CHAPITRE XVI

Pitt perdit le compte du nombre de fois où il parvint à sortir de la brume obscure, avant de sentir lui échapper le dernier barreau menant à la conscience et de retomber lourdement dans les ténèbres. Des gens, des voix, des scènes fusaient dans son esprit en un tourbillon aussi mélangé que décousu, tel un kaléidoscope en furie. Il tenta de ralentir cette confusion d’images, mais le spectacle dément ne voulut pas cesser. Lorsqu’il ouvrit les yeux pour mettre fin à ce cauchemar, il se trouva face à ce cauchemar lui-même. Les yeux jaunes et cruels de Delphi.

— Bonjour, monsieur Pitt, déclara le colosse d’un ton sec.

Le ton restait courtois, mais la haine était manifeste dans les traits coupants du visage.

— Je regrette que vous ayez été blessé, mais il vous sera un peu difficile de me poursuivre en justice.

— Vous n’avez pas pris la précaution d’installer des panneaux d’interdiction de passer.

La voix de Pitt lui parvint aux oreilles avec l’air de paroles hésitantes prononcées par un vieillard.

— Une négligence. Mais il faut dire que personne ne vous a invité à vous jeter dans le courant d’échappement de notre turbine d’alimentation.

— Votre turbine d’alimentation ?

— Oui.

Delphi semblait grandement apprécier l’air perplexe de Pitt.

— Il y a plus de cinq kilomètres de tunnels ici même, au sein de mon sanctuaire, et ainsi que vous avez pu vous en apercevoir, la température peut s’y montrer un peu fraîche. C’est la raison pour laquelle nous utilisons un système de chauffage intensif et une énergie électrique que seules des turbines à vapeur sont à même de produire.

— Tout le confort à domicile, marmonna Pitt, toujours occupé à essayer de s’éclaircir les idées. J’en déduis que ce sont ces turbines qui produisent ce brouillard en surface.

— En effet. La chaleur qui se dégage des installations entre en contact avec une eau d’une température plus basse, ce qui donne naissance à une condensation aussi épaisse qu’une brume. C’est instantané ! Un véritable banc de brouillard sur commande.

Pitt se redressa avec peine pour s’installer en position assise. Il jeta un coup d’œil à sa montre, mais le cadran n’était qu’une espèce de tache aux contours flous.

— Combien de temps suis-je resté évanoui ?

— Vous avez été découvert dans la chambre de ma fille il y a exactement quarante minutes.

Delphi examinait d’un air intrigué les blessures et les écorchures dont le corps de Pitt était couvert, sans faire montre de la moindre émotion ou du plus infime signe de compassion.

— C’est une des mes sales habitudes, reprit Pitt, en souriant. J’apparais toujours dans la chambre des demoiselles au moment le plus inopportun.

L’expression narquoise de Delphi ne changea guère. Le géant aux cheveux d’argent était installé sur un canapé taillé dans la pierre blanche, et garni de coussins de satin rouge, alors que lui-même, remarqua Pitt avec une ironie désabusée, avait été relégué sur le sol de marbre poli.

Il ignora un moment la présence de Delphi pour se concentrer sur l’environnement. La pièce évoquait l’un des décors futuristes que l’on peut découvrir lors d’expositions universelles. Ses proportions étaient harmonieuses, d’une soixantaine de mètres carrés, et ses murs étaient ornés de peintures à l’huile représentant des marines, disposés çà et là avec une certaine désinvolture. Un éclairage incandescent tombait de lustres en cuivre ronds accrochés au plafond blanc.

À proximité du mur du fond se trouvait un large bureau de noyer, garni de cuir rouge, de quelques jolis ustensiles de bureau accordés à l’ensemble, et d’une installation d’interphone des plus modernes et des plus coûteuses. Mais la particularité la plus remarquable qui rendait cette pièce complètement différente de toutes celles qui de près ou de loin auraient pu lui ressembler, c’était la large verrière donnant directement dans la mer. Il s’agissait d’une arche de près de trois mètres de large et de deux mètres quarante de haut ; au travers de l’épaisse couche de verre transparent, Pitt pouvait apercevoir un jardin de rocailles formant des boucles, dont certaines prenaient l’apparence de champignons, éclairé par des lampes sous-marines. Une murène de près de deux mètres cinquante ondulait au bas de la verrière, et observait d’un œil fixe les occupants de la pièce. Delphi ne remarqua même pas la présence de la murène ; son regard doré restait braqué sur Pitt, de derrière ses paupières à demi closes.

Les yeux de Pitt revinrent au colosse.

— Vous ne me semblez pas très bavard, ce matin, reprit Delphi en souriant. Peut-être nourrissez-vous quelque inquiétude concernant le sort réservé à votre ami.

— Mon ami ? Je ne vois pas de qui vous voulez parler.

