Un peu plus d’un mois après
Un peu plus d’un mois après, le 12 décembre, fête de la Vierge de Guadalupe qui tomba, cette année-là, un mercredi, Lola et moi, parfaitement en règle avec l’Église, nous nous sommes mariés.
J’étais soucieux et grave, comme si j’avais craint le pas que j’allais faire – se marier est une chose très sérieuse, que diable ! – et je me sentais, à certains moments, si déprimé que je faillis bien, je vous assure, faire marche arrière et tout envoyer promener ; un scandale pourtant n’aurait rien résolu et je compris qu’il valait mieux rester tranquille et laisser les événements suivre leur cours ; peut-être les moutons ne pensent-ils pas autre chose sur le chemin de l’abattoir… La date approchant, je crus devenir fou. Peut-être mon flair m’avertissait-il du malheur qui m’attendait… Hélas ! ce même flair ne m’assurait pas que, célibataire, je serais plus heureux…
Je dépensai pour la noce mes quelques économies – car on peut se marier à contre-cœur et faire les choses comme il faut – aussi, sans être brillante, fit-elle autant de bruit qu’une autre. Je fis mettre dans l’église des coquelicots et des bouquets de romarin fleuri ; elle avait un air gai et accueillant, peut-être parce que le sapin des bancs et les dalles du sol n’étaient plus aussi froids. Lola était en noir, avec une robe ajustée du meilleur lin, un voile de dentelle, cadeau de la marraine, et des fleurs d’oranger à la main, si gracieuse et si pleine de son rôle qu’elle avait vraiment l’air d’une reine ; je portais un beau complet bleu à raie rouge, venu tout droit de Badajoz, un chapeau de satin noir que j’étrennai ce jour-là, un mouchoir de soie et une chaîne de montre. Nous faisions un joli couple, je vous assure, avec notre jeunesse et notre prestance !… Heureux temps où l’on semblait encore croire au bonheur, comme vous êtes loin maintenant !…
Nous eûmes pour parrain4 Sébastian, le fils de don Raimundo, le pharmacien, et pour marraine Mme Aurora, la sœur de don Manuel, le curé. Don Manuel nous donna la bénédiction et, pour finir, nous fit un sermon, trois fois long comme la cérémonie et si ennuyeux qu’il me fallut – Dieu le sait bien – le croire obligatoire pour le supporter. Il nous parla à nouveau de la perpétuation de l’espèce, nous cita le pape Léon XIII, nous dit je ne sais quoi de saint Paul et des esclaves… Bien sûr, l’homme avait soigneusement préparé son discours !
La cérémonie religieuse terminée – j’allais désespérer de la voir finir, – nous prîmes tous, en cortège, le chemin de ma maison, où, sans grandes commodités, mais avec la meilleure volonté du monde, nous avions préparé à manger et à boire en quantité suffisante pour contenter tous ceux qui vinrent et même le double, s’il avait fallu. Pour les femmes, il y avait du chocolat avec des beignets, des galettes aux amandes, des biscuits et de la pâte de figues ; pour les hommes, de la manzanilla5 et des assiettes de saucisson, de boudin, d’olives, de sardines en conserve… Je sais qu’il y eut dans le village des gens pour me reprocher de n’avoir pas fait de repas, libre à eux ! Je n’aurais certes pas dépensé plus en leur faisant ce plaisir, mais je m’y refusai, pressé de partir avec ma femme. Je suis sûr d’avoir fait – et bien fait – tout ce qu’il fallait, cela me suffit ; quant aux critiques… mieux vaut n’y pas faire attention !
