Plus tard, mon calme retrouvé

Plus tard, mon calme retrouvé, je chassai cette pensée, mais sur le moment, je l’avoue, ma première idée fut que Lola aurait pu avorter avant d’être mariée. Que de chagrin, d’inquiétude et de rancœur cela m’eût épargné !

À la suite de ce malheureux accident, je me trouvai si accablé, si pétri d’idées noires, qu’il me fallut bien douze mois pour réagir ; tout ce temps, j’errai dans le village comme un fou. Puis Lola fut enceinte à nouveau et je retrouvai avec joie mes angoisses et mes inquiétudes de la première fois ; le temps passait trop lentement à mon gré, et je promenais partout comme une ombre ma mauvaise humeur.

Je devins irritable et sauvage, craintif et sombre ; or ma mère ni ma femme n’entendaient grand’chose aux caractères, et nous étions toujours sous le coup d’une dispute. Cette tension nous rongeait, mais nous semblions l’entretenir avec joie ; tout nous était allusion, intention perfide, sous-entendu… Combien ces mois furent terribles, vous ne pouvez l’imaginer !

À l’idée que ma femme pouvait avorter une seconde fois, je perdais la tête ; mes amis me trouvaient bizarre et ma chienne, Étincelle, qui vivait encore à ce moment-là, ne me témoignait plus la même affection.

Je lui parlais, comme d’habitude…

— Qu’est-ce que tu as ?

Elle me regardait d’un air suppliant, remuant la queue très vite, gémissant presque, avec des yeux qui me fendaient le cœur. Elle avait aussi perdu des petits, étouffés dans son ventre… Peut-être avait-elle compris dans son innocence quelle peine m’avait causée son malheur ! Ils étaient trois les chiots qui n’avaient pu naître vivants ; tous les trois pareils, collants comme du sirop, tous les trois gris et à demi galeux comme des rats… Elle avait creusé dans les immortelles un trou pour les enterrer. Quand nous partions chasser les lapins dans la montagne, nous nous arrêtions un moment pour souffler ; alors, avec cet air malheureux des femelles sans petits, elle s’approchait du trou et le flairait.

Le huitième mois était commencé et la chose marchait comme sur des roulettes ; la grossesse de ma femme, grâce aux conseils de Mme Engracia, allait être un modèle de grossesse ; bien du temps s’était écoulé déjà, l’attente serait courte désormais, et tout me disait qu’il était vain maintenant de me tourmenter ; je fus pourtant pris d’une inquiétude et d’une impatience folles, et je compris que rien jamais n’ébranlerait ma raison, si je la tirais de ce guêpier.

Au temps indiqué par Engracia, et comme si Lola avait été une pendule de précision, mon nouvel enfant, mon premier enfant plutôt, vint au monde avec une facilité et un bonheur qui m’émerveillèrent et, sur les fonts baptismaux, il reçut le nom de Pascal, comme son père. J’aurais voulu l’appeler Eduardo, car il était né pour la fête de ce saint et que c’était la coutume à la campagne, mais ma femme, qui était alors plus affectueuse que jamais, insista pour lui donner mon nom, et j’en eus si grande joie que je me laissai facilement convaincre. Cela me semble un mensonge aujourd’hui, mais à ce moment-là, j’en suis sûr, l’affection de ma femme me donnait autant de joie que des bottes neuves à un jeune garçon ; j’en étais heureux de tout mon cœur, je vous le jure.

Quant à elle, avec sa nature résistante et vigoureuse, deux jours après l’accouchement, elle était aussi fraîche que s’il ne s’était rien passé. Le tableau qu’elle formait, toute décoiffée, donnant à téter au petit, fut l’une des choses qui me frappèrent le plus dans ma vie ; cela seul me payait avec usure de tous les mauvais moments vécus…

Je passais de longues heures, assis au pied du lit. Lola me disait à voix basse, toute rougissante :

— Je t’ai donné un enfant…

— Oui.

— Et bien beau…

— Dieu merci.

— Nous allons bien veiller sur lui maintenant…

— Oui, c’est maintenant qu’il va falloir veiller…

— Prendre garde aux cochons…

Le souvenir de mon pauvre frère Mario me poursuivait ; s’il arrivait à mon fils un malheur comme le sien, je l’étoufferais, pour l’empêcher de souffrir…

— Oui, aux cochons…

— Et aux fièvres…

— Oui…

— Et aux insolations…

— Oui, aux insolations aussi.

Le fait de penser que ce tendre bout de chair qui était mon fils pouvait encourir de tels périls me donnait la chair de poule.

— Nous le ferons vacciner.

— Quand il sera plus grand…

— Nous lui mettrons toujours des souliers, pour qu’il ne se coupe pas les pieds.

