Nous étions mariés
Nous étions mariés depuis deux mois lorsque je compris que ma mère conservait ses façons de faire et ses procédés perfides d’autrefois. J’étais furieux de son air toujours méfiant et dédaigneux, de ses mots blessants et pleins d’allusions, de cette voix de fausset qu’elle prenait pour me parler, aussi fausse qu’elle-même. Ma femme transigeait avec elle, mais quel remède lui restait-il ? Ma mère ne pouvait la voir en peinture et dissimulait si peu son dédain qu’un jour Espéranza en eut assez ; elle m’exposa l’affaire en des termes tels que je compris qu’il n’y avait qu’une solution : nous éloigner, mettre de la terre entre nous… S’éloigner, cela s’entend lorsque deux personnes gagnent des villages différents, mais, à bien y réfléchir, cela peut se dire aussi lorsque, entre la chambre où l’un marche et celle où les autres dorment, il n’y a que vingt pieds de haut… Je retournai l’idée du départ sur toutes ses faces ; je pensai à La Coruña, à Madrid ou, plus près, à la capitale6 ; toujours est-il que, par lâcheté peut-être ou manque de décision, je différai la chose tant et tant que, lorsque je m’en allai, c’est mon corps lui-même, mes propres souvenirs, que j’aurais voulu fuir… La terre alors ne me suffit pas pour échapper à ma faute… La terre n’eut pas de longueur, ni de largeur suffisante pour étouffer la clameur de ma conscience… J’aurais voulu mettre alors de la terre entre mon ombre et moi, entre mon nom, mon passé et moi, entre ma peau et moi ; ce moi qui, dépourvu d’ombre, de passé, de nom et de peau, aurait été si peu de chose…
Il y a des occasions où il vaut mieux s’effacer comme un mort, disparaître soudain comme avalé par la terre, s’effilocher dans l’air comme une quenouille de fumée… Des occasions dont nous ne profitons pas, sinon nous serions des anges, nous cesserions de nous vautrer dans le crime et le péché, délivrés du fardeau de notre chair gangrenée… L’oubli viendrait, je vous assure, tant notre horreur est grande de tout cela, si quelqu’un n’avait soin constamment d’éveiller notre mémoire et de souffler sur les scories pour asphyxier notre âme… Rien n’empeste autant que la lèpre laissée dans la conscience par le mal, que la douleur d’être à jamais plongé dans le mal et de pourrir sous cet ossuaire d’espérances mortes qu’est, dès notre naissance pourtant si lointaine, notre triste vie…
Semblable à toutes les pensées mauvaises, l’idée de tuer s’en vient à pas de loup, elle se traîne comme une couleuvre. Jamais les idées qui nous bouleversent n’arrivent brusquement ; la soudaineté reste l’apanage de ce qui nous étouffe un instant, mais nous laisse, en s’en allant, de longues années à vivre. Les pensées qui nous rendent fou de la pire des folies, celle de la tristesse, nous blessent peu à peu, insensiblement, comme le brouillard envahit les champs ou la phtisie les poitrines… Elles avancent, fatales, infatigables, mais lentes, douces et régulières comme le pouls. Aujourd’hui pas de trace, ni demain non plus peut-être, ni après-demain, ni un mois durant. Pourtant, ce mois passé, nous commençons à trouver la nourriture amère et comme douloureuse la mémoire ; déjà nous sommes atteint. Des jours, des nuits s’écoulent ; nous devenons ombrageux, solitaire ; dans notre tête les idées mijotent, ces idées qui nous feront couper la tête où elles ont mijoté, peut-être pour mettre fin à ce travail atroce. Des semaines entières passent sans changement ; notre entourage s’est habitué maintenant à notre sauvagerie et ne s’étonne même plus de nos façons singulières. Mais, un jour, le mal grandit, comme les arbres, il grossit, et déjà nous ne saluons plus les gens ; on recommence à nous trouver étrange, comme les amoureux. Nous allons nous amaigrissant, nous amaigrissant, et notre barbe hirsute devient toujours plus filasse. Nous sentons maintenant la haine qui nous tue, nous fuyons les regards ; notre conscience nous fait mal, qu’importe ! Mieux vaut qu’elle nous fasse mal ! Nos yeux s’emplissent d’une eau vénéneuse et nous brûlent, dès que nous regardons fixement. L’ennemi remarque notre angoisse, mais il est confiant ; l’instinct ne trompe pas. Le malheur est plaisant, désirable, et nous prenons le plus doux plaisir à lui livrer cette place immense et fragile qu’est désormais notre âme… Fuyons-nous comme des chèvres ? Le bruit trouble-t-il nos songes ? Nous sommes déjà minés par le mal. Pas de solution, plus d’arrangement possible. Nous commençons à tomber, à tomber très vite, pour ne plus nous relever vivant… Sinon, peut-être, à la dernière heure, avant de glisser la tête la première en enfer… Mauvaise chose.
