33
Lorsque Cyrille entra dans l’infirmerie, Élodie était assise à la table rectangulaire recouverte d’une toile cirée à carreaux rouges et jaunes, placée devant une fenêtre. Tous les rideaux blancs montés sur tringle pour isoler les malades étaient ouverts. Sur les six lits alignés, seul celui de l’extrême droite était occupé. Une vieille au visage de pomme blette encadré d’un bonnet à dentelles y était assise contre deux gros oreillers. Elle devait guetter l’arrivée de Cyrille qui, chaque soir, venait à peu près à la même heure. Tandis qu’il se dirigeait vers sa femme, la vieille se mit à glapir :
— Te v’là enfin, maudit Labrèche ! C’est pas trop tôt. On croyait que tu viendrais pas ce soir ! J’espère que tu vas empêcher ta pauvre petite femme de s’esquinter pour des profiteurs. Regarde-moi ça, ce qu’ils lui ont amené à faire !
— Taisez-vous donc, cria Élodie. Depuis ce matin vous me bassinez avec vos sornettes.
Cyrille s’approcha de sa femme qu’il embrassa en disant :
— Je suis en retard. C’est que Gendreau a voulu me parler après le travail. J’ai une foutue bonne nouvelle, tu sais.
Comme la vieille continuait à crier, il cria aussi pour la faire taire et demanda :
— Qu’est-ce qu’elle a donc ?
— Rien du tout, je t’expliquerai, dis-moi ta nouvelle.
— Y a un débardeur, un nommé Léveillé, qui devait sortir du bois pour Gendreau. Je sais pas pourquoi, y peut pas pour le moment. Seulement, y prête un attelage de beaux chevaux à Gendreau et c’est moi qui vais faire le travail.
Il rayonnait. Élodie parut déçue. Elle espérait une autre nouvelle. Elle dit :
— Je veux sortir de là.
— Justement, je vais avoir quinze jours payés double. Ça va nous aider. Au lieu d’un dollar et demi par jour, je vais m’en faire trois plus la nourriture. Et je serai au bois avec des chevaux au lieu d’être à cette maudite chaudière.
La vieille qui s’était arrêtée pour tousser et cracher reprit ses cris et Cyrille regarda ce qu’Élodie avait entrepris. Il y avait, sur la table, trois boîtes à biscuits. L’une contenait de la ficelle fine, une autre des capsules de bouteilles à bière et de soda portant encore leur joint de liège, la troisième contenait des capsules sans le liège.
— Qu’est-ce que tu fabriques avec ça ?
— Elle s’use les doigts pour enrichir les plus riches du pays ! brailla la vieille qui se remit à tousser gras et dut se pencher sur le côté pour cracher dans un petit récipient émaillé.
— Tu vois, expliqua Élodie, c’est pas bien compliqué, et c’est pas pénible non plus. C’est pour faire des stores pour l’été. On accroche ça en haut des portes. On peut passer comme on veut et ça empêche les mouches d’entrer.
Avec la pointe d’un couteau, elle sortait les rondelles de liège des capsules et les traversait à deux reprises d’une grosse aiguille pour y passer la ficelle.
— Dis-lui donc combien que tu gagnes, grinça la vieille qui avait retrouvé sa respiration.
— Tu fais ça pour qui ? demanda Cyrille.
— Pour Mme Robillard, elle donne deux…
Cyrille n’en écouta pas davantage, fonçant vers la vieille comme s’il eût voulu l’assommer, il cria :
— Me fous de savoir ce qu’elle gagne. Elle le ferait pour rien, que ça me choquerait pas ! Je veux pas qu’on cause contre ces gens-là. S’ils n’étaient pas là pour nous faire du crédit…
Il fut interrompu par le rire de crécelle qui secouait le bonnet de dentelle :
— Gueule tant que tu peux, Labrèche ! Tu me fais pas peur. Tout le monde te craint parce que t’es fou. Moi, les fous, je les redoute point. T’as que de la gueule. Tout malin que tu es, tu te fais empaumer. Tu chauffes la chaudière de Gendreau pour une misère. Ta femme se fait avoir. Les Robillard, c’est des malins. Le crédit, c’est le meilleur moyen de s’enrichir. Si y faisaient pas de crédit, tous les colons foutraient le camp et ces gens-là n’auraient plus qu’à fermer boutique.
Impuissant devant ce torrent, Cyrille s’était arrêté à mi-parcours.
— Viens ici, dit Élodie. Laisse-la brailler. C’est toute la journée comme ça. Depuis trois jours qu’elle est là, c’est à virer folle. Et depuis ce matin que le petit Max m’a apporté ce travail, c’est le même refrain.
