CHAPITRE XII

Henry Fujima était le dernier membre d’une dynastie finissante, celle de quatre générations de Japonais hawaiiens, qui tous, son père, ainsi que le père de son père, et le père de ce dernier avant lui, avaient été pêcheurs. Cela faisait quarante ans que, par beau temps, Henry poursuivait de son obstination le thon fuyard, à bord du sampan qu’il avait construit de ses propres mains. La flottille de sampans qui avait fleuri à Hawaii depuis tant d’années avait à présent pratiquement disparu. La compétition de plus en plus forte entre compagnies de pêches internationales et les prises de plus en plus irrégulières avaient provoqué la lente disparition de cette flotte, jusqu’à ce qu’Henry se retrouve quasiment seul à lancer sa canne de bambou à la surface du grand Pacifique.

Il se tenait sur la plate-forme arrière de son solide petit bateau, ses pieds nus fermement plantés sur le plancher de bois, qui au fil des années s’était taché de l’huile de milliers de poissons morts. En ce petit matin, il lançait sa ligne dans les vagues, l’esprit envahi par le souvenir de ces années bien lointaines où il péchait en compagnie de son père. Il se souvint avec nostalgie de l’odeur de charbon de bois des hibachis et des rires qui fusaient sur les eaux, à mesure que les bouteilles de saké circulaient de l’un à l’autre des sampans, au moment où la flottille se rassemblait et s’encordait pour la nuit. Il ferma les yeux, revoyant les visages d’hommes morts depuis longtemps, percevant des voix qui ne parleraient jamais plus. Lorsqu’il ouvrit à nouveau les paupières, son regard fut attiré par un point sombre à l’horizon.

Il l’observa qui grandissait, et qui prenait peu à peu l’aspect d’un navire, un vieux rafiot rouillé surgi des flots. Henry n’avait jamais vu aucun navire marchand d’une taille pareille foncer à travers les vagues à une telle vitesse. À en juger à l’écume blanche qui se formait à proximité des écubiers, l’allure du navire devait être proche des vingt-cinq nœuds. C’est alors que le vieux pêcheur fronça les sourcils.

Le navire poursuivait sa route en ligne droite, et Henry se trouvait juste au beau milieu. Il attacha sa chemise à sa canne et se mit à agiter le tout avec frénésie. Pris de terreur, il vit la proue se dresser devant lui, comme un monstre qui va avaler une mouche. Il poussa un cri, mais nul ne se montra au-dessus du bastingage ; le pont était désert. Il resta ahuri, sans plus faire un geste, tandis que le grand navire rouillé venait réduire en pièces son sampan, envoyant valser de toutes parts des éclats de bois.

Henry se retrouva au fond des eaux, et se mit à batailler pour revenir à la surface, en s’entaillant les bras sur les coquilles des bernaches. Les hélices du navire battaient violemment les eaux, et il ne dut qu’à ses mouvements désespérés de n’être pas aspiré par la rotation de leurs lames assassines. Retrouvant l’air libre, il lui fallut encore batailler pour reprendre sa respiration au milieu des vagues tourbillonnantes que le navire abandonnait dans son sillage. Il réussit néanmoins à maintenir la tête hors de l’eau, en nageant comme un chien, et s’essuya les yeux pour les débarrasser de la morsure du sel, le sang s’écoulant de ses bras tailladés.

 

 

Ce ne fut que peu après dix heures du matin que Pitt retrouva enfin sa chambre d’hôtel. Il était exténué, et ses yeux le piquaient lorsqu’il fermait les paupières. Il boitait quelque peu, le bandage de sa jambe avait été refait, et à part une légère sensation de raideur, il ne sentait rien. Ce qu’il désirait le plus au monde, c’était s’affaler sur un lit pour oublier les événements des précédentes vingt-quatre heures.

Il n’avait tenu aucun compte des ordres qui lui avaient été donnés d’amener l’équipage du Martha Ann jusqu’à Pearl Harbor, ou bien sur l’héliport de Hickam Field. Au lieu de cela, il était allé sagement poser l’hélicoptère sur une pelouse, à six cents mètres de l’entrée des urgences du Tripler Military Hospital, le grand édifice de béton perché au sommet d’une colline en surplomb de la côte sud de Oahu. Il n’avait pas quitté les lieux avant que Boland et le jeune marin blessé n’aient rapidement été emmenés en direction des salles d’opération, après quoi il avait autorisé un aimable médecin de l’armée à lui recoudre l’entaille qu’il portait à la jambe. Il sortit ensuite du bâtiment, sans autre formalité, par une porte de service, héla un taxi, et s’endormit paisiblement au cours du trajet vers Waikiki Beach.

