CHAPITRE IV

C’était le petit matin. De fines traînées de brume fantomatique, voilà tout ce qui restait de la légère pluie tombée au cours de la nuit. L’humidité aurait été suffocante sans le souffle de l’alizé qui avait nettoyé l’atmosphère saturée de buée et l’avait dispersée en direction du bleu de l’océan jusqu’au-delà des récifs. La bande de plage sablonneuse qui s’incurvait de Diamond Head jusqu’à l’hôtel Reef était déserte, mais déjà des touristes commençaient à sortir des hôtels de verre et de béton pour se lancer dans une nouvelle journée de visite et d’emplettes.

Allongé en travers de son lit, sur les draps trempés de sueur, Pitt, complètement nu, observait par la fenêtre ouverte deux mainates qui s’affrontaient pour obtenir les faveurs d’une femelle, perchée sur un palmier tout proche et qui semblait se désintéresser complètement de la scène. Des plumes noires se mirent à voler à profusion tandis que les deux mâles poussaient des cris tapageurs, causant un raffut pouvant être entendu à un pâté de maisons de là. Puis, au moment où la bagarre miniature était proche de l’instant décisif, le carillon retentit à la porte de Pitt. Il se leva de mauvaise grâce, enfila un peignoir en tissu éponge, se dirigea en bâillant vers l’entrée, et ouvrit la porte.

— Bonjour, Dirk.

Un petit individu, aux cheveux flamboyants et au visage tout en saillie, se tenait dans le couloir.

— J’espère que je n’interromps pas un intermède romantique ?

Pitt tendit la main.

— Non, je suis seul. Entrez.

Le petit individu franchit le seuil, examina la pièce sans se presser, puis sortit sur le balcon, pour profiter de la vue splendide. Il était tiré à quatre épingles, dans un costume de couleur ocre, pourvu de tout, jusqu’à la montre de gousset et la chaînette. Sa barbe soignée rappelait celle du capitaine Achab, le chasseur de baleine, avec deux bandes blanches disposées de manière symétrique de chaque côté de son menton, une barbe si fournie qu’elle lui donnait un aspect pour le moins étrange. Son visage au teint bistre était perlé de gouttes de sueur, due à l’humidité ambiante, ou au fait d’avoir escaladé des marches, ou bien aux deux ensembles. Au contraire de la plupart des hommes qui essayent au cours de leur vie d’emprunter les voies les moins laborieuses, l’amiral James Sandecker, directeur en chef de la NUMA, l’Agence Nationale de Recherches Océanographiques, préférait se cogner à toutes les barrières et à tous les obstacles se trouvant sur le chemin le plus court entre le point A et le point B.

Sandecker tourna la tête pour lancer par-dessus son épaule :

— Comment diable arrivez-vous à trouver le sommeil avec ces fichus volatiles occuper à criailler dans vos oreilles ?

— Par bonheur, ils ne sont pas pris de folie furieuse avant le lever du soleil.

Pitt indiqua le canapé.

— Installez-vous confortablement, amiral, pendant que je m’occupe de préparer le café.

— Oubliez le café. Il y a neuf heures, je me trouvais à Washington. Le décalage horaire a complètement fichu en l’air ma chimie interne. Je préférais avaler quelque chose d’un peu plus corsé.

Pitt sortit une bouteille de bourbon d’un petit bar portatif et servit un verre. Il jeta un coup d’œil à l’autre bout de la pièce, pour croiser le regard bleu de Sandecker qui pétillait. Que se passait-il donc ? Le patron de l’une des plus prestigieuses agences gouvernementales n’avait pas parcouru neuf mille cinq cents kilomètres en avion simplement pour discuter d’oiseaux avec son directeur des projets spéciaux.

Il tendit le verre à Sandecker et demanda :

— Qu’est-ce qui vous amène de Washington ? Je croyais que vous étiez plongé jusqu’au cou dans le projet d’une nouvelle mission d’étude des courants en eaux profondes ?

— Vous ne savez pas pourquoi je suis là ?

Il employait son ton habituel, tranquillement cynique, un ton qui avait toujours provoqué chez Pitt une crispation involontaire.

— Grâce à votre habitude d’aller fourrer votre nez dans les affaires qui ne vous concernent pas, j’ai été forcé de faire ce petit voyage, pour vous tirer d’un guêpier et vous flanquer dans un autre.

— Je ne vous suis pas.

