Terre promise.

 

 

 

 

 

Vous qui voyagez peu, vous qui ne voyagez jamais, il vous arrive quand même, un jour, de prendre un train. Dans la gare, beaucoup d'hommes d'affaires. Vous les reconnaissez de loin, à leur visage qui manque. Le même homme à des dizaines d'exemplaires. Le même homme jeune, vieilli dans sa parole, embaumé dans son avenir. Vous les regardez avec un peu de crainte, comme dans l'enfance on considère de vieilles gens sèches, à la voix sombre. Le train arrive. C'est un de ces trains rapides inventés par les hommes d'affaires, pour leur convenance personnelle. Une ligne droite de train clair. Une main de vent froid qui égalise les champs et les vide de leurs rides, de leurs accents, de leurs nerfs. Des champs désertés par le regard, par les hommes et les bêtes. Des bas morceaux de terre jetés aux chiens de la vitesse. Le paysage n'est plus rien, ce qui fait qu'on le traverse vite. Devant ce rien du paysage, vous prenez connaissance de l'homme fabriqué en série, de l'homme absent : il va de Paris à Tokyo, de Tokyo à New York. Il va partout sur la terre électrique, comme un cadavre répandu dans sa mort. Il prend des trains. Il prend des trains qui vont d'un point à un autre. De rien à rien. Dans sa précipitation il amène le vide. Si souvent qu'il parle, il n'entend que lui-même. Si loin qu'il aille, il ne trouve que lui-même. Il tache de gris tout ce qu'il traverse. Il dort dans ce qu'il voit. Vous vous dites : ces gens qui voyagent tant, ils ne font plus un seul pas. Ils n'avancent pas, jamais. Pour bien voir une chose, il vous faut toucher à son contraire. Vous n'avez jamais su voir autrement : par l'ombre vous allez à la lumière. Par l'indifférence vous atteignez à l'amour. De même ces hommes des trains de luxe, des vols de nuit. De même ces hommes anéantis dans l'équivalence financière qu'ils amènent : en les voyant, vous découvrez un type d'homme qu'ils ne savent réduire, qui va beaucoup plus loin que jusqu'au bout du monde. En les voyant vous découvrez l'homme déplacé, l'homme mélangé. L'homme inconsolé de trop d'enfance, ou trop de faim. Sur son visage, tous les ciels. Dans son coeur, toutes les voix. Il y aurait ainsi deux types d'hommes. Il y aurait l'homme immobile des longs voyages d'affaires. Il a une place dans le monde. Il travaille à ne faire qu'un avec cette place. Il en extrait les matières froides, les langues mortes. La raison, l'ambition, la puissance. Il est aussi à l'aise dans l'industrie que dans la morale, dans ses amours que dans ses comptes. Il éteint toutes différences dans sa langue. Il peut répandre partout cette maladie qu'il est à lui-même. Il peut être partout car il est de tout temps. L'homme d'affaires n'est que le dernier avatar, le plus récent, de l'homme livide. L'homme livide c'est l'homme social, c'est l'homme utile, persuadé de son utilité. C'est l'homme de la plus faible identité, celle de maintenir les choses en état, celle du mensonge éternel de vivre en société. Et puis il y aurait un autre type d'homme. Inutile, celui-là. Merveilleusement inutile. Ce n'est pas lui qui invente la brouette, les cartes bancaires ou les bas nylon. Il n'invente jamais rien. Il n'ajoute ni n'enlève rien au monde : il le quitte. Il s'en découvre quitté, c'est pareil. On l'aperçoit ici ou là. Il pousse devant lui le troupeau de ses pensées. Il rêve dans toutes les langues. De loin, visible. Il est comme ces gens du désert, ces hommes bleus. Il est comme ces gens aux chairs teintées du tissu qui les garde du soleil. Il a le coeur perclus de bleu. On l'aperçoit ici ou là, dans les révoltes qu'il inspire, dans les flammes qui le mangent. Dans les livres qu'il écrit. C'est pour le voir que vous lisez. C'est pour les heures nomades, pour la brise d'une phrase sous les tentures de l'encre. Vous allez de livre en livre, de campement en campement. La lecture, c'est sans fin. C'est comme l'amour, c'est comme l'espoir, c'est sans espoir. Un jour vous lisez Le Docteur Jivago de Pasternak. L'histoire se passe dans votre pays d'enfance, la Russie. Vous qui n'avez jamais