— Quand il aura sept ans, nous l’enverrons à l’école…

— Et je lui apprendrai à chasser…

Lola riait, elle était heureuse ! Moi aussi je me sentais heureux – pourquoi le cacher ? – en la voyant jolie comme pas une, un enfant dans les bras telle une sainte Marie.

— Nous ferons de lui un homme comme il faut !

Que nous étions loin tous les deux de penser que Dieu – qui règle toutes choses pour la bonne marche des univers – devait nous l’enlever ! Cet enfant qui était notre joie, tout notre bien, notre fortune entière, nous allions le perdre avant même d’avoir pu le guider dans la vie. Mystérieusement les êtres aimés nous quittent, quand nous avons le plus besoin d’eux !

Toute la joie que nous donnait l’enfant m’emplissait d’inquiétude, vainement j’en cherchais la raison. Je fus toujours à l’affût du malheur – pour mon bien ou pour mon mal, je ne sais – et, comme tous les autres, ce pressentiment se précisa avec le temps, comme pour aggraver encore mon malheur, ce malheur qui n’en finirait jamais de grandir.

Ma femme continuait à me parler de l’enfant.

— Il s’élève bien… On dirait un petit rouleau de beurre…

Et ce fait de parler et de parler sans cesse du petit me le rendait odieux peu à peu ; il allait nous quitter, nous laisser plongés dans la désespérance la plus affreuse, nous vider comme ces métairies ruinées dont s’emparent les buissons et les orties, les crapauds et les lézards ; et je le savais, j’en étais sûr, fasciné par l’inévitable, par ce qui allait arriver tôt ou tard ; la certitude de ne pouvoir conjurer le malheur entrevu m’accablait.

Parfois je restais tout bête à regarder Pascalillo, et mes yeux tout aussitôt s’emplissaient de larmes ; je lui parlais :

— Pascal, mon petit…

Il me regardait de ses yeux ronds et me souriait.

Ma femme à nouveau me disait :

— Pascal, le petit s’élève bien.

— Oui, Lola… Pourvu que cela dure !

— Pourquoi dis-tu cela ?

— Pour rien. Les enfants sont si fragiles !…

— Oh ! ne parle pas de malheur !

— Non ; de malheur, non… Il faut prendre garde !

— Oui.

— Éviter qu’il ne prenne froid.

— Oui !… Ce pourrait être sa mort !

— Les enfants meurent d’un refroidissement…

— D’un mauvais courant d’air…

La conversation peu à peu mourait, comme les oiseaux ou comme les fleurs, avec la même douceur et la même lenteur que les enfants mettent à mourir, les enfants traversés par un vent mauvais et perfide…

— J’ai peur, Pascal.

— De quoi ?

— Si on allait le perdre !

— Cette idée !

— Les enfants sont si fragiles à cet âge !…

— Notre fils est bien beau, avec ses chairs rosées et son sourire aux lèvres.

— C’est vrai, Pascal. Je suis folle !

Et elle riait, toute nerveuse, serrant l’enfant sur sa poitrine.

— Écoute !

— Quoi ?

— De quoi est mort le fils de Carmen ?

— Que t’importe ?

— Rien ! C’est pour savoir…

— Il est mort d’une grippe, paraît-il.

— D’un mauvais courant d’air ?

— Sans doute.

— Pauvre Carmen, elle était si contente avec son fils ! Un petit visage d’ange, disait-elle, comme son père, t’en souviens-tu ?

— Oui, je m’en souviens…

— On dirait que plus on a d’illusions, plus vite on les perd…

— Oui.

— On devrait savoir le temps que l’on va garder ses enfants, ce devrait être écrit sur leur front…

— Tais-toi !

— Pourquoi ?

— Tais-toi !

Un coup de bêche sur la tête ne m’aurait pas saisi plus que les paroles de Lola.

— Tu as entendu ?

— Quoi ?

— La fenêtre.

— La fenêtre ?

— Oui ; elle grinçait, comme si le vent avait voulu l’ouvrir…

Le grincement de la fenêtre, remuée par le vent, vint se confondre avec une plainte.

— L’enfant dort ?

— Oui.

— On dirait qu’il rêve.

— Je ne l’entends pas.

— Et qu’il pleure comme s’il avait mal…

— Penses-tu !

— Dieu t’entende ! Pourtant j’en mettrais ma main au feu.

Dans la chambre, la plainte de l’enfant ressemblait aux pleurs des chênes traversés par le vent.

— Il pleure !…

Lola s’en alla voir ce qu’il avait. Je restai dans la cuisine fumer une cigarette, cette cigarette que j’ai toujours à la bouche lorsque vient le malheur…

 

 

Cela ne traîna guère. Quand nous le rendîmes à la terre, il avait onze mois ; onze mois de vie et de soins qu’un vent mauvais et perfide avait réduits à rien…