— Une qualité que je ne vous connais que trop, répliqua l’amiral avec une légère trace de sourire moqueur. On dirait bien que vous avez mis le feu aux poudres en vous amenant avec la capsule à messages du Starbuck. Sans le savoir, vous avez déclenché un tremblement de terre au Pentagone, qui a fait sauter les sismographes jusqu’en Californie. Cela a du même coup fait de vous le « grand homme du jour » pour le département de la marine. Je ne suis qu’un vieux croulant rangé des voitures pour ces gars-là, si bien qu’on ne m’a pas autorisé à jeter un coup d’œil derrière le rideau. J’ai tout simplement été contacté par le chef d’état-major des armées, très courtoisement, je dois le reconnaître, qui m’a demandé de filer à toute allure jusqu’à Hawaii, de vous expliquer votre nouvelle mission, et de tout arranger pour vous prêter à la Navy.

Pitt plissa les paupières.

— Qui se cache derrière tout ça ?

— L’amiral Leigh Hunter, de la 101e Flotte de Sauvetage.

— Vous n’êtes pas sérieux ?

— Il vous a requis personnellement.

Pitt remua la tête avec emportement.

— C’est stupide. Qu’est-ce qui pourrait m’empêcher de refuser ?

— Vous m’obligez à vous rappeler, dit calmement Sandecker, qu’en dépit de votre statut au sein de la NUMA, vous êtes toujours inscrit au rôle actif en tant que major de l’armée de l’air. Et, vous le savez aussi bien que moi, le chef d’état-major ne supporte pas beaucoup l’insubordination.

Les yeux de Pitt plongeaient avec ressentiment dans ceux de Sandecker.

— Ça ne marchera pas.

— Bien sûr que si, dit Sandecker. Vous êtes un ingénieur maritime d’un sacrément bon niveau, le meilleur que je possède. J’ai déjà rencontré Hunter, et je n’y suis pas allé par quatre chemins pour le lui dire.

— Il existe d’autres complications, déclara Pitt d’un ton pas très assuré, des points délicats qui n’ont pas été pris en compte.

— Vous voulez dire le fait que vous ayez couché avec la fille de Hunter ?

Pitt se raidit.

— Vous savez ce que vous êtes, amiral ?

— Un fils de pute sournois et pervers ? proposa Sandecker. Sérieusement, reprit-il, cette affaire est beaucoup plus importante que tout ce que vous avez pris la peine de remarquer.

— Vous me semblez bien sinistre, dit Pitt, guère impressionné par ce langage.

— C’est voulu, rétorqua Sandecker d’un ton grave. Vous n’allez pas rejoindre la Navy pour apprendre un nouveau métier. Vous servirez d’agent de liaison entre Hunter et moi. Jusqu’à ce que cette affaire soit terminée, la NUMA va être impliquée dans l’histoire jusqu’au cou. Nous avons reçu l’ordre de collaborer avec la Navy pour tout ce dont ils auraient besoin en matière de données océanographiques.

— Et en matériel ?

— S’ils en font la demande.

— Retrouver un sous-marin disparu depuis six mois ne va pas être une partie de plaisir.

— Le Starbuck n’est que la moitié d’un acte dans cette affaire, dit Sandecker. Le département de la marine a recensé trente-huit cas avérés de navires ayant sombré dans une zone circulaire au nord des îles Hawaii, avant de disparaître, et ce au cours des trente dernières années. Ils aimeraient bien savoir pourquoi !

— Des navires disparaissent aussi dans l’Atlantique et dans l’océan Indien. Ce sont des choses qui arrivent.

— Exact, mais dans des circonstances normales, un navire qui sombre laisse des traces derrière lui ; des bouts de bois qui flottent, des flaques d’huile, ou même des cadavres. L’épave elle-même revient parfois s’échouer sur le rivage et livre des détails concernant le sort du vaisseau manquant, mais aucun débris de la sorte n’a jamais été retrouvé suite à la disparition de navires dans le vortex du Pacifique.

— Le vortex du Pacifique ?

— C’est le nom que les hommes des syndicats maritimes lui ont donné. Ils n’acceptent pas d’être embauchés sur un navire dont la course les emmènerait dans cette région.

— Trente-huit navires, répéta lentement Pitt. Et les messages radio ? Un vaisseau ne coule pas en quelques secondes, sans avoir eu le temps d’envoyer un appel au secours.

— Aucun signal de détresse n’a jamais été reçu.

Pitt ne répondit rien. Sandecker se contenta de siroter son bourbon, sans faire d’autres commentaires. Comme s’ils prenaient cela pour un signal, les mainates recommencèrent à s’agiter et à piailler, mettant fin à ce bref instant de silence. Pitt essaya de ne pas les écouter, en fixant le sol d’un air résolu. Une centaine de questions lui traversaient l’esprit, mais il était encore beaucoup trop tôt pour échafauder des théories expliquant le mystère de la disparition de ces navires.