— L’homme aux pieds blessés. Celui que vous avez abandonné dans le tunnel.

— On retrouve des déchets un peu partout, de nos jours.

— Il serait stupide de votre part de continuer à jouer l’ignorance. Mes hommes ont retrouvé votre avion.

— Encore une de mes mauvaises habitudes. J’adore me garer en double file.

Delphi ne tint aucun compte de cette dernière remarque.

— Vous disposez de trente secondes exactement pour me dire ce que vous faisiez ici.

— C’est d’accord, je vais tout vous raconter, déclara Pitt de manière inattendue. J’avais loué un charter pour me rendre à Las Vegas, où j’avais l’intention de faire le tour complet des casinos, mais nous nous sommes perdus. Et voilà toute l’histoire. Je vous le jure.

— Très spirituel, rétorqua Delphi avec lassitude. Et dire que dans peu de temps, vous allez crier grâce.

— Je me suis toujours demandé comment je me conduirais sous la torture.

— Ce n’est pas vous que cela va concerner, Pitt. Je n’ai jamais songé vous causer le moindre dommage. Il existe de nombreuses façons plus raffinées d’obtenir la vérité.

Delphi quitta le canapé et alla se pencher sur l’interphone.

— Amenez-moi les autres.

Il se redressa et offrit à Pitt un sourire sans vie, accroché avec raideur au bas de son visage.

— Mettez-vous à l’aise. Je vous promets que ce ne sera pas long.

Pitt se mit maladroitement sur pied. Il aurait normalement dû tituber d’épuisement et de vertiges. Et cependant, de manière inexplicable, l’adrénaline se ruait dans ses veines, et son esprit avait retrouvé toute son acuité.

Il jeta un œil à sa montre. Elle indiquait quatre heures dix. Cinquante minutes avant que les marines ne lancent l’assaut sur l’émetteur situé sur l’île de Maui. Cinquante minutes avant que le Monitor ne vienne réduire la colline en un tas de gravillons. Il ne restait que peu de chances de sortir de là vivant. Le sacrifice serait moins lourd à porter, songea-t-il ironiquement, si Crowhaven avait pu reprendre possession du Starbuck. Il ferma les paupières et essaya de se figurer le sous-marin prenant le cap de retour vers Hawaii, mais, pour une raison ou une autre, cette image refusa de se former dans son esprit.

 

 

Crowhaven ne pouvait pas se rappeler quand il avait vu autant de sang. Les tables de la salle de contrôle en étaient poisseuses, tandis que de larges portions des panneaux électriques en étaient sauvagement aspergées, à la manière d’une œuvre abstraite signée Jackson Pollock.

Au début, les opérations s’étaient enchaînées facilement. Trop facilement. L’entrée dans le compartiment de stockage avant s’était déroulée sans rencontrer la moindre opposition ; ils avaient même disposé d’assez de temps pour ôter leurs équipements de plongée et pour prendre un petit temps de repos. Ce n’est qu’au moment où les membres du SEAL, partis en avant, pénétrèrent dans la salle de commandes du Starbuck, que l’enfer éclata.

Pour Crowhaven, les quatre minutes qui suivirent cet instant se révélèrent les plus effroyables de toute son existence. Quatre minutes de vacarme à vous crever les tympans, craché par les armes automatiques des types du SEAL, quatre minutes de plaintes et de cris amplifiés et renvoyés en écho par les parois d’acier du sous-marin englouti.

Les hommes de Delphi avaient fait feu de leurs étranges petits pistolets silencieux, jusqu’à se voir criblés de pas moins de six à huit solides projectiles tirés par les armes rapides des types du SEAL. Crowhaven se demanda comment il était possible de supporter un tel feu nourri, et de subir une telle punition, sans devenir fou. Trois d’entre eux périrent sur le coup, tandis que le quatrième avait trouvé la mort, depuis le message que Crowhaven avait envoyé à Hunter. Rien n’aurait pu les sauver.

De l’autre côté, un des gars du SEAL était mort ; l’un de ces salauds allongés sur le sol l’avait atteint à la tempe gauche, et les trois autres étaient sérieusement blessés. En serrant les dents pour contenir la douleur, ils se rassuraient en se disant que lui, Crowhaven le Magicien, allait faire démarrer ce gros piège d’acier, et les emmener se faire soigner plus vite qu’une balle de fusil.

Mais il avait déjà pris un retard de quarante minutes sur l’horaire prévu. Il regrettait de s’être laissé aller à la confiance, en promettant à l’amiral Hunter de faire repartir le Starbuck pour quatre heures. Les problèmes étaient dus à l’effet ventouse, les six mois passés au fond de l’océan avaient donné naissance à un incroyable effet ventouse retenant la coque du sous-marin. Toutes les tuyères à ballasts avaient été ouvertes ; mais cela n’avait pas été suffisant pour arracher le Starbuck à l’emprise du fond marin. Crowhaven avait commencé à se demander, d’un air morose, s’ils n’allaient pas subir le même sort que l’équipage d’origine du submersible.