Ma mère prenait un malin plaisir à me torturer la cervelle, où s’en venait le mal comme les mouches à l’odeur des morts. Toute la bile que j’avalai m’empoisonna le cœur ; il me venait de si mauvaises pensées que j’avais peur de moi. Je ne voulais pas la voir ; les jours passaient, semblables les uns aux autres, et la douleur clouée dans mes entrailles ne changeait pas, ni ces présages de tempête qui nous brouillaient la vue…
Le jour où je résolus d’utiliser mon couteau, j’étais si accablé, si sûr qu’il fallait noyer le mal dans le sang, que mon cœur ne se troubla pas à la pensée que j’allais tuer ma mère. C’était quelque chose de fatal, qui devait venir et qui venait, que je devais provoquer et ne pouvais plus éviter, quand même je l’aurais voulu. Il me semblait impossible, en effet, de changer d’opinion, de revenir en arrière et d’éviter le malheur ; je donnerais maintenant une main pour qu’il n’ait pas eu lieu, mais, à ce moment-là, j’avais plaisir à l’entreprendre, à le calculer d’avance, comme un cultivateur qui évalue sa récolte…
Tout était bien préparé ; des nuits entières, je pensai à la même chose, pour m’enhardir et prendre des forces ; j’aiguisai mon couteau de montagne, mon couteau avec sa lame longue, large comme une feuille de maïs et creusée d’une rainure, avec son manche incrusté de nacre qui lui donnait un air de défi… Une fois la date fixée, il n’allait plus falloir hésiter, ni se détourner, mais garder son calme… et frapper, frapper vite et sans retenue, puis s’enfuir, s’enfuir très loin, à La Coruña, s’enfuir dans une cachette ignorée de tous, dans un lieu où il serait possible de vivre en paix et d’attendre l’oubli des gens, l’oubli qui permettrait de revenir et de vivre à nouveau… Je n’aurais pas de remords, il n’y avait pas de motif. La conscience ne reproche que les injustices commises : battre un enfant, tuer une hirondelle… Mais de ces actes inspirés par la haine, commis sous l’impulsion d’une idée fixe, jamais l’on ne se repent, jamais la conscience ne les reproche.
Ce fut le 12 février 1922. Cette année-là, le 12 février tomba un vendredi. Le temps était clair comme d’ordinaire en cette région ; le soleil faisait du bien et je crois me souvenir qu’il y eut ce jour-là plus d’enfants que jamais sur la place à jouer aux billes et aux osselets. Cela m’obsédait, mais j’essayai de me vaincre et j’y réussis ; revenir en arrière aurait été impossible, fatal pour moi, m’aurait conduit à la mort, peut-être au suicide. On aurait fini par me trouver au fond du Guadiana, sous les roues du train… Non, je ne pouvais reculer ; il me fallait aller de l’avant, toujours de l’avant, jusqu’au bout. C’était une question d’amour-propre.
Ma femme dut deviner quelque chose.
— Que vas-tu faire ?
— Rien, pourquoi ?
— Je ne sais pas ; je te trouve drôle.
— Quelle idée !
Je l’embrassai pour la tranquilliser ; ce fut le dernier baiser que je lui donnai. Que j’étais loin de le savoir alors ! Si je l’avais su, je me serais troublé…
— Pourquoi m’embrasses-tu ?
Je restai interdit.
— Pourquoi ne t’embrasserais-je pas ?
Ses paroles me donnèrent beaucoup à penser. On aurait dit qu’elle m’avait deviné, qu’elle avait déjà parcouru tout ce chemin.
Le soleil se coucha au même endroit que les autres jours. Vint la nuit… on dîna… elles se mirent au lit… Moi, je restai, comme toujours, à jouer avec la cendre du foyer. Depuis longtemps déjà, je n’allais plus à la taverne de Martinete.
L’occasion était venue, l’occasion tant attendue. Il me fallait prendre mon courage à deux mains, finir vite, le plus vite possible. La nuit est courte ; tout devait être fait dans la nuit et le jour se lever quand je serais bien loin du village.
