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En deux journées de ce nouveau métier, Cyrille en avait découvert à peu près toutes les ficelles. Pour un homme qui savait évaluer très exactement les possibilités de ses chevaux, qui pouvait, d’un seul regard, découvrir entre les souches le passage le plus aisé, c’était une besogne très excitante. Il y avait, à la mener en ménageant l’attelage sans perdre de temps, une espèce de combat dont chaque instant était plein d’intérêt, dont chaque détour conduisait à une découverte. Cyrille lorgnait souvent vers le ciel qui restait sans une ride et tirait des nudités nordiques un beau froid de plus en plus dur. Et le charretier disait à Tom et à Sam :
— Faut y aller, mes petits. On a le temps avec nous. Y viendrait de la neige ou un coup de redoux, ce serait moins facile.
Et les deux bêtes forçaient de la croupe et du collier, muscles roulant sous le poil luisant, naseaux fumants. Tom menait le train, son compagnon suivait, hochant la tête comme pour dire oui à tout. Avec eux, pas une seule fois Cyrille n’avait eu à élever la voix. Par précaution, en quittant l’écurie, il avait décroché un des fouets pendus derrière la porte, mais il l’avait posé dans la cabane de coupe, en arrivant, et ne l’avait jamais repris.
Très vite, ce quartier de forêt où ils œuvraient avait changé d’aspect. La vaste clairière toute blanche le premier jour était à présent parcourue de sentes noires et vertes où pointaient des roches. La terre, les herbes et les mousses étaient blessées aux endroits où les troncs tirés avaient forcé ou viré un peu court entre les souches. Sur la glace de l’Harricana, les longues grumes rousses ou grises s’alignaient. Au printemps, les eaux les porteraient jusqu’au moulin à scie. Trois fois par jour, Cyrille conduisait ses chevaux à l’endroit où il avait creusé à la pioche pour leur permettre de boire. Chaque fois, la glace s’étant reformée en mince couche, il devait la casser de nouveau. Chaque fois aussi, avec son couteau de poche, il hachait de la paille. Et, tandis qu’il s’accroupissait pour mettre les brins coupés sur l’eau glacée, Tom le poussait de son gros nez. Et chaque fois il répétait la même chose avec un bon rire plein d’amitié.
— Minute, mon gros. T’es trop pressé. Oui, oui, je sais, t’aimes pas ça. Ça te pique le nez. Ben mon vieux, c’est pour ton bien. Ça t’empêche de boire trop vite.
Plus distant, Sam attendait calmement et laissait toujours Tom s’abreuver le premier.
Cyrille s’entendait parfaitement avec ces deux bêtes splendides, sans malice aucune et bien habituées au débardage. Ils avaient marché deux bonnes heures pour atteindre cette coupe en amont de Saint-Georges. Une cabane de bûcheron pour Cyrille, un toit de fascines et des bâches tenaient lieu d’écurie. C’était l’isolement parfait. Beaucoup plus haut, sur l’autre rive, des hommes devaient abattre. Parfois, tandis que ses bêtes buvaient, Cyrille entendait claquer les cognées.
Le jeudi de la deuxième semaine, vers le milieu de la matinée, Cyrille passait sa chaîne sous un beau fût de sapin baumier lorsqu’il se redressa soudain pour tendre l’oreille. Un curieux bruit approchait. Un bruit qui n’était pas de la forêt. Les chevaux aussi l’avaient perçu. Immobiles, l’oreille frémissante, ils cessèrent de mâchouiller leur mors. C’était une pétarade de moteur. Cyrille pensa un instant à l’avion de la poste qui aurait pu s’égarer ou se trouver en difficulté, mais l’avion ronronnait. Ce qui approchait était plus heurté. Une succession de fortes explosions qui hachaient le silence.
Cyrille passa à côté de ses bêtes en leur tapotant les flancs et en disant :
— Restez là. Je reviens tout de suite.