La vieille fut de nouveau interrompue par une toux grasse.
— Elle s’arrête de crier que pour cracher. Je veux plus rester ici. Le docteur dit que je peux m’en aller si on me trouve un endroit bien chaud.
— Bon Dieu, fit Cyrille, meurtri qu’on lui ait rabattu sa joie, où veux-tu aller ? On n’a plus rien. On est plus pauvres que des souris d’église. Faut attendre que je revienne du bois. Si ça marche bien, y sauront ce que je vaux comme charretier. J’aurai sûrement de l’embauche mieux payée.
Élodie était pâle, avec des joues creuses et de grands cernes bleus sous les yeux. Elle regarda son homme un moment d’un air implorant. On ne percevait plus que le souffle rocailleux de la vieille à bout de forces. À mi-voix, avec, dans le regard, déjà la peur de la réponse qu’elle redoutait, Élodie finit par dire :
— On va s’en retourner. On peut aller chez mes parents. Tu sais bien qu’ils nous logeront. Je veux retrouver mes petits…
Cyrille se raidit. Son menton se mit à trembler, son regard se durcit et le débit devint saccadé :
— Jamais de la vie !… Faut pas me parler de ça. Je vais trouver à nous loger. Ça te fait plus que deux semaines à attendre. Dès que je reviens du bois, je trouverai. C’est promis.
Il s’était légèrement apaisé en parlant. Timidement, Élodie murmura encore :
— Je veux être avec mes petits…
— Y viennent te voir tous les jours. T’as pas à te plaindre. Y sont très bien chez Garde Soumandre. Quand elle est pas là, c’est sa mère qui s’en charge. Tu la connais, c’est une brave grand-mère. Moi, je vais être deux semaines sans les voir.
— Deux semaines. Et moi je te verrai pas non plus… Deux semaines dans le bois. Je veux pas. J’ai peur du bois…
Ayant retrouvé son souffle, la vieille se remit à crier :
— Laisse ta femme ici, Labrèche ! Tu lui as déjà fait couper les pieds…
— Taisez-vous, lança Élodie. Je vous les ai montrés, mes pieds…
La voix aigre de la vieille couvrit la sienne :
— Justement. Je les ai vus. On t’a coupé des orteils. Si t’as froid, on te coupera aux chevilles, puis aux genoux.
Elle se mit à débiter des histoires qu’ils auraient voulu ne pas entendre mais qu’ils écoutaient tout de même parce qu’elles tenaient à la nature même de ce pays. Elle avait vu beaucoup de gens aux membres gelés. D’autres étaient restés en forêt. On avait retrouvé au printemps des lambeaux de leurs vêtements. Elle revenait toujours à sa propre vie qui semblait commencer en 1915, lorsqu’elle était arrivée avec sa fille et son gendre qui voulait faire de la terre. Son gendre avait eu un pied écrasé par un arbre. Incapable de travailler la terre, il avait tenté d’ouvrir un commerce. Et la vieille retrouvait sa colère toute vive pour brailler :
— T’essaieras, toi, le malin des malins, de vendre des nouilles ou des clous dans ce foutu pays. Y a que les Robillard. Ceux-là, ils ont su y faire. Ils ont su prendre la place avant que les autres arrivent.
Cyrille allait répliquer, mais Élodie lui saisit le poignet.
— Laisse-la piailler, va. Tu vois bien que c’est pas tenable, ici, toute la journée.
Elle se leva en s’appuyant à la table et prit ses deux cannes accrochées au dossier de sa chaise. Cyrille voulut l’aider. Elle refusa :
— Non. Le docteur m’a encore répété qu’il faut que je m’habitue.
La vieille glapissait :
— Tu l’as bien arrangée, ta petite femme !
Ils gagnèrent lentement le fond de la pièce où Élodie s’allongea sur son lit. Cyrille tira les rideaux tandis que la femme ricanait.
— C’est ça, cachez-vous. Faites encore un petit, ça en fera un de plus à la charité publique !
— Elle parle même en dormant, dit Élodie. C’est un moulin. Je te jure que je peux plus rester.
— Je vais trouver. Je te promets de trouver.
Comme chaque soir depuis que sa femme allait mieux, Cyrille s’approcha du lit et essaya de la caresser. Élodie se défendait.
— Non. Je veux pas.
— Pourquoi ?
— Pas ici.
— Mais je vais m’en aller deux semaines.
— C’est pas ma faute. Je veux pas que tu partes.
— À cette heure-là y vient jamais personne.
— Je veux pas risquer d’être encore enceinte.
