trois minutes, fit Ammar sans se retourner.
— Il y a beaucoup d'activité, dit Ibn en désignant la flottille d'embarcations et les quais du port noirs de monde.
— C'est vrai. N'autorise personne à monter à bord en dehors des délégués égyptiens et mexicains qui font partie de l'entourage d'Hassan et de De Lorenzo.
— Et si quelqu'un désire se rendre à terre avant qu'on lève l'ancre ?
— Tu laisses faire, répondit Ammar. Tout doit paraître normal. La confusion qui règne à travers la ville joue en notre faveur. On ne remarquera notre absence que lorsqu'il sera trop tard.
— Les autorités du port ne se laisseront pas facilement abuser. Dès qu'elles constateront que nos lumières ne sont pas allumées, elles ordonneront une enquête.
— Elles auront été averties que notre générateur est en panne. (Ammar désigna un autre paquebot ancré un peu plus loin.) Depuis le rivage, on prendra ses lumières pour les nôtres.
— Oui, mais pas de près.
Ammar haussa les épaules.
— Une heure nous suffira pour gagner la pleine mer. Les Uruguayens ne lanceront pas les recherches avant le jour.
— Il faudrait commencer dès maintenant à nous débarrasser des agents de la sécurité égyptiens et mexicains, fit Ibn.
— Pas de problème, nos armes sont équipées de silencieux. (Ammar dévisagea un instant son ami.) Silence et discrétion sont de rigueur, Ibn. Invente un stratagème pour les isoler et abats-les les uns après les autres. Pas de cris ou de bagarres. Si l'un d'eux parvient à s'échapper et à alerter les autorités, nous sommes perdus. Fais-le bien comprendre à tes hommes. Il est temps de mériter notre salaire et de faire en sorte que Yazid règne bientôt sur l'Égypte.
Les gardes égyptiens furent éliminés en premier. Ils n'avaient aucune raison de se méfier des faux agents d'assurance d'Ammar, et il ne fut pas difficile de les attirer par ruse dans une suite vide qui se transforma bientôt en véritable abattoir.
Puis ce fut au tour des Mexicains qui, au nombre de douze, furent également tués à bout portant à peine eurent-ils franchi le seuil de la cabine où ils avaient été convoqués sous un prétexte quelconque.
Il ne resta plus que les deux Égyptiens et les trois Mexicains qui montaient la garde devant les suites de leurs présidents respectifs.
Au crépuscule, Ammar quitta son uniforme de commandant pour enfiler une combinaison de coton noir. Puis il ôta son masque de latex et passa un masque de clown.
Il était en train d'attacher autour de sa taille un lourd ceinturon contenant deux pistolets automatiques et une radio portable quand Ibn frappa et entra dans la cabine.
— Il en reste cinq, annonça-t-il aussitôt. On ne pourra s'en débarrasser qu'en attaquant de front.
— Bon travail, approuva Ammar. Inutile de recourir à de nouveaux subterfuges. Foncez, mais dis à tes hommes d'être prudents. Je ne veux pas qu'Hassan ou De Lorenzo soient tués accidentellement.
Ibn acquiesça et donna ses instructions à un homme qui attendait devant la porte. Puis, affichant un sourire confiant, il se tourna de nouveau vers Ammar.
— Tu peux considérer que le bateau est entre nos mains.
Ammar montra un grand chronomètre de cuivre accroché au-dessus du bureau du commandant Collins.
— On lève l'ancre dans trente-sept minutes, fit-il. Rassemble tous les passagers et les membres d'équipage à l'exception des mécaniciens. Assure-toi que la salle des machines sera prête à répondre dès que je donnerai l'ordre d'appareiller. Réunis tout ce monde dans la salle à manger principale. Il est temps que nous fassions connaître nos exigences.
Le sourire d'Ibn s'élargit.
— Allah est avec nous, se contenta-t-il de dire.
— Nous le saurons dans cinq jours, répliqua Ammar en lui lançant un regard sévère.
— Il y a déjà un bon présage. Elle est là.
— Qui, elle ? De qui parles-tu ?
— D'Hala Kamil.
Ammar parut d'abord ne pas comprendre. Puis ne pas en croire ses oreilles.
— Kamil, elle est à bord de ce navire ?
— Elle est arrivée il y a moins de dix minutes, expliqua Ibn, rayonnant. Je l'ai fait placer sous bonne garde dans les quartiers réservés aux femmes de l'équipage.
— Allah est bien avec nous, fit Ammar, toujours incrédule.
— Oui, approuva Ibn. Et il t'offre une seconde chance de te débarrasser d'elle au nom d'Akhmad Yazid.
Au moment où la nuit tombait, une légère pluie tropicale nettoya le ciel et se dirigea vers le nord. Les lumières s'allumèrent dans les rues de Punta del Este et à bord des bateaux ancrés dans le port.
Le sénateur Pitt trouva bizarre que le Lady Flamborough ne fût pas éclairé et qu'on ne distinguât que sa silhouette à la lueur des lumières du paquebot qui était juste derrière lui. Le canot qui l'amenait vint se ranger le long de la coque. Le sénateur, qui ne portait qu'un attaché-case, monta les marches de la passerelle. Le canot, déjà, s'éloignait pour regagner les quais. George Pitt posa le pied sur le pont et sentit aussitôt que quelque chose n'allait pas. Il crut d'abord s'être trompé de bâtiment.
Pour seuls bruits, il y avait une voix qui s'élevait d'un haut-parleur et le bourdonnement des générateurs. Soudain une silhouette en combinaison noire déboucha de l'ombre, un fusil à la main.
— C'est bien le Lady Flamborough ? demanda le sénateur.
— Qui êtes-vous ? murmura la silhouette en noir. Qu'est-ce que vous faites ici ?
Le garde se tint immobile, son arme braquée sur lui, pendant que le sénateur expliquait la raison de sa présence.
— Sénateur George Pitt, dites-vous. Un Américain. Vous n'étiez pas attendu.
— Le président Hassan a été informé de mon arrivée, fit le sénateur avec impatience. Abaissez votre arme et conduisez-moi à sa cabine.
Une lueur soupçonneuse brillait dans les yeux du garde.
— Il y a quelqu'un avec vous ?
— Non, je suis seul.
— Il faut que vous retourniez à terre.
Le sénateur indiqua d'un signe de tête la direction dans laquelle le canot avait disparu.
— Le bateau qui m'a amené est reparti.
L'homme sembla réfléchir, il finit par abaisser son fusil et faire quelques pas en direction d'une porte, il s'arrêta et tendit le bras.
— Par ici, souffla-t-il comme pour confier un secret. Donnez-moi votre mallette.
— Ce sont des documents officiels, fit le sénateur en serrant l'attaché-case contre lui et en passant devant le garde.
Il se heurta à une lourde tenture et il l'écarta. Il se trouvait sur le seuil d'une immense salle à manger lambrissée de chêne et décorée en manoir anglais, qui servait également de salle de bal. Tous les gens qui étaient réunis là, certains assis, d'autres debout, en costumes ou en uniformes, se tournèrent vers lui et le regardèrent comme s'il débarquait d'une autre planète.
Le long des murs il y avait neuf hommes, silencieux, tous en combinaisons noires, qui tenaient en respect la petite assemblée de leurs armes automatiques.
— Bienvenue, lança la voix amplifiée d'une silhouette debout sur une petite scène devant un micro. (L'homme était vêtu comme les autres, mais il portait un masque de clown, et c'était bien le seul signe d'humour qui se dégageait de lui.) Déclinez votre identité, je vous prie.
Le sénateur Pitt était abasourdi.
— Qu'est-ce qui se passe ? balbutia-t-il.
— Veuillez, je vous prie, décliner votre identité, répéta Ammar avec une politesse glacée.
— Sénateur George Pitt, membre du Congrès des États-Unis. Je suis ici pour m'entretenir avec le président Hassan. On m'a dit qu'il se trouvait à bord de ce paquebot.
— Le président Hassan est assis au premier rang.
— Pourquoi ces hommes nous menacent-ils de leurs armes ?
— Pourquoi ? Mais cela me paraît évident, sénateur, répondit Ammar en feignant une grande patience. Vous débarquez en plein acte de piraterie navale.
Un mélange d'incompréhension et de peur envahit George Pitt. Comme hypnotisé, il s'avança, passa devant le commandant Collins et ses officiers, et fixa les visages livides des présidents Hassan et De Lorenzo. Il s'immobilisa et ses yeux tombèrent sur ceux d'Hala Kamil. À cet instant, il réalisa que tous ces gens allaient mourir.
Sans un mot, il glissa son bras autour des épaules de la jeune femme. Une fureur aveugle monta en lui.
— Au nom du ciel, est-ce que vous savez seulement ce que vous êtes en train de faire ?
— Je le sais très bien, répondit Ammar. Allah est à mes côtés depuis le début, et, en prime, il m'a fait cadeau de l'arrivée inattendue de la secrétaire générale des Nations unies ainsi que de celle d'un distingué sénateur des États-Unis.
— Vous avez commis une grave erreur, répliqua George Pitt avec un ricanement de mépris. Vous ne pourrez jamais réussir et vous ne vous en tirerez jamais vivant !
— Mais si.
— Impossible !
— Pas du tout, dit Ammar avec une conviction absolue. Et vous le constaterez bientôt.
36
Nichols avait déjà enfilé son manteau et fourrait des papiers dans son attaché-case pour les étudier chez lui quand sa secrétaire passa la tête par la porte du bureau.
— Un monsieur qui vient de Langley voudrait vous voir.
— Faites-le entrer.
Un agent de la CIA que l'assistant spécial du Président connaissait arriva quelques secondes plus tard. Il portait une mallette de cuir démodée.
— Vous avez failli me manquer, Keith. J'allais partir.
Keith Farquar avait une grosse moustache, d'épais cheveux bruns et des lunettes à montures d'écaillé. Sans attendre d'y être invité, il s'assit puis fit la combinaison qui permettait d'ouvrir la mallette et désamorçait la minuscule charge incendiaire placée à l'intérieur. Il tira un mince dossier qu'il plaça sur le bureau devant Nichols.
— M. Brogan m'a dit de vous préciser que les renseignements sur Akhmad Yazid sont extrêmement rares. Les données biographiques concernant sa naissance, ses parents, ses origines, ses études et sa vie privée comme mariage, enfants, etc., sont pratiquement inexistantes. La plupart des éléments que nos agents du Moyen-Orient ont pu réunir proviennent de personnes qui l'ont connu. Malheureusement, la plupart d'entre elles, pour une raison ou pour une autre, sont devenues des ennemis de Yazid, de sorte que leurs récits manquent d'objectivité.
— Votre section psychologique a pu tracer un profil ? demanda Nichols.
— Ils n'ont réussi à faire qu'une ébauche de projection. Yazid est aussi difficile à pénétrer qu'une tempête de sable. Un voile de sécurité l'entoure et le drape de mystère. Les questions posées par les journalistes aux gens de son entourage ne suscitent que des réponses ambiguës et des haussements d'épaules.
— Ce qui ne fait qu'ajouter au mirage.
Farquar sourit.
— Le même mot que celui employé par M. Brogan : « un mirage insaisissable ».
— Merci de m'avoir apporté le dossier, fit l'assistant du Président. Et remerciez aussi tous ceux qui ont travaillé à rassembler ces informations.
— Nous sommes toujours à la disposition de la Maison-Blanche. (L'agent de la CIA referma la mallette et se dirigea vers la porte.) Bonne soirée.
— Vous aussi.
Nichols appela sa secrétaire qui s'apprêtait à son tour à partir.
— Je peux encore faire quelque chose pour vous, monsieur ?
— Oui, je voudrais que vous téléphoniez à ma femme pour lui dire de ne pas s'inquiéter. Je serai un peu en retard.
La secrétaire, qui avait craint de devoir rester, poussa un petit soupir de soulagement.
— Bien, monsieur, je vais lui transmettre le message. Bonsoir, monsieur.
— Bonsoir.
Nichols glissa sa pipe éteinte entre ses dents et, sans quitter son manteau, il ouvrit le dossier Yazid.
Farquar n'avait pas exagéré. Il était pratiquement vide. La première fois que les médias avaient parlé de lui, c'était à l'occasion de son arrestation au Caire durant une manifestation pour protester contre la pauvreté devant un hôtel de luxe réservé aux touristes. Il s'était fait remarquer en prêchant la révolte dans les bidonvilles du pays.