Enjambant les troncs et les souches, il gagna rapidement le chemin par lequel il était venu. Comme ce layon était rectiligne, il aperçut, très loin, une espèce de chose noire d’où montait un peu de fumée. Un insecte cahotant qui avançait assez vite.
— Bon Dieu, grogna-t-il, un tracteur. Qu’est-ce qu’il vient foutre là ?
Sans qu’il sût exactement pourquoi, quelque chose venait de se serrer en lui. Peut-être tout simplement à cause de cette rupture d’harmonie, de cette plaie ouverte dans le calme du jour si limpide.
Comme ses chevaux montraient de l’inquiétude, il alla les chercher pour les conduire dans leur appentis, les attacha et les couvrit. Puis, leur ayant répété qu’il allait revenir, il regagna le chemin et s’en fut à la rencontre de la pétarade. Il avait déjà vu des tracteurs sur le port de Montréal, mais la venue de cet engin ici était tellement inattendue que Cyrille en était tout remué. Il avançait, s’arrêtait, hésitait comme s’il eût été tenté de faire demi-tour.
À mesure que la machine approchait, il sentait l’air trépider. À l’avant, un tuyau vertical crachait bleu. Cyrille le fixait, puis regardait une tête et des épaules qui cahotaient. Lorsque l’engin arriva à quelques mètres, le charretier se porta sur le côté. Le bruit était infernal. Au crachement rauque du moteur s’ajoutait un brinquebalement de ferraille venant de partout, comme si les profondeurs de la forêt eussent soudain engendré une nuée de moteurs. Il y eut plusieurs craquements, un grincement et le monstre s’arrêta. Son moteur continua de battre, mais au ralenti, avec quelques tressautements curieux. L’homme qui était assis derrière un volant de métal cria :
— C’est toi, Labrèche ?
Cyrille s’avança.
— Oui, c’est moi.
— Je suis Léveillé. T’as bien soigné mes chevaux ?
Cyrille se sentit soudain saisi à la fois d’orgueil et de jalousie. Est-ce que cet homme ne venait pas lui reprendre les bêtes ?
— Certain, que j’en prends soin. Tu peux dire que t’as de sacrées bêtes.
L’homme allongea son bras droit et manœuvra un levier. Il y eut un grincement à vous briser les dents, le moteur hurla, tout se mit à trembler et l’engin s’ébranla. Cyrille regarda passer devant lui ses deux roues avant serrées l’une contre l’autre, le capot peint en bleu sous lequel grondait la mécanique, les roues arrière aux bandages larges d’au moins douze pouces. Dans leur ferraille étaient rivées d’énormes dents également métalliques qui mordaient le sol. Derrière, était accrochée une remorque portant trois gros tonneaux de métal, une caisse pleine de chaînes et d’outillage et une plus petite dont le couvercle était fermé. Cyrille tremblait. Sa tête était en feu. D’un pas machinal, il suivit. C’était comme si le monde se fût soudain ouvert devant lui. Il allait vers un gouffre sans rien savoir du chemin. Sans oser se dire quoi que ce soit. Son œil restait rivé à cette forme engoncée, ce dos surmonté d’une grosse tuque grise qui tressautait devant lui.
Quand la machine s’arrêta à hauteur de la baraque, ce fut soudain un vide étonnant. Le silence n’était plus rien. Il n’existait plus. Les oreilles blessées ne percevaient plus aucun des mille bruits qui font l’habituel silence de la forêt. L’oreille les cherchait en vain.
L’homme sauta de son siège rond recouvert de sacs qu’une ficelle maintenait en place. Il vint vers l’arrière et prit la caisse dont le couvercle était fermé. Il dit en riant :
— Ce truc-là, ça te secoue les boyaux. J’ai une faim de loup. Ma femme m’a préparé pour deux. On s’est dit que ça te changerait.