Il n’était pas allongé sur son lit, endormi au fond des draps accueillants, depuis une demi-heure, quand quelqu’un se mit à tambouriner à la porte de sa chambre. Tout d’abord, il prit cela pour une sorte d’écho résonnant dans son crâne, si bien qu’il essaya de l’enfouir au plus profond et de l’oublier. Puis il quitta avec peine son lit, tangua à travers la pièce et s’en alla ouvrir la porte.

Il existe une espèce d’étrange beauté dans le spectacle d’une femme en proie à la peur, comme si un instinct animal lové en elle depuis des temps immémoriaux lui donnait soudain l’air terriblement vivant. Elle portait un petit muumuu décoré de fleurs rouges et jaunes, qui lui couvrait à peine les hanches. Ses yeux marrons se levèrent vers lui, écarquillés, sombres, et terrifiés.

Pitt resta un moment sans réaction, avant de se reculer et de l’inviter à entrer. Adrienne Hunter se faufila dans l’appartement, fit volte-face, et se jeta dans les bras de Pitt. Elle frissonnait et sa respiration était étranglée par des sanglots.

Pitt la serra contre lui.

— Adrienne, pour l’amour de Dieu.

— Ils l’ont tué, dit-elle en sanglotant.

Pitt la repoussa, en tendant les bras, et plongea son regard dans ses yeux humides et gonflés.

— Mais de quoi parles-tu ?

Les mots tombèrent en désordre de ses lèvres.

— J’étais au lit avec... avec un ami. Ils sont entrés par la terrasse, ils étaient trois, sans faire aucun bruit, on ne s’est pas rendu compte qu’ils étaient dans la chambre avant qu’il soit trop tard. Il a bien essayé de se battre, mais ils avaient des drôles de petits pistolets qui ne faisaient aucun bruit. Ils lui ont tiré dessus. Mon Dieu ! Ils lui ont tiré dessus une bonne douzaine de fois. Il y a du sang partout. C’est horrible.

Elle tremblait. Pitt l’emmena en direction du lit, en la serrant étroitement.

— J’ai crié, et j’ai couru m’enfermer dans les toilettes. J’ai tourné la clé, poursuivit-elle. Ils ont rigolé. Ils étaient là, de l’autre côté de la porte, et ils riaient. Ils ont dû se dire que j’allais rester coincée dans les toilettes, mais heureusement, il y a deux entrées. L’autre donne dans la chambre d’ami. J’ai arraché une robe d’un cintre et je me suis enfuie par la fenêtre de la chambre d’ami. J’étais morte de peur. J’ai essayé d’appeler Papa, mais à son bureau, on m’a dit qu’on ne pouvait pas le joindre. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment été prise de panique. Je ne savais plus où aller, je n’avais plus personne vers qui me tourner, alors je suis venue ici.

Elle s’essuya les yeux du plat de la main. Elle se tenait devant la fenêtre, et par transparence, Pitt pouvait se rendre compte qu’elle ne portait rien sous son muumuu.

— C’est un cauchemar, murmura-t-elle. Un horrible cauchemar, affreux. Pourquoi est-ce qu’ils ont fait une chose pareille ? Pourquoi ?

— Chaque chose en son temps, dit Pitt d’une voix douce. Passe d’abord dans la salle de bains pour te refaire une beauté. Il y a ton maquillage qui te coule jusque sur le menton. Après ça, tu me raconteras la suite, et en premier le nom de la personne qu’ils ont tuée.

Elle se raidit.

— Je ne peux pas.

— Fais un peu marcher ton cerveau, lança-t-il. Tu prétends qu’il y a un homme mort dans ton appartement. Combien de temps crois-tu pouvoir garder ce secret ?

— Je... Je n’en sais rien.

— Je ne donne pas plus de vingt minutes à la police d’Honolulu pour mettre un nom sur lui, de toute manière. Alors ton sacrifice est vraiment inutile. C’est une célébrité locale, avec une femme et dix enfants, ou quoi ?

— Pire. C’est un ami de mon père.