Akhmad Yazid prétendait être né dans le dénuement le plus complet quelque part au cœur d'une banlieue sordide du Caire. Sa famille vivait dans une pauvreté totale, et son père et ses deux sœurs étaient morts à cause des conditions misérables de leur existence. Il n'avait pas été à l'école, mais avait reçu au cours de son adolescence l'enseignement de saints hommes islamiques, encore qu'on n'en ait trouvé aucun pour confirmer ses dires. Yazid affirmait que le prophète Mahomet parlait par sa bouche, qu'il réservait ses révélations aux fidèles et les poussait à restaurer le pouvoir de l'islam en Égypte.
Yazid possédait un grand charisme. Il déclarait que la philosophie occidentale était incapable de résoudre les problèmes socio-économiques de l'Égypte. Il disait que tous les Égyptiens étaient les membres d'une génération perdue qui devaient trouver leur voie en se conformant à sa vision morale.
Bien qu'il s'en défendît, l'homme, de toute évidence, n'hésitait pas à recourir au terrorisme pour atteindre ses objectifs, il n'y avait rien de prouvé, mais, grâce à des renseignements obtenus auprès d'informateurs musulmans, les analystes de la CIA étaient convaincus que Yazid se préparait à éliminer le président Hassan et à s'emparer du pouvoir, porté par une immense vague populaire.
Nichols reposa les minces feuillets et finit par allumer sa pipe. Quelque chose avait attiré son attention. Il y avait là-dedans un élément qui lui avait paru vaguement familier. Il fixa un instant la photo de Yazid qui accompagnait le dossier.
La vérité le frappa alors avec la force d'une révélation. C'était à la fois simple et terrifiant.
Il décrocha le téléphone et composa le numéro codé d'une ligne directe. Il pianota d'impatience sur le bureau en attendant son correspondant.
— Brogan, à l'appareil.
— Martin, Dieu merci vous êtes encore là. Dale Nichols.
— Oui, Dale, fit le directeur de la CIA. Vous avez vu le dossier sur Akhmad Yazid ?
— Oui, je vous remercie. Je l'ai étudié et je crois avoir découvert quelque chose. J'aurais besoin de votre aide.
— Je vous écoute.
— Il me faudrait deux séries de groupes sanguins et d'empreintes.
— Des empreintes ?
— Oui.
— Aujourd'hui on se sert plutôt de codes génétiques, fit Brogan avec une légère condescendance. Vous avez une raison particulière pour me demander ça ?
Nichols se tut le temps de rassembler ses pensées, puis il répondit :
— Si je vous la disais, je vous jure que vous me jugeriez bon pour la camisole de force.
Yaeger ôta ses lunettes de grand-mère, les rangea dans la poche de son blouson en jean, joua un instant avec un listing d'ordinateur, puis se renversa dans son fauteuil et but une gorgée de soda sans sucre.
— Zut, fit-il presque tristement. Échec sur toute la ligne. Cette piste vieille de mille six cents ans s'est refroidie depuis des siècles. Les ordinateurs ne sont pas capables de remonter le temps.
— Le professeur Gronquist arrivera peut-être à déterminer où le Sérapis a accosté quand il aura étudié les objets découverts à bord, fit Lily avec optimisme.
Giordino et l'amiral Sandecker étaient installés l'un à côté de l'autre dans le petit amphithéâtre de la NUMA, tandis que Pitt était assis deux rangs plus bas.
— Je lui ai parlé par radio il y a une heure, dit-il. Il n'a rien trouvé qui ne soit pas d'origine méditerranéenne.
Une image en trois dimensions de l'océan Atlantique et de son relief était projetée sur un écran, et tous avaient les yeux rivés dessus.
— Nous avons attaqué le problème sous un mauvais angle, reprit Pitt après un instant de silence.
— Il y a donc un autre angle ? s'étonna Yaeger. Nous avons suivi la seule approche logique concevable.
— Sans aucune indication de direction, c'était une tâche impossible, approuva Lily.
— Dommage que Rufinus n'ait pas noté sa position au jour le jour, fit Sandecker d'une voix rêveuse.
— Il avait précisément ordre de ne rien noter.
— On savait calculer une position à cette époque ? demanda Giordino.
— Oui, répondit Lily. Hipparque le Rhodien a déterminé la position d'endroits précis en indiquant leur latitude et leur longitude cent trente ans avant Jésus-Christ.
L'amiral croisa les mains sur son ventre plat de sportif et étudia son directeur des projets spéciaux pardessus ses lunettes.
— Je connais cette expression perdue que je lis dans vos yeux. Il y a quelque chose qui vous travaille.
Pitt se cala dans son siège.
— Nous avons raisonné sans tenir compte de la personnalité de l'homme qui a conçu le plan destiné à sauver ces trésors.
— Junius Venator ?
— Oui, un type brillant qui a été décrit par l'un de ses contemporains comme « un innovateur hardi qui a exploré des domaines que les autres érudits craignaient d'aborder ». La question que nous avons oublié de nous poser, c'est celle-ci : si nous avions été à la place de Venator, où aurions-nous dissimulé les chefs-d’œuvre des arts et de la littérature de notre époque ?
— Je persiste à dire en Afrique, se dévoua Yaeger. De préférence de l'autre côté du cap de Bonne-Espérance, au bord d'un fleuve de la côte orientale.
— Et pourtant, vos ordinateurs n'ont rien trouvé dans cette région.
— C'est vrai, reconnut l'informaticien. Mais Dieu seul sait combien les formations géologiques ont changé depuis Venator.
— Est-ce qu'il aurait pu diriger sa flotte vers la mer Noire ? demanda Lily.
— Rufinus a été clair : le voyage a duré cinquante-huit jours, répondit Giordino.
Sandecker tira une bouffée de son cigare et dit :
— Oui mais à supposer que les bateaux aient rencontré de mauvaises conditions météo ou des vents contraires, ils auraient très bien pu parcourir moins de 1000 milles dans cet intervalle de temps.
— L'amiral a raison, admit Yaeger. Les navires de cette époque étaient construits pour aller vent arrière. Leurs gréements n'étaient pas conçus pour naviguer contre le vent. Par gros temps, leurs capacités pouvaient être réduites de 80 p. 100.
— Sauf... (Pitt insista sur ce mot)... que Venator avait chargé à bord de ses bateaux plus de quatre fois la quantité normale de vivres.
— Il prévoyait donc un long voyage, fit Lily, brusquement intriguée. Venator n'avait donc pas du tout l'intention de toucher terre tous les deux ou trois jours pour se réapprovisionner.
— Tout ce que ça prouve, intervint Sandecker, c'est que Venator tenait à garder ce voyage secret en évitant d'accoster et de laisser ainsi des pistes derrière lui.
Pitt secoua la tête.
— Dès que les bateaux ont eu franchi le détroit de Gibraltar, il n'avait plus aucune raison de se cacher. Les navires de guerre byzantins envoyés à sa recherche auraient été aussi perdus que nous le sommes.
Yaeger lui lança un regard perplexe.
— Bon, on se met à la place de Venator, et ça nous mène où ?
— Le professeur Rothberg nous a fourni sans le savoir la clé du mystère. Il pense que Venator a enterré les trésors à un endroit où personne à son époque n'aurait eu l'idée de les chercher.
L'informaticien le dévisagea sans comprendre.
— Mais ça pourrait être n'importe où dans le monde de l'Antiquité !
— Ou en dehors du monde tel que les Romains le connaissaient.
— Les cartes de l'époque n'allaient guère au-delà de l'Afrique du Nord, de l'est de la mer Noire et du golfe Persique, dit Lily. Le reste n'avait jamais été exploré.
— On n'en sait rien, fit Pitt. Junius Venator avait accès aux connaissances réunies par l'homme durant quatre mille ans. Il n'ignorait pas l'existence du continent africain et des grandes steppes de Russie. Il devait être au courant du commerce avec l'Inde, et des marchandises tour à tour importées et exportées de Chine. Et il avait sans doute étudié les récits de voyages accomplis bien au-delà des routes commerciales habituellement suivies par les Romains et les Byzantins.
— Nous sommes en effet certains que la bibliothèque d'Alexandrie comportait toute une section réservée à la géographie, dit Lily. Venator a probablement pu consulter des cartes établies bien avant son époque.
— Et, selon vous, qu'est-ce qu'il aurait découvert qui l'aurait influencé ? demanda l'amiral.
— Une direction.
Tous les regards se tournèrent vers Pitt. Celui-ci se leva et descendit les quelques marches. Il prit une lampe qui promenait une flèche lumineuse sur la projection en trois dimensions, et il indiqua le détroit de Gibraltar, puis l'Atlantique.
— Venator a conduit sa flotte vers le continent américain, lâcha-t-il alors.
Cette affirmation fut accueillie dans une incrédulité totale.
— Il n'y a aucune preuve archéologique de contacts précolombiens sur le continent américain, répliqua Lily avec force.
— Le Sérapis prouve qu'un tel voyage a très bien pu se faire, dit Sandecker.
— Je sais que c'est un sujet de vive controverse, fit Pitt, mais il y a des similitudes dans l'art et la civilisation mayas qu'on ne peut pas ignorer. Les anciens Américains n'étaient peut-être pas aussi coupés des influences européennes et asiatiques qu'on l'a jadis pensé.
— Moi, j'y crois, s'écria Yaeger, retrouvant son enthousiasme. Je parie ma collection de disques que les Phéniciens, les Égyptiens, les Grecs, les Romains et les Vikings ont tous posé le pied en Amérique du Nord et du Sud avant Christophe Colomb.
— Aucun archéologue digne de ce nom ne vous suivrait sur ce terrain, affirma Lily.
L'informaticien se tourna vers Pitt.
— Quel littoral voulez-vous que j'explore ?
Pitt se gratta le menton qu'il avait bleu de barbe.
— Commencez par le fjord du Groenland et descendez au sud jusqu'au Panama, (il s'interrompit pour jeter un coup d'œil sur la carte.) Je suis sûr que c'est quelque part par là.
37
Le commandant Oliver Collins tapota le baromètre de la passerelle et regarda l'aiguille à peine visible à la faible lueur des lumières qui venaient du rivage. Il jura tout bas, car le temps était désespérément au beau. Si seulement il pouvait y avoir une bonne tempête, se disait-il, le bateau serait dans l'impossibilité d'appareiller. Collins était un excellent marin, mais un bien piètre juge de la nature humaine.
Suleiman Aziz aurait en effet ordonné de lever l'ancre même en plein cyclone. L'Arabe était assis, raide, dans le siège du commandant, et il épongeait son visage et sa nuque qui ruisselaient de transpiration.
Le masque qu'il portait constituait une véritable torture dans ce climat chaud et humide, de même que ses gants qu'il ne quittait pas. Il endurait toutefois ces souffrances avec stoïcisme. Si jamais le détournement du paquebot échouait et qu'il parvienne à s'enfuir, les services de renseignements internationaux ne seraient pas en mesure de l'identifier grâce à une description ou à ses empreintes.
L'un de ses hommes était à la barre et attendait ses instructions. Deux autres gardaient l'accès à la passerelle, leurs armes braquées sur Collins et son second Finney.
La marée montait et le paquebot se balançait sur son amarre, l'avant pointé vers l'entrée du port. Ammar étudia une dernière fois les quais et les docks aux jumelles, puis il fit signe à Finney tout en parlant dans un petit émetteur radio.
— Allez-y, fit-il simplement.
Finney, les traits tordus de rage, se tourna vers Collins dont il espérait un geste de refus, mais celui-ci se contenta de hausser les épaules avec résignation, et le second donna à contrecœur l'ordre de lever l'ancre.
Quelques minutes plus tard, lorsque le Lady Flamborough eut quitté son mouillage, la barre fut placée sur pilotage automatique. Presque invisible au milieu des ténèbres, masse sombre qui se découpait contre le ciel noir, le paquebot sortit lentement du port sans être remarqué. Pareil à un fantôme se frayant un chemin au milieu des tombes, il se faufila parmi les bateaux ancrés dans le port et atteignit enfin le chenal qui débouchait sur la pleine mer.