Je fis les honneurs à mes invités et, dès que l’occasion s’en présenta, j’emmenai ma femme, l’installai en croupe de la jument que M. Vicente m’avait prêtée à cet effet et, à petits pas, comme si j’avais craint de la faire tomber, je pris le chemin de Mérida, pour y passer trois jours, les trois jours les plus heureux peut-être de ma vie… En route, on fit halte une demi-douzaine de fois, histoire de se dégourdir un peu et je m’étonne maintenant au souvenir de la folie qui nous poussait à cueillir des marguerites pour nous les mettre sur la tête. Les jeunes mariés semblent soudain retrouver la candeur de l’enfance…
À petit trot calme et régulier, nous entrions dans la ville par le pont romain, quand, par malheur, la jument fit un écart – à la vue du fleuve peut-être – et bouscula si fort une pauvre vieille qui passait par là qu’elle faillit lui casser la tête et lui faire faire un plongeon dans le Guadiana. Je sautai vite de cheval pour la secourir, car d’honnêtes gens ne pouvaient passer outre, mais, voyant que la vieille en était quitte pour la peur, je lui donnai un réal – pour lui fermer le bec – et deux petites tapes sur l’épaule, avant d’aller retrouver Lola. Celle-ci riait et son sourire, croyez-moi, me fit très mal ; sans doute était-ce un pressentiment, une sorte d’avertissement de ce qui devait lui arriver. Il est mal de rire du malheur d’autrui, croyez-en un homme qui fut très malheureux toute sa vie ; Dieu n’a pas besoin de bâton, ni de pierre pour punir ; ne sait-on pas déjà que celui qui tue avec l’épée… Sans compter que, même sans cela, il n’est jamais superflu d’être bon.
Nous logeâmes à la Posada du Merle, dans une grande chambre à droite en entrant, et nous étions si amoureux que, les deux premiers jours, nous ne mîmes pas le nez dehors. Il faisait bon dans la chambre ; elle était vaste, avec un plafond très haut, étayé de poutres solides en châtaignier, un sol proprement dallé et des meubles commodes et nombreux, que l’on avait un vrai plaisir à utiliser. Le souvenir de cette chambre-là m’a suivi toute ma vie comme un ami fidèle. Le lit était le lit le plus bourgeois que j’aie jamais vu, avec sa tête en noyer sculpté et ses quatre matelas de laine cardée… Qu’on y reposait bien ! Un vrai lit de roi !… Il y avait aussi une commode, haute, ventrue comme une matrone, munie de quatre profonds tiroirs à poignées dorées, et une armoire qui atteignait le plafond, avec une grande glace et deux élégants candélabres – du même bois que l’armoire – situés de chaque côté pour mettre l’image en valeur… Le lavabo lui-même – si négligé d’ordinaire – était joli dans cette pièce ; ses pieds de bambou incurvés et légers, sa cuvette de faïence blanche, avec de petits oiseaux peints sur le bord, lui donnaient une grâce sympathique… On voyait, au-dessus du lit, un grand chromo, en quatre couleurs, représentant le Christ pendant la Passion, et au mur un tambourin avec une image colorée de la Giralda de Séville et des pompons jaunes et rouges ; deux paires de castagnettes encadraient une peinture du Cirque Romain, de grand mérite, à mon sens, vu sa parfaite exactitude. Il y avait aussi une pendule sur la commode, avec une petite sphère figurant le globe terrestre et reposant sur les épaules d’un homme nu, et deux jarrons de Talavera, avec leurs dessins bleus un peu anciens déjà, mais toujours riches de cet éclat qui les rend si plaisants. Sur les six chaises, deux avaient des bras ; recouvertes d’une peluche douillette et colorée, elles étaient toutes hautes de dossier, solides sur leurs pieds et si commodes que je les regrettai fort en m’en allant, et plus encore depuis mon arrivée ici. Je m’en souviens toujours, malgré les années écoulées !
Ma femme et moi nous passions notre temps à jouir de tout ce confort et, comme je l’ai dit, la rue n’avait au début aucun attrait pour nous. N’avions-nous pas à l’intérieur des avantages que tout le reste de la ville ne pouvait nous offrir ?
