16

Lucien Faivre guettait derrière la fenêtre de la gare. Dès qu’il vit monter Cyrille, il sortit et gagna le chemin de ballast. Cyrille se retourna et cria aux enfants :

— Allez ! C’est bien. Et soyez sages !

La bande redescendit en courant, excepté Clémence qui vint à lui. Il se baissa, l’étreignit très fort et murmura :

— Va, ma chérie. Tu es grande. Fais attention à tes frères.

Muette, retenant ses larmes, l’enfant demeura immobile pour le regarder s’en aller.

— Ça fait rien, fit l’agent des terres, faut que tu sois complètement fou.

Ils marchèrent un moment en silence. Cyrille avait passé la bricole de sa traîne sur son épaule. Faivre allait de son pas lourd, les mains enfoncées dans les poches de son énorme canadienne. Après un temps, il dit :

— Ce que je fais, c’est pas bien régulier. J’espère seulement que cet animal d’abbé Gauzon me fera pas arriver des ennuis. Avec son oncle évêque, on sait jamais.

Cyrille ne disait rien. Il avait crâné devant les femmes, mais, à présent, un petit quelque chose lui serrait la poitrine.

— J’ai recherché dans les rapports, reprit Faivre. Y a un certain Lepage qui a étudié la question des terres asséchées à droite de la voie. Paraît qu’en ouvrant, les ingénieurs ont pratiquement vidé un petit lac qui doit se trouver à peu près à une heure d’ici. On devrait le repérer facilement, y a un drain qui passe sous la ligne.

— Vous croyez que ce serait bon ?

— C’est toujours les meilleures terres. Et puis, t’aurais déjà une bonne partie de défrichée.

— Alors, si c’est les meilleures terres, pourquoi on y a pas ouvert un rang ?

Le gros homme sortit ses mains de ses poches pour ébaucher un geste d’impuissance.

— Ça, mon vieux, l’administration…

— En montant, depuis le train, on a vu des belles fermes sur des grandes terres.

— Certain qu’un jour y s’ouvrira des rangs tout le long.

Cyrille s’arrêtait de loin en loin pour passer sa bricole d’une épaule à l’autre.

— Veux-tu que je te reprenne un moment ? offrit Faivre.

— Ferait beau voir !

Le gros homme s’arrêta lui-même pour souffler et dit :

— C’est vrai que, même chargé, tu vas comme si t’avais le feu au cul.

Cyrille allait, poussé par une sorte de joie rageuse. On l’avait traité de tête de bois, il se répétait « laisse faire la tête de bois ». Et il marchait vers un inconnu de liberté, où il ne serait pas soumis à un curé qui n’avait jamais de sa vie touché un outil. Il puisait son élan dans son mépris pour ce prêtre ; son pas s’accélérait par moments comme pour allonger la distance qui allait le séparer du barbu.

Par places, sur le sentier, le nordet avait râpé la neige et le ballast affleurant freinait le traîneau. Dans les passages qu’abritaient des buissons tout proches, d’anciennes traces de pas ou de patins marquaient la couche plus épaisse. Là, c’était le vent des trains passant à peu près tous les trois jours qui soufflait le plus fort. Des plaques de glace craquaient aux endroits où les locomotives avaient craché de l’eau. Devant, la percée rectiligne fuyait à l’infini jusqu’aux limites de la vision où dansaient des vapeurs d’arc-en-ciel. Dans les passages étroits et difficiles, Faivre se portait en arrière pour aider en soulevant ou en déplaçant latéralement la traîne.

Après plus de deux heures de marche, ils remarquèrent, en contrebas, comme une route toute blanche çà et là percée de gros yeux sombres et vivants. C’était le ruisseau déjà couvert d’une couche de glace que crevaient encore les eaux à l’endroit où jaillissaient des sources. Faivre dit :

— J’y suis jamais venu, mais on devrait pas tarder de trouver des grosses épinettes avec moins de broussailles.

Ils continuèrent jusqu’à un endroit où le sol partait en pente plus douce. De beaux épicéas l’occupaient, assez espacés pour qu’il fût aisé de s’engager entre les troncs.

— Arrête une minute, ordonna Faivre.

Cyrille retint sa traîne. L’agent des terres tira la hache dont le manche était passé sous des courroies d’arrimage. Il marqua un tronc d’une large entaille en disant :

— Faut toujours faire ça. Si un gars veut te trouver, il a pas à chercher. Puis même toi, après une tempête, ça peut te rendre service.

Ils s’enfoncèrent dans le sous-bois où la principale clarté venait de la neige très mince. En dessous, on sentait l’épaisseur des aiguilles et des mousses. Faivre continuait à marquer un arbre çà et là. Le sol cessa de descendre pour se faire moutonneux. Ils durent obliquer à plusieurs reprises pour éviter des broussailles ou des creux trop spongieux sous une glace friable.

— Doit y avoir des sources pas froides du tout, observa l’agent des terres.

Il leur fallut également couper quelques branches basses et dégager des troncs encroués. Le bois se faisait plus dense, mais Faivre répétait :

— Faut continuer. Ça s’éclaire.

En effet, par-delà les arbres, on devinait un espace dégagé.

— Faudra que tu te fasses un chemin plus droit que ça jusqu’à la voie.

— Craignez rien, je le ferai.

Enfin ils débouchèrent sur un vaste découvert où ne poussaient que de grosses touffes d’herbes, quelques viornes et des épines encore jeunes que l’on devinait sous la neige.

— C’est bien ça, dit Faivre. Et rien que de voir le coin, je peux te dire que le Steph a eu du flair de nous aiguiller par là. J’avoue que sans lui j’aurais pas eu idée de chercher ce rapport.