Ammar prit le téléphone de la passerelle et appela la salle des communications.
— Rien ? demanda-t-il d'une voix tendue.
— Non, rien, répondit l'homme qui était à l'écoute de la fréquence utilisée par les patrouilleurs uruguayens.
— Relaie tous les signaux par les haut-parleurs de la passerelle.
— Bien reçu.
— Un petit bateau croise notre route droit devant, annonça soudain Finney. Nous devons lui céder le passage.
Ammar appuya le canon de son pistolet automatique contre la tempe du second.
— Maintenez le cap, ordonna-t-il.
— Mais il va y avoir une collision, protesta Finney. Nous n'avons pas de feux. Ils ne peuvent pas nous voir.
Pour seule réponse, l'Arabe appuya le canon plus fort.
On distinguait nettement le bâtiment qui approchait. C'était un grand yacht à moteur qui devait mesurer environ quarante mètres, un bateau superbe et élégant qui scintillait de lumière. Il y avait une fête à bord et les invités se pressaient sur le pont supérieur. Collins constata avec horreur que son antenne radar ne tournait pas.
— Actionnez la sirène, supplia-t-il. Laissez-leur une chance de nous éviter.
Ammar ne répondit pas.
Les secondes s'écoulèrent dans l'attente de l'inévitable. Les gens qui riaient et dansaient à bord du yacht, de même que l'homme de barre, ignoraient tout du monstre d'acier qui fonçait sur eux dans l'obscurité.
— C'est inhumain, balbutia Collins. Proprement inhumain !
L'étrave du Lady Flamborough heurta le yacht par tribord. Il n'y eut pas de grand choc, pas de grincements de métal tordu. Les hommes sur le pont du paquebot ne ressentirent qu'une faible secousse alors que l'avant haut de trois étages coupait littéralement le yacht en deux. On aurait dit un jouet d'enfant écrasé par un marteau de forgeron.
Collins, les poings serrés, assista au désastre avec un terrible sentiment d'impuissance. Il entendit clairement les cris de panique des passagers lorsque le yacht démantelé commença à couler. Le paquebot laissait dans son sillage une nuée d'épaves et de cadavres.
Quelques rares rescapés parvinrent à s'éloigner à la nage, tandis que les blessés cherchaient à s'accrocher à n'importe quel objet flottant. Puis la scène de cauchemar disparut dans la nuit.
Finney sentit monter en lui une rage incontrôlable.
— Espèce de salaud ! Assassin ! cria-t-il.
— C'est Allah qui l'a voulu ainsi, se contenta de murmurer Ammar d'une voix lointaine et indifférente. (Il écarta lentement le canon de son arme de la tempe du second.) Dès que nous serons sortis du chenal, mettez le cap sur 0-5-5.
Livide sous son hâle, Collins se tourna vers l'Arabe.
— Pour l'amour du ciel, avertissez les autorités uruguayennes par radio et donnez-leur une chance de sauver ces pauvres gens.
— Pas de communications.
— Ils n'ont pas besoin de savoir d'où vient le message.
Ammar secoua la tête.
— Moins d'une heure après, il y aurait une enquête des forces de sécurité. Notre absence serait vite remarquée et on se lancerait aussitôt à notre recherche. Je suis désolé, commandant, mais chaque mille que nous mettons entre Punta del Este et nous est vital pour la réussite de mon plan. Ma réponse est non.
Collins le fixa droit dans les yeux, puis déclara :
— Quel prix devrons-nous payer avant que vous ne me restituiez mon bateau ?
— Si votre équipage et vous agissez selon mes instructions, il ne vous sera fait aucun mal.
— Et les passagers, les présidents De Lorenzo et Hassan ainsi que leur entourage ?
— Ils seront libérés en échange d'une rançon. Mais pendant les dix heures qui viennent, il va falloir qu'ils mettent la main à la pâte.
Collins était accablé, mais sa voix demeura ferme.
— Vous n'avez pas l'intention de les échanger contre de l'argent.
— Seriez-vous également devin ? demanda Ammar avec détachement.
— Il n'est pas nécessaire d'être devin pour se rendre compte que vos hommes sont originaires du Moyen-Orient. Je pense que vous avez tout simplement l'intention de tuer les Égyptiens.
Ammar eut un sourire machinal.
— Le destin des hommes est entre les mains d'Allah. Moi, je ne fais que suivre les instructions.
— Les instructions de qui ?
Avant qu'Ammar n'ait eu le temps de répondre, une voix jaillit par les haut-parleurs de la passerelle :
— Point de rendez-vous à environ 0-2-30.
L'Arabe accusa réception du message, puis il revint à Collins :
— L'heure n'est plus à la conversation, commandant. Nous avons beaucoup de travail avant le lever du jour.
— Qu'allez-vous faire de mon bateau ? demanda Collins. Vous me devez au moins une réponse à cette question.
— Oui, naturellement, murmura Ammar, l'esprit déjà ailleurs. Demain soir à cette heure-ci, toutes les agences de presse internationales annonceront que le Lady Flamborough est porté disparu et qu'il repose sans doute avec tous ses passagers et membres d'équipage par 350 mètres de fond.
38
Ce soir-là, le colonel José Rojas, chef des forces spéciales de sécurité uruguayennes, se tenait devant un groupe d'officiers en tenues de combat. Après être sorti de l'école militaire de son pays, il avait fait un stage chez les grenadiers de la garde britannique et en avait ramené l'habitude de se promener avec une badine.
Il était debout près d'une table sur laquelle il y avait un diorama du front de mer de Punta del Este. Il s'adressa à ses hommes en tapotant sa paume de sa badine :
— Nous allons nous organiser en trois équipes pour surveiller les docks, avec relève toutes les huit heures. Notre rôle est de nous tenir constamment en alerte dans l'éventualité d'une attaque terroriste. Je sais qu'il est difficile de ne pas se faire remarquer, mais tâchez d'être le plus discrets possible. La nuit, dissimulez-vous dans l'ombre, et le jour, restez à l'écart des endroits les plus fréquentés. Il ne faut pas effrayer les touristes, ni les inciter à croire que l'Uruguay est un État militaire. Des questions ?
Le lieutenant Eduardo Vazquez leva la main.
— Oui, Vazquez ?
— Si on repère quelqu'un qui nous paraît suspect, qu'est-ce qu'on fait ?
— Rien, sinon le signaler. Ce sera sans doute l'un des agents de sécurité d'un pays participant.
— Et s'il semble armé ?
Rojas soupira.
— Dans ce cas, vous saurez que c'est effectivement un agent de sécurité. Laissez les incidents diplomatiques aux diplomates. Tout est clair ?
Personne n'avait plus de questions à poser et Rojas leva la séance. Il entra dans le bureau qui lui avait été aménagé dans la capitainerie du port. Il s'arrêta devant une machine à café et se servit une tasse. Son aide de camp s'avança.
— Le capitaine Flores des Affaires navales est en bas et demande à vous voir.
— Il a dit pourquoi ?
— Urgent.
Rojas descendit par l'ascenseur. Flores, vêtu d'un impeccable uniforme blanc de la Marine, l'attendait dans le hall et, sans un mot d'explication, il le conduisit vers un vaste hangar qui abritait les canots de sauvetage. À l'intérieur, il y avait plusieurs hommes en train d'examiner des débris déchiquetés qui paraissaient provenir d'un bateau.
Le capitaine Flores présenta à Rojas deux hommes, des pêcheurs, un certain Luis Chavez et son fils.
— Ces pêcheurs ont ramené ces épaves qu'ils ont découvertes dans le chenal, expliqua-t-il. Ils pensent que c'est un yacht qui a été détruit au cours d'une collision avec un grand bateau.
— En quoi un accident maritime concerne-t-il les forces spéciales de sécurité ? s'étonna le colonel.
Le capitaine du port, un homme aux cheveux en brosse et à la moustache en bataille, répondit :
— Il pourrait s'agir d'une catastrophe susceptible de jeter le discrédit sur le sommet économique. (Il s'interrompit un instant avant de reprendre.) Les secours sont sur place. Jusqu'à présent, nous n'avons retrouvé aucun survivant, d'autant que les eaux sont infestées de requins.
— Vous avez identifié le yacht ?
— M. Chavez a repêché une plaque. Le bateau s'appelait le Lola.
Rojas secoua la tête.
— Je suis un soldat et je ne suis pas familiarisé avec les yachts de luxe. Ce nom devrait me dire quelque chose ?
— Le bâtiment a été baptisé ainsi en l'honneur de la femme de Victor Rivera, répondit Flores. Vous savez qui c'est ?
Le colonel se raidit.
— Je connais en effet le président de notre Chambre des députés. C'était son bateau ?
— Oui, acquiesça Flores. Nous avons appelé sa secrétaire chez elle. Sans lui préciser de quoi il retournait. Nous lui avons juste demandé des détails sur l'emploi du temps de M. Rivera. Elle a dit qu'il se trouvait à bord de son yacht où était organisée une réception pour les diplomates argentins et brésiliens.
— Ils étaient nombreux ? interrogea Rojas avec un sentiment d'inquiétude grandissant.
— Rivera, sa femme, vingt-trois invités et cinq membres d'équipage. Soit trente personnes en tout.
— Leurs noms ?
— La secrétaire n'avait pas la liste auprès d'elle. J'ai pris la liberté d'envoyer un de mes hommes la chercher chez Rivera.
— Bien. Je crois qu'il m'incombe maintenant de prendre la direction des opérations, déclara alors le colonel des forces de sécurité d'un ton officiel.
— La Marine se tient à votre disposition, dit Flores, soulagé d'être déchargé de la responsabilité de cette affaire.
Rojas se tourna vers le capitaine du port.
— Quel est l'autre bâtiment impliqué dans la collision ?
— Un mystère. Aucun bateau n'a quitté le port, ni n'est arrivé, au cours de ces dix dernières heures.
— Un bateau aurait-il pu entrer au port sans que vous le sachiez ?
— Aucun commandant ne serait assez stupide pour essayer de le faire sans l'aide d'un pilote.
— Mais est-ce que ce serait possible ? insista Rojas.
— Non, répondit le capitaine du port avec assurance. Aucun navire de haute mer ne pourrait pénétrer dans le port sans que j'en sois averti.
Rojas parut convaincu.
— Et si un bateau était sorti ? demanda-t-il.
Le capitaine du port réfléchit un instant.
— Aucun navire à quai ne pourrait appareiller sans que je sois aussitôt au courant. En revanche, si le bateau était ancré au milieu du port, si son commandant connaissait le chenal et s'il naviguait sans lumières, il pourrait éventuellement réussir à atteindre la pleine mer sans se faire remarquer. Mais ça tiendrait du miracle.
— Pouvez-vous fournir au capitaine Flores la liste des bâtiments ancrés au milieu du port ?
— Il l'aura dans dix minutes.
— Capitaine Flores ?
— Oui, colonel.
— La recherche d'un navire disparu est du domaine de la Marine, et j'aimerais que vous preniez la tête des opérations.
— Avec plaisir, colonel. Je m'en occupe tout de suite.
Rojas contempla pensivement les débris alignés sur le sol de ciment.
— La nuit va être longue, murmura-t-il.
Vers minuit, après avoir effectué de multiples vérifications et sillonné le port ainsi que le chenal, le capitaine Flores informa Rojas que le seul bâtiment porté manquant était le Lady Flamborough.
Le colonel, lorsqu'il examina la liste des passagers du paquebot, éprouva un véritable choc. Il caressa un instant le fol espoir que les présidents égyptien et mexicain soient descendus à terre pour la nuit, mais il reçut la confirmation qu'ils avaient effectivement disparu en même temps que le bateau. C'est alors que l'horrible spectre d'une action terroriste se dessina.
Dès l'aurore, on lança des recherches aériennes intensives. Tous les appareils disponibles des forces conjuguées uruguayennes, argentines et brésiliennes passèrent au peigne fin 400 000 kilomètres carrés d'Atlantique sud.
On ne découvrit pas la moindre trace du Lady Flamborough.
C'était comme s'il avait été englouti.
39
Pitt s'extirpa des brumes du sommeil, il était en train de rêver qu'il nageait sous l'eau et tentait en vain de remonter vers la surface qui miroitait au-dessus de lui. Il se frotta les yeux, constata qu'il se trouvait toujours sur le divan de son bureau, et il roula sur le côté. Son regard rencontra deux jambes minces et galbées.
