Une histoire dont personne en voulait.

 

 

 

 

 

Le manuscrit est défraîchi. Il y a une date à la dernière page. Cinq ans. Il a été écrit il y a cinq ans. Il vous arrive par la poste. Vous le laissez sur un coin de table, vous n'y pensez plus. Arrive le samedi. Le samedi est un jour où vous êtes très occupé : vous faites le chauffeur de maître pour une poignée d'enfants. On veut aller ici, on veut que tu nous emmènes à la fête, on veut ceci, on veut cela, on veut tout. Vous obéissez avec ravissement, faisant le désespoir des parents qui mettent des heures à contredire cet air d'insouciance que vous amenez avec vous. La vie passe si vite, les jours s'éteignent si tôt. Pourquoi s'inquiéter de demain, aujourd'hui répondra bien à tout. L'insouciance est en vous invincible, comme une forme souriante de la croyance en dieu. Vous n'apprenez rien aux enfants. Vous êtes plutôt à leur école. On vous dit parfois tu exagères, il ne faut pas tout laisser faire, tu devrais être plus adulte. Vous écoutez la leçon de choses en silence, ensuite vous regardez autour de vous, longtemps : pas trace d'un seul adulte. Des enfants maussades, oui, beaucoup. Des enfants tristes qui travaillent, gagnent de l'argent, dépensent leur temps, leur force. Mais des adultes, aucun, aucune trace. Ce samedi-là, les enfants se passent de vous, n'appellent pas. Vous restez chez vous, désoeuvré, tranquille. La compagnie de la solitude vous est aussi douce que celle des enfants. Lire, sommeiller, marcher, ne penser à rien, laisser les lumières du ciel pâlir sur la tapisserie des murs. Et par distraction ouvrir le manuscrit à la première page, commencer à lire. Quand vous relevez la tête, l'après-midi est passé, il n'y a plus de jour et ce n'est pas encore la nuit, il n'y a plus qu'une longue étendue de calme, comme une lente montée des eaux du calme, une inondation incessante et lumineuse. Votre pensée est dans ce calme comme à son comble, un comble de fraîcheur et de légèreté : elle ne s'impatiente plus. Elle ne se trouble plus. Elle se repose tout simplement et se mélange à ce qui est, sans plus chercher. Comment nommer cette légèreté. Le mot de bonheur n'irait pas, ni aucun mot pouvant amener son contraire. Le bonheur va avec le malheur, la joie va avec la peine. Ce qui vous arrive ne va avec rien, ou bien avec tout. Il faudrait pour bien le dire recopier le manuscrit dans son entier, mot par mot. L'auteur est une femme d'origine étrangère. Ce n'est pas elle qui vous envoie ce texte mais son ami, son ami de maintenant. Il ne vous demande rien, simplement ce que vous en pensez. Un manuscrit c'est comme un visage, une minute suffit pour voir, deux, trois pages et vous savez. Le récit commence par un abandon, comme dans les contes de fées : celui que cette femme aime, le prince élu de son sang, le roi de coeur, la quitte. Il la mène dans la plus noire forêt de l'abandon, puis il s'en va. Elle reste là, assise au pied d'un arbre. Elle attend. Elle attend, elle attend. Un matin elle se lève, sort de la forêt, entre dans sa cuisine, ferme la fenêtre, ouvre le gaz. Une jeune femme qui tombe sur le carrelage et son âme qui tombe à ses côtés, son âme lourde, plus lourde qu'un oiseau mort, la blanche colombe gazée, étouffée sous le poids de son propre sang. La jeune femme se réveille à l'hôpital. Elle s'appuie sur ses oreillers, regarde autour d'elle, regarde en elle : plus d'âme. Le corps est bien là, en état de marche. Les mains peuvent prendre, les lèvres peuvent dire, les yeux peuvent pleurer. Tout est là, sauf l'âme. Son ami a dû l'emporter dans ses bagages sans y prendre garde. Comment peut-on être si distrait. Elle quitte l'hôpital, revient à la vie courante. Et toujours pas d'âme. Cela ne se voit pas, cela ne s'entend pas, cela n'empêche rien. On peut fort bien vivre sans âme, il n'y a pas de quoi en faire une histoire, cela arrive très souvent. Le seul problème, c'est que les choses ne viennent plus vers vous, quand vous les appelez par leur nom. Vous pouvez être absente de votre vie et tromper tout le monde sur cette absence, tout le monde sauf les bêtes, sauf les arbres, sauf les choses. Tout le monde sauf la blonde lumière d'automne, cette lumière qui pèse de toute sa douceur sur l'écorce des bouleaux et la chair des rosiers. Comment rejoindre ce qui se dérobe. Comment toucher à la vie immédiate, comment retourner à la vie simple. Oui, comment. L'amour est passé sur vous comme les rouges incendies sur les forêts de Provence. Il faudra des années avant que l'herbe repousse, avant qu'un nouvel amour revienne peupler les lieux du désastre, et les lieux du désastre c'est vous tout entière, de la robe de coton aux pensées interdites, de votre goût du thé à votre mélancolie du printemps. Vous tout entière. Comment faire. D'abord commencer par le plus urgent : vous ne pouvez continuer à sortir ainsi, sans aucune âme à vous mettre, sans aucun rire au fond des yeux. Vos yeux, justement. Parlons-en. Ils ne sont plus bons qu'à pleurer, et quand ils ne pleurent pas, ils lisent, et un jour ils lisent une page de Rilke, puis une autre, puis une autre encore, et ce sont tous les oiseaux de l'âme qui