— Si on habite quelque part, tu voudras plus ?
— C’est pas pareil.
— Qu’est-ce qui est pas pareil ?
Ses mains insistaient. Il se faisait suppliant. Puis rageur.
— Tu me détestes. Tu m’en veux. Tout ça est de ma faute. Je serais resté avec les autres…
— Recommence pas toujours avec ça. On s’en est bien tirés, tu sais. Le docteur me l’a encore dit aujourd’hui. On pouvait tous y rester. Nous deux et les petits.
Ils demeurèrent silencieux et immobiles. Elle recroquevillée sur son lit, lui assis sur une chaise. Posées sur la courtepointe bariolée, leurs mains s’étreignaient. Celles de Cyrille pareilles à deux grosses bêtes aux instincts malfaisants, celles d’Élodie, frêles et pâles, crispées sur ces fauves osseux et musclés qu’elles maintenaient prisonniers. Un long moment passa. À l’autre bout de la pièce, la vieille ronflait. On eût dit que chaque respiration était la dernière. Elle avait, dans la manière d’aspirer l’air, des à-coups inquiétants.
— Ce matin, dit Élodie, elle a demandé à Garde Soumandre qu’elle me fasse coucher dans le lit près du sien. J’ai pas voulu. La garde m’a dit que j’étais pas charitable.
— T’as raison. Elle est pas endurable, cette folle !
— Si elle crachait pas tant, ça me ferait rien d’être près d’elle. Seulement, elle me lève le cœur. À midi, j’ai rien pu manger.
— On va s’en sortir, dit Cyrille. Quand je reviendrai, je suis sûr qu’on me prendra comme charretier. Ici, on peut pas dire que la crise nous ait trop couru après. À Montréal, paraît que ça s’arrange pas, tu sais. C’est de pire en pire.
Il n’y avait, pour éclairer cette longue pièce peinte en blanc, qu’une grosse lampe à pétrole suspendue au-dessus de la table. Sa lueur tamisée par les rideaux amollissait le contour des visages. Tout était d’un gris terne, à peine orangé, qui donnait envie de silence et de calme. Envie de s’endormir au chaud sans penser à rien. La vieille se mit à grommeler dans son sommeil. Élodie murmura :
— C’est vrai qu’elle en a arraché toute sa vie. Ses enfants pareil. Lui, c’est au bois qu’il a eu son accident. Ça me fait peur de te voir repartir. Y t’arriverait quelque chose, je le saurais même pas.
— Avec des chevaux, y peut rien m’arriver.
— Si t’as une jambe écrasée, c’est pas eux qui vont te ramener.
— C’est un bois où y a d’autres débardeurs.
— T’es sûr ?
— Certain.
Un moment passa encore, tout plein de l’étreinte de leurs regards. Cyrille essaya encore de porter ses mains vers la poitrine de sa femme qui résista en implorant :
— Je t’en prie. C’est un pays de chiens. Faut partir avant un plus grand malheur.
Il se leva lentement. Elle garda ses mains dans les siennes, s’assit au bord du lit puis, se levant à son tour, elle se colla à lui pour l’embrasser. Comme il cherchait encore à la caresser, elle le poussa vers le rideau qu’elle ouvrit en disant :
— Viens, on va s’asseoir près de la table.
— Non. Faut que je passe voir les petits.
Avant de le lâcher, elle soupira encore :
— Tu vas nous emmener, hein ?
— Quand je reviendrai du bois, on sera tous réunis. Je te le jure.
Elle se rassit sur le bord du lit et dit :
— Deux semaines, c’est long.
Un peu agacé, Cyrille dit avec vigueur :
— T’as le père Levé qui passe te voir tous les jours. Puis d’autres gens aussi. Et puis dimanche, ceux du rang trois vont venir après la messe. Y viennent chaque fois, tu sais bien.
Cyrille ne pouvait s’empêcher de penser à Charlotte Garneau et à cette force qu’elle avait en elle.
Il y eut entre eux un long échange muet. Un silence où passaient des appels et des refus. Presque malgré lui, Cyrille répéta :
— Faut que je passe voir les petits, je pourrai pas leur dire au revoir demain. Y seront pas levés à l’heure où je partirai.
Sur un ton qui cachait mal son angoisse, Élodie souffla :
— Au bois, fais bien attention.
Il s’éloigna d’un pas, se retourna. Deux larmes roulaient sur les joues d’Élodie qui s’efforça de sourire pour demander :
— Tu veux remettre du bois au feu… Fais pas trop de bruit, que la vieille se réveille pas. C’est tellement mieux, quand elle dort.