Ces yeux étaient implorants.

— Son nom, exigea-t-il.

— Capitaine Orl Cinana, murmura-t-elle lentement. C’est le chef de flotte de Papa.

Pitt était assez raisonnable pour ne trahir aucun sentiment. La situation était plus grave qu’il ne l’avait cru. Il indiqua la salle de bains, et déclara simplement :

— Allez, ouste !

Avec obéissance, elle passa dans la salle de bains, se retourna, et lui adressa un gentil sourire avant de refermer la porte. Dès qu’il perçut le bruit de l’eau qui coulait dans l’évier, Pitt se précipita sur le téléphone. Il eut plus de chance qu’Adrienne. Cinq secondes après que Pitt ait décliné son identité au standardiste de la 101e Flotte, la voix de l’amiral Hunter explosait dans son oreille.

— Qu’est-ce que c’est que cette idée débile de ne pas venir me présenter votre rapport ? attaqua Hunter.

— Je n’étais pas en état, amiral, répondit Pitt. Je n’aurais pu vous être d’aucune utilité avant de m’être récuré à fond et d’avoir dormi quelques heures. Ce qui m’a d’ailleurs été refusé, à cause de votre fille.

Lorsque Hunter se remit à parler, ce fut d’une voix différente.

— Ma fille ? Adrienne ? Elle est avec vous ?

— Il y a un homme mort dans son appartement. Elle n’a pas réussi à vous contacter, alors elle a décidé de venir ici.

Hunter resta silencieux pendant deux bonnes secondes. Puis il reprit, d’un ton plus ferme que jamais.

— Donnez-moi les détails.

— Du peu que j’ai pu tirer d’elle, je dirais qu’il doit s’agir de nos petits amis du vortex. Ils se sont introduits chez elle, en passant par la terrasse, et ils ont déchargé leurs revolvers sur le type. Adrienne s’est échappée, grâce aux deux portes qui donnent dans les toilettes.

— Est-elle blessée ?

— Non.

— Je suppose que la police est déjà au courant ?

— Par bonheur, elle ne les a pas appelés. Pour autant que je sache, la victime est toujours en train de saigner sur la carpette de l’appartement.

— Grâce au ciel. Je vais envoyer une de notre équipe de sécurité jeter un coup d’œil à tout ça.

À l’autre bout de la ligne, Pitt entendit la voix étouffée de Hunter donner rapidement des ordres. Il parvenait littéralement à s’imaginer chacune des personnes présentes se trouvant à portée de voix, et qui toutes venaient assurément de sursauter comme des lapins effrayés. L’amiral revint à l’appareil.

— Est-ce qu’elle a identifié la victime ?

Pitt prit une longue respiration, avant de répondre.

— Il s’agit du capitaine Orl Cinana.

Hunter possédait une classe certaine, Pitt était bien forcé de l’admettre. Le silence accablé ne dura pas plus d’une fraction de seconde.

— Combien de temps vous faudrait-il, à vous et à Adrienne, pour vous rendre sur place ?

— Au moins une demi-heure. Ma voiture se trouve toujours au parking des quais d’Honolulu. Nous allons devoir faire appel à un taxi.

— Mieux vaut que vous restiez où vous êtes. On dirait que ces tueurs sont partout. Je vais vous envoyer immédiatement un détachement de gardes.

— C’est entendu. On va rester cloîtrés.

— Une chose encore. Cela fait longtemps que vous avez fait connaissance avec ma fille ?

— C’est un pur hasard. Nous nous sommes retrouvés tous deux à la même soirée, quelques heures seulement avant que je ne tombe sur la capsule du Starbuck.

Pitt faisait de sérieux efforts pour garder un ton parfaitement dégagé.

— Elle m’a entendu prononcer votre nom, et elle s’est alors présentée d’elle-même.

Pitt comprit à l’instant même ce qu’était en train de penser Hunter, si bien qu’il le prit de vitesse.

— Je suppose qu’au cours de notre conversation, j’ai dû mentionner que je logeais aux Moana Towers. Et de son côté, prise de panique, elle s’est sans doute souvenue de ce détail, et a foncé jusqu’ici.

— Je ne comprendrai jamais ce qu’Adrienne fait de sa vie, dit l’amiral. C’est une très chic fille.

Pitt ne répondit rien à cela. Quelles paroles employer pour apprendre à un père que sa fille est une obsédée sexuelle, ivre ou camée dix-huit heures sur vingt-quatre ?