Cyrille laissa sa traîne. Ils s’avancèrent sur ce sol qui s’en allait en pente régulière jusqu’à un ruisseau entièrement gelé, pour remonter aussi lentement de l’autre côté, jusqu’à une forêt de mélèzes splendides. Derrière, s’élevait une colline que Faivre désigna de sa mitaine tendue en disant :

— Ça, c’est précieux. Ça barre la route au nordet.

Sur la gauche, s’en allait une boulaie presque sans mélange. Cyrille regardait tout cela et sentait grandir en lui une forte émotion. Est-ce que Faivre n’allait pas trouver le coin trop beau pour l’y laisser seul ? N’allait-il pas courir chercher les autres pour les amener ici ?

Faivre tira de sa poche une petite bouteille plate dont il dévissa le bouchon. Il but une bonne goulée, torcha le goulot d’un coup de moufle et la tendit à Cyrille.

— Tiens, bois un coup. Y a rien de tel contre le froid. Et c’est pas l’abbé Gauzon qui viendra t’en offrir.

Le rhum était parfumé. Sa bonne brûlure réchauffait l’intérieur.

Cyrille n’osait souffler mot. Il lui semblait qu’après ce qu’il avait dit en arrivant, l’agent des terres ne pouvait plus lui refuser un lot dans ce canton. Pourtant, une espèce de timidité qui n’était guère dans sa nature l’empêchait de parler. Lorsque Faivre eut refermé sa bouteille, il fit quelques pas en direction du ruisseau, se tourna vers l’ouest, puis vers l’est. Les yeux mi-clos, il semblait fouiller partout. Il fit ainsi un tour complet, lentement, se donnant le temps de tout examiner. On devait entendre battre le cœur de Cyrille jusqu’à Saint-Georges. Quand il eut terminé, d’une bonne voix ronde, Faivre dit :

— Moi, je verrais bien ta bâtisse par là. Pas trop loin de l’eau. Un jour, faudra que tu creuses un puits, mais en attendant, l’eau qui coule là doit pas être mauvaise.

Cyrille avait envie d’embrasser le gros homme. Il fut tout surpris de s’entendre rire en répondant :

— Ben ma foi, si vous voulez la goûter.

— Rigole bien. À cette saison, toutes les eaux qui courent sont bonnes, en été, c’est une autre paire de manches. Mais si le coin te plaît, t’auras toujours la ressource de la faire bouillir en attendant le forage.

Il se mit à expliquer que, lorsqu’on ouvrirait un rang ici, le chemin serait certainement tracé le long de la voie ferrée. Il voyait donc, pour les Labrèche, une parcelle allant de la rivière à cette future route.

— Ça te fait à peu près moitié de terre pas boisée et facile à débroussailler que tu pourrais mettre en culture assez vite, et puis, t’aurais tout de même du beau bois pour bâtir et pour te chauffer un moment.

Cyrille bégaya quelques mots qui voulaient être un remerciement et que Faivre n’entendit pas. Regardant du côté des résineux où la traîne était restée, il dit :

— Pour ton campe, tu peux abattre là. Je vais pas te tracer des limites ce soir, faut que je revienne avec un aide. On te fera un arpentage en règle. Tu sais que t’as droit à soixante-cinq acres. Tu dois en mettre trente en culture dans les dix premières années. Ici, t’auras pas de mal à y arriver.

Ils entrèrent dans le bois pour examiner les arbres. Faivre tapait avec ses mitaines sur les fûts de mélèzes.

— C’est du tout bon, ça. T’auras du fameux bois de sciage. Certain que Gendreau te le prendra. Seulement, faudra attendre une route pour le sortir.

Après quelques pas en silence, il fit soudain face à Cyrille.

— T’es une sacrée tête de cochon, toi. Mais tu peux dire que t’as de la veine. J’espère seulement que ce curé va pas te faire d’ennuis. Cette affaire de grotte, ça risque d’impressionner bien du monde.

Cyrille ne répondit pas. Ils parlèrent encore des arbres puis l’agent des terres revint au prêtre pour dire :

— C’est peut-être pas un mauvais bougre, t’as dû le prendre trop raide. Ça doit être un gars de la race des patrons, il aime pas qu’on résiste.

— Les patrons, dit Cyrille sèchement, je les endure quand y me paient !

Ils revinrent en lisière du bois et Faivre dit d’une voix qui tremblait un peu :

— T’es une tête dure, mais tu me plais. Je te souhaite de t’en tirer. Seulement, tu sais, monter un campe tout seul quand on n’est pas du métier, c’est pas une petite affaire. Fais attention à toi en abattant et en montant ta charpente.

— Robillard m’a prêté une poulie.

— Fais tout de même attention. Tout seul ici, y t’arriverait un accident, mon vieux…

Il enleva sa mitaine pour lui serrer la main.

— Je vais filer. Je serai juste rendu avant la nuit. Fais vite un feu et monte ta tente en tenant compte du vent.

— Je sais.

Cyrille regarda le gros homme disparaître dans le sous-bois où l’ombre progressait déjà. Quand le bruit de son pas se fut éteint, le silence parut énorme. Cyrille portait toujours en lui sa joie d’être seul sur une bonne terre, mais l’approche de la nuit lui serrait un peu la gorge. Tirant sa traîne à l’endroit où il avait décidé de monter la tente, il dit pour rompre le silence :

— Là, personne viendra m’emmerder. Et le jour où j’aurai un bon cheval, j’aurai pas besoin d’aide pour ouvrir une route.