L'entretien.

 

 

 

 

 

C'est une voix dans le noir. C'est une voix qui amène le noir avec elle, un noir d'une densité particulière. Un noir plus profond que la nuit, que la seule absence provisoire de jour. Un rideau de sang noir sur les yeux du lecteur. La marée montante d'une voix noire dans son âme. Mot après mot. Vague après vague. La voix monte au galop dans le songe. La voix va plus vite que le songe du lecteur, que son souhait enfantin de gagner un asile, une terre ferme. Le livre très vite s'efface. Il ne joue plus son air ancien, son air d'enfance. La maison du livre dans les arbres n'ouvre plus sur un ciel bleu, ne protège plus. Elle est engloutie par la voix noire, et cela dès la première page, dès la première phrase. On n'est plus celui qui lit, celui qui dort. On ne peut plus l'être. On n'est plus celui qui rêve, celui qui part. On est maintenu à l'intérieur de soi, entre les murs de la voix noire. Il n'y a plus de livre ni de lecteur. Il n'y a plus que soi, bouclé dans le noir, serré dans le vide. On tourne les pages mais il ne s'agit plus de lire. Il s'agit d'autre chose, on ne sait quoi. Autre chose. On lit comme on aime, on entre en lecture comme on tombe amoureux : par espérance, par impatience. Sous l'effet d'un désir, sous l'erreur invincible d'un tel désir : trouver le sommeil dans un seul corps, toucher au silence dans une seule phrase. Par impatience, par espérance. Et quelquefois une chose arrive. Une chose comme cette voix dans le noir. Elle défait toute impatience, elle dément toute espérance. Ne cherchant pas à consoler, elle apaise. Ne cherchant pas à séduire, elle ravit. Elle porte en elle-même sa propre fin, son propre deuil, son propre noir. Elle s'expose à ce point que celui qui l'écoute, à son tour, se découvre sans abri, sans recours. Délivré de soi, rendu à soi. Plus la voix se noircit, et plus on y voit clair. Plus la voix s'exaspère, et plus on respire. On est sorti de toute littérature. On est très proche de toute sainteté. L'écrivain c'est celui qui retient sur lui toutes clartés. Le saint c'est celui qui retient sur lui toutes noirceurs. Avec de la lumière, l'écrivain fait de l'encre. Avec de l'impureté, le saint fait la plus grande pureté qui soit. La voix dans le noir n'est pas celle d'un saint. Bien sûr. Mais elle n'est plus tout à fait celle d'un écrivain. Elle erre entre les deux. Une foudre de voix noire entre la terre et le ciel, entre le livre et les anges. La voix va avec un visage. On connaît le visage par une photographie dans le journal. Un visage charpenté, avec des yeux fixes. Un visage de bois massif, inébranlable. Le costume sur la photographie est élégant, sans affectation. Une cravate, une chemise blanche. Derrière la voix noire, quelqu'un de convenable donc, de convenu. Mais le nom, la cravate et le visage sont là pour égarer, pour tromper. La voix continue, de livre en livre, d'année en année. Sans rien perdre de son flux. Les eaux noires sous la lune de cette voix. La terre pâle sous le loup de cette voix. Beaucoup de livres. Toujours le même. Le coeur cède à chaque fois sous la poussée de l'encre, sous la pression des mots. Les trente étages du coeur s'effondrent dans l'instant de lire, dans l'éclair d'entendre. Et que dit-elle, cette voix. Elle ne dit rien de sensé. Elle est d'emblée dans la folie, dans l'intouchable de la folie, dans la clarté de tout désordre, dans la plus grande lumière qui soit, au centre de toute souillure, de toute blessure. Inguérissable, intarissable. Elle dit, elle éclaire. Elle dit, elle guérit. Elle ramasse en elle tous nos restes, nos déchets, nos démences. L'hôpital, la prison, l'école, l'usine. La maladie, la gloire, l'idiotie. La folie du pauvre et celle du riche. La folie d'être fou