— Nous partirons pour Pearl Harbor dès que les gardes seront ici, fut tout ce que Pitt parvint à dire.

À la suite de quoi il raccrocha et alla se servir une rasade de bourbon. L’alcool avait le goût d’un produit pour déboucher les tuyaux.

Ils arrivèrent dix minutes plus tard, non pas pour les escorter jusqu’au quartier général de l’amiral Hunter à Pearl Harbor, mais pour kidnapper Adrienne et assassiner Pitt. Il avait partagé son attention entre la porte d’entrée et le corps d’Adrienne, pelotonnée sur le lit et qui dormait calmement d’un sommeil de bébé. Pitt sentit la peau de sa nuque se raidir si fort qu’on aurait pu croire qu’elle allait se détacher du reste de son corps. Il n’eut aucune chance d’attraper le téléphone.

Ils étaient entrés silencieusement dans la chambre, en se glissant du toit au bout d’une corde, et s’étaient faufilés par-dessus le petit balcon. Ils étaient cinq et braquaient leurs armes compactes et familières, non sur la poitrine de Pitt, mais sur la tête d’Adrienne, inconsciente et tranquille.

— Tu bouges, elle meurt, déclara l’homme placé au centre, dont les yeux étaient couleur d’or.

Pitt, en ces quelques instants de stupeur, ne prit conscience que de sa totale absence d’émotion, comme si le fait de n’avoir rien prévu de la sorte le privait également de toute facilité de jugement. Ce n’est qu’ensuite que naquit lentement en lui la pensée amère que l’individu massif se tenant devant lui était responsable de tout ce qui lui était arrivé depuis une semaine. Il s’agissait de l’homme aux yeux d’un jaune intense qui avait hanté ses rêves et ses cauchemars, l’homme qui avait percé le secret de Kanoli grâce aux archives du Bishop Muséum, il y avait de cela tant d’années.

Le colosse fit quelques pas en avant. Il semblait trop jeune pour quelqu’un qui devait approcher les soixante-dix ans. L’âge n’avait pas ridé sa peau ni ratatiné ses muscles. Il était habillé sans façon, comme s’il se trouvait à la plage, d’un maillot de bain et d’une serviette d’hôtel négligemment jetée sur une épaule, alors que ceux qui l’accompagnaient portaient des vêtements de ville. Son visage long et émacié était entouré de mèches ébouriffées de cheveux argentés.

Le géant s’approcha davantage et, jetant un regard de ses hypnotiques yeux jaunes, du haut de ses deux mètres, il sourit avec l’amabilité d’un barracuda.

— Dirk Pitt de l’Agence Nationale de Recherches Océanographiques, dit-il d’une voix calme et profonde, sans rien de menaçant ni de mauvais. C’est un honneur pour moi. Voilà des années que je suis vos exploits, avec un intérêt certain, et un certain amusement.

— Je suis flatté que vous m’ayez trouvé distrayant.

— Ce sont des paroles de brave. Je n’en attendais pas moins de vous.

Le colosse adressa un signe à ses hommes. Ils clouèrent Pitt sur une chaise avant qu’il ait pu réaliser ce qui se passait.

— Je vous présente mes excuses pour le dérangement, monsieur Pitt. Un vilain jeu, désagréable comme tous les vilains jeux, mais nécessaire. Il est malencontreux que je sois forcé de vous inclure dans mes plans. J’avais eu l’intention de ne vous utiliser qu’en tant que messager. Je n’aurais jamais pu prévoir le rôle que vous alliez vous attribuer.

— Un coup proprement monté, dit lentement Pitt. Depuis combien de temps me tourniez-vous autour, en guettant la meilleure occasion de me berner en me laissant croire que je tombais par hasard sur la capsule de communications du Starbuck ? Mais pourquoi moi ? Un gamin de dix ans aurait parfaitement pu trouver cette capsule, au beau milieu de la plage, et l’amener à l’amiral Hunter.

— Question d’impact, major. Impact et crédibilité. Vous possédez des parents et des amis influents à Washington, et vos états de service à la NUMA sont plutôt élogieux. Je savais qu’il fallait s’attendre à des doutes concernant l’authenticité du message, si bien que j’ai compté sur votre réputation pour conférer à cette découverte impact et crédibilité.