C’est une mauvaise chose que le malheur, croyez-moi. Le bonheur de ces deux jours-là m’étonnait déjà par sa perfection…
Le troisième jour, le samedi, signalés sans doute par les parents de la vieille que nous avions bousculée en arrivant, nous nous trouvâmes nez à nez avec les gendarmes. Apprenant que la Garde Civile était par là, les gamins s’amassèrent en foule à la porte, nous donnant une aubade qui devait, un mois durant, tinter à nos oreilles. Quelle cruauté malsaine l’odeur des prisonniers peut-elle donc éveiller chez les enfants ? Ils nous contemplent comme des bêtes curieuses, les yeux tout allumés, un petit sourire vicieux aux lèvres, comme s’ils regardaient la brebis qu’on égorge à l’abattoir – cette brebis qui mouille d’un sang tiède les espadrilles – ou le chien que la voiture vient d’écraser – ce chien que l’on touche avec un bâton pour voir s’il est encore vivant – ou les cinq petits chats nouveau-nés que l’on noie dans le bassin, ces cinq petits chats à qui l’on jette des pierres, ces cinq petits chats que l’on retire de temps en temps pour les voir, pour prolonger leur vie un petit peu – on leur veut tant de mal – pour éviter qu’ils ne cessent trop vite de souffrir… L’arrivée des gendarmes me troubla d’abord un peu et, malgré mes efforts, je crains bien de n’avoir guère paru calme. Un garçon d’environ vingt-cinq ans accompagnait la Garde Civile, le petit-fils de la vieille sans doute, grand dadais, vaniteux comme on l’est à son âge. Ce fut ma providence. Vous savez qu’avec les hommes rien ne vaut la flatterie et le tintement des pièces d’argent ; à peine l’avais-je appelé joli-cœur, lui glissant dans la main six pesetas, qu’il filait, plus rapide que l’éclair et plus joyeux que castagnettes, priant Dieu – j’en suis sûr – de voir souvent la grand’mère sous les pieds des chevaux. Déconcertée sans doute par le subit bon sens de la partie plaignante, la Garde Civile se tira les moustaches, se gratta la gorge, me parla du danger d’éperonner sans crier gare et, ce qui valait mieux, partit sans m’importuner davantage.
Lola semblait glacée d’effroi par cette visite, mais comme, en dépit de sa facilité à s’émouvoir, elle n’était pas peureuse, son trouble passa vite, la couleur revint à ses joues, l’éclat à son regard et le sourire à ses lèvres, de sorte qu’elle fut bientôt aussi jolie et plus décidée que jamais.
C’est à ce moment-là, je m’en souviens bien, que je remarquai pour la première fois quelque chose d’étrange dans son ventre ; j’en fus tout remué et tranquillisé aussi, malgré mes craintes, car je commençais à m’inquiéter de n’être pas ému à l’idée d’un premier enfant. On voyait pourtant bien peu de chose, et je ne l’aurais pas remarqué sans doute, si je ne l’avais su…
Nous achetâmes à Mérida quelques fantaisies pour la maison, mais, comme nous n’avions pas beaucoup d’argent et que la somme avait été écornée par les six pesetas données au petit-fils de la vieille, je décidai de revenir au village, pour ne pas vider ma bourse jusqu’au dernier ochavo. Je sellai de nouveau la jument, lui passai les sangles et les rênes de fête de M. Vicente, roulai la couverture à l’arçon et partis – ma femme en croupe comme à l’aller – pour regagner Torremejia. Ma maison se trouvait, vous le savez, sur la route d’Almendralejo ; venant de Mérida, il nous fallait traverser tout le village, et les voisins, en cette fin d’après-midi, purent nous voir arriver – si fiers d’allure – et nous témoigner par leur accueil l’amitié qu’ils avaient alors pour nous. Je fis halte et, réclamé par mes compagnons de jeunesse et de travail, je sautai par-dessus la tête du cheval, pour ne pas blesser Lola d’un coup de pied, et m’en fus avec eux ; ils me portèrent en triomphe jusqu’à la taverne de Martinete El Gallo, où nous entrâmes en avalanche au milieu des chansons ; le propriétaire me serra sur son ventre et je faillis m’évanouir, à demi asphyxié par son étreinte et par l’odeur de vin blanc qu’il dégageait. J’embrassai Lola sur la joue et l’envoyai m’attendre à la maison avec ses amies ; elle partit, en amazone sur la belle jument, élancée et orgueilleuse comme une infante, bien loin de se douter – comme toujours en ces cas-là – que l’animal allait causer notre premier malheur.