Il s'assit, et se noya dans les yeux ensorcelants de Lily.
— Quelle heure est-il ? demanda-t-il.
— Cinq heures et demie, répondit doucement la jeune femme en lui massant la nuque.
— Du matin ou du soir ?
— Du soir. Vous avez dormi trois heures.
— Et vous, vous ne vous arrêtez donc jamais ?
— Quatre heures de sommeil par jour me suffisent.
Pitt bâilla.
— Je plains votre futur époux.
— Tenez, voici du café, dit-elle en changeant de sujet.
Pitt enfila ses chaussures et se leva.
— Yaeger a trouvé quelque chose ?
— Oui.
— Le fleuve ?
— Non, pas encore. Hiram reste très mystérieux, mais il dit que vous aviez raison. Venator a bien traversé l'Atlantique avant les Vikings et Christophe Colomb.
Giordino était assis, les pieds sur le bureau de Yaeger, et il engouffrait le dernier morceau de sa pizza en étudiant une carte détaillée du littoral.
L'informaticien, les yeux rouges de fatigue, fixait un écran d'ordinateur tout en prenant des notes sur un bloc. Il n'eut pas besoin de se retourner lorsque Pitt et Lily entrèrent dans la pièce, car il avait aperçu leur reflet sur l'écran.
— Nous avons enfin découvert quelque chose, annonça-t-il avec une pointe de satisfaction dans la voix.
— Quoi ? se contenta de demander Pitt.
— Au lieu de concentrer les recherches sur toutes les petites criques depuis la tombe du Sérapis au Groenland, j'ai sauté directement à l'État du Maine.
— Et ça a payé ?
— Oui. Vous vous en souvenez, Rufinus a écrit qu'après avoir abandonné Venator à son sort ils avaient affronté de très violents vents du sud pendant trente et un jours avant de trouver un abri où ils avaient pu effectuer des réparations sur le navire. Quand ils avaient repris leur voyage, de nouvelles tempêtes avaient arraché leurs voiles et emporté les avirons qui servaient de gouvernail. Puis le bateau avait dérivé un certain nombre de jours avant d'arriver dans ce fjord du Groenland.
Yaeger s'interrompit, et il afficha la côte atlantique de l'Amérique du Nord sur l'écran de l'ordinateur. Puis il entra une série de codes. Une petite ligne se forma, qui partait du Groenland, contournait Terre-Neuve, passait devant la Nouvelle-Ecosse et se terminait légèrement au-dessus d'Atlantic City, au sud de New York.
— Le New Jersey, balbutia Pitt, incrédule.
— Barnegat Bay, pour être précis, dit Giordino en entourant de rouge une section de la carte qu'il avait devant lui.
— Barnegat Bay dans le New Jersey ? répéta Pitt.
— La topographie de l'endroit était plutôt différente en 391, fit Yaeger sur un ton professoral. Le littoral était beaucoup plus irrégulier et la baie plus profonde et abritée.
— Comment avez-vous fait pour la localiser ?
— En décrivant les lieux, Rufinus a parlé d'une grande mer de pins qui ressemblaient à des nains et il a précisé que de l'eau fraîche jaillissait du sable dès qu'on enfonçait un bâton. Or il existe dans le New Jersey une forêt de pins nains qui colle à cette description. On l'appelle la lande de Pins, et elle s'étend de la côte jusqu'au centre de l'État. D'autre part, elle se trouve juste au niveau de la mer, et après les pluies du printemps il suffit effectivement de creuser un petit trou dans le sol sablonneux pour faire apparaître de l'eau.
— Ça semble prometteur, fit Pitt. Mais Rufinus n'a-t-il pas ajouté qu'ils avaient chargé des pierres pour servir de lest ?
— Exact. Et je dois reconnaître que ça m'a un instant déconcerté. J'ai donc appelé un géologue du génie. Il m'a confirmé qu'il existait bien une carrière à l'endroit précis où je crois que l'équipage du Sérapis a débarqué.
— Beau travail, approuva Pitt.
— Et après ? interrogea Lily.
— J'ai continué à me concentrer sur le Sud, répondit l'informaticien. En même temps, j'ai demandé qu'on programme la route ouest qu'aurait pu suivre Venator au départ de l'Espagne. Avec le recul, il paraît évident que les îles où la flotte a accosté la première fois après avoir quitté la Méditerranée étaient les Antilles. En poursuivant les projections depuis le New Jersey, on devrait arriver à un point qui se situerait dans un rayon de 700 kilomètres d'un fleuve qui reste à localiser.
Pitt eut l'air sceptique.
— Je ne vois pas comment vous pourriez retrouver cet endroit alors que Venator n'a volontairement rien indiqué, ni directions, ni courants, ni vents, ni distances.
— Ce n'est pas très difficile. Il suffit de reprendre le journal du voyage de Christophe Colomb vers le Nouveau Monde et de réétudier sa route en tenant compte des différences, dessin de la coque et résistance à l'eau, gréement et voilure, entre ses vaisseaux et ceux de la flotte byzantine qui est arrivée ici mule ans plus tôt.
— À vous entendre, c'est tout simple.
— Croyez-moi, ça ne l'est pas. Nous sommes peut-être tout près du but, mais il va nous falloir encore au moins quatre jours de recherches pour y parvenir.
La fatigue semblait s'être envolée, et dans les yeux rougis de Yaeger brillait une lueur de détermination.
— Allez-y, fit Pitt. Et trouvez-moi les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie.
Pitt avait pensé que l'amiral l'avait fait demander pour se tenir au courant de l'état des recherches, mais dès qu'il vit l'expression de son visage, il sut qu'il y avait autre chose. Ce qui inquiétait le plus Pitt, c'était son regard adouci. D'habitude, il était dur et tranchant comme l'acier.
Et quand Sandecker vint le prendre par le bras pour le faire asseoir, il sut que c'était grave.
— Je viens de recevoir des nouvelles alarmantes de la Maison-Blanche, annonça l'amiral sans préambule. Il semble que le paquebot à bord duquel se trouvaient les présidents De Lorenzo et Hassan pour le sommet économique ait été détourné.
— Je suis désolé de cette histoire, mais en quoi cela concerne-t-il la NUMA ?
— Hala Kamil était à bord.
— Merde ! ne put s'empêcher de jurer Pitt.
— Et aussi le sénateur.
— Mon père ? balbutia Pitt sous le coup de la surprise. Mais je l'ai eu au téléphone il y a deux jours ! Qu'est-ce qu'il faisait en Uruguay ?
— Il était en mission pour le compte du Président.
Pitt se leva, arpenta quelques instants la pièce, puis retourna s'asseoir.
— Expliquez-moi la situation, fit-il.
— Le Lady Flamborough, c'est le nom du bateau de croisière britannique, a disparu du port de Punta del Este la nuit dernière.
— Et où est-il maintenant ?
— Les recherches aériennes n'ont jusqu'à présent rien donné. La plupart des gens qui sont sur place pensent qu'il repose quelque part par le fond.
— Sans preuves absolues, je me refuse à le croire.
— Moi aussi.
— Les conditions météo ?
— D'après les rapports, temps clair et mer belle.
— Les bateaux disparaissent au milieu des tempêtes, fit Pitt. Pas sur une mer calme.
Sandecker eut un geste d'impuissance.
— Tant que nous n'aurons pas tous les détails, nous en sommes réduits aux conjectures.
Pitt ne pouvait pas croire que son père était mort.
— Que fait la Maison-Blanche ? demanda-t-il.
— Le Président a les mains liées.
— C'est ridicule, répliqua sèchement Pitt. Il pourrait ordonner que toutes les unités navales participent aux recherches.
— Le problème est justement là. Sauf quand il y a des manœuvres, ce qui n'est pas le cas actuellement, aucun bâtiment de la marine US n'est stationné dans l'Atlantique sud.
Pitt se leva de nouveau et alla regarder par la fenêtre les lumières de Washington. Puis il fixa Sandecker droit dans les yeux.
— Vous êtes bien en train de me dire que le gouvernement américain ne prend même pas part aux recherches ?
— C'est bien ce qu'il semblerait.
— Qu'est-ce qui empêcherait la NUMA d'intervenir ?
— Rien, sinon que nous n'avons ni garde-côtes, ni porte-avions.
— Nous avons le Sounder.
L'amiral réfléchit un instant, puis une expression pensive apparut sur son visage.
— L'un de nos bâtiments d'étude ?
— Oui. Il travaille sur le projet de carte sonar du plateau continental au large du Brésil.
— Bon, je vois où vous voulez en venir, fit Sandecker. Mais le Sounder est bien trop lent pour être utile dans une opération de ce genre. Qu'est-ce que vous espérez en faire ?
— Si on ne repère pas le bateau où se trouve mon père en surface, je chercherai en dessous.
— Ça vous fera des milliers de kilomètres carrés à explorer.
— L'équipement sonar du Sounder balaye les fonds sur un rayon de deux milles, et il y a un submersible à bord. Il me faut simplement votre autorisation d'en prendre le commandement.
— Vous aurez besoin d'aide.
— Giordino et Rudi Gunn. Nous formons une bonne équipe.
— Rudi est sur une opération minière au large des Canaries.
— Il peut être en Uruguay en moins de dix-huit heures.
Sandecker croisa ses mains derrière sa nuque et contempla le plafond. Au plus profond de lui-même, il était convaincu que Pitt entretenait de faux espoirs, mais il savait quelle allait être sa réponse.
— Bon, allez-y, fit-il d'un ton uni.
— Merci, amiral. Sincèrement.
— Où en est le projet bibliothèque d'Alexandrie ?
— Yaeger et le professeur Sharp sont sur la voie d'une solution. Ils n'ont pas besoin d'Al et de moi.
Sandecker se leva à son tour et posa ses mains sur les épaules de son directeur des projets spéciaux.
— Vous savez, il n'est peut-être pas mort, murmura-t-il.
— Il a intérêt à ne pas l'être ! répliqua Pitt avec un sourire incertain. Sinon je ne le lui pardonnerai jamais !
40
— Enfin, bon Dieu, Martin ! s'écria le Président. Vos gens au Proche-Orient n'ont pas eu vent d'un complot destiné à s'emparer du Lady Flamborough ?
Martin Brogan, le chef de la CIA, haussa les épaules avec lassitude. Il était habitué à ce qu'on le tienne pour responsable de chaque acte de terrorisme dans lequel des Américains étaient tués ou pris en otages. Les succès de la CIA étaient rarement applaudis ; en revanche ses échecs faisaient l'objet d'enquêtes parlementaires et de commentaires acides de la part des médias.
— Le bateau avec ses passagers et membres d'équipage a disparu sous le nez des meilleurs agents de sécurité du monde, expliqua-t-il. Celui qui a mis au point et exécuté cette opération est un véritable génie. Par son ampleur, elle dépasse toutes les affaires terroristes auxquelles nous avons été confrontés ces dernières années, et je trouve à peine surprenant que nos informateurs n'en aient rien su.
Alan Mercier, le conseiller pour les affaires de sécurité, ôta ses lunettes et les essuya machinalement à l'aide d'un mouchoir.
— De mon côté non plus, je n'ai rien remarqué, fit-il, soutenant Brogan. L'analyse des écoutes n'a rien permis de deviner d'un complot en vue de détourner un paquebot de croisière et d'enlever deux importants dirigeants étrangers.
— En demandant à George Pitt de rencontrer le président Hassan, j'ai envoyé un vieil ami à la mort, fit tristement l'occupant de la Maison-Blanche.
— Ce n'est pas votre faute, dit Mercier pour le consoler.
Le Président frappa son bureau du poing.
— Le sénateur, Hala Kamil, De Lorenzo et Hassan. Je ne parviens pas à croire qu'ils soient tous morts !
— Nous ne le savons pas avec certitude, fit le conseiller à la sécurité.
Le Président le dévisagea :
— Vous ne pouvez pas cacher un paquebot de croisière et tous ses passagers, Alan.
— Il reste encore une chance...
— Une chance ! C'était une mission suicide pure et simple. On a probablement enfermé tous ces pauvres gens dans leurs cabines pendant qu'on sabordait le bateau. Les terroristes n'avaient aucunement l'intention de s'échapper. Ils ont coulé avec lui.