Il eut un sourire suffisant, et se passa les doigts dans son buisson de cheveux gris.

— Mais ce choix s’est révélé plutôt regrettable. Puisque vous êtes le seul à tenter de convaincre l’amiral Hunter que le message du capitaine Dupree était une contrefaçon.

— Quel dommage, déclara Pitt d’un ton sarcastique, qui décida de lancer une sonde à l’aveugle. Votre informateur était assez bien renseigné.

— Oui, il se montrait plutôt assidu à la tâche.

Il y eut alors un long moment de silence. Pitt se tourna pour regarder Adrienne. Elle se tenait toujours lovée sur le lit, en toute sérénité. C’est une chance pour elle, songea Pitt, elle aura dormi tout au long de l’horrible scène. Il reporta son attention sur le géant.

— Je ne crois pas que vous ayez eu la courtoisie de vous présenter.

— Quelle importance ? Mon nom ne pourra jamais plus vous être utile.

— Si vous comptez me tuer, je trouve avoir le droit d’au moins connaître le responsable.

Le colosse hésita un moment, puis il haussa les épaules d’un geste lourd.

— Delphi, déclara-t-il simplement.

— C’est tout ?

— Delphi suffira.

— Vous n’avez pas l’air grec.

Les mains de Pitt étaient solidement attachées derrière le dossier de sa chaise à présent ; deux des hommes se tenaient toujours sur leurs gardes, en pointant leurs armes sur Adrienne. Les deux autres en terminèrent avec Pitt et se reculèrent. À l’exception de Delphi, ils étaient d’apparence commune ; de taille et de poids moyens, la peau bronzée, habillés de pantalons ordinaires et de chemises hawaiiennes. Leurs visages n’exprimaient rien, ils acceptaient l’autorité muette de Delphi, sans rechigner et sans poser de questions. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit de Pitt qu’ils pouvaient tuer si on le leur demandait.

— Vous avez bâti une organisation efficace et sans pitié. Vous avez mis au point l’une des plus grandes énigmes de ce temps. Des milliers de marins sont morts par votre volonté. Et tout cela pour quoi ?

— Je suis désolé, monsieur Pitt. Nous ne sommes pas en train de jouer une pièce dans laquelle le grand méchant raconte tout, avant de liquider le héros. Rien de théâtral ici, pas de point culminant, aucun suspense concernant la divulgation de secrets. Ce serait perte de temps que d’expliquer mes motifs à qui que ce soit qui n’aurait pas la profondeur de compréhension d’un Lavella ou d’un Roblemann.

— Comment avez-vous l’intention de procéder pour m’éliminer ?

— Par accident. Puisque vous aimez l’eau, vous périrez par l’eau, en vous noyant dans votre propre baignoire.

— Est-ce que ça ne va pas avoir l’air ridicule ?

— Pas vraiment. J’ai bien l’intention de rendre tout cela convaincant. La police en conclura simplement que vous étiez occupé à vous raser, tout en prenant un bain. Ce qui, admettons-le, est un comportement plutôt stupide. Le rasoir électrique vous aura glissé des mains, et sera tombé dans l’eau. Le survoltage résultant aura été suffisant pour vous faire perdre connaissance, votre tête aura alors plongé sous l’eau, et vous vous serez noyé. Les enquêteurs en déduiront qu’il s’agit d’une mort accidentelle, et pourquoi pas ? Votre nom se verra imprimé dans les avis de décès de quelques journaux, et au fil du temps, Dirk Pitt ne sera plus qu’un souvenir de moins en moins vivace, dans la mémoire de ses parents et de ses proches.

— Franchement, je suis étonné de vous causer tant d’efforts.

— Une fin appropriée pour l’homme qui s’est trouvé incroyablement près de mettre à mal une entreprise brillamment pensée et mise à exécution depuis plus de trente ans.

— Épargnez mon ego, grogna Pitt. Que comptez-vous faire d’Adrienne ? Ce serait drôle si l’on nous retrouvait tous les deux au bain, en train de nous raser.

— Tranquillisez-vous. Il n’est pas prévu de causer du tort à mademoiselle Hunter. Je vais l’emmener en qualité d’otage. L’amiral Hunter y réfléchira à deux fois avant de poursuivre ses recherches dans le vortex du Pacifique.

