NOUVEAUX ASSASSINATS DANS LA RUE MORGUE

L’hiver, décida Lewis, n’était pas une saison pour les vieux. La neige qui couvrait d’une couche de douze centimètres les rues de Paris le glaçait jusqu’à la moelle. Ce qui, dans son enfance, était une joie ne représentait plus pour lui qu’une malédiction. Il haïssait l’hiver de tout son cœur. Il haïssait les enfants lanceurs de boules de neige (cris, piaillements, larmes). Il haïssait également les jeunes amoureux, ravis de se trouver pris dans une rafale (cris, baisers, larmes). Tout cela était gênant et ennuyeux. Lewis regrettait de ne pas être à Fort Lauderdale, où le soleil brillait sûrement.

Mais le télégramme de Catherine, sans être explicite, témoignait d’une certaine urgence. Poussé par des liens d’amitié qui avaient tenu bon pendant une cinquantaine d’années, Lewis était donc venu à Paris pour Catherine et pour Philippe, le frère de celle-ci. Bien qu’il se sentît anémié dans cette contrée glaciale, se lamenter n’aurait eu aucun sens : Paris eût-il été en flammes que Lewis, en souvenir du passé, serait venu aussi rapidement et d’aussi bon cœur.

D’ailleurs, sa mère était née dans cette ville, boulevard Diderot, à l’époque où Paris ne subissait pas la tyrannie d’architectes non conformistes et d’urbanistes sociaux. Chaque fois que Lewis revenait à Paris, il s’armait de courage pour affronter de nouvelles profanations. Il est vrai qu’elles se faisaient plus rares ces derniers temps. La récession en Europe rendait les gouvernements moins désireux d’utiliser leurs bulldozers. D’année en année, néanmoins, on détruisait toujours de beaux immeubles. Parfois, des rues entières disparaissaient.

Ainsi la rue Morgue.

Évidemment, on pouvait douter que cette rue de mauvaise réputation eût réellement existé. Mais, en prenant de l’âge, Lewis voyait de moins en moins d’intérêt à distinguer réalité et fiction. Une telle séparation convenait aux jeunes gens pour qui la vraie vie comptait encore. Les vieillards (Lewis avait soixante-treize ans) ne voyaient là qu’une distinction académique. Peu importait de discerner le vrai du faux, le réel de l’imaginaire. Dans l’esprit de Lewis, les demi-mensonges et les demi-vérités formaient un ensemble homogène dans l’histoire de tout être humain.

Si l’on en croyait la description d’Edgar Allan Poe dans son immortel récit, la rue Morgue aurait existé. Mais peut-être n’était-elle que pure invention ? Quoi qu’il en soit, il était impossible de trouver trace de cette fameuse rue sur un plan de Paris.

Lewis en éprouvait sans doute une légère déception car, après tout, la rue Morgue faisait partie de son héritage. À supposer que ce qu’on lui avait raconté dans son jeune âge fût exact, les événements relatés dans Double Assassinat dans la rue Morgue, c’était son propre grand-père qui les avait fait connaître à Poe. La mère de Lewis tirait gloire de cette rencontre entre l’écrivain et son père qui voyageait alors en Amérique (véritable globe-trotter, l’homme était mécontent s’il ne visitait pas une nouvelle ville chaque semaine). Durant l’hiver de 1835, il se trouvait donc à Richmond, en Virginie. Un rude hiver, comparable à celui qui faisait à présent souffrir Lewis. Un soir, le grand-père avait cherché refuge dans un bar de Richmond. Là, tandis que le blizzard se déchaînait au-dehors, il fit la connaissance d’Eddie, un jeune homme de petite taille, brun, à l’air mélancolique. Une célébrité locale apparemment, grâce à la publication d’une nouvelle (Manuscrit trouvé dans une bouteille) qui lui avait valu de gagner un concours organisé par le Baltimore Saturday Visitor. Ce jeune homme inspiré, c’était Edgar Allan Poe.