— Nous ne disposons pas encore de tous les faits, reprit Mercier.
— Que savons-nous au juste ? demanda le chef d'État.
— Nos spécialistes sont déjà arrivés à Punta del Este et ils travaillent avec les responsables uruguayens de la sécurité, expliqua Brogan. Jusqu'à présent nous ne disposons que de conclusions préliminaires. Premièrement, le détournement est lié à un groupe arabe. Deux témoins qui étaient à bord d'un canot ont vu le Lady Flamborough charger quelque chose à son bord en provenance d'un chaland. Ils ont entendu les deux équipages parler en arabe. On n'a pas retrouvé le chaland et on pense qu'il a été coulé quelque part au milieu du port.
— Une idée de la cargaison ? demanda Mercier.
— Les témoins se souviennent seulement avoir aperçu des fûts. Deuxièmement, le paquebot a informé la capitainerie du port que son générateur principal était en panne et que le bateau ne pouvait compter que sur ses feux de navigation jusqu'à ce que les réparations soient effectuées. Dès que la nuit est tombée, le bâtiment plongé dans le noir a levé l'ancre, s'est glissé hors du port, et au cours de la manœuvre, il a éperonné un yacht privé à bord duquel se trouvaient d'importants hommes d'affaires et diplomates sud-américains. La seule bévue dans un plan autrement parfait. Puis il a disparu.
— Du beau travail, fit Mercier. Rien à voir avec la seconde tentative d'assassinat contre Hala Kamil.
— Il ne s'agit certainement pas de la même équipe, ajouta le directeur de la CIA.
Dale Nichols prit alors la parole pour la première fois :
— Mais l'autre était bien directement liée à Akhmad Yazid, non ?
— En effet. Les terroristes n'ont pas été assez prudents. On a retrouvé des passeports égyptiens sur leurs cadavres. L'un d'eux, le chef du commando, a été identifié, il s'agit d'un mollah, partisan fanatique de Yazid.
— Et vous croyez que Yazid est également derrière le détournement du paquebot ?
— En tout cas, il en avait le motif, répondit Brogan. Une fois le président Hassan hors circuit, il a le pouvoir à portée de main.
— Et c'est la même chose pour le président De Lorenzo et Topiltzin, constata froidement Nichols.
— Un parallèle intéressant, fit Mercier.
— Que pouvons-nous faire sinon envoyer quelques spécialistes du contre-terrorisme en Uruguay ? demanda l'occupant du Bureau ovale. D'autre part, sommes-nous en mesure de participer aux recherches entreprises pour retrouver le Lady Flamborough ?
— Pour répondre à votre première question, fit Brogan, pas grand-chose. L'enquête est entre de bonnes mains. Les responsables de la police et des renseignements uruguayens sont tout à fait à la hauteur et ils se montrent très coopératifs. (Il marqua une pause et évita le regard du Président.) Quant à votre seconde question, la réponse est du même ordre : nous ne pouvons pas faire grand-chose. Il n'y a aucun bâtiment de la marine qui croise au large de l'Amérique du Sud. Le plus proche est un sous-marin nucléaire qui est en manœuvres du côté de l'Antarctique. Nos amis sud-américains se débrouillent fort bien sans nous. Plus de quatre-vingts avions civils et militaires ainsi que quatorze navires argentins, brésiliens et uruguayens fouillent sans relâche l'océan depuis le lever du jour.
— Et ils n'ont pas découvert la moindre trace du Lady Flamborough ? fit le Président avec abattement.
Le peu d'espoir qu'il avait encore pu entretenir s'était envolé.
— Mais ils trouveront, affirma Mercier.
— Des débris et des corps finiront bien par remonter, dit Brogan avec un certain manque de tact. Un paquebot de cette dimension ne peut pas disparaître comme ça
— Et la presse ? demanda le chef d'État.
— La nouvelle est tombée il y a une heure, répondit Nichols.
Le Président se tordit les mains.
— Le Congrès va se déchaîner quand il apprendra qu'un sénateur a été victime d'un acte de terrorisme.
— Si une fuite se produisait et que le but de la mission du sénateur Pitt venait à être connu, il s'ensuivrait un véritable scandale, dit Nichols. Mais je ne pense pas qu'il y ait lieu de s'inquiéter. Rien n'a été consigné par écrit ni enregistré. Et seules les personnes réunies dans cette pièce savent pourquoi le sénateur Pitt s'est rendu à Punta del Este afin de s'entretenir avec le président Hassan.
— Dale a raison, approuva Mercier. Nous pouvons inventer n'importe quel prétexte pour justifier sa présence.
Le chef d'État frotta ses yeux rougis de fatigue.
— Il y a à peine une journée que George Pitt est mort, et tout ce que nous faisons, c'est chercher à nous couvrir.
— Il s'agit d'un problème mineur comparé aux désastres politiques qui nous menacent en Égypte et au Mexique, fit Nichols. Hassan et De Lorenzo morts, l'Égypte va suivre la voie de l'Iran et se détourner définitivement de l'Occident, et le Mexique... (Il hésita.)... va devenir une bombe à retardement plantée à notre frontière.
— Vous qui êtes mon plus proche conseiller, quelles mesures nous suggérez-vous de prendre ?
L'estomac de Nichols se noua et les battements de son cœur s'accélérèrent. Le Président et les deux experts en matière de renseignement et de sécurité guettaient sa réponse. Il se demanda si la tension qui l'habitait venait du fait de se trouver ainsi au centre de tous les regards ou alors du sinistre pressentiment qu'il éprouvait.
— Je propose que nous attendions la preuve que le Lady Flamborough et ses passagers reposent bien au fond de l'océan.
— Et si cette preuve tardait à se matérialiser ? demanda le Président. Devons-nous rester sans rien faire jusqu'à ce que l'Égypte et le Mexique, leurs dirigeants disparus et supposés morts, tombent sous la coupe d'Akhmad Yazid et de Topiltzin, deux fous sanguinaires et mégalomanes ? Comment les arrêter avant qu'il ne soit trop tard ?
— À part les éliminer, il n'y a aucun moyen, répondit l'assistant du Président d'une voix qui tremblait un peu. Nous pouvons seulement nous préparer au pire.
— C'est-à-dire ?
— Faire une croix sur l'Égypte. Et envahir le Mexique.
41
Une pluie diluvienne tombait sur Montevideo. Le petit jet déboucha des nuages et se prépara à atterrir. Il roula sur la piste et évita le terminal commercial pour se diriger vers des hangars devant lesquels étaient alignés des avions de chasse. Une conduite intérieure Ford aux couleurs militaires guida le pilote vers une zone réservée aux visiteurs de marque.
Le colonel Rojas se trouvait dans un bureau aménagé à l'intérieur d'un hangar, et il regardait par la fenêtre dégoulinante de pluie. Le jet approcha et il distingua les lettres NUMA peintes en bleu-vert sur le fuselage. Les réacteurs se turent, et une minute plus tard trois hommes descendirent. Ils s'engouffrèrent dans la voiture qui vint les déposer devant le hangar où Rojas les attendait.
Le colonel sortit sur le seuil de son bureau et regarda les trois étrangers s'avancer, précédés par un jeune lieutenant qui était son aide de camp.
Le plus petit, un homme aux cheveux noirs et bouclés, au torse de lutteur, marchait d'un pas décidé. Il avait les sourcils froncés, mais un sourire ironique dévoilait des dents blanches et régulières.
L'homme mince aux lunettes à monture d'écaille ressemblait à un expert-comptable, il tenait un attaché-case à la main et deux livres sous le bras. Lui aussi affichait un sourire, mais qui paraissait plutôt malicieux que véritablement amusé.
Celui qui fermait la marche, un grand type aux cheveux noirs ondulés et aux épais sourcils, avait un visage bronzé et taillé à la serpe. Il se dégageait de lui une impression d'indifférence et de flegme. Il semblait prêt à accueillir de la même façon la perspective de quelques années de prison ou de vacances à Tahiti. Mais Rojas n'était pas dupe. Le regard pénétrant de l'homme le trahissait.
Rojas s'approcha et se présenta :
— Bienvenue en Uruguay, messieurs. Colonel José Rojas, à votre service. J'attendais avec impatience de vous voir après notre conversation téléphonique, monsieur Pitt.
Il s'exprimait dans un anglais parfait avec une trace d'accent cockney.
Pitt lui serra la main.
— Merci d'avoir pris le temps de nous recevoir. (Il se tourna vers les deux hommes qui l'accompagnaient.) Voici Rudi Gunn, et ce brun aux allures de criminel s'appelle Al Giordino.
Le colonel uruguayen inclina légèrement la tête et tapota son pantalon d'uniforme de sa badine.
— Pardonnez cet environnement quelque peu austère, fit-il. Mais une véritable meute de journalistes a envahi le pays depuis le détournement du bateau. J'ai pensé qu'il serait préférable de nous entretenir à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes.
— Excellente initiative, approuva Pitt.
— Peut-être aimeriez-vous vous détendre un peu après ce long voyage et dîner au club des officiers de notre armée de l'air ?
— Je vous remercie de cette invitation, colonel, répondit aimablement Pitt. Mais si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous préférerions aller droit au but.
— Alors, si vous voulez bien me suivre...
Dans le bureau, Rojas les présenta au capitaine Ignacio Flores qui coordonnait les recherches air-mer, puis il leur fit signe de s'installer autour d'une table couverte de cartes marines et de photos prises par satellite.
Avant de commencer, le colonel considéra Pitt avec un air de gravité.
— J'ai été navré d'apprendre que votre père était à bord de ce bateau. Lorsque je vous ai eu au téléphone, vous n'avez pas évoqué ce lien de parenté.
— Vous êtes très bien informé, se contenta de répliquer Pitt.
— Je suis toutes les heures en communication avec le conseiller à la sécurité de votre président. Je regrette de ne pouvoir vous donner de nouvelles encourageantes. Rien de particulier ne s'est produit depuis votre départ des États-Unis.
Rojas se pencha au-dessus de la table et rassembla plusieurs agrandissements de photos prises par satellite pour former une mosaïque qui représentait trois cents kilomètres d'océan depuis la côte.
— Je pense que vous êtes familiarisés avec ces images, reprit-il.
Rudi Gunn acquiesça :
— La NUMA a trois programmes de satellites océanographiques en cours pour l'étude des courants, des marées, des vents et de la banquise.
— Mais aucun n'est centré sur cette partie de l'Atlantique, dit Rojas. La plupart des systèmes d'observations géographiques se trouvent au nord.
— Oui, vous avez raison. (Gunn ajusta ses lunettes et étudia les agrandissements.) Je vois que vous avez utilisé le satellite d'étude des ressources terrestres.
— Oui, le Landsat.
— Et aussi un puissant système graphique pour pouvoir repérer les navires en mer.
— Nous avons eu un coup de chance, expliqua le colonel. L'orbite polaire du satellite l'amène au-dessus de l'Uruguay seulement tous les seize jours. Il est passé au moment où il fallait.
— Le Landsat est surtout destiné à l'observation géologique, reprit Gunn. Normalement, afin d'économiser l'énergie, les caméras ne tournent pas quand il orbite au-dessus des mers. Comment avez-vous fait pour obtenir ces images ?
— Dès qu'on a ordonné de lancer les recherches, la section météorologique de l'armée a été alertée, et a fourni ses prévisions aux avions et aux bateaux. L'un des météorologues a eu une inspiration. Il a vérifié l'orbite du Landsat et s'est aperçu qu'elle devait passer au-dessus de la zone des recherches, il a envoyé un message urgent à votre gouvernement. Les caméras ont aussitôt été mises en service et les signaux envoyés à une station réceptrice à Buenos Aires.
— Une cible de la taille du Lady Flamborough peut se voir sur une image Landsat ? demanda Giordino.
— On ne distingue pas les détails comme sur une photo à haute résolution prise par un satellite d'observation militaire, répondit Pitt. Mais le paquebot serait visible, bien que réduit à la dimension d'une tête d'épingle.
— C'est exactement ça, fit Rojas. Voyez vous-mêmes.
Il amena une grosse loupe équipée d'une lampe au-dessus d'une section de la mosaïque, puis il se recula. Pitt fut le premier à regarder.