— Cela n’arrêtera pas Hunter pendant plus de deux minutes. Selon lui, le devoir a priorité sur la famille. Vous perdez votre temps. Laissez-la partir.

— Je suis aussi un homme de discipline, rétorqua Delphi. Je n’ai pas l’habitude de m’écarter des plans que je me suis tracés. Mes buts sont clairs et évidents. Je tiens simplement à me libérer des projets de destruction élaborés par les pays communistes et des pulsions impérialistes des États-Unis. Les uns s’ajoutant aux autres, cela ne peut mener qu’à l’anéantissement de la civilisation. Et je tiens à survivre.

Du temps, songea Pitt. Il fallait qu’il parvienne à faire parler le colosse aussi longtemps que possible. Encore quelques minutes, et les hommes de Hunter frapperaient à la porte. La conversation était la seule arme qu’il lui restait.

— Vous êtes fou, déclara froidement Pitt. Vous avez perpétré des crimes en masse, pendant des décennies, et cela au nom de la survie. Épargnez-moi le vieux couplet concernant le communisme et l’impérialisme. Vous n’êtes rien de plus qu’un anachronisme, Delphi. Votre style est passé de mode, depuis la disparition de Karl Marx, des cheveux brillantinés et des cabriolets à chevaux. Vous êtes enterré depuis un demi-siècle et vous ne le savez pas.

Le calme étudié de Delphi se mit à craquer légèrement aux coutures. Une roseur envahit ses larges pommettes, mais il réussit aussitôt à reprendre le contrôle de lui-même.

— Le détachement philosophique est réservé aux ignorants, major. Dans quelques minutes, je serai débarrassé de votre harcèlement plutôt agaçant.

Il fit un signe. L’un des gardes se rendit dans la salle de bains pour ouvrir les robinets et emplir la baignoire. Pitt essaya de remuer les mains. Même si ses liens lui entouraient plusieurs fois les poignets, ils restaient assez lâches pour ne pas laisser de meurtrissures sur sa peau, qui auraient pu mettre la puce à l’oreille des enquêteurs.

C’est alors que, soudain, Pitt songea que ses sens étaient en train de l’abuser ; un délicat parfum de frangipane venait de se répandre dans la pièce et l’enveloppait. Cela paraissait impossible, et pourtant c’était bien elle. Summer se trouvait dans la pièce.

Sans mot dire, Delphi indiqua Adrienne, et l’homme qui avait attaché Pitt sortit un petit étui de sa poche, inséra une aiguille au bout d’une seringue, puis releva le bord du court muumuu d’Adrienne, pour enfoncer ensuite sans plus de cérémonie son aiguille dans l’une de ses fesses rebondies. Elle remua doucement, soupira, fronça les sourcils, et en l’espace de quelques secondes glissa dans un sommeil à la limite du coma. Rapidement, l’homme de main de Delphi replaça la seringue dans son étui, qu’il glissa dans sa poche, avant de prendre Adrienne dans les bras, et de se tenir prêt à exécuter tout nouvel ordre fusant de la bouche de son maître.

— J’ai bien peur qu’il faille nous dire au revoir, déclara Delphi.

— Vous nous quittez avant l’événement principal ?

— Il ne va plus se passer grand-chose qui puisse m’intéresser.

— Vous n’arriverez jamais à la faire sortir de ce bâtiment.

— Il y a une voiture qui nous attend, dans le garage en sous-sol, déclara Delphi avec suffisance.

Il s’avança vers la porte, l’entrebâilla et jeta un coup d’œil dans le couloir. Alors qu’il s’était déjà à moitié engagé sur le seuil, Pitt s’écria :

— Une dernière question, Delphi.

Le géant hésita, avant de tourner son regard vers Pitt.

— La fille qui a déclaré s’appeler Summer, qui est-elle donc ?

Delphi se fendit d’un sourire féroce.

— Summer est ma fille.

Il adressa un salut de la main.

— Au revoir, major.

Pitt fit un dernier essai désespéré.

— Remettez mes salutations à la bande de Kanoli.

Les yeux de Delphi se figèrent. Pendant un moment, une sorte de vague doute sembla assombrir son esprit, mais qui se dispersa bien vite, alors qu’il jetait un dernier regard sur Pitt.

— Au revoir, répéta-t-il, avant de passer dans le couloir comme une ombre.