Il était à peu près de la taille de Cyrille, mais plus rond, avec un visage tout dévoré de barbe noire. Il se dirigea vers la baraque dont la cheminée fumait. Cyrille le suivit, toujours aussi vide de toute pensée. L’homme entra en disant :
— Ce sera vite réchauffé.
Sans avoir rien préparé, Cyrille demanda :
— Alors, ce truc-là, c’est pour débarder ?
Léveillé eut un sourire qui fit luire ses dents bien blanches dans l’ombre de sa barbe.
— C’est sûr, fit-il. Tu penses pas que je l’ai amené jusqu’ici pour te le montrer.
— Avec des chevaux comme les tiens, qu’est-ce que t’as besoin de ça ?
— Les chevaux, il en faudrait beaucoup. Avec des hommes pour les mener. C’est ça qui coûte le plus. Un cheval, ça mange tous les jours, un tracteur, ça boit seulement quand ça travaille.
Cyrille eut un ricanement :
— Ça, tu l’as pas inventé. Je l’ai lu l’an dernier sur une publicité.
L’autre eut un haussement d’épaules. Il avait posé sur le poêle deux gamelles de soldat. Très vite, il en monta une buée dont l’odeur forte emplit la baraque. Il remua dedans avec son couteau et dit :
— C’est du bœuf. C’est ma femme qui l’a préparé. Elle connaît des tas de trucs que sa mère lui a refilés pour donner goût à la viande.
Le charretier eut un instant envie d’envoyer paître cet homme avec sa si bonne viande et ses sales idées de modernisme ; cette vérole qui s’en venait empoisonner les forêts ! Il réussit à se contenir. Cent questions se bousculaient que Cyrille ne se décidait pas à poser : est-ce que cet homme comptait débarder uniquement au tracteur ? Que ferait-il de ses chevaux ? Est-ce que d’autres débardeurs avaient aussi opté pour la mécanisation ?
Une espèce de peur de ce qu’il risquait de découvrir muselait Cyrille. C’était peut-être la peur de sa réaction qui empêchait l’autre d’en dire davantage. De chaque côté de la petite table faite de deux planches brutes de scie clouées sur des piquets, ils mangèrent un moment sans parler. La viande bien brune et les pommes de terre cuites dans le jus onctueux étaient moelleuses et savoureuses. Léveillé avait également apporté de la bière qui avait un bon goût amer. Le débardeur hésita un bon moment avant de dire à Cyrille :
— Tout de même, ce curé du rang trois, il aura pas tenu bien longtemps.
— Un maboul pareil…
— Y paraît que tu t’étais attrapé avec lui ?
Léveillé avait calculé juste. Cyrille saisit à pleines mains la perche qu’il lui tendait. Toute sa colère contre les tracteurs passa sur l’échine du père Gauzon dont il avait appris le départ. Puis, voyant sourire l’homme au tracteur, il sentit qu’il s’était un peu laissé rouler. Cessant soudain de raconter ses démêlés avec ce prêtre, il lança :
— Puis je m’en fous. Paraît qu’il a foutu le camp tout de suite après Noël. Les autres sont venus me le raconter à l’infirmerie. Je leur ai dit : bon débarras, mais moi, ça me concerne plus.
Il essuya son couteau entre son pouce et son index et le referma avec soin, sans faire claquer la lame. Il vida son verre de bière, ralluma son mégot et reprit :
— Leur terre, y peuvent se la foutre au cul. Ce qui m’intéresse, moi, c’est de mener des chevaux. Et même, si je trouvais à m’embaucher dans une coupe, ça me tente davantage que la terre.
Ils parlèrent un moment de la forêt, puis, inévitablement, ils en revinrent à la question des tracteurs. Léveillé raconta qu’en 1917, il s’était engagé pour aller se battre en France. C’est là qu’il avait vu, pour la première fois, travailler un énorme tracteur à vapeur amené par les Américains pour tirer des pièces d’artillerie. De retour au pays, il en avait vu de plus petits sur le carreau des mines et dans les plaines de Saskatchewan, des engins à pétrole comme le sien.