— Il y a deux, non, trois bateaux.
— Nous les avons tous les trois identifiés.
Le colonel adressa un signe de tête au capitaine Flores qui saisit une feuille de papier et commença à lire :
— Le plus grand des bâtiments est un minéralier chilien, le Cabo Gallegos, parti de Punta Arenas pour Dakar avec une cargaison de charbon. Celui qui se trouve en haut, de l'autre côté, fait route vers le sud. C'est le General Bravo, un porte-conteneurs battant pavillon mexicain qui transporte de l'équipement de forage à destination de San Pablo.
— Où est-ce ? demanda Giordino.
— C'est un petit port à la pointe de l'Argentine, répondit Rojas. On y a découvert du pétrole l'année dernière.
— Le bateau entre les deux, plus proche du littoral, est le Lady Flamborough.
Flores prononça le nom du paquebot de croisière presque avec respect.
Pitt étudia l'image quelques instants.
— Je n'arrive pas à voir dans quelle direction il se dirige.
— Après s'être glissé hors du port de Punta del Este, il a mis le cap à l'est.
— Vous avez contacté les autres bâtiments ?
— Oui, répondit Flores. Aucun n'a signalé l'avoir aperçu.
— À quelle heure le satellite est-il passé au-dessus de la zone ?
— A précisément 3 h 10.
— Le cliché a été pris aux infrarouges ?
— Oui.
— Le type qui a eu l'idée d'utiliser le Landsat mérite une médaille, fit Giordino en s'emparant à son tour de la loupe.
— Sa promotion a déjà été demandée par les voies appropriées, dit Rojas avec un large sourire.
Pitt se tourna vers lui :
— À quelle heure vos appareils de reconnaissance aérienne ont-ils décollé ?
— Dès le lever du jour. À midi, nous avions reçu et analysé les images Landsat, et en calculant la vitesse et le cap du Lady Flamborough, nous avons pu diriger les recherches en conséquence.
— Mais elles n'ont rien donné.
— Non.
— Pas d'épaves ?
— Nos patrouilleurs ont effectivement rencontré plusieurs débris, répondit le capitaine Flores.
— On les a identifiés ?
— Certains ont été amenés à bord et examinés. Mais ils semblaient provenir d'un cargo plutôt que d'un luxueux paquebot de croisière.
— Qu'est-ce que c'était, exactement ?
Flores tira un mince dossier d'un attaché-case.
— Le .commandant du patrouilleur a dressé un rapide inventaire. Il y avait un vieux fauteuil éventré, deux gilets de sauvetage délavés qui datent d'au moins quinze ans avec des instructions en espagnol à demi effacées, plusieurs caisses de bois anonymes, un matelas de couchette, des caisses de vivres, trois journaux, l'un de Veracruz, les autres de Recife au Brésil...
— Quelles dates ? coupa Pitt.
— Le commandant ne précise pas.
— Un oubli qui sera vite réparé, intervint aussitôt Rojas qui avait deviné à quoi l'Américain voulait en venir.
— J'espère que ce n'est pas trop tard, dit Flores avec gêne. Admettez, colonel, que ces débris ne paraissaient pas provenir d'un naufrage.
— Pouvez-vous relever les positions des bateaux au moment où ils ont été photographiés par le satellite ? demanda Pitt.
Flores acquiesça et se mit au travail au-dessus d'une carte marine. Quelques minutes plus tard, il reposa son compas et désigna un endroit sur la carte.
— Voilà où ils se trouvaient à 3h 10 du matin.
Tous se penchèrent.
— Ils suivaient des routes convergentes, constata Gunn. (Il sortit une calculette de sa poche.) En estimant les vitesses à, disons 30 nœuds pour le Lady Flamborough, 18 pour le Cabo Collegos, et 22 pour le General Bravo... (Il nota quelques chiffres au bord de la carte, puis il traça trois lignes.) Pas étonnant que le minéralier chilien n'ait pas vu le paquebot. Il a dû croiser sa route à au moins 64 kilomètres à l'est.
Pitt contempla pensivement la carte.
— En revanche, on dirait que le porte-conteneurs mexicain n'a raté le Lady Flamborough que de 3 ou 4 kilomètres.
— C'est normal que lui non plus ne l'ait pas vu, dit Rojas. N'oubliez pas qu'il naviguait sans lumières.
Pitt se tourna vers Flores.
— Savez-vous dans quelle phase était la lune, capitaine ?
— Oui, entre la nouvelle lune et le premier quartier, un croissant.
Giordino secoua la tête.
— Il ne faisait donc pas assez clair pour que l'officier de quart aperçoive quelque chose à moins de regarder dans la bonne direction.
— Je suppose que vous avez lancé les recherches à partir de là ? fit Pitt.
— Oui, répondit Flores. Les avions ont survolé ce secteur dans un rayon de 200 milles à l'est, au nord et au sud.
— Et ils n'ont découvert aucune trace du paquebot ?
— Non. Seulement du porte-conteneurs et du minéralier.
— Il aurait pu virer de bord et prendre au nord ou au sud, suggéra Gunn.
— Nous y avons pensé, dit Flores. Les avions ont ratissé toute la zone ouest en direction de la côte en revenant faire du carburant et en retournant participer aux recherches.
— Compte tenu de tous ces faits, dit Gunn d'une voix sourde, je crains bien que le seul endroit où l'on puisse retrouver le Lady Flamborough, c'est par le fond.
— Rudi, prends sa dernière position et calcule combien il aurait pu parcourir avant l'arrivée des avions.
Rojas considéra Pitt avec une lueur d'intérêt dans le regard.
— Puis-je vous demander où vous espérez en venir ? Il est inutile de poursuivre les recherches. Le secteur où le paquebot a disparu a été passé au peigne fin.
Les yeux de Pitt semblèrent transpercer le colonel uruguayen.
— Comme Rudi vient de le dire, le seul endroit où le bateau puisse être, c'est au fond. Et c'est précisément là qu'on va chercher.
— En quoi pourrais-je vous être utile ?
— Le Sounder, un bâtiment d'études sous-marines de la NUMA, devrait être sur place dans la soirée. Nous vous serions reconnaissants de mettre un hélicoptère à notre disposition pour nous conduire à son bord.
— Je m'en occupe, fit Rojas.
Il marqua un temps d'arrêt, et reprit :
— Naturellement, vous vous rendez compte que c'est chercher un poisson au milieu de 10 000 kilomètres carrés d'eau. Ça pourrait prendre des années.
— Non, répliqua Pitt avec assurance. Vingt heures au maximum.
Le colonel était un homme pragmatique. Il se tourna vers Gunn et Giordino, pensant les voir exprimer leur scepticisme. Mais ils paraissaient tout à fait d'accord.
— Mais c'est impossible ! s'exclama-t-il.
Giordino étudia distraitement ses ongles.
— Si j'en crois mon expérience, fit-il d'un ton détaché, Pitt a surestimé le temps nécessaire.
42
Exactement quatorze heures et quarante-deux minutes après que l'hélicoptère de l'armée uruguayenne les eut déposés sur le pont du Sounder, ils découvraient sous 1020 mètres d'eau une épave dont les dimensions correspondaient à celles du Lady Flamborough.
La cible se présenta d'abord comme une petite tache sombre sur le plateau continental et, à mesure que le Sounder approchait, l'image floue se transforma pour révéler la forme distincte d'un bateau.
Le bâtiment d'études n'était pas équipé du système d'une valeur de 5 millions de dollars qui se trouvait à bord du Polar Explorer. Ici, pas de caméra vidéo couleur montée sur le senseur du sonar. Les océanographes qui étaient à bord avaient pour unique mission de dresser la carte des fonds marins, et l'équipement électronique n'était pas conçu pour étudier en gros plans des objets qui reposaient par le fond.
— Même configuration, annonça Gunn. Mais c'est assez vague. C'est peut-être un effet de mon imagination, mais il me semble que ce bateau a une cheminée sur la superstructure arrière. Les flancs ont l'air hauts et droits. Il est planté sur le fond avec pas plus de 10 degrés de gîte.
— Il va falloir des caméras pour l'identifier de façon certaine, fit Giordino.
Pitt, lui, resta silencieux. Il étudia longuement le tracé sonar. L'espoir de retrouver son père vivant s'amenuisait.
— Beau travail, mon vieux, le félicita Giordino. Tu nous as conduits droit au but.
— Comment saviez-vous où chercher ? demanda Frank Stewart, le capitaine du Sounder.
— J'ai tablé sur le fait que le Lady Flamborough n'avait pas modifié son cap après avoir croisé la route du General Bravo, expliqua Pitt. Et comme aucun avion ne l'a repéré au-delà de la route suivie par le Cabo Gallegos, j'ai pensé qu'il suffisait de concentrer nos recherches sur un secteur qui s'étendait à l'est de sa dernière direction connue, celle indiquée par le Landsat.
— En gros, un étroit couloir entre le General Bravo et le Cabo Gallegos, fit Giordino.
— C'est à peu près ça, acquiesça Pitt.
Gunn leva les yeux sur lui.
— Je suis désolé que ce ne soit pas une occasion à fêter.
— Vous voulez envoyez un ROV (Remote operated vehicle : système de prises de vues sous-marines avec commande à distance.) ? demanda Stewart.
— On peut gagner du temps en utilisant directement le submersible, répondit Pitt. De cette façon, on pourra se servir des bras articulés pour extraire quelque chose de l'épave en cas de besoin.
— Le Deep Rover sera prêt dans une demi-heure, dit le capitaine. Vous en prenez les commandes ?
— Oui.
— 1000 mètres, c'est sa limite.
— Il n'y a pas d'inquiétude à avoir, intervint Rudi Gunn. À cette profondeur, le Deep Rover a un facteur de sécurité de quatre pour un.
— Je préférerais franchir les chutes du Niagara en voiture plutôt que de descendre à 1000 mètres dans une bulle de plastique, fit Stewart.
Le capitaine était un vieux loup de mer, mais il avait la phobie des profondeurs et avait toujours refusé d'apprendre à plonger.
— Cette bulle de plastique, comme vous l'appelez, est une sphère acrylique de plus de douze centimètres d'épaisseur, expliqua Pitt.
— Je suis ravi de rester sur le pont au soleil pendant qu'il y a des fous qui plongent dans cet engin, grommela Stewart en sortant.
— Je l'aime bien, fit Giordino. Il n'a aucun savoir-vivre, mais je l'aime bien.
— Tu as au moins ça de commun avec lui, répliqua Pitt avec un grand sourire.
Gunn arrêta la bande de l'enregistrement sonar sur une image de l'épave et l'étudia pensivement. Il remonta ses lunettes sur son front puis se pencha plus près.
— La coque a l'air intacte. Je ne distingue aucune brèche. Je me demande bien pourquoi il a coulé !
— Et en plus, fit Giordino, il n'y a aucun débris en surface !
Pitt contempla à son tour l'image floue.
— Vous vous souvenez du Cyclope (Voir Cyclope, op. cit.) ? Lui aussi avait disparu sans laisser la moindre trace.
— Comment pourrait-on l'oublier ? grogna Giordino. On en porte encore les cicatrices.
Gunn leva la tête.
— En toute logique, on ne peut pas comparer un navire de construction relativement sommaire qui datait du début du siècle avec un paquebot de croisière moderne équipé de milliers de systèmes de sécurité.
— Ce n'est pas une tempête qui l'a fait sombrer, affirma Pitt.
— Peut-être une grosse vague ?
— Nous le saurons bientôt, fit Pitt d'une voix calme. D'ici deux heures nous poserons le pied sur le pont principal.
On aurait plutôt imaginé le Deep Rover en train d'orbiter dans l'espace que de plonger dans les profondeurs de l'océan. La sphère de 2,40 mètres de diamètre était divisée par des arceaux et reposait sur des plots rectangulaires qui contenaient les batteries de 120 volts. Toutes sortes d'appendices jaillissaient de ce globe : des propulseurs et des moteurs, des cylindres à oxygène et à gaz carbonique, des mécanismes d'ancrage, des systèmes de caméras, une unité de recherches sonar. Mais c'étaient les bras qui auraient rendu vert de jalousie tout robot qui se respecte. Il s'agissait de bras et de mains articulés qui avaient une façon circonspecte de faire tout ce que leurs équivalents de chair étaient en mesure de faire, et parfois plus. On pouvait contrôler leurs mouvements à des millièmes de centimètre près, et ils étaient capables de soulever aussi bien une tasse de porcelaine qu'un poêle de fonte.