Pitt avait échoué dans sa tentative de retenir Delphi et d’empêcher l’enlèvement d’Adrienne. Il se rongeait toujours les sangs lorsque l’homme sortit de la salle de bains, pour adresser un signe à son collègue, avant de retourner dans la pièce. Le deuxième gardien déposa son arme sur une chaise et s’approcha de Pitt, les traits de son visage, réguliers et communs, ne trahissant pas le moindre signe de cruauté.

Pitt vit le coup arriver, mais il était déjà trop tard pour l’esquiver. Tout ce qu’il put faire, c’est incliner la tête. Le poing du garde cogna avec force sur le sommet du crâne de Pitt, l’envoyant valser de sa chaise, et trébucher sur le sol, au bas du rideau donnant sur le balcon.

Les ténèbres faillirent prendre possession de l’esprit de Pitt, mais celui-ci parvint à se secouer, et se força à se remettre sur pied, en titubant. Il distingua à moitié le garde agenouillé sur le tapis, et qui se tenait le poing dans l’autre main. Il l’entendit gémir comme un animal blessé. Ce salaud vient de se casser les doigts, en conclut Pitt. Un sourire amer naquit sur ses lèvres lorsqu’il réalisa que la douleur causée par le nœud qui s’était formé dans son crâne n’était rien comparée à celle de phalanges fracturées.

Pitt demeura sans bouger. C’est alors qu’une main sortie du rideau lui toucha le bras. Il sentit un mouvement de va-et-vient tandis que la corde qui emprisonnait ses poignets était coupée. L’odeur de frangipane l’encerclait comme une vague chaleureuse et relaxante. En un instant, ses liens disparurent et un petit couteau à double tranchant glissait avec précaution dans la paume de sa main droite. Il réussit à ne pas se retourner vers elle, et à ne pas écarter les rideaux derrière lesquels elle se cachait. Au lieu de cela, il serra plus fermement le couteau et remua les doigts pour s’assurer qu’il allait pouvoir compter sur eux, sans risque d’engourdissement ni de raideur handicapante.

Le gardien s’arrêta de gémir et se mit à ramper sur le tapis en direction de Pitt. Son partenaire continuait à s’occuper de son travail dans la salle de bains, sans se rendre compte de quoi que soit, à cause du bruit que faisaient les robinets ouverts. C’est à ce moment que le garde posa son poing blessé sur ses genoux, tendit l’autre main vers la chaise, attrapa son arme, et effectua un mouvement rapide en forme d’arc pour la braquer sur la poitrine de Pitt, sa douleur et sa haine lui faisant perdre de vue toute idée de mort accidentelle, malgré les ordres donnés par Delphi.

Pitt sentit la sueur lui perler par tous les pores de la peau. Le garde se trouvait trop loin pour lui donner le temps de tenter quelque geste que ce soit ; le projectile tiré par le petit revolver viendrait oxygéner le thorax de Pitt avant qu’il ait pu franchir la moitié de la distance qui les séparait. Le garde resta assis pendant quelques interminables secondes, se contentant de fixer Pitt. Puis il se mit en mouvement, s’approchant peu à peu, en avançant un genou devant l’autre, réduisant d’une quinzaine de centimètres à chaque fois l’espace entre eux. Mais il était toujours trop loin.

Pitt ressentait la torture des damnés. Quatre-vingt-dix centimètres. Voilà ce dont il avait besoin avant de l’atteindre avec l’espoir de répandre en premier le sang de son adversaire. La longueur d’un bras. Il ne faudra pas plus que la longueur d’un bras, se dit-il en lui-même, en essayant d’apprécier la distance requise.

Le gardien continuait d’approcher, son arme toujours pointée sur la poitrine de Pitt, ne la laissant vagabonder que de temps à autre en direction de son front. À un moment, un petit sourire narquois lui traversa le visage, alors qu’il dirigeait l’arme vers l’entrejambes de Pitt.

Patience, se répétait Pitt encore et encore. Patience. Les deux mots les plus importants du vocabulaire, songea-t-il, sont « patience » et « espoir ». D’ici peu, il aurait la possibilité de tenter son coup ; le garde s’était approché quasiment à sa portée. Crispé, Pitt attendit encore quelques secondes pour plus de sûreté. S’il se lançait trop tôt, il se pourrait qu’il ne parvienne pas à repousser l’arme assez loin de son corps, avant qu’elle ne fasse feu. Car il ne faisait aucun doute que les réflexes du gardien allaient lui faire pousser sur le petit bouton déclencheur, au premier contact entre eux. Sa seule chance de succès tenait à l’effet de surprise. Il maintenait ses mains libres derrière le dos, pour abuser le garde et lui faire croire qu’il allait le tuer facilement. Il le fallait absolument. Il laissa pendre sa mâchoire, aussi bas que possible, et força ses yeux à s’ouvrir largement, pour simuler la terreur.