Lorsque le silence se fut éternisé un peu trop longtemps, Pitt déclara :

— Entendu. Trente-sept navires ne rejoindront plus jamais aucun port. Ce qui nous laisse avec le trente-huitième, le Starbuck. La Navy possède sa position exacte grâce aux données de la capsule. Qu’est-ce qu’ils attendent ? S’ils parviennent à localiser l’épave, ce ne sera pas exactement un travail de Titan de la repêcher à une vingtaine de mètres de profondeur.

— Ce n’est pas aussi facile.

— Pourquoi pas ? La Navy a sorti le sous-marin F-4 de cent neuf mètres de profondeur, à Oahu, juste à l’entrée de Pearl Harbor. Et ça se passait en 1945.

— Les amiraux en chambre se font à présent une opinion en tapotant sur des ordinateurs, et ils ne sont pas tout à fait convaincus que le message que vous avez trouvé est authentique. Du moins, pas avant d’avoir fait réaliser une analyse graphologique.

Pitt poussa un soupir.

— Ils soupçonnent l’imbécile qui leur a amené la capsule d’avoir monté un canular.

— Quelque chose comme ça.

Pitt éclata d’un rire forcé.

— Voilà ce qui explique mon transfert, finalement. Hunter veut garder l’œil sur moi.

— Vous avez commis l’erreur de lire le message contenu dans la capsule. Ce seul fait vous enlève du rang des honnêtes spectateurs, et vous flanque dans la classe des matières ultra-confidentielles. En plus, la 101e Flotte désire nous emprunter notre nouvel hélicoptère à longue portée, le FXH. Aucun pilote de la Navy n’a jamais effectué de vol là-dessus. Vous, oui. Et, dans le cas où une nation hostile se mettrait en tête de se lancer dans la course, pour repêcher avant nous le plus moderne et le plus sophistiqué des sous-marins nucléaires de l’Oncle Sam  – dans les eaux internationales, c’est le premier arrivé qui se sert d’abord –, vous serez parfait dans le rôle de l’appât que voudront kidnapper les agents secrets étrangers, dans le but d’apprendre la position du Starbuck.

— C’est agréable d’être connu et aimé, dit Pitt, mais vous oubliez une chose : je ne suis pas le seul à connaître l’endroit où se trouve le Starbuck.

— C’est vrai, mais vous êtes le plus facile à trouver. Hunter et son équipe sont bien au chaud, dans leurs bureaux de Pearl Harbor, en train de travailler au contre-la-montre pour essayer de débroussailler le puzzle.

L’amiral fit une pause, pour se ficher un énorme cigare entre les lèvres, l’allumer, et tirer dessus d’un air méditatif.

— Comme je vous connais, mon vieux, un agent ennemi n’aurait pas à faire usage de ses muscles. Ils n’auraient qu’à envoyer tout simplement leur plus séduisante Mata Hari dans le bar le plus proche, et vous laisser l’emballer vous-même.

Sandecker prit conscience de l’air brusquement affligé qui venait d’envahir les traits de Pitt, mais il n’en tint pas compte.

— Et je pourrais encore ajouter, pour votre gouverne, que la 101e Flotte est une des meilleures équipes secrètes au monde, pour ce qui est des opérations de sauvetage.

— Secrète ?

— Parler avec vous, c’est comme patauger sur un récif, dit Sandecker d’un air patient. L’amiral Hunter et ses hommes ont tiré un bombardier britannique des eaux, à moins de quinze kilomètres des côtes de Cuba, au nez et à la barbe de Castro. Ils sont allés repêcher le New Century des eaux libyennes, le Southwind dans la mer Noire, le Tari Maru à portée de vue du rivage chinois. Pour chacune de ces affaires, les navires ont été récupérés par la 101e Flotte avant même que s’aperçoivent de quoi que ce soit les nations dans les eaux territoriales desquelles les bateaux avaient coulé. Ne sous-estimez pas Hunter et sa bande de marchands de ferraille sous-marins. Ils ne sont jamais arrivés deuxièmes.

— Concernant le Starbuck, dit Pitt, pourquoi tout ce remue-ménage d’espions ?

— Pour une seule raison. La position finale donnée par Dupree est une impossibilité. La seule manière qu’aurait eu le Starbuck de se trouver là où il le prétend, ce serait qu’il ait volé dans les airs. Un exploit que les ingénieurs de la marine n’ont pas encore réussi à accomplir. En tout cas pas avec dix mille tonnes d’acier.

Pitt regarda fixement Sandecker.

— Il doit bien se trouver quelque part. Les systèmes de détection sous-marine ont fait d’énormes progrès. Cela n’aurait aucun sens que le Starbuck reste introuvable, ou bien qu’une vaste mission de recherche ne donne aucun résultat.

Sandecker leva son verre vide et se mit à l’observer.

— Aussi longtemps qu’il existera des mers, des navires et des hommes, il y aura aussi des mystères étranges et sans solution. Le Starbuck n’en est qu’un exemple.