Va Jonas, je t'attends.

 

 

 

 

 

Les deux filles marchent devant vous. Elles ont dix ans. Elles marchent sur la terre morte au-delà des pavillons. Le vent emmêle leurs cheveux, défait leurs paroles. Le vent est venu de l'océan, il est passé en maître sur des centaines de villes et de chemins, pliant les arbres, arrachant les clôtures, claquant les volets pour trouver ici sa pleine force, sur le visage de deux enfants, deux amies dans le royaume de leurs dix ans. Il a fallu au vent beaucoup de ruse, beaucoup d'amour et de patience pour les trouver là, il les a cherchées partout entre les pavillons frileux, jusqu'à ce terrain vague. Elles n'ont pas l'habitude d'aller ici, elles n'ont pas l'habitude de marcher sur l'océan de cette terre rouge. Une terre argileuse, remuée par les pelleteuses, fouillée par les orages, un reste d'infini. Des montagnes à la taille des enfants, des gouffres à la hauteur de leurs jeux. Devant vous, les deux filles et le vent qui les serre si fort qu'elles en étouffent de rire. Derrière vous, les murets des résidences, le désert familial. Les pavillons se ressemblent. La même pierre, le même toit, le même jardin vert, un vert en cage, une herbe sage. Le lotissement appartient à la banque. Les cadres optimistes en ont vendu chaque parcelle. Les vendeuses souriantes ont récité le catalogue : espace, lumière, confort. Les jeunes ménages ont étudié les plans, décidant de l'emploi des pièces avec autant de soin qu'on choisit le prénom de l'enfant à naître. Mon bureau dans ce coin, les enfants à l'étage et la mélancolie partout. Les pavillons ont poussé en une saison. Ils ont grandi comme on voudrait parfois que les enfants grandissent : sans défaut, sans histoire, sans vie. C'est après que la pluie est venue. Une pluie invisible, une poussière de ciment et d'argent, un air irrespirable dans les pièces neuves, un emprunt sur vingt ans. Les rues entre les pavillons portent des noms de fleurs ou d'écrivains. Une fausse monnaie de noms, de vieux costumes neufs. Les enfants vont d'un nom à l'autre, traversent les clôtures, s'éparpillent à l'heure du dîner, reviennent le soir, s'assoient sur la chaussée, circulent partout, bancs d'oiseaux sur la terre ferme. Les banques ni l'ennui de vivre pour rembourser les banques ne peuvent empêcher l'enfance de dépenser son or, sans compter. Les deux filles avancent sur le terrain vague, parfois le vent est trop fort et elles tournent vers vous un visage ébloui de froideur et de joie. Ce visage devient pour vous une énigme. Il porte un nom qui n'est pas seulement celui des enfants, qui est aussi celui de cette terre abandonnée par les architectes, les jeunes couples, les banquiers, abandonnée de tous sauf du vent. Un nom qui n'est pas comme celui des rues, un nom que le vent vous murmure bien plus tard dans le terrain vague d'une lecture, sous le manteau de ce livre désespéré de dieu, la Bible, un océan de voix rouge. La première connaissance de dieu dans la vie est une connaissance amère et sucrée, engloutie avec les premiers aliments d'enfance. L'enfant lèche dieu, il le boit, il le frappe, il lui sourit, il crie après lui et finit par dormir dans ses bras, repu au creux de l'ombre. C'est une connaissance immédiate, offerte aux nouveau-nés, refusée aux gens d'Église, refusée à ceux qui connaissent dieu d'une connaissance maigre, séparée de ce qu'elle connaît. Quand vous lisez la Bible c'est au plus loin de ces gens, une phrase, peut-être deux, pas plus. On ne peut bien lire dans la tempête. Vous ne pouvez lire plus d'une ligne ou deux dans ces pages bouleversées par le vent, tourmentées par le souffle d'une absence à tout préférable. La lecture de la Bible est un point extrême dans votre vie de lecteur, dans cette vie sous les ruines. L'autre point c'est la lecture du journal. Le journal c'est une lecture noire, épaisse, immobile. La Bible c'est une lecture blanche, lumineuse, ruisselante. Dans le journal vous lisez tout puisque rien n'est essentiel. Vous allez avec méthode du visage des gouvernants aux jambes des athlètes, de l'Amérique du Sud au fin fond de la Chine, du taux du dollar aux chiffres du chômage. La lecture du journal est une chose sérieuse, sans conséquence sur la vie