Et c’est alors qu’il plongea. Il envoya valser l’arme dans les airs de son bras gauche, sans se soucier du sifflement du projectile qui passait à quelques centimètres de son épaule, tandis que dans le même mouvement, il balançait sa main droite en un crochet court, la lame effilée de son couteau s’en allant trancher la gorge du gardien à hauteur de la trachée. Un râle atroce fusa de l’entaille au cou du garde, en même temps qu’un flot de sang lui jaillissait sur la poitrine, sur le tapis, et sur les bras de Pitt. Les yeux du gardien se tournèrent vers Pitt, rendus brillants par la stupeur, avant de rouler sous ses paupières, à la suite de quoi son corps fut agité d’un frisson convulsif. L’homme s’écroula ensuite lentement.

Pitt resta cloué sur place un bon moment, face au cadavre du gardien. Puis il ramassa l’arme tombée sur le sol et prit à pas feutrés la direction de la salle de bains. Il parvenait à distinguer le bourdonnement du rasoir électrique, que l’autre garde tenait prêt pour le meurtre de Pitt. La baignoire était pleine, et l’attendait. Pitt garda les yeux fixés sur la porte de la salle de bains, tout en continuant d’avancer dans le couloir.

Soudain, la sonnette retentit dans l’appartement. À ce bruit inattendu, Pitt ne put s’empêcher de sursauter, puis se figea alors que le gardien bondissait hors de la salle de bains, et s’arrêtait sur place, l’air éberlué, à la vue horrible de son collègue mort, allongé sur le tapis. Puis il se tourna et lança à Pitt un regard interdit.

— Jette ton arme et ne fais plus un geste, dit sèchement Pitt.

L’homme de main de Delphi n’eut pas de réaction, et se contenta de loucher sur le petit automatique dans la main de Pitt. Le carillon retentit une nouvelle fois. Le garde fit un saut de côté et leva son arme dans l’intention de faire feu. Pitt tira, et atteignit son adversaire en plein cœur.

L’homme resta debout, observant Pitt bouche bée, le regard stupéfait. Ses mains se firent molles ; son arme tomba délicatement sur le tapis, tandis qu’il s’affalait lentement sur ses genoux, avant de basculer sur le flanc, et de terminer sa chute allongé sur le sol dans une position fœtale.

Pitt demeura immobile, en écoutant les coups administrés furieusement à la porte de son appartement, les yeux errant sur les traces de mort à ses pieds. Les quatre murs de la pièce parurent se resserrer autour de lui. Il manquait un élément. Son esprit refusait de coopérer ; les minutes qui venaient de passer l’avaient laissé en pleine confusion. Quelqu’un aurait dû se trouver là, quelqu’un...

Summer !

Il repoussa rapidement les rideaux qui séparaient la chambre du balcon, ne trouvant rien derrière que la bordure des murs. Il fouilla la chambre avec frénésie, en prononçant son nom. Elle ne répondit pas. Le balcon, songea-t-il. Elle devait avoir suivi Delphi et ses hommes, sur le toit. Le balcon était désert, mais une corde était attachée à la balustrade de la terrasse, et filait vers celle de l’appartement du bas. Elle s’était enfuie de la même manière que la première fois.

C’est alors que son regard fut attiré par une petite fleur jetée sur l’une des chaises longues. C’était un fragile rameau de frangipanier ; les magnifiques pétales blancs explosaient de couleur jaune en se resserrant vers l’intérieur. Il amena la fleur devant ses yeux, l’examinant comme on pourrait le faire d’un spécimen rare de papillon. La fille de Delphi, songea-t-il. Comment cela était-il possible ?

Il se tenait toujours au même endroit, sur le balcon, la fleur dans une main et l’arme dans l’autre, le regard perdu en direction des étincelantes ondulations bleues de l’océan, lorsque les hommes de l’équipe de sécurité de Hunter enfoncèrent la porte pour pénétrer dans l’appartement.