Dans la taverne, avec une guitare, beaucoup de vin et pas mal de gaieté, nous étions tous à notre affaire, rayonnants, réjouis et si loin du monde que le temps passait pour nous, entre verres et chansons, sans en avoir l’air. Zacarias, le fils de M. Julian, s’avança pour des séguédilles. Qu’il était plaisant d’entendre sa voix, douce comme celle d’un chardonneret ! Quand il chantait, nous demeurions tous silencieux – avant d’être ivres tout au moins – et nous l’écoutions bouche bée ; mais bientôt, à force de boire et de parler, l’animation nous gagnant, l’on chanta en chœur ; nous hurlions sans retenue, mais il nous arrivait aussi de dire des choses drôles et tout nous était pardonné.
Hélas ! on ne sait jamais où mènent ces réjouissances entre hommes, sinon bien des malheurs seraient épargnés ; de fait, la soirée chez El Gallo finit mal, nul n’ayant su parmi nous s’arrêter à temps. Ce fut bien simple, simple comme ces choses qui viennent le plus nous compliquer la vie.
On dit que le poisson est pris par la gueule et que trop parler nuit, on dit aussi qu’il n’entre mouche en bouche cousue et, ma parole, il doit y avoir du vrai là dedans, car, si Zacarias s’était tu, comme un garçon raisonnable et s’était mêlé de ses affaires, il aurait évité, pour lors, quelques inconvénients et maintenant ne prédirait pas la pluie aux voisins avec ses trois cicatrices. Le vin n’est pas de bon conseil…
Zacarias, au milieu du tapage, voulut faire le malin, nous racontant je ne sais quelle histoire de tendre ravisseur, dont j’aurais bien juré sur le moment – et maintenant encore – qu’elle était à mon intention ; je ne fus jamais susceptible, mais il est des attaques si directes – ou qui semblent telles – qu’on ne peut les souffrir sans sortir de ses gonds et bondir. Je l’interpellai :
— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle !
— Comment, Pascal ? Tout le monde a compris.
— C’est possible. Mais il n’est pas très élégant de faire rire les uns aux dépens des autres.
— Ne te fâche pas, Pascal ; tu sais, celui qui se fâche…
— Ni très élégant non plus de se tirer des insultes par des plaisanteries.
— C’est à moi que tu parles ?
— Non, c’est au pape.
— Voilà bien des menaces pour un homme de rien du tout !
— Des menaces que je tiens.
— Que tu tiens ?
Oui !
Je me levai.
— Veux-tu que nous sortions ?
— Pas la peine !
— Tu fais le malin !
Les amis s’écartèrent, car jamais homme n’empêche une lutte au couteau…
J’ouvris le mien avec grand soin ; dans ces moments-là, trop de hâte, une erreur peuvent entraîner le pire. On aurait entendu voler une mouche, tant le silence était grand…
Je me redressai, m’avançai vers lui et, sans lui laisser le temps de se mettre en position, je lui donnai trois coups de couteau qui le firent tituber. Tandis qu’on l’emportait à la pharmacie de don Raimundo, son sang jaillissait comme l’eau d’une fontaine…
4 Il est d’usage, en Espagne, de prendre pour son mariage un parrain et une marraine. (N. d. T.)
5 Vin blanc d’Andalousie, assez riche en alcool. (N. d. T.)