quitté la ville de votre naissance, la petite ville française attristée par l'industrie, vous qui redoutez le moindre voyage, vous avez depuis toujours rencontré votre enfance dans un rêve de Russie, dans la neige d'un silence, la blanche fourrure d'une voix. Le livre de Pasternak c'est un gros livre, un livre pour une grande faim, une histoire comme la vie, avec des milliers de bougies dansant sous des milliers de visages. Paroles, gestes, lettres. Chevaux, incendies. Branches basses du feu dans la forêt de l'âme. Vous ouvrez le livre un vendredi soir, vous atteignez la dernière page un dimanche dans la nuit. Après il faut sortir, retourner dans le monde. C'est difficile. C'est difficile d'aller de l'inutile, la lecture, à l'utile, le mensonge. Au sortir d'un grand livre vous connaissez toujours ce fin malaise, ce temps de gêne. Comme si l'on pouvait lire en vous. Comme si le livre aimé vous donnait un visage transparent, indécent : on ne va pas dans la rue avec un visage aussi nu, avec ce visage dénudé du bonheur. Il faut attendre un peu. Il faut attendre que la poussière des mots s'éparpille dans le jour. De vos lectures vous ne retenez rien, ou bien juste une phrase. Vous êtes comme un enfant à qui on montrerait un château et qui n'en verrait qu'un détail, une herbe entre deux pierres, comme si le château tenait sa vraie puissance du tremblement d'une herbe folle. Les livres aimés se mêlent au pain que vous mangez. Ils connaissent le même sort que les visages entrevus, que les journées limpides d'automne et que toute beauté dans la vie : ils ignorent la porte de la conscience, se glissent en vous par la fenêtre du songe et se faufilent jusqu'à une pièce où vous n'allez jamais, la plus profonde, la plus retirée. Des heures et des heures de lecture pour cette légère teinture de l'âme, pour cette infime variation de l'invisible en vous, dans votre voix, dans vos yeux, dans vos façons d'aller et de faire. À quoi ça sert de lire. À rien ou presque. C'est comme aimer, comme jouer. C'est comme prier. Les livres sont des chapelets d'encre noire, chaque grain roulant entre les doigts, mot après mot. Et c'est quoi, au juste, prier. C'est faire silence. C'est s'éloigner de soi dans le silence. Peut-être est-ce impossible. Peut-être ne savons-nous pas prier comme il faut : toujours trop de bruit à nos lèvres, toujours trop de choses dans nos coeurs. Dans les églises personne ne prie, sauf les bougies. Elles perdent tout leur sang. Elles dépensent toute leur mèche. Elles ne gardent rien pour elles, elles donnent ce qu'elles sont, et ce don passe en lumière. La plus belle image de prière, la plus claire image des lectures, oui, ce serait celle-là : l'usure lente d'une bougie dans l'église froide. Qu'est-ce qui vous reste à présent du grand livre de Pasternak. Un visage. Le visage d'un homme séparé de son amante par des milliers d'hivers. Ce visage est dans l'ombre. L'homme est assis à une table, dans une maison de bois, perdue dans la forêt. Il écrit une lettre. La lettre est longue, interminable. L'encre noircit plusieurs feuillets. C'est tout. Oubliés les noms, les événements. Tout effacé. Tout gelé sous les étangs du livre. Demeure encore la fièvre de cette lecture, cette bonne faiblesse, si longue à s'en aller. C'est la même que vous retrouvez après l'amour, ou vers la fin d'une promenade. On dirait une fatigue, mais une fatigue d'un genre particulier, une fatigue qui repose. Devant les livres, la nature ou l'amour, vous êtes comme à vingt ans : au tout début du monde et de vous. Vous ne bougez pas. Vous regardez les trains partir un à un. Vous regardez ceux qui les prennent, les hommes d'affaires, les hommes livides. Ils parlent en attendant leur train. Ils parlent de choses sans intérêt, de choses d'argent. Vous êtes très près d'eux mais vous n'entendez pas leurs voix : un bruit les recouvre, le crissement d'une plume sur du papier. Un bruit incessant, comme si celui qui écrivait se vouait à une tâche infinie. Un bruit léger comme celui de la neige sur une petite maison de bois en Russie, terre promise.