Il passa la soirée à boire avec le grand-père et (du moins, selon la rumeur) tira profit du penchant de son interlocuteur pour les histoires relevant du bizarre, de l’occulte et du morbide. Fort de son expérience du monde, notre voyageur fut heureux de livrer à l’écrivain des anecdotes que celui-ci utilisa par la suite pour Le Mystère de Marie Roget et Double Assassinat dans la rue Morgue. Ces deux histoires, fécondes en diverses atrocités, illustrent le génie particulier de C. Auguste Dupin.

C. Auguste Dupin était pour Edgar Poe l’incarnation du parfait détective : calme, rationnel et brillamment intuitif. Les récits dans lesquels il apparaissait touchèrent bientôt un large public et, à travers eux, Dupin devint un célèbre personnage de fiction, sans que nul en Amérique se doutât que Dupin existait réellement.

Il était le frère du grand-père de Lewis. Lewis avait pour grand-oncle C. Auguste Dupin.

La plus grande affaire résolue par le détective, celle de la rue Morgue, se fondait sur des faits authentiques : l’assassinat de deux femmes, dans cette rue, avait bien eu lieu. Il s’agissait, comme Poe l’a écrit, de Mme L’Espanay et de sa fille, Mlle Camille L’Espanay. Toutes deux jouissaient d’une bonne réputation et menaient une vie calme, sans rien de sensationnel – ce qui rendait d’autant plus horrible le fait que la vie leur eût été brutalement ôtée. On retrouva le corps de la jeune fille coincé la tête en bas dans la cheminée. Le corps de la mère, dont la gorge avait été si cruellement tranchée que la tête ne tenait plus qu’à un fil, fut découvert dans l’arrière-cour de la maison. Le mystère de ces assassinats sans mobile apparent s’épaissit encore quand les autres locataires de la maison déclarèrent avoir entendu la voix du meurtrier s’exprimant dans une langue étrangère. Le Français affirma que c’était de l’espagnol, l’Anglais avait entendu de l’allemand et le Hollandais du français. Dupin nota au cours de son enquête que les témoins ne parlaient pas la langue qu’ils prétendaient avoir entendue de la bouche de l’invisible criminel. Il en conclut que cette langue n’en était pas une, mais la voix inarticulée d’une bête.

Il s’agissait en effet d’un singe – un monstrueux orangoutang de l’espèce de Bornéo. On avait trouvé des poils du fauve dans la main crispée de Mme L’Espanay. Seules la force et l’agilité d’un tel animal rendaient plausible le sort effroyable des victimes. Il avait appartenu à un homme d’équipage d’un navire maltais et s’était échappé pour ensuite se livrer à ses activités sanglantes dans la rue Morgue.

Telle était en gros l’histoire.

Vraie ou non, elle exerçait sur Lewis une fascination empreinte de romantisme. Il se plaisait à imaginer la façon dont son grand-oncle avait utilisé la logique pour résoudre le mystère, sans se laisser impressionner par l’hystérie et l’épouvante horrifiées qui régnaient autour de lui. Lewis considérait ce calme comme typiquement européen, une vertu appartenant à une époque révolue où la lumière de la raison gardait sa valeur et où la pire horreur concevable était celle d’une bête armée d’un rasoir meurtrier.

Depuis – alors que le xxe siècle tirait à sa fin –, de plus grandes atrocités s’étaient produites, toutes commises par des humains. L’humble orangoutang, étudié par des anthropologues, s’avéra un herbivore solitaire, un paisible philosophe. Les véritables monstres, moins apparents, étaient beaucoup plus puissants. Leurs armes faisaient paraître les rasoirs pitoyables, leurs crimes avaient une tout autre ampleur. Lewis éprouvait un certain contentement à se savoir vieux et sur le point d’abandonner le siècle à son destin. Certes, la neige lui glaçait la moelle. Certes, voir une jeune fille au visage de déesse éveillait encore ses désirs, bien inutilement. Certes, il n’était plus désormais qu’un observateur, non un participant.

Mais il n’en était pas toujours allé ainsi.

En 1937, dans cette même pièce, au 11, quai de Bourbon, où il se tenait à présent, les expériences ne lui avaient pas manqué. En ce temps-là, Paris était un lieu privilégié de plaisirs, prenant bien soin d’ignorer les rumeurs de guerre et préservant (bien que parfois la tension se fît sentir) un air de douce naïveté. Les gens se montraient à la fois irréfléchis et insouciants et menaient une vie de parfait loisir, une vie qui semblait sans fin.

