20
Le froid venteux semblait bien installé. Il charriait parfois quelques nuages, mais, la plupart du temps, le ciel restait clair. Cyrille l’interrogeait souvent. Dès qu’il le voyait se couvrir, redoutant une forte chute de neige, il se hâtait davantage encore. Il allait de la hache et de la scie à journées longues sans jamais s’arrêter que le temps des repas.
Des animaux s’approchaient parfois de son campement. Ils l’observaient de loin pour détaler dès qu’il ébauchait un mouvement dans leur direction. Les ours noirs étaient les plus hardis. Lorsqu’il en voyait renifler de trop près du côté de la caisse où il tenait ses vivres et ses casseroles, il courait empoigner un brandon qu’il lançait dans leur direction. Les énormes boules noires s’en allaient en grognant et en se balançant sur leurs courtes pattes. Passaient aussi des lièvres, des perdrix des neiges et toutes sortes d’oiseaux inconnus.
— Quand j’aurai des sous, je vas me payer un fusil.
Stéphane Robillard lui avait vendu deux pièges et du fil à collets. Cyrille trouvait toujours les collets vides et les pièges détendus, sans rien entre leurs mâchoires d’acier. Plus adroit que lui, le gibier parvenait à voler l’appât sans se faire prendre.
— Maudits que vous êtes, gueulait Cyrille. J’apprendrai dès que j’aurai fini de bâtir. On verra bien !
Renonçant à perdre son temps, il limita son appétit à ses salaisons, son riz, ses conserves et son biscuit de mer. En quatre longues journées, il lui sembla qu’il avait abattu assez de bois.
— Demain, je commencerai à tailler les encoches.
Il avait toujours eu l’habitude de parler à ses chevaux. Ici, il parlait à tout ce qui se présentait, son travail, le bois, les outils.
Il profita de la lueur du feu pour couper une pige dans une planche de caisse. Le lendemain était un dimanche. Le premier qu’il passerait ici. Élodie lui avait demandé de venir à la messe et de rester jusqu’au lundi matin. Il avait dit : « J’essaierai. » Il savait que ceux du rang trois s’y rendraient. Il eut un ricanement.
— Au pas, derrière le barbu.
Il réfléchit un moment. Perdre une journée alors que la neige pouvait arriver, ce n’était pas raisonnable.
— En tout cas, j’irai pas avant de pouvoir enfermer mes vivres. Les ours me laisseraient rien.
Dès l’aube du lundi, il monta une sorte de fort chevalet qu’il assembla avec des crosses. Là-dessus, il serait à l’aise pour débiter de longueur et pratiquer ses coches d’assemblage. Le travail à la scie était long et monotone. Pour varier un peu, Cyrille alternait le débit et la taille des encoches. Tenant sa pige de quinze pouces contre la bille de sa main gauche, il faisait courir sa lame au ras du bois. Une fois la bille entaillée sur le quart de son épaisseur, il reportait deux fois sa pige et recommençait. Ensuite, à la petite hache, il faisait sauter le bois entre les deux entailles et finissait proprement le travail avec un large ciseau. L’après-midi était déjà bien avancé, il achevait une entaille lorsqu’il eut un sursaut.
— Vous perdez votre temps, Labrèche.
Cyrille se retourna d’un bloc. Un sac de toile noire à la main, une petite hache passée dans son large ceinturon fauve, sa tuque de laine grise enfoncée sur les oreilles, le père Levé se tenait à quatre pas, le visage fendu d’un grand sourire.
— Ça m’ennuie que vous perdiez votre temps, surtout quand c’est du temps volé au bon Dieu.
— Mais, qu’est-ce que vous faites là, mon père ?
— Ce qu’un curé doit faire, mon fils. C’est-à-dire rendre visite à ses paroissiens quand ceux-ci désertent l’église.
Encore mal revenu de sa surprise, l’ancien charretier bredouilla :
— Enfin, mon père, qu’est-ce que vous voulez…
Le prêtre l’interrompit :
— Je ne veux que des nouvelles. Ce n’est pas parce qu’une brebis un peu revêche s’écarte du troupeau que le pasteur doit s’en désintéresser. Au contraire, mon ami. Au contraire.
— À pareille heure…
— Y a-t-il de bonnes et de mauvaises heures pour servir Dieu ?
— Je veux dire, avec ce froid, rentrer de nuit…
Le petit curé se mit à rire.
— Rentrer de nuit ? Ça alors, tu plaisantes, Cyrille Labrèche. Est-ce que tu laisserais ton curé s’en aller de nuit comme une bête ?
— Mais, mon père, je n’ai que cette tente.
Le père Levé qui s’était avancé posa sa main sur l’épaule de Cyrille.
— Figure-toi, mon fils, que j’ai couché sous cette tente bien avant que tu songes à venir sur nos terres. Le gaillard à qui elle appartient m’a souvent emmené trapper avec lui. Nous étions à l’aise tous les deux sous cette toile et pourtant, il doit être deux fois plus large que toi.