et celle de ne pas l'être. Un homme sain d'esprit c'est un fou qui tient sa folie dans une poche de sang noir, entre le cerveau et le crâne, entre sa famille et son métier. C'est un fou furieux qui ne saura jamais guérir, n'étant jamais malade. Un fou c'est un homme sain d'esprit qui n'a plus les moyens de sa folie, qui perd les eaux de sa folie, d'un seul coup. Il fait faillite. Il lâche ce qui ne reposait que sur lui : la corvée du langage, la comédie du travail. Le monde entier. Le fou c'est celui qui gagne les coulisses. La voix s'adresse dans le noir à ceux qui demeurent sur les planches. Voilà, elle dit, cette voix. Voilà ce qu'il en est de vos intelligences, de vos printemps, de vos croyances. Voilà ce qu'il en est de vos principes, de vos musées, de vos discours. Sous vos santés, beaucoup de ruines. Sous vos couples, beaucoup de haine. Sous vos fortunes, tellement de meurtres. On se dit, c'est inévitable, elle exagère, cette voix. On se dit, ces écrivains, quand même. Et puis non. Elle n'exagère pas cette voix. Elle n'est pas trop haute, pas trop forte. Elle est juste, d'une justesse d'enfance, d'une justesse d'avant la nuit, d'avant l'âge malfaisant de vivre en société. Une colère si souveraine, ce n'est pas pour détruire. C'est pour vivre, simplement vivre. Si la voix saccage tout dans le monde, foudroie tout dans la tête, c'est comme l'enfant qui use la patience de sa mère pour vérifier que la mère est bien là, d'une patience inusable, d'un amour à toute épreuve. À l'épreuve du monde comme ordure, à l'épreuve du coeur comme fatigue. Une seule fois la voix s'éclaire. Une seule fois le noir s'enflamme. Le temps d'une phrase. Une seule fois celui qui désire tout vaincre, puisque tout cherche à nous vaincre, puisque nous sommes en lutte constante contre tout, puisqu'il n'est pas d'autre issue que la défaite ou la victoire, totales dans un cas comme dans l'autre, absolues dans un cas comme dans l'autre, oui une seule fois celui qui désire triompher de tout s'avoue vaincu par bien plus fort que lui. Une phrase, une seule fois. Cette phrase n'est pas dans ses livres. On peut les lire, les relire, on ne l'y trouvera pas. Elle est dans le journal, dessous la photographie. Elle dure le temps du journal, vingt-quatre heures, elle reste en vous depuis maintenant sept ans. Elle est prononcée à la table d'une auberge, devant un journaliste qui interroge l'écrivain, sans doute sans l'avoir lu, qui lui pose des questions sur l'avenir de la littérature et le cours du dollar, sur l'électronique et les Pères de l'Église, sur tout et rien. L'homme à la voix noire répond à tout comme à rien. Il répond méthodiquement, en détruisant chaque question. À la fin le journaliste est fatigué, il a faim peut-être, c'est l'heure de rentrer, ou bien il se demande ce qu'il fout là, devant un imbécile qui ne sait rien dire d'agréable, d'optimiste, ou bien encore le journaliste cède au désespoir de sa propre bêtise, arrêtons là, finissons-en, une dernière question et je vous laisse à vos travaux. Entre le journaliste et l'écrivain, une table de marbre. Sur la table deux verres de vin, et toutes les ruines des questions précédentes. Le journaliste fatigué interroge une dernière fois sans y croire, sans attendre la réponse, tout prêt à ranger son stylo dans une poche, son carnet dans une autre poche : et si venait un grand amour, une passion, que feriez-vous. Et l'autre, la voix soudain blanchie : mais ça, on ne peut pas l'empêcher. Mais ça on n'y peut rien, absolument rien. L'amour c'est bien plus grand que nous, bien plus grand que tout. Puis il se tait. Et le journaliste se tait aussi. Et tout se tait autour de ces deux-là, le temps d'une phrase, une seconde de repos non illusoire, d'éternité non mensongère.