Il en fut tout autrement, on le sait. Leurs vies ne furent ni parfaites ni éternelles. Mais le temps d’un été, d’un mois, d’un jour, il avait semblé que rien dans le monde ne changerait.

Trois ans plus tard, Paris serait occupé, et sa badinerie coupable, ou plutôt sa pure innocence, serait ternie à jamais.

Lewis avait passé nombre de journées (et de nuits) merveilleuses dans cet appartement du quai de Bourbon. A leur souvenir, son cœur se serrait de nostalgie. Il tourna ses pensées vers un événement plus récent : son exposition à New York. Sa série de peintures évoquant la damnation de l’Europe avait connu un franc succès. Lewis Fox, à soixante-treize ans, était devenu un homme connu, fêté. On voyait des articles élogieux sur lui dans tous les magazines d’art. Critiques, admirateurs et acheteurs avaient surgi comme des champignons, du jour au lendemain, désireux de lui parler, de lui serrer la main, d’acquérir ses œuvres. Tout cela, bien sûr, venait trop tard. Depuis longtemps, Lewis ne connaissait plus les affres de la création. Cinq ans auparavant, il avait reposé ses pinceaux pour la dernière fois. Son triomphe, maintenant qu’il en était simple spectateur, prenait l’allure d’une parodie. Lewis contemplait ce cirque à distance, avec même quelque chose comme du dégoût.

Lorsque le télégramme lui était parvenu, le suppliant de venir à Paris apporter son aide, il avait ressenti plus que de la satisfaction à échapper au cercle d’imbéciles qui le couvraient d’éloges.

Et à présent, dans l’appartement que l’ombre envahissait, il attendait tout en regardant, sur le pont Louis-Philippe, le flot continu de voitures qui ramenaient chez eux des Parisiens fatigués aux prises avec les intempéries. Il entendait le vacarme des klaxons, les toussotements et les grondements des moteurs. Les phares antibrouillard formaient une guirlande de lumières au-dessus du fleuve.

Et Catherine ne venait toujours pas.

La neige, après une accalmie presque complète dans la journée, s’était remise à tomber et soupirait contre la fenêtre. Écoulement des voitures sur le pont qui traversait la Seine. Écoulement des eaux de la Seine sous le pont. La nuit tombait. Lewis entendit enfin des pas dans l’entrée, et des chuchotements échangés avec la domestique.

C’était Catherine. Enfin, c’était Catherine.

Il se leva et fixa la porte, imaginant qu’elle s’ouvrait alors qu’elle était close, imaginant Catherine dans l’embrasure.

— Lewis, mon chéri…

Elle lui souriait. Un pâle sourire sur un visage encore plus pâle. Elle paraissait plus vieille qu’il ne s’y attendait. Depuis combien de temps ne s’étaient-ils pas vus ? Quatre ans ? Cinq ? Elle portait le même parfum. Cette permanence rassura Lewis. Il embrassa légèrement les joues froides de Catherine.

— Tu as l’air en pleine forme, dit-il.

Il mentait.

— Non, répondit-elle. Si je l’étais, ce serait une insulte à l’égard de Philippe. Comment pourrais-je me sentir bien en le sachant accablé d’ennuis ?

Elle avait gardé ses manières brusques, son ton sévère.

De trois ans son aînée, elle le traitait comme une institutrice le ferait d’un enfant récalcitrant. Toujours. C’était sa façon de montrer de l’affection.

Les salutations faites, elle s’assit près de la fenêtre et regarda la Seine. Des blocs de glace grisâtre flottaient sous le pont, tournoyant dans le courant. L’eau avait un aspect macabre, une âpreté qui semblait prête à vous suffoquer.

— Quels sont ces ennuis qui accablent Philippe ?

— Il est accusé de…

Elle hésita, le temps d’un battement de cils.

— … de meurtre.

Lewis eut envie de rire. L’idée même d’une telle accusation était ridicule. Philippe, soixante-neuf ans, avait un naturel aussi doux que celui d’un agneau.