— Tu l’as depuis longtemps ? demanda Cyrille.
— Je viens d’aller le chercher à Cochrane. Je suis revenu avec par le train de mardi. Même qu’à Saint-Georges, on s’en est vu pour le descendre de la plate-forme. À la gare, ils avaient jamais vu ça.
Il parlait de cette machine avec fierté.
— Ça doit pas être donné, fit Cyrille.
— C’est une bonne occasion. Ça fait quinze ans que j’en avais envie. J’avais beau trimer, j’avais jamais assez de sous. Mais là, j’ai eu deux coups de chance en même temps : ce tracteur, et un maquignon pour me prendre mes bêtes.
Pas certain d’avoir bien compris, bégayant un peu, Cyrille demanda :
— Quoi ? t’aurais vendu tes chevaux pour…
Comme il cherchait ses mots, l’autre que son regard effrayait un peu se hâta de dire :
— Pas les deux que tu mènes. Ceux-là, je les garde. M’en faudra toujours pour les places où le tracteur peut pas se rendre. (Il se mit à rire.) T’inquiète pas. Je vais pas te prendre ton travail. J’avais promis à Gendreau pour cette date, je pouvais pas prévoir que je serais obligé d’aller à Cochrane. Il a pas voulu attendre, j’ai dit : je te loue les bêtes, tu paies le charretier.
Il se dirigea vers l’appentis. Le sentant venir, Tom lança un hennissement. L’homme lui parla. Puis il alla les flatter tous les deux et leur examiner la gueule puis les pieds. Cyrille était derrière lui. Il fixait sa tuque de laine avec une terrible envie de prendre une masse et de cogner. L’homme se tourna vers lui et dit :
— T’es un bon charretier. Suffit de voir les bêtes pour s’en rendre compte.
Alors qu’il venait de résister à une terrible envie de tuer, Cyrille se sentait à présent envahi par une onde de bonheur.
— Bon Dieu, soupira-t-il, les chevaux, c’est quelque chose !
Le regard du barbu changea soudain. Il parut chercher en lui, puis il dit :
— Si des fois j’ai besoin d’aide, je te demanderai. Mais tu sais, c’est jamais pour longtemps. C’est pas du régulier, chez moi.
Cyrille venait d’oublier le tracteur qui allait prendre la place de plusieurs chevaux et finirait peut-être par les chasser tous. L’envie était en lui de remercier cet homme, mais sa gorge nouée retenait les mots.
Il aida le débardeur à détacher sa remorque, puis à placer les chaînes sur l’arrière de sa machine. Le faisant, il éprouvait le sentiment de trahir le cheval. Et pourtant, chez cet homme, quelque chose forçait à la sympathie.
Quand l’engin démarra, il hésita un peu, puis le suivit de loin.
— La glace, est-ce que ça va tenir, avec un machin pareil ?
Il y avait en lui un sentiment trouble qu’il n’osait regarder vraiment.
Il observa Léveillé qui fixait ses chaînes. Le tracteur démarra, cahota sur les souches.
— Ça va verser, bon Dieu !
Toujours le sentiment trouble. Les poings serrés. Les mâchoires crispées. Le cœur battant aussi fort que ce foutu moteur.
L’engin s’en alla vers la rivière plus vite que ne l’eût fait n’importe quel attelage. Il décrivit une courbe sur la glace que les canines de ses roues marquaient profondément et vint allonger sa bille contre la rive. Tandis que le moteur au ralenti continuait de tourner, Cyrille revint vers ses bêtes. Quelque chose venait de se déchirer en lui. Se bouchant une narine du pouce, il se moucha avec rage. Il fit encore deux pas. La forêt et la baraque avec la remorque aux trois fûts étaient troubles. D’un geste agacé, Cyrille enleva sa mitaine et s’essuya les yeux d’un revers de main.