Il se dirigea vers le campement, posa son sac et sa hache dont on voyait tout de suite qu’elle avait beaucoup servi.
— Allons, dit-il, range ton fourbi et montre-moi un peu ton domaine.
Cyrille ramassa ses outils qu’il apporta près de la tente.
— Figure-toi, dit le prêtre, que la forêt me manquait. Depuis que ce fichu animal de Raoul a repris ses grandes courses vers le nord, plus personne pour aller piéger, et je n’ai guère le goût d’y aller seul. Alors, je me suis dit : Labrèche ne doit pas être loin de monter son campe, je m’en vais aller lui donner la main un jour ou deux…
Presque brutal, Cyrille grogna :
— J’ai besoin de personne !
— Je sais. Pas plus de moi que du bon Dieu !
Le prêtre avait crié plus fort que Cyrille. D’un geste rageur, il enfouit dans sa poche un brûle-gueule et une vessie à tabac qu’il venait juste d’en tirer. Se plantant devant son interlocuteur qui le dominait d’une bonne tête, il le prit par le revers de sa grosse veste et le secoua en disant :
— Vois-tu, tête de bois. Je suis ici depuis les tout débuts. Des grandes gueules et des malins, j’en ai vu pas mal qui sont repartis la queue basse. J’en ai même enterré quelques-uns.
Il s’interrompit soudain, lâcha la veste de Cyrille et s’écarta d’un pas comme pour se donner le recul nécessaire à la réflexion. Puis d’une voix encore bourrue, il reprit :
— Voyons, Labrèche, je ne t’ai pas fait de mal. Pour quelle raison me refuserais-tu le plaisir de m’amuser à charpenter un peu ? Plus vite ton campe sera monté, plus vite les tiens pourront venir te rejoindre. Ne me dis pas que tu n’as pas envie de les revoir, je ne te croirais pas.
Il avait jeté quelques branches sur le feu puis s’était assis sur le tronc que Cyrille avait roulé jusque-là. Tout en tisonnant les braises avec une trique, le prêtre continuait de parler.
— En tout cas, j’ai vu ta femme ce matin. Je peux te dire que le temps lui dure.
Se relevant soudain, ce petit homme qui ne tenait jamais en place posa l’extrémité de son bâton enflammé sur le tabac dont il venait de bourrer sa pipe. Il tira fort en creusant les joues, souffla quelques bouffées appliquées et lança :
— Alors, qu’est-ce qu’on mange ?
L’arrivée du prêtre et son discours si surprenant avaient presque assommé Cyrille qui se mit à fouiller dans sa caisse. Il en retira une casserole vide et une boîte de bœuf.
Il plongea la boîte quelques instants dans l’eau chaude du coquemar, puis il l’ouvrit et fit tomber dans sa casserole le contenu rougeâtre et luisant, dur comme pierre. Il posa la casserole sur des braises qu’il venait de tirer du feu. Accroupi devant sa sacoche, le prêtre sortit deux boîtes de sardines, trois paquets de biscuits et deux tablettes de chocolat.
— Voilà de quoi faire la fête, fit-il en se relevant.
Il regarda un moment autour de lui, puis, prenant la pioche, il en donna trois coups tout près du foyer dont la chaleur avait déjà rayonné. Il prit une grosse poignée de glèbe et la pétrit lentement. L’écrasant entre ses doigts, il s’approcha de la flamme pour l’examiner.
— Tu sais, fit-il, je suis d’accord avec Faivre. Je crois que tu es tombé sur un fameux coin. Il y a ici un mélange de tourbe, de glaise et d’humus forestier qui devrait être très riche. Et pas trop lourd, je pense. Quand tu feras un jardin, abrité comme tu es, tu seras sûrement le premier à récolter. Je viendrai à la maraude.
Son visage souriant devint plus grave. S’agenouillant lentement, il leva sa main contenant la terre pétrie comme pour une offrande. D’une voix assez forte, il dit :
— Seigneur, bénissez cette terre que votre fils Cyrille va cultiver. Faites que sa peine ne soit jamais vaine et que le grain qu’il sèmera soit préservé de l’ivraie.
Le prêtre se signa. Cyrille l’imita puis, un peu gêné, il murmura :
— Merci, mon père.
Comme s’il ne l’eût pas entendu, le prêtre s’assit en disant que la marche lui avait aiguisé l’appétit. La nuit s’avançait. Seule une lueur vaguement ocre se devinait encore derrière les bouleaux. Les premières étoiles naissaient. Le vent marquait sa trêve du crépuscule. Ayant remué la viande d’où montait une odeur de tomate et d’épices, Cyrille vint s’asseoir à côté du prêtre qui, sa pipe bourrée, lui tendit sa vessie à tabac.
— Tu devrais t’acheter une pipe. C’est moins mauvais que ton papier. Et puis, quand t’as l’onglée, c’est rudement plus pratique.