— C’est vrai, Lewis. Tu comprendras que je ne pouvais pas te le dire par télégramme. Je devais te l’annoncer de vive voix. On l’accuse de meurtre.

— Et qui aurait-il tué ?

— Une femme, évidemment. Une de ses « bonnes amies ».

— Il leur tourne toujours autour, à ce que je vois.

— Te souviens-tu de notre plaisanterie ? Nous disions qu’il mourrait sur une femme.

Lewis eut un hochement de tête.

— Elle avait dix-neuf ans et s’appelait Natalie Perec. Une jeune fille bien élevée, à ce qu’il semblait. Jolie. De longs cheveux roux. Tu sais combien Philippe aimait les rousses.

— Dix-neuf ans ? Il avait encore des gamines de dix-neuf ans ?

Catherine ne répondit rien. Lewis, conscient de l’irriter en faisant les cent pas, s’assit. De profil, elle était encore belle, et la clarté jaune bleuté qui venait de la fenêtre adoucissait les rides de son visage, lui enlevant magiquement une cinquantaine d’années.

— Où est-il ?

— Sous les verrous. Ils prétendent que Philippe est dangereux, qu’il pourrait tuer de nouveau.

Lewis secoua la tête. Il ressentait une douleur aux tempes qui se dissiperait peut-être s’il pouvait seulement fermer les yeux.

— Philippe a besoin de te voir, Lewis. Grand besoin.

L’envie de dormir n’était sans doute qu’un besoin d’évasion. Or, dans un cas comme celui qui se présentait, Lewis ne pouvait pas se contenter de rester spectateur.

Philippe Laborteaux, le visage las, l’air perdu, regardait Lewis de l’autre côté de la table éraflée. Les deux hommes n’avaient été autorisés qu’à échanger une poignée de main, tout autre contact physique étant interdit.

— Je suis désespéré, dit Philippe. Elle est morte. Ma Natalie est morte.

— Raconte-moi ce qui s’est passé.

— Voilà : je dispose d’un studio à Montmartre, rue des Martyrs. J’y recevais des amis. Catherine, vois-tu, tient si impeccablement l’appartement du quai de Bourbon qu’il est difficile pour un homme d’y prendre ses aises. Natalie passait beaucoup de temps avec moi, rue des Martyrs. Tout le monde, dans l’immeuble, la connaissait. Elle était si aimable, si belle. Elle se préparait à faire sa médecine. Une brillante intelligence… Et elle m’aimait.

Philippe demeurait bel homme. En fait, la mode avait remis au goût du jour son élégance, son étonnant visage et son charme pondéré. Peut-être recherchait-on en lui l’atmosphère d’un temps révolu.

— Dimanche matin, je suis allé à la pâtisserie. Et quand je suis revenu…

Un moment, les mots lui manquèrent.

— Lewis…

Un sentiment de frustration emplit ses yeux de larmes. Il éprouvait une telle difficulté que sa bouche refusait d’émettre les sons nécessaires.

— Écoute, si tu ne… intervint Lewis.

— Non, je veux te raconter. Je veux que tu saches, je veux que tu la voies comme je l’ai vue. Ainsi, tu sauras ce qu’il y a… ce qu’il y a… dans ce monde.

Les larmes coulaient sur ses joues en formant comme deux petits ruisseaux. Il agrippa si fort la main de Lewis qu’il lui fit mal.

— Elle était couverte du sang de ses blessures. La peau arrachée… les cheveux arrachés. Et, imagine, Lewis, sa langue était sur l’oreiller. Natalie l’avait mordue dans sa terreur. Là, sur l’oreiller… Et ses yeux, noyés de sang… On aurait dit qu’elle avait pleuré du sang… Natalie était la chose la plus précieuse de la création. Elle était merveilleuse…

— N’en dis pas davantage.

— Lewis… je veux mourir.

— Non.

— Je ne veux plus vivre. À quoi bon ?

— Tu seras innocenté.

— Je m’en moque, Lewis. Tu devras prendre soin de Catherine… J’ai lu des articles sur ton exposition…

Il souriait presque.