comme toutes les choses sérieuses. Dans la Bible vous ne lisez qu'une phrase et c'est comme une goutte d'alcool pur, comme une larme des anges. Vous ouvrez le livre, vous posez le doigt au hasard sur la page, le doigt tombe sur un poisson, un palmier ou un agneau, vous lisez, vous allez de votre vie à la vie, du présent simple au présent plus-que-parfait. Dans la Bible il y a dieu et il n'y a même que lui. Il parle sans arrêt. Avec des mots et sans aucun mot, avec la foudre et avec la brise du léger matin d'avril, avec le murmure des épis de blé et avec le soupir du boeuf, avec l'écume d'une vague et la langue d'une flamme, avec toutes matières du monde il parle. Dans la Bible c'est dieu qui parle à dieu, sans arrêter une seconde, d'une voix rageuse, d'une voix souriante, d'une voix douce de colère, rauque à force de tant crier. Dans la Bible dieu n'en peut plus de parler à dieu et de n'être pas entendu, et il continue quand même d'appeler, une telle solitude, un tel amour, c'est impensable, vous touchez le livre et c'est votre pensée qui part en lambeaux, ne reste plus que vos yeux pour lire et brûler : comment peut-on être si seul et n'en pas mourir, comment peut-on mourir depuis si longtemps et pourtant être encore là, tant de force gaspillée depuis le premier jour du monde, tant d'amour, comment c'est possible. Dans la Bible le vent parle au vent, le vent se raconte des histoires pour n'être pas trop seul, le vent de dieu sur le lac d'une voix, le vent qui marche sur les eaux, le vent qui entre dans les maisons, dieu le vent, le souffle dieu. Un jour il dit à Jonas, Jonas tu vas aller vers les gens de cette ville, tu vas leur dire que je ne les supporte plus, qu'il est bien lourd mon coeur, bien noir mon sang, tu vas leur dire leur mort prochaine, va Jonas, je t'attends. Et Jonas ne veut pas amener avec lui un tel message, et Jonas ne veut pas tenir la foudre dans son coeur, alors il monte sur un bateau, il veut fuir dieu, il sait bien que ce n'est pas possible, il essaye, au moins il aura essayé, et le vent se lève sur la mer et le bateau souffre sur les eaux folles, les marins disent il y a quelqu'un ici qui ramène sur lui tous les chiens de la mort, sur lui donc sur nous, il faut s'en défaire, il faut jeter à l'eau celui-là. Jonas dit son histoire, dit qu'il ne veut pas tenir sa promesse, la promesse que dieu fait à dieu de tout anéantir, et les marins lancent Jonas à l'eau et une baleine qui passait là avale Jonas au fond de son ventre, au noir du monde, trois jours, trois nuits. Dans la baleine Jonas chante, il n'y a plus rien à faire qu'à chanter dans le noir, dans le ventre caverne du noir, enfin il dit c'est d'accord, j'abandonne, j'irai là-bas, je dirai à ces gens ta colère, leur châtiment. Et quand il a délivré son message, quand il a dit aux gens de cette ville : vous êtes perdus, vous êtes tellement perdus que vous ne savez plus que vous l'êtes, je viens vous l'annoncer, c'est le vent qui vous parle par ma voix, le vent qui viendra demain effondrer vos pavillons, vos banques, vos bonheurs tristes et vos jardins de cendre, quand Jonas a craché tous ces mots, il s'en va, assez content, tranquille, il a fait son travail. Les gens croient la nouvelle, ils pensent c'est fini, dieu ne reviendra pas sur sa décision, cette fois c'est la fin, et les voilà qui arrêtent leurs affaires, sortent de leurs bureaux et descendent dans la rue pour rejoindre la vie sans lendemain, c'est-à-dire la grâce de vivre, c'est-à-dire dieu. Et le plus beau est là, maintenant, comme partout dans la Bible, dans l'inconséquence de dieu, dans la faiblesse d'un dieu qui se laisse attendrir par l'abandon de ces gens, un dieu qui annule son décret, un dieu fou qui contredit le dieu sage, comme on voit le vent soudain hésiter, d'un seul coup revenir sur ses pas, tenir entre ses mains le visage de deux filles et céder devant tant de lumière et d'enfance, et soudain s'enlever toute violence, ne plus garder de sa force que la douceur, dire il y a donc plus fort que moi, plus fort que dieu l'orage, plus saint que dieu l'éclair, et s'incliner, s'incliner en riant comme un fou devant deux enfants de dix ans égarées sur une terre morte, place Jonas, résidence des baleines.