Je prêtai l’oreille un long moment. On n’entendait rien. J’allai jusqu’à la chambre de ma femme ; elle dormait et je la laissai dormir. Ma mère devait dormir elle aussi. Je revins dans la cuisine ; je me déchaussai ; le sol était froid et les pierres s’enfonçaient dans la plante du pied. Je dégainai mon couteau qui brillait à la flamme comme un soleil…
Elle était là, étendue sous les draps, le visage tout contre l’oreiller. Je n’avais qu’à me jeter sur son corps, la frapper. Elle ne bougerait pas, elle ne pousserait pas un seul cri ; je ne lui en laisserais pas le temps… Elle était déjà à ma portée, profondément endormie, ne se doutant de rien. Dieu, que les gens que l’on tue se doutent peu de leur sort ! Je voulais me décider, mais n’y parvenais pas ; il dut m’arriver plusieurs fois de lever le bras et de le laisser retomber le long du corps.
Je pensai fermer les yeux et frapper. Impossible. Frapper les yeux fermés revient à ne pas frapper du tout, tant on risque de manquer son coup… Je devais frapper, les yeux bien ouverts, de toutes mes forces. Je devais garder mon calme, retrouver mon calme, qui me semblait déjà compromis par la vue du corps de ma mère… Le temps passait et je restais là, immobile et figé comme une statue, incapable d’en finir. Je n’osais pas ; après tout, c’était ma mère, la femme qui m’avait donné le jour et méritait pour cela d’être pardonnée… Pourtant non, je ne pouvais lui pardonner parce qu’elle m’avait mis au monde. Elle ne m’avait fait là aucune faveur, absolument aucune… Il n’y avait plus de temps à perdre. Il fallait se décider une bonne fois… Un long moment, je restai debout, comme endormi, mon couteau à la main, image même du crime… J’essayais de me dominer, de récupérer des forces, de les concentrer. Je brûlais du désir de finir vite, vite, et de sortir en courant, pour aller quelque part m’écrouler à bout de souffle. Je m’épuisais ; voilà une bonne heure que j’étais près d’elle, que je semblais la garder, veiller sur son sommeil. Et j’étais venu pour la tuer, pour la faire disparaître, arracher sa vie à coups de poignard !…
Peut-être une autre heure allait-elle passer. Non, définitivement, non. Je ne pouvais pas ; cela dépassait mes forces, faisait refluer mon sang. Je pensai fuir. J’allais peut-être faire du bruit en m’en allant ! Elle s’éveillerait, me reconnaîtrait. Non, je ne pouvais pas fuir non plus ; j’étais perdu de toute façon… Je n’avais d’autre solution que de frapper, frapper sans pitié, rapidement, pour le plus vite possible en finir. Mais je ne pouvais pas non plus frapper… J’étais tombé dans un bourbier, où je m’enfonçais peu à peu, sans possible salut, sans issue possible… La boue m’enserrait déjà le cou. J’allais mourir noyé comme un chat… Je ne pouvais tuer ; j’étais comme paralysé…
Je fis demi-tour pour m’en aller. Le plancher grinça. Ma mère remua dans le lit.
— Qui est là ?
Maintenant, oui, il n’y avait pas d’autre solution. Je me jetai sur elle et l’agrippai. Elle lutta, se glissa… Un moment elle put me prendre par le cou. Elle criait comme une damnée. Nous luttions ; ce fut une lutte terrible, vous ne pouvez l’imaginer. Nous rugissions comme des bêtes, la bave nous venait aux lèvres… Me retournant, je vis ma femme, blanche comme une morte, arrêtée près de la porte et n’osant entrer. Elle tenait une lampe à la main et je pus voir à la lumière le visage de ma mère, violet comme un habit de pénitent… Nous luttions toujours ; j’avais les vêtements déchirés, la poitrine à l’air. La damnée avait plus de forces qu’un démon. Il me fallut toute ma puissance d’homme pour la maîtriser. Vingt fois je crus la tenir, vingt fois elle m’échappa. Elle me griffait, me donnait des coups de pied et de poing, des coups de dents. Elle arriva même à me saisir avec sa bouche un mamelon – le gauche – et d’un coup me l’arracha. Au même moment, je lui enfonçai mon couteau dans la gorge…
Le sang gicla et me frappa le visage. Il était chaud comme un ventre et avait le même goût que le sang des moutons…
Je la lâchai pour m’enfuir. En sortant, je heurtai ma femme ; la lampe s’éteignit. Je pris à travers champs et je courus, je courus sans repos, des heures entières. La campagne était fraîche, une sensation de soulagement ruisselait dans mes veines…
Je pouvais respirer…
6 Badajoz, capitale de la province d’Estrémadure (N. d. T.).