Pitt et Giordino effectuèrent lentement le tour du Deep Rover pendant que deux mécaniciens le préparaient pour la plongée. Il reposait sur un berceau dans une salle caverneuse qu'on appelait « l'étang de lune ». La plate-forme sur laquelle était monté ce berceau faisait partie intégrante de la coque du bateau et pouvait s'enfoncer de six mètres sous l'eau.
— Voilà, tout est en ordre, annonça l'un des deux hommes.
Pitt assena une grande claque dans le dos de Giordino.
— Après toi, fit-il.
— Bon, je m'occupe des bras et des caméras, et toi tu pilotes. Surtout, fais attention aux embouteillages.
— Vous allez avoir besoin d'oxygène supplémentaire, dit Stewart qui les avait accompagnés.
Gunn s'approcha. Il avait coiffé des écouteurs dont le fil pendait le long de sa jambe.
Il s'efforça d'adopter un ton très professionnel, mais une note de compassion perçait dans sa voix :
— Je me charge des communications. Dès que vous apercevrez le fond, faites un balayage sur 360 degrés jusqu'à ce que le sonar ait repéré l'épave. Puis vous m'indiquerez vos coordonnées. Je vous demande de me tenir au courant de chaque étape des recherches.
Pitt lui serra la main.
— O.K., on garde le contact.
Gunn dévisagea un instant son vieil ami.
— Tu es sûr que tu ne veux pas rester ici et me laisser descendre ?
— Il faut que je me rende compte par moi-même.
— Bonne chance, murmura alors Gunn qui s'éloigna rapidement.
Pitt et Giordino s'installèrent côte à côte dans des fauteuils du style de ceux qu'on trouve à bord des avions. Les mécaniciens refermèrent la partie supérieure de la sphère et verrouillèrent les attaches.
Giordino entama la check-list.
— Puissance ?
— O.K.
— Radio ?
— Rudi, tu nous reçois ?
— Cinq sur cinq, répondit celui-ci.
— Oxygène?
— 21,5 p. 100.
Lorsqu'il eut fini, Giordino lança :
— Prêts dès que vous l'êtes, Sounder.
— Paré à plonger, Deep Rover, fit Stewart avec cette pointe d'ironie caractéristique. Ramenez-nous un homard pour le dîner.
Deux plongeurs avaient pris place sur la plate-forme. L'eau enveloppa bientôt la sphère. Les océanographes et les membres de l'équipage vinrent se presser autour de Gunn pour suivre les opérations. Pitt avait l'impression d'être un poisson dans un aquarium.
Lorsque le Deep Rover fut entièrement immergé, les plongeurs le libérèrent de son berceau. L'un d'eux leva le pouce, et Pitt répondit par un geste identique.
Les poignées des accoudoirs commandaient les bras articulés tandis que les accoudoirs eux-mêmes commandaient les quatre propulseurs. Pitt pilota le submersible comme s'il s'agissait d'une sorte d'hélicoptère sous-marin. Une légère pression des coudes et la sphère se souleva, puis il poussa en avant et les propulseurs horizontaux entrèrent en action. Après s'être dégagé du bâtiment d'études, il enclencha les propulseurs verticaux et commença la descente.
Le Deep Rover s'enfonça dans les profondeurs. Le bleu-vert de l'eau fit bientôt place à un gris pâle. Un petit requin vint tourner autour du submersible et, n'y trouvant rien qui l'intéresse, il poursuivit son voyage.
Les deux hommes n'avaient pas l'impression de bouger. Pour seuls bruits, il y avait les craquements de la radio et le tintement métallique de leur balise.
— 400 mètres, annonça calmement Pitt.
— 400 mètres, répéta Gunn à bord du navire d'études.
Contrairement à leur habitude, Pitt et Giordino étaient étrangement silencieux. Ils n'échangèrent que de rares paroles au cours de la descente.
— 800 mètres, annonça Pitt.
— Attention de ne pas heurter le fond, l'avertit Gunn. Vous approchez.
Pitt ralentit la vitesse du Deep Rover en effleurant l'accoudoir. Giordino se pencha en avant pour scruter les ténèbres et, durant les huit minutes qui s'écoulèrent avant de distinguer le fond, Pitt aurait juré que son ami n'avait pas une seule fois cligné des yeux.
— Nous y sommes, déclara enfin Giordino. 1015 mètres.
Pitt donna un peu de poussée verticale, et le submersible s'immobilisa à trois mètres au-dessus de la vase.
— On entame le balayage, déclara-t-il à l'intention de Gunn.
— L'épave devrait se trouver à 1-1-0, répondit la voix de celui-ci.
— Affirmatif. Écho sonar à 220 mètres devant, 1-1-0 degrés.
— Bien reçu, Deep Rover.
Pitt se tourna vers Giordino.
— Bon, allons-y, fit-il.
Il augmenta la poussée horizontale et prit un large virage. Nulle lueur d'émotion ne se lisait sur son visage, et pourtant, il se demandait avec une angoisse grandissante ce qui l'attendait, il avait déjà vu des cadavres auparavant, congelés comme ceux de l'équipage du Sérapis, gonflés et grotesques comme ceux de l'équipage du yacht présidentiel, l'Eagle, en décomposition dans des avions qui s'étaient abîmés en mer au large de l'Islande ou au fond d'un lac des montagnes Rocheuses. Il lui suffisait de fermer les yeux pour les revoir tous.
Il espérait de toute son âme ne pas trouver son père ainsi. Il voulait garder le souvenir du sénateur animé et plein de vie, et non se le rappeler comme une forme spectrale au fond de la mer, ou un cadavre raidi dans un cercueil.
— Objet droit devant, s'écria Giordino, arrachant son ami à ses pensées morbides.
Pitt se pencha.
— Fût de 200 litres. Trois autres sur la gauche.
— Il y en a partout, reprit Giordino. Un vrai dépotoir.
— Ils portent des inscriptions ?
— Juste des indications en espagnol. Probablement le poids et le volume.
— Je vais m'approcher de celui qui est devant nous. Il semble fuir et son contenu remonter vers la surface.
Pitt amena le Deep Rover à quelques centimètres du fût à demi enfoui dans la vase. Les phares éclairèrent une substance qui s'échappait de l'ouverture.
— Du pétrole ? demanda Giordino.
— Non, répondit Pitt en secouant la tête. C'est plus foncé. Attends, on dirait du rouge. Bon Dieu, c'est de la peinture à l'huile rouge !
— Il y a un autre objet cylindrique à côté.
— Qu'est-ce que c'est ?
— Je dirais que c'est un gros rouleau de plastique.
— Je dirais que tu as raison !
— Ça ne serait pas une mauvaise idée de le remonter à bord du Sounder pour l'examiner. Ne bouge pas, je vais le prendre avec les bras mécaniques.
Pitt hocha la tête en silence et immobilisa le submersible dans le courant. Giordino prit les commandes des bras et les dirigea vers le rouleau. Les mains articulées s'en saisirent.
— Mets un peu de poussée verticale pour l'arracher à la vase, demanda-t-il alors.
Pitt s'exécuta et le Deep Rover s'éleva lentement, entraînant avec lui le rouleau de plastique qui souleva un nuage de vase. L'espace d'un instant, ils ne virent plus rien, puis le submersible gagna de nouveau les eaux claires.
— On devrait bientôt être au-dessus, dit Giordino. Le sonar indique une cible massive légèrement sur la droite.
— Vous êtes pratiquement à la verticale de l'épave, intervint alors Gunn.
Pareil à une image apparaissant dans une glace assombrie, le bateau sembla monter lentement vers eux.
— Contact visuel établi, déclara Giordino.
Pitt arrêta le Deep Rover à six ou sept mètres de la coque, puis manœuvra pour l'amener le long de celle-ci.
— Nom de Dieu ! s'exclama-t-il brusquement. Rudi, de quelle couleur était le Lady Flamborough ?
— Un instant. (Quelques secondes s'écoulèrent.) Coque et superstructure bleu clair.
— Ce navire a une coque rouge et une superstructure blanche !
Gunn ne réagit pas immédiatement. Puis, d'une voix lasse, il déclara enfin :
— Je suis désolé, Dirk. On a dû tomber sur un bâtiment de la Seconde Guerre mondiale torpillé par un sous-marin allemand.
— Impossible, murmura Pitt d'un ton lointain. Cette épave est récente. Aucun signe de corrosion ou de dépôts sur la coque. Il y a encore de l'huile et des bulles d'air qui s'échappent. Elle ne peut pas dater de plus d'une semaine.
— Négatif, déclara Stewart par radio. Le seul bâtiment porté manquant au cours des six derniers mois dans ce secteur de l'Atlantique est votre paquebot de croisière.
— Ce n'est pas un paquebot de croisière, riposta Giordino.
— Attendez une seconde, fit Pitt. Je vais contourner l'arrière au cas où on puisse voir son nom.
Le Deep Rover vira et longea le flanc du navire jusqu'à la poupe. Puis le submersible vint flotter à moins d'un mètre de la plaque sur laquelle s'inscrivait en relief le nom du bateau.
— Oh ! mon Dieu ! murmura Giordino avec un sentiment d'effroi. On s'est fait posséder !
Pitt surmonta aussitôt le choc. Il eut un sourire de carnassier. L'énigme était loin d'être résolue, mais les principales pièces du puzzle étaient maintenant en place. Les lettres blanches sur fond rouge ne formaient pas les mots Lady Flamborough.
Mais les mots General Bravo...
43
À quatre cents mètres, les gens qui avaient dessiné et construit le Lady Flamborough ne l'auraient pas reconnu. Sa cheminée avait été remodelée, il avait été entièrement repeint, et pour parfaire le tout, la coque était sillonnée de fausses traces de rouille.
Sa magnifique superstructure, les vitres de la vaste salle à manger et le pont promenade étaient dissimulés par de larges panneaux de fibres qui avaient été disposés pour ressembler à de grands conteneurs.
Les lignes élancées, la forme arrondie de la passerelle, tout ce qu'il était impossible d'enlever ou de cacher, on l'avait transformé à l'aide de cadres de bois et de toiles sur lesquelles on avait peint de faux hublots et de fausses écoutilles.
Dès que les lumières de Punta del Este s'étaient éloignées, tous les passagers et membres d'équipage avaient été contraints de travailler jusqu'à épuisement par les hommes armés d'Ammar. Personne n'avait été épargné. Le sénateur Pitt, Hala Kamil, les présidents Hassan et De Lorenzo ainsi que leurs ministres et conseillers, tout le monde avait été utilisé selon ses compétences pour faire office de peintre, de menuisier ou de charpentier.
Lorsque le paquebot arriva à son rendez-vous avec le General Bravo, il aurait pu facilement passer pour le porte-conteneurs. Seule une véritable inspection maritime aurait permis de déceler les différences qui n'étaient visibles que de près.
Le commandant Juan Machado et les dix-huit marins du General Bravo passèrent à bord du bateau de croisière après avoir ouvert toutes les vannes, les portes des cales et placé des charges explosives aux endroits stratégiques de la coque. Le cargo coula avec une série de petites explosions étouffées et à peine quelques gargouillis de protestation.
Lorsque le soleil se leva, le Lady Flamborough sous son déguisement filait à toute vapeur, cap au sud, vers la destination prévue pour le Général Bravo. Mais quand le port de San Pablo en Argentine ne se trouva plus qu'à une quarantaine de kilomètres, le bateau, au lieu de s'y diriger, continua sa route.
Le plan ingénieux d'Ammar avait parfaitement fonctionné. Trois jours avaient passé, et le monde entier continuait à croire que le paquebot et ses distingués passagers reposaient quelque part sur le fond de l'océan.
L'Arabe, assis à la table des cartes, nota la dernière position du navire, puis il tira un trait jusqu'à sa destination finale qu'il marqua d'une croix. Affichant un air satisfait, il posa son crayon et alluma une longue cigarette Dunhill.
Seize heures, se dit-il. Plus que seize heures de navigation et le paquebot sera caché à un endroit où il ne sera plus possible de le retrouver.