— C’est magnifique pour toi. Nous avions toujours dit – dès avant la guerre, t’en souviens-tu ? – que ton talent serait reconnu. Et moi…

Plus trace de sourire.

— … je serai tristement célèbre. On dit déjà des choses terribles sur moi, dans les journaux. Un vieillard qui fréquente des jeunes filles, ça ne paraît pas très sain… Ils pensent que j’ai perdu mon sang-froid parce que j’étais incapable de la satisfaire. C’est ce qu’ils pensent, j’en suis certain…

Il perdit le fil de ses propos, resta silencieux, puis revint à sa recommandation :

— Tu devras prendre soin de Catherine. Elle a de l’argent, mais pas d’amis. Elle est trop froide, vois-tu, trop blessée intérieurement, et ça rend les gens méfiants. Il faut que tu restes auprès d’elle.

— Je le ferai.

— Je sais, je sais. C’est pourquoi, vraiment, je me sens heureux à l’idée de…

— Non, Philippe.

— … de mourir. Nous n’avons plus notre place, Lewis. Le monde est trop dur.

Lewis pensa à la neige, aux plaques de glace sur le fleuve, et comprit que l’on puisse souhaiter mourir.

L’inspecteur chargé de l’enquête ne fut d’aucun secours. Lewis s’était pourtant présenté comme un parent de l’estimé détective Dupin, et son mépris pour la fouine mal fringuée assise en face de lui dans un bureau en pagaïe – un vrai trou – se doubla d’une colère contenue au cours de l’entretien.

— Votre ami est un assassin, monsieur Fox, dit l’inspecteur tout en rongeant les petites peaux qui entouraient l’ongle de son pouce gauche. C’est aussi simple que ça. Les preuves sont accablantes.

— Je ne peux pas vous croire.

— Croyez ce que vous voulez, c’est votre droit. Nous possédons des preuves suffisantes pour accuser Philippe Laborteaux de meurtre avec préméditation. Il a tué de sang-froid et se verra infliger la peine maximale prévue par la loi, je vous le promets.

— Quelles sont ces preuves que vous avez contre lui ?

— Monsieur Fox, je n’ai pas de comptes à vous rendre. Les preuves que nous détenons, c’est notre affaire. Il me suffira de vous dire que personne d’autre n’a été vu dans l’immeuble pendant le laps de temps que l’inculpé prétend avoir passé dans je ne sais quelle pâtisserie. Or, il n’existe aucun moyen d’accéder à la pièce dans laquelle la victime a été trouvée, si ce n’est l’escalier.

— Et la fenêtre ?

— Elle donne sur un mur lisse, au troisième étage. Un acrobate, peut-être… un acrobate pourrait y arriver…

— Et l’état du cadavre ?

L’inspecteur eut une moue écœurée.

— Horrible. La peau et les muscles arrachés des os. La colonne vertébrale à nu. Du sang. Beaucoup de sang.

— Philippe a soixante-dix ans.

— Et alors ?

— Un homme de cet âge ne serait pas capable de…

— A d’autres égards, interrompit l’inspecteur, il semble qu’il était encore très « capable », non ? L’amant passionné…

— Et quel mobile lui prêtez-vous ?

La bouche en cul-de-poule, l’inspecteur roula des yeux et se frappa la poitrine.

— Le cœur humain ! dit-il, du ton de celui qui désespère de la raison dans les affaires sentimentales. Le cœur humain, quel mystère, n’est-ce pas ?

Il exhala en direction de Lewis la puanteur de son ulcère et lui montra du doigt la porte ouverte.

— Merci, monsieur Fox. Je comprends votre perplexité, mais vous perdez votre temps. Un crime est un crime. Contrairement à vos peintures, c’est quelque chose de réel.

Il lut de la surprise sur le visage de Lewis.

— Oh, je ne suis pas inculte au point d’ignorer votre réputation, monsieur Fox. Cependant, croyez-moi : faites vos œuvres de fiction du mieux que vous pouvez, là est votre talent, et le mien est de rechercher la vérité. D’accord ?

Lewis ne put supporter davantage les propos affectés de la fouine.