reviennent vers vous quand vous ouvrez la volière d'encre. Votre suicide était réussi, comme tous les suicides ratés. Vous aviez perdu bien plus que la vie : la parole, le goût de la parole claire, l'amour de la parole vraie. Vous étiez devant la parole comme un enfant malade devant la nourriture. Rilke vous redonne à manger, un poème après l'autre, une image après l'autre. Avec la parole nue revient toute vérité. Avec la vérité revient toute l'âme. Celle à qui arrive cette histoire désire ensuite la raconter, pour remercier. Elle écrit donc une longue lettre à Rilke, une lettre qui commence dans la petite cuisine sombre et qui finit dans le fond du jardin sous la lumière des tilleuls. Histoire d'une lente rééducation, histoire d'une longue migration des oiseaux morts. Elle a l'habitude d'écrire. Quelques années auparavant elle a écrit des livres qui ont connu la faveur des éditeurs, et celle des lecteurs. Elle se cachait bien plus derrière ces livres mais l'histoire était la même, celle d'une résurrection. D'une mort puis d'une résurrection. Elle écrit comme on doit écrire : sans se soucier de l'écriture mais en prenant le plus grand soin de ce qui ne viendra jamais sur la page blanche, de ce que le moindre mot effaroucherait, la vie, la vie toute nue, la vie sans phrase, la vie comme deux petits enfants, la joie et la douleur, serrés l'un contre l'autre dans le même lit. Les dictionnaires disent que Rilke est un des plus grands poètes de langue allemande. Elle n'écrit pas selon les dictionnaires. Elle ne s'adresse pas au mort mais au vivant, à celui qui chemine d'un pas hésitant dans les rues des grandes villes. Son nom n'est pas encore couché dans les dictionnaires. Son coeur n'est pas encore gelé par la gloire. C'est un passant comme les autres, dans l'incertitude et le tremblé de sa vie. Le jour il dort, de ce sommeil commun des travaux obligés. La nuit il veille, de cette veille singulière auprès des anges. Écrivant, il ne cherche pas la consolation mais la vérité, qui est le contraire de la consolation. C'est à celui-là qu'elle parle. Qu'est-ce que ça veut dire "grand poète". Cela ne veut rien dire, absolument rien. L'unique grandeur de celui qui se cache pour écrire lui vient de sa parfaite soumission à la vie brute. Celui qui, des nuits entières, cherche le mot juste, ne fait que développer en lui cette attention dont usent les amants l'un avec l'autre, les mères avec leurs enfants. L'art, le génie de l'art n'est qu'un reste de la vie amoureuse qui est la seule vie. Grand, poète, littérature, cela ne veut rien dire, et elle écrit à Rilke comme on pourrait donner de ses nouvelles à un ami d'enfance resté au pays, l'amant de toutes vies, l'idiot de tous villages. Elle lui parle du gaz dans la petite cuisine, de la lumière des saisons, de la bonté des grands arbres et de ce qu'elle croit être l'amour, de ce qu'elle en invente en le croyant. Son manuscrit achevé, elle l'envoie aux éditeurs et les éditeurs lui disent : on n'en veut pas de votre histoire, on ne sait pas comment la prendre, où la ranger. Et puis vous parlez de qui, au juste, de Rilke ou de vous. Choisissez, c'est agaçant de vous voir ainsi danser d'un pied sur l'autre, d'un mot au suivant. Elle essaie encore. Deux fois, trois fois la même réponse. Elle renonce. Elle est presque guérie. Presque : dans sa douleur elle a trouvé le chant. La souffrance est passée dans l'offrande du livre, mais cette offrande personne n'en veut. Des années passent, cinq. Elle n'y pense plus, elle y pense encore. Par des voies étranges, par d'autres mains que les siennes, ce texte vous parvient, un clair samedi d'automne. Cette lecture d'un samedi imprègne les jours suivants. Vous écrivez à l'auteur, qui vous répond. Les lettres connaissent le même sort que le manuscrit : une seule lecture suffit à les rendre inoubliables. Toujours la même voix calme. Toujours cette absence de mensonge. Pas une seule fois elle n'emprunte la parole générale, cette parole d'aucun corps, d'aucune terre, qui sert pour les idées, qui sert pour le mensonge. En ne parlant que d'elle-même dans le détail de ses heures elle vous donne à voir le monde bien plus clairement que ce qu'en disent les journalistes avec l'impatience de leur voix, la maladie de leur intelligence. Ce qui vous touche dans cette écriture, c'est ce qui vous touche dans la compagnie des enfants : une présence vraie de tout, une manière d'être au monde qui rend le monde léger. Un jour elle vous écrit que son livre enfin est accepté : il sera publié au plus loin d'elle, en Allemagne, dans une langue qu'elle a toujours crainte, dans une terre qui n'est pas celle de l'enfance. Un autre jour, en passant la main sur une nappe de coton pour la défroisser, une image vous vient d'elle, lumineuse, évidente. Comme si elle était toute dans ce geste élémentaire : déplier. Effacer tous les plis et revenir au plus ample, au continu, à l'ample et continuelle douceur de vivre. Vous restez ainsi longtemps, immobile, silencieux, la main à plat sur la nappe, tenant entre les doigts et le coton ce bien le plus précieux : une âme brûlée jusqu'à la transparence, une histoire dont personne ne voulait.