Sept jours s’étaient écoulés

Sept jours s’étaient écoulés depuis mon retour, quand ma femme, qui m’avait, en apparence du moins, reçu avant tant d’affection, interrompit mes rêves pour me dire :

— Je pense que je t’ai reçu bien froidement.

— Non, femme !

— Vois-tu ! Je ne t’attendais pas, ton arrivée m’a surprise.

— Mais, maintenant, tu es contente, non ?

— Oui. Maintenant, je suis contente…

Lola semblait navrée ; on remarquait dans tout son être un grand changement.

— Tu t’es toujours souvenu de moi ?

— Toujours. Sinon, pourquoi serais-je revenu ? Ma femme était à nouveau silencieuse.

— Deux ans, c’est bien long…

— Oui.

— En deux ans, le monde fait bien des tours…

— Deux ; c’est un marin qui me l’a dit à La Coruña.

— Ne me parle pas de La Coruña.

— Pourquoi ?

— Parce que. Ah ! si La Coruña pouvait n’avoir jamais existé !

Elle enflait sa voix pour me dire cela et son regard était comme un bois plein d’ombres.

— Bien des tours !…

— Oui.

— Et la femme pense : voilà deux ans qu’il n’est pas revenu, il doit être mort !

— Que vas-tu me dire ?

— Rien !

Lola se mit à pleurer amèrement et me confessa tout bas :

— Je vais avoir un enfant.

— Un autre enfant ?

— Oui.

Je m’effrayai.

— De qui ?

— Ne me demande pas !

— Comment ? Je veux savoir ! Je suis ton mari !

Sa voix gronda :

— Mon mari qui veut me tuer ! Mon mari qui m’a abandonnée deux ans ! Mon mari qui me fuit comme si j’étais lépreuse ! Mon mari…

— Ne continue pas !

Oui, il valait mieux ne pas continuer, ma conscience me le disait. Il valait mieux laisser le temps passer, l’enfant naître… Les voisins jaseraient de ma femme, ils me regarderaient du coin de l’œil, chuchoteraient sur mon passage…

— Veux-tu que j’appelle Engracia ?

— Elle m’a déjà vue.

— Que dit-elle ?

— Que tout va bien.

— Ce n’est pas cela… ce n’est pas cela…

— Que veux-tu ?

— Rien… On pourrait arranger la chose entre nous…

Ma femme eut un geste suppliant.

— Pascal, tu oserais ?

— Oui, Lola, j’oserais. Serait-ce le premier ?

— Pascal ! Je le sens avec plus de force que les autres, je sens qu’il doit vivre…

— Pour ma honte !

— Ou pour ton bonheur. Que savent les gens ?

— Les gens ? Ils sauront tout, bien sûr !

Lola souriait, un pauvre sourire d’enfant maltraité qui faisait peine à voir.

— Peut-être pourrons-nous le cacher…

— Tous le sauront !

Je ne me sentais pas méchant – Dieu le sait bien – mais l’on est tenu par la coutume comme l’âne par son licou,…

Si ma condition d’homme m’avait permis de pardonner, j’aurais pardonné, mais le monde est comme il est et rien ne sert de vouloir avancer à contre-courant.

— Mieux vaudrait l’appeler !

— Mme Engracia ?

— Oui.

— Par Dieu, non ! Un autre avortement ? Toujours accoucher pour rien, nourrir du fumier !

Elle se jeta par terre, elle m’embrassa les pieds.

— Je te donne ma vie entière, si tu veux.

— Je n’en ai pas besoin.

— Mes yeux et mon sang, pour t’avoir offensé !

— Non plus.

— Mes seins, ma chevelure, mes dents ! Ce que tu voudras, mais ne l’enlève pas, c’est ma raison de vivre.

Mieux valait la laisser pleurer, pleurer longtemps et se trouver rendue, les nerfs à bout, mais plus calme, plus raisonnable…

Ma mère, la misérable, l’entremetteuse sans doute de tout ce mal, me fuyait et ne paraissait pas devant mes yeux. La vérité est bien brûlante ! Elle me parlait le moins possible, sortait par une porte quand j’entrais par l’autre, me préparait – ce qu’elle n’avait jamais fait auparavant et ne devait plus jamais faire – les repas aux heures voulues. Il est pénible de penser que, pour avoir la paix, il faut être craint. Elle me montrait tant de sollicitude qu’elle finit même par me déconcerter. Je ne voulus jamais avec elle parler de Lola ; le problème était posé entre nous deux, nous seuls devions le résoudre.

Un jour, j’appelai Lola, pour la décider :

— Tu peux être tranquille.

— Pourquoi ?

— Personne n’appellera plus Mme Engracia.

Lola resta songeuse un moment, comme un héron.

— Tu es très bon, Pascal.

— Oui, meilleur que tu ne le crois.

— Et meilleure que je ne le suis.

— Ne parlons plus de cela. Avec qui… l’as-tu fait ?

— Ne le demande pas.

— Je préfère le savoir, Lola.

— J’ai peur de te le dire.

— Peur ?

— Oui. Peur que tu n’ailles le tuer !

— Tu l’aimes donc ?

— Non, je ne l’aime pas.

— Alors ?

— Le sang paraît la nourriture de ta vie…

Ces mots se gravèrent dans ma tête en lettres de feu ; des lettres de feu que j’emporterai dans la tombe.

— Et si je te jurais qu’il ne se passera rien ?

— Je ne te croirais pas.

— Pourquoi ?

— Impossible, Pascal ; tu es un homme pour de bon.

— Grâce à Dieu ; mais j’ai aussi une parole.

Lola se jeta dans mes bras.

— Je donnerais des années de ma vie pour qu’il ne se soit rien passé.

— Je te crois.

— Et pour que tu me pardonnes…

— Je te pardonne, Lola. Mais tu vas me dire…

— Oui…

Elle était plus pâle que jamais, défigurée ; son visage faisait peur, une peur horrible que le malheur ne soit revenu avec moi ; je lui pris la tête, je la caressai, je lui parlai avec plus d’amour que ne le fit jamais le plus fidèle époux ; je la pris contre mon épaule, comprenant tout ce qu’elle souffrait et craignant de la voir défaillir à ma question :

— Qui est-ce ?

— El Estirao !

 El Estirao ?

Lola ne répondit pas.

Elle était morte, la tête penchée sur la poitrine et les cheveux sur le visage… Elle resta un moment immobile, assise où elle était, puis elle tomba sur le sol, tout de galets bien arrangés…