Le commandant Machado entra dans la salle des cartes, un petit plateau à la-main.
— Une tasse de thé et un croissant ? proposa-t-il dans un anglais parfait.
— Merci, commandant. Je viens de m'apercevoir que je n'ai rien mangé depuis notre départ de Punta del Este.
Machado posa le plateau sur la table et servit le thé.
— Et je constate aussi que vous n'avez pas dormi depuis que mon équipage et moi sommes montés à bord.
— Il y a tellement de choses à faire.
— Vous pourriez peut-être me mettre au courant de vos plans, suggéra le commandant. Je sais seulement que je devais rejoindre votre bâtiment après avoir sabordé le General Bravo. Je suis très curieux de savoir comment vous comptez abandonner le navire et échapper aux forces militaires internationales lancées à votre recherche.
— Excusez-moi, j'ai été trop occupé pour vous expliquer.
— Le moment est peut-être venu, insista Machado.
Ammar but lentement son thé et finit son croissant, puis il considéra un instant le commandant sous son masque.
— Je n'ai pas l'intention d'abandonner le navire tout de suite, déclara-t-il enfin. Les instructions de votre chef et du mien sont de gagner du temps et de retarder la destruction du Lady Flamborough pour leur permettre à tous deux d'évaluer la situation et de la retourner à leur avantage.
Machado se détendit. Il fixa les yeux glacés de l'Égyptien et comprit que cet homme était doté d'un sang-froid à toute épreuve.
— Je comprends, fit-il simplement. Encore un peu de thé ?
Ammar tendit sa tasse.
— Qu'est-ce que vous faites quand vous ne sabordez pas les bateaux ? demanda-t-il.
— Je suis spécialiste en assassinats politiques. Tout comme vous, Suleiman Aziz Ammar.
Machado devina plus qu'il ne vit l'expression soucieuse qui traversa le visage de l'Arabe sous son masque.
— Vous avez été envoyé pour me tuer ? demanda celui-ci en secouant négligemment la cendre de sa cigarette, tout en produisant un petit automatique, apparu comme par magie dans sa paume.
Machado sourit et plaça ses mains bien en vue.
— Vous pouvez ranger votre arme, dit-il. Mes ordres sont de travailler avec vous en parfaite harmonie.
Ammar remit le pistolet dans le mécanisme dissimulé sous sa manche,
— Comment savez-vous qui je suis ?
— Nos chefs n'ont guère de secrets l'un pour l'autre.
Que Yazid aille au diable ! pensa Ammar avec colère, il l'avait trahi en révélant son identité, il n'était pas dupe du mensonge de Machado. Une fois le président Hassan éliminé, Mahomet réincarné n'aurait plus besoin de son homme de main. Ammar n'avait donc aucune intention de dévoiler ses plans au tueur mexicain. Il se rendait très bien compte que son homologue n'avait pas d'autre choix que de former avec lui une alliance provisoire, et il savait que, lui, il pouvait se débarrasser de Machado à n'importe quel moment tandis que celui-ci devrait attendre la réalisation du plan avant de le faire. Ammar savait exactement où il en était.
Il leva sa tasse.
— À la santé d'Akhmad Yazid.
Machado l'imita avec raideur.
— À la santé de Topiltzin.
Hala Kamil et le sénateur Pitt avaient été enfermés dans une suite en compagnie du président Hassan. Ils étaient sales, couverts de peinture, et bien trop épuisés pour dormir. Ils avaient des ampoules aux mains et étaient courbatus après tous ces efforts physiques auxquels aucun d'eux n'était habitué. Et, en plus, ils avaient faim.
Depuis qu'ils avaient ainsi maquillé le paquebot de croisière, les pirates ne leur avaient rien donné à manger. Pour boire, ils devaient se contenter du robinet de la salle de bains. Et, comble de malheur, la température ne cessait de baisser et le chauffage ne marchait pas.
Le président Hassan était allongé sur un lit. Il souffrait d'un mal de dos chronique et après avoir passé dix heures à trimer comme un esclave, il éprouvait de terribles douleurs qu'il supportait avec stoïcisme.
Hala et le sénateur étaient immobiles comme des statues. La jeune femme était assise devant une table, le visage enfoui entre ses mains. Quant à l'Américain, il était étendu sur le divan et contemplait le plafond. Seuls ses yeux qui clignaient de temps en temps indiquaient qu'il était en vie.
L'Égyptienne finit par lever la tête.
— Si seulement on pouvait faire quelque chose, murmura-t-elle.
Le sénateur se redressa péniblement. Pour son âge, il était encore dans une condition physique remarquable. Il avait mal partout, mais son cœur était celui d'un homme de vingt ans plus jeune.
— Ce diable de terroriste avec son masque ne nous épargne rien, fit-il. Il ne nous donne pas à manger pour nous affaiblir ; tout le monde est enfermé séparément afin qu'on ne puisse ni communiquer ni tenter de dresser des plans pour passer à la contre-offensive. Tout est calculé pour nous plonger dans le désespoir et accroître notre sentiment d'impuissance.
— On ne pourrait pas au moins essayer de sortir d'ici ?
— Il y a probablement un garde dans la coursive qui n'attend que le moment de tirer sur le premier qui ouvre la porte. Et même si on parvenait à passer, où irait-on ?
— On pourrait s'emparer d'un canot de sauvetage, suggéra Hala.
Le sénateur secoua la tête en souriant.
— Il est trop tard pour une tentative de ce genre. N'oubliez pas qu'avec l'équipage de ce cargo mexicain les pirates sont maintenant deux fois plus nombreux.
— Et si on cassait un hublot et qu'on jette du mobilier, des draps et tout un tas d'objets à travers, on repérerait peut-être notre trace, insista la jeune femme.
— Autant mettre des bouteilles à la mer. D'ici demain, les courants les auraient emportés à des centaines de kilomètres de la route suivie par le bateau. Ceux qui sont à notre recherche ne les retrouveraient jamais à temps.
— Vous savez aussi bien que moi, sénateur, que plus personne ne nous recherche. Le monde entier croit que nous avons sombré avec le paquebot et que nous sommes tous morts. Les recherches ont été abandonnées.
— Je connais au moins quelqu'un qui ne renoncera jamais.
Elle posa sur lui un regard interrogateur.
— Qui?
— Mon fils, Dirk.
Hala se leva et se dirigea en boitant vers le hublot. Elle fixa un long moment le panneau de fibres qui lui bouchait la vue.
— Vous avez toutes les raisons d'être fier de lui, murmura-t-elle. C'est un homme courageux et plein de ressources, mais ce n'est qu'un homme. Il ne pourra pas découvrir la supercherie... (Elle s'interrompit brusquement et regarda par une minuscule fente au travers de laquelle on distinguait une petite étendue d'eau.)... il y a quelque chose qui dérive à côté du bateau.
Le sénateur s'approcha. Il ne fit qu'entrevoir quelques objets blancs qui se détachaient sur le bleu de la mer.
— De la glace, fit-il avec stupéfaction. Voilà qui explique le froid. On doit se diriger vers l'Antarctique.
Hala se laissa aller contre lui.
— On ne viendra plus à notre secours, souffla-t-elle, résignée au pire. Personne ne pensera à nous chercher ici.
44
Nul ne savait que le Sounder était capable de filer à une telle vitesse. Les ponts tremblaient et la coque vibrait.
Sorti d'un chantier naval de Boston en 1961, il avait passé près de trois décennies à sillonner toutes les mers du globe avec des océanographes à son bord. Acheté par la NUMA en 1990, il avait été entièrement remis à neuf. Son diesel de 4 000 chevaux était conçu pour le propulser à une vitesse maximale de 14 nœuds, mais Stewart et ses mécaniciens étaient parvenus à en tirer 17.
Le Sounder était le seul bâtiment lancé sur la piste du Lady Flamborough et il avait à peu près autant de chances de le rattraper qu'un basset courant derrière un léopard. Les bateaux de guerre argentins stationnés aux Falkland auraient sans doute pu intercepter le paquebot, mais ils n'avaient pas été alertés.
Après le message codé que Pitt avait adressé à l'amiral Sandecker pour lui annoncer l'étonnante découverte du General Bravo au lieu du Lady Flamborough, les chefs d'état-major et les responsables des agences de renseignements avaient en effet conseillé au Président de garder le silence sur cette affaire jusqu'à ce que les Forces spéciales américaines soient sur place et puissent organiser une opération de sauvetage.
Le vieux Sounder fonçait donc à toute vapeur, seul et sans véritable appui officiel. Les membres d'équipage et les scientifiques qui se trouvaient à bord étaient pris par l'excitation de la chasse.
Pitt et Giordino étaient dans la salle à manger où ils étudiaient une carte de l'extrême sud de l'océan Atlantique que Gunn avait étalée sur une table.
— Tu es convaincu qu'ils font route au sud ? demanda celui-ci à Pitt.
— S'ils avaient repiqué au nord, ils seraient retombés dans la zone des recherches. Et ils n'ont pas pu se diriger vers la côte argentine.
— Ils se sont peut-être dirigés vers la pleine mer.
— Et avec trois jours d'avance sur nous, ils pourraient déjà être à mi-chemin de l'Afrique, ajouta Giordino.
— Trop risqué, répondit Pitt. Celui qui tire les ficelles n'est pas dénué d'intelligence. Prendre à l'est en direction de la pleine mer, c'était s'exposer à être repéré par les avions ou les bateaux qui croisent dans les parages. Non, la seule solution pour être à l'abri des soupçons, c'était de suivre le cap annoncé pour le General Bravo, c'est-à-dire San Pablo et la Terre de Feu.
— Mais les autorités du port auraient donné l'alerte en constatant le retard du cargo, insista Giordino.
— Ne sous-estime pas ce type. Qu'est-ce que tu paries qu'il a contacté le capitaine du port de San Pablo pour le prévenir qu'il était retardé par une avarie de machine ?
— Bien raisonné. Comme ça, il a pu gagner encore quarante-huit heures.
— Bon, fit Gunn. Et maintenant ? Où se dirige-t-il ? Il y a des milliers de petites îles inhabitées du côté du détroit de Magellan au milieu desquelles il lui est facile de se perdre.
— Ou bien... (Giordino marqua une pause)... ou bien il peut aller dans l'Antarctique où il suppose que personne ne pensera à le chercher.
— On s'exprime au présent, dit Pitt. Mais à l'heure qu'il est, il est déjà ancré dans quelque crique déserte.
— Seulement, on est sur ses traces, fit Gunn. Les caméras du Landsat seront enclenchées lors de son prochain passage, et le Lady Flamborough, alias General Bravo, apparaîtra dans toute sa splendeur.
Giordino guetta la réaction de Pitt, mais celui-ci avait le regard perdu au loin.
Pitt, en effet, n'était plus sur le navire océanographique. Il était sur la passerelle du paquebot de croisière et il essayait de se mettre à la place de son ennemi. Ce n'était pas facile. L'homme qui avait organisé ce détournement était le plus redoutable adversaire auquel il avait jamais eu affaire.
— Il le sait, dit-il enfin.
— Il sait quoi ? demanda Gunn avec curiosité.
— Qu'on peut le détecter sur des photos prises par satellite.
— Alors, il sait qu'il lui est impossible de se cacher.
— Il croit pourtant être en mesure d'y parvenir.
— J'aimerais bien savoir comment !
Pitt se leva et s'étira.
— Je vais marcher un peu.
— Tu n'as pas répondu à ma question ! lança Gunn avec une pointe d'impatience.
Pitt se retourna et, assurant son équilibre dans le roulis du bateau, il regarda Gunn avec un petit sourire.
— Si j'étais lui, dit-il comme s'il parlait de quelqu'un qu'il connaissait bien, je ferais disparaître le Lady Flamborough une deuxième fois.
Gunn en demeura bouche bée et avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, son ami était sorti de la salle à manger.
Pitt descendit dans « l'étang de lune ». Il contourna le Deep Rover et s'arrêta devant le gros rouleau de plastique qu'ils avaient ramené du fond de l'océan, il était debout, presque aussi haut que lui, attaché à un étai par des cordes.
Il l'étudia près de cinq minutes, puis le tapota de la main. Une intuition, une intuition qui se mua en certitude, fit naître une lueur machiavélique dans son regard.
Il murmura une seule phrase :
— J'ai trouvé !