Son commandant en second, un officier teigneux et maussade, s’approcha.

— Il ne reste plus rien à larguer, capitaine. Les réservoirs à ballasts principaux sont vides, et tout le diesel et l’eau ont été rejetés à la mer. Et ça ne frémit toujours pas, sir.

Crowhaven frappa la table à cartes comme un enfant colérique.

— Nom de Dieu, il va bien falloir qu’il remue, même si je dois lui arracher les entrailles.

Il foudroya son officier du regard.

— Faites machine arrière toute !

Le second écarquilla les yeux.

— Pardon, sir ?

— Je vous ai ordonné de faire machine arrière toute, sacré bon sang !

— Que mon capitaine veuille bien me pardonner, mais ça va foutre en l’air les hélices, sir. Elles sont à moitié enfoncées dans le sable, pour le moment. Et il y a de fortes chances pour qu’on brise un arbre.

— J’espère bien que cela va tout foutre en l’air, déclara Crowhaven d’un ton cassant. On va tirer cet engin d’ici, comme on tire une mule d’un marécage. Je ne veux plus de discussion, chef. Mettez-moi machine arrière toute pendant cinq secondes, après quoi passez sur machine avant toute pour cinq autres secondes. Et recommencez l’opération autant de fois que nécessaire, jusqu’à ce qu’on s’enfonce dans la purée ou bien que le sous-marin se dégage.

Le second haussa les épaules en signe de capitulation, et se précipita vers la salle des machines.

Une fois les turbines misent en branle, il ne fallut qu’une trentaine de secondes avant que le premier sinistre rapport ne tombe dans la salle de commande.

— Ici, la salle des machines, capitaine, déclara la voix du second fusant du haut-parleur. Il n’en peut plus. On a déjà plié les lames d’une hélice, en l’enfonçant dans le sable. Elle est hors d’équerre et elle s’est mise à vibrer comme une folle.

— Poursuivez la manœuvre, s’écria Crowhaven dans le micro.

Il n’avait nul besoin d’être mis au courant, il pouvait sentir le pont trembler sous ses pieds à mesure que les hélices géantes venaient frapper le fond sablonneux.

Crowhaven se dirigea vers un jeune homme aux cheveux roux et au visage couvert de taches de rousseur, se tenant face à de nombreux panneaux de contrôle occupant l’espace du sol au plafond, et qui scrutait attentivement le fouillis de jauges et de cadrans lumineux. Son visage était blême et il se murmurait doucement des mots à lui-même. Crowhaven se dit qu’il était sans doute en train de prier. Il posa la main sur l’épaule du jeune homme.

— La prochaine fois que nous passerons sur machine arrière toute, faites souffler tous les tubes lance-torpilles à l’avant.

— Vous pensez que ça peut être utile, sir ? demanda l’autre d’un ton implorant.

— Ce ne sera sans doute qu’une goutte de pression en plus, mais j’ai bien l’intention de me raccrocher au moindre fétu de paille.

La voix du second leur parvint à nouveau, en provenance de la salle des machines.

— L’hélice tribord vient de lâcher, capitaine. Cassée net juste après le joint. Elle a emporté deux paliers avec elle.

— Continuez la manœuvre, répliqua Crowhaven.

— Mais sir, reprit la voix plaintive et désespérée du second. Et si l’hélice bâbord nous lâche aussi ? Même si ça nous permet de nous libérer, nous n’aurons plus aucun moyen d’avancer.

— On ramera, déclara sèchement Crowhaven. Je répète, continuez la manœuvre.

Si chacune des deux hélices devaient se casser, eh bien qu’elles se cassent. Mais avant que celle placée à bâbord ne s’en aille rejoindre sa consœur de tribord, il l’aurait mise en pièces, et il continuerait jusqu’à ce qu’il lui reste une chance de sauver le Starbuck et son équipage. Seigneur, songea-t-il, pourquoi tout a-t-il si mal tourné à la dernière minute ?

 

 

Le lieutenant Robert M. Buckmaster, Croix de guerre de l’armée américaine, était en train d’envoyer une courte rafale de son fusil automatique en direction d’un bunker de béton, tout en se posant la même question. Le plan le mieux élaboré qui soit, songea-t-il. Les opérations auraient dû se dérouler de la manière la plus simple : prendre possession de l’émetteur, voilà ce que disaient les ordres qu’il avait reçus. Un groupe d’hommes de la Navy se tenaient toujours dissimulés dans les buissons de végétation tropicale, attendant d’être sûrs que la capture avait bien eu lieu. Ils prendraient alors les commandes de l’équipement et enverraient des messages codés que Buckmaster n’avait pas compris. Les lieutenants de la marine étaient rarement mis au parfum, concernant les informations secrètes, se dit-il d’un air songeur. On acceptait qu’ils meurent au combat, mais on n’acceptait pas qu’ils sachent pourquoi.