— La vérité ? lança-t-il, vous ne la verriez pas même si vous aviez le nez dessus.

Ce fut comme si la fouine venait de recevoir un poisson mouillé en pleine figure.

Précieuse petite satisfaction pour Lewis qui se sentit moins mal pendant au moins cinq minutes.

L’immeuble de la rue des Martyrs n’était pas bien tenu, et Lewis remarqua une odeur d’humidité en montant l’escalier. Des portes s’ouvrirent sur son passage. Des chuchotements l’accompagnèrent jusqu’à ce qu’il eût atteint le palier du troisième étage, mais personne n’essaya de l’arrêter. Le studio dans lequel avaient eu lieu les atrocités était fermé à clé. Déçu – bien que ne sachant pas en quoi sa venue pourrait aider Philippe –, Lewis redescendit au rez-de-chaussée puis se retrouva dans l’air glacé.

Dès qu’il revit Catherine, quai de Bourbon, il sut qu’elle allait lui apprendre du nouveau. Au lieu du chignon qu’elle aimait porter, ses cheveux gris pendaient en désordre sur ses épaules. Son teint était jaunâtre, maladif. Et elle grelottait malgré l’ambiance calfeutrée due au chauffage central.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Lewis.

— Je suis allée dans l’appartement de Philippe.

— Moi aussi. Il était fermé à clé.

— Philippe m’a donné un double de la sienne. J’allais seulement chercher là-bas quelques vêtements de rechange pour lui.

Lewis hocha la tête.

— Et ? demanda-t-il.

— Il y avait quelqu’un dans la chambre.

— La police ?

— Non.

— Qui ?

— Je n’ai pas pu voir. Je ne sais pas exactement… Il portait un manteau long, un foulard cachait sa figure. Chapeau. Gants.

Elle se tut un instant.

— Et il tenait un rasoir, Lewis.

— Un rasoir ?

— Un rasoir ouvert, un rasoir de coiffeur.

Cette phrase provoqua comme un déclic dans l’esprit de Lewis Fox. Un rasoir ouvert. Un homme vêtu de telle sorte qu’on ne puisse pas le reconnaître.

— J’étais terrifiée.

— Est-ce qu’il t’a touchée ?

— Non, j’ai poussé un hurlement et il s’est sauvé.

— Est-ce qu’il a dit quelque chose ?

— Non.

— Peut-être un ami de Philippe ?

— Je connais les amis de Philippe.

— Un ami, un frère de la jeune fille ?

— Peut-être. Mais…

— Quoi ?

— Il avait quelque chose de bizarre. Il sentait le parfum, il empestait, même, et il marchait à petits pas maniérés, malgré sa taille énorme.

Lewis entoura Catherine de ses bras.

— Quel que soit l’individu en question, tu as dû lui faire une peur bleue. Mais ne retourne plus là-bas. Si Philippe a besoin de vêtements, je serai heureux d’aller lui en chercher.

— Merci. Je me sens stupide. Peut-être n’était-ce qu’un curieux venu voir la chambre du crime. Les gens agissent ainsi, n’est-ce pas ? Poussés par une fascination morbide…

— Demain, je parlerai à la fouine.

— La fouine ?

— L’inspecteur Marais. Je lui demanderai de faire effectuer une perquisition.

— Est-ce que tu as vu Philippe ?

— Oui.

— Comment va-t-il ?

Lewis garda le silence un long moment.

— Il souhaite mourir, Catherine. Il a déjà renoncé à lutter – avant même de passer en jugement…

— Mais il n’a rien fait !

— Nous ne pouvons pas le prouver.

— Toi qui ne cesses de te vanter de ton ancêtre… ton vénéré Dupin… Eh bien, trouve des preuves !

— Par où commencer ?

— Interroge des amis de Philippe. Je t’en prie, Lewis. La jeune femme avait peut-être des ennemis.

Jacques Solal fixait Lewis à travers des verres de lunettes si épais qu’ils agrandissaient et déformaient l’iris. L’homme était visiblement imbibé de cognac.