Les vieux bâtiments de l’armée situés sur ce promontoire au nord-ouest de l’île de Maui leur étaient apparus déserts et anodins, mais à la seconde même où les hommes de son escadre s’étaient infiltrés dans le périmètre, ils avaient déclenché plus de systèmes d’alarme et de détection que ceux qui entouraient la réserve d’or de Fort Knox. Des fils électriques et des rayons lumineux avaient mis en branle des sirènes à vous crever les tympans et allumé des lampes si puissantes que l’ensemble de la zone s’était retrouvée inondée sous un flot de lumière éblouissante. Rien dans ses instructions ne l’avait préparé à cela, songea-t-il avec colère. Plan de manœuvres plutôt bâclé, qui ne comportait aucune mention détaillée des obstacles qu’ils auraient à rencontrer. Lieutenant ou pas, il comptait bien aller engueuler ses officiers supérieurs pour les avoir précipités dans ce bordel.

À partir de fenêtres, de portes et de toits qui avaient parus abandonnés quelques instants plus tôt, avait jailli un feu nourri tiré par des armes automatiques, qui avait aussitôt stoppé la progression du commando de Buckmaster. Les marines avaient riposté et leur manœuvre s’était révélée payante ; des corps avaient commencé à s’affaler sans vie aux alentours des ouvertures aménagées dans le bunker. Au cœur de la bataille, un sergent costaud à l’air ronchon avait couru au milieu des ombres projetées par les lampes surpuissantes, et était venu se jeter sur le sol aux côtés de Buckmaster.

— J’ai réussi à prendre une arme à un de leurs cadavres, cria-t-il pour couvrir la fusillade. C’est un ZZK Kaleshrew, de fabrication russe.

— Russe ? répéta Buckmaster incrédule.

— Oui, sir.

Le sergent présenta l’arme à quelques centimètres du visage de Buckmaster.

— C’est la plus récente des armes légères, dans l’arsenal des Russes. Je n’arrive pas à comprendre comment ces gars-là ont bien pu mettre la main dessus.

— Laissez ce genre de question aux types des services secrets.

Buckmaster concentra son attention sur le bâtiment contenant l’émetteur, tandis que le vacarme de la fusillade grimpait encore d’un cran dans l’obscurité.

— Le caporal Danzig et son escadre sont coincés derrière un mur de soutènement.

Le sergent s’interrompit pour envoyer une courte rafale, dans le but d’attirer l’attention de quelques-uns de ceux qui se trouvaient dans le bunker.

— Je sacrifierais ma retraite pour obtenir un char d’assaut tirant du quatre-vingt-dix millimètres, s’écria-t-il entre deux tirs.

— C’était supposé être une attaque surprise, vous vous rappelez ? Ils nous ont dit qu’on n’aurait pas à faire usage d’armes lourdes.

Tout à coup, il y eut une formidable explosion ; un énorme nuage de poussière et de débris de béton s’éleva en tourbillons avant de retomber autour du bâtiment. La puissance de la détonation coupa le souffle de Buckmaster. Puis il réussit à se mettre debout et examina les vestiges du bâtiment de transmission.

— Radio ! cria-t-il. Nom de Dieu, où est le gars de la radio ?

Un marine à la face noircie, habillé d’un treillis de camouflage noir et vert, sortit de l’ombre.

— Je suis là, lieutenant.

Le lieutenant Buckmaster s’empara du combiné qu’on lui tendait, empli d’appréhension devant ce qu’il allait avoir à déclarer.

— Grand-papa... Grand-Papa. C’est le Fou du volant. À vous.

— Ici Grand-papa, Fou du volant. Parlez. Nous vous écoutons.

La voix dans l’écouteur sonnait comme si elle lui parvenait du fond d’un puits.

— La bande du quartier d’à côté vient de faire tout péter, juste sous nos yeux. Je répète, ils ont tout fait péter sous nos yeux. On ne pourra pas participer aux infos de ce soir.

— Grand-papa a bien compris, Fou du volant. Il vous envoie ses regrets. Terminé.

Buckmaster replaça le combiné sur son berceau. Il était furieux, et il se fichait de savoir si cela s’apprenait jusqu’au Pentagone. Quelque chose était allé méchamment de travers cette nuit. Toute l’atmosphère était empreinte d’un parfum de mauvais augure. Il se demanda distraitement, tandis que ses hommes se regroupaient, s’il aurait jamais l’occasion d’apprendre qui s’était trouvé de l’autre côté, et avait ainsi décidé de mettre un terme à la fête.