— Elle n’avait aucun ennemi, dit-il. Pas elle. Oh, les femmes étaient sans doute jalouses de sa beauté…

Devant son café, Lewis jouait avec les morceaux de sucre enveloppés de papier. Solal offrait moins d’informations que de signes d’ébriété. Aussi curieux que cela pût paraître, Catherine avait cependant décrit le nabot assis de l’autre côté de la table comme étant l’ami intime de son frère.

— Pensez-vous que Philippe l’ait tuée ?

— Qui sait, dit Solal en faisant la moue.

— Instinctivement, que diriez-vous ?

— Oh, c’était mon ami. Si je savais qui a tué Natalie, je vous le dirais.

Le petit homme semblait sincère, à moins qu’il ne noyât simplement ses chagrins dans l’alcool.

— C’était un gentleman…

Solal regarda la rue à travers les vitres embuées de la brasserie. De braves Parisiens luttaient contre la fureur d’une nouvelle tempête de neige, s’efforçant de garder dans la tourmente leur dignité et leur maintien.

— Un gentleman, répéta-t-il.

— Et la jeune fille ?

— Elle était belle, et il était amoureux d’elle. Évidemment, elle avait d’autres admirateurs. Une femme comme elle…

— Des admirateurs jaloux ?

— Qui sait ?

Encore ce « qui sait ? » L’enquête restait suspendue dans l’air comme un haussement d’épaules. Qui sait ? Qui sait ? Lewis commençait à comprendre la passion de l’inspecteur de police pour la vérité et un but apparut dans sa vie pour la première fois depuis une dizaine d’années. Une ambition : mettre fin à l’indifférence de ce « qui sait ? » découvrir ce qui s’était passé dans cette chambre de la rue des Martyrs. Ne pas se contenter d’approximations ou d’affabulations. Connaître la vérité pleine et entière, indiscutable.

— Vous souvenez-vous de quelqu’un en particulier qui aurait eu un faible pour elle ? demanda Lewis.

Solal sourit, découvrant les deux seules dents de sa mâchoire inférieure.

— Oh oui. Il y en avait un.

— Qui ?

— Je n’ai jamais su son nom. Je l’ai vu trois ou quatre fois à l’extérieur de l’immeuble. Un homme grand… À son odeur, on pouvait penser qu’il…

Solal eut une expression qui indiquait qu’à son avis l’homme était un homosexuel. Ses sourcils levés et sa bouche pincée le rendaient doublement ridicule derrière ses épaisses lunettes.

— Il sentait fort ?

— Oh, oui…

— Quelle odeur ?

— Du parfum, Lewis. Du parfum.

Quelque part dans Paris, un homme connaissait donc la jeune fille aimée de Philippe. Succombant à une jalousie féroce, dans un mouvement d’irrésistible colère, il avait fait irruption dans la chambre et commis son crime. Inutile de chercher plus loin.

Quelque, part dans Paris.

— Un autre cognac ?

Solal secoua la tête.

— Je suis déjà mal en point.

Lewis appela le garçon qui se trouvait de l’autre côté de la salle, et ses yeux furent attirés par une collection de coupures de journaux fixées au mur avec des punaises, derrière le bar.

Solal suivit son regard.

— Philippe, dit-il, aimait ces images…

Lewis se leva.

— … Il venait parfois ici pour les voir.

Les coupures étaient défraîchies et tachées. Certaines ne présentaient probablement qu’un intérêt purement local : une bombe découverte dans le voisinage ; un jeune garçon mort carbonisé dans son lit ; un puma échappé. D’autres traitaient de la découverte d’un manuscrit inédit de Rimbaud, des victimes d’un accident d’avion à l’aéroport d’Orléans, avec détails (et photographies) à l’appui. Les événements relatés étaient plus ou moins anciens. Atrocités. Viols rituels. Meurtres bizarres. Annonces publicitaires pour Fantômas et pour La Belle et la Bête, de Cocteau. Presque enfouie sous ce ramassis incongru, on trouvait une photographie sépia, si absurde que Max Ernst aurait pu en être l’auteur : des messieurs, plusieurs arborant l’épaisse moustache à la mode dans les années 1890, formaient un demi-cercle autour de la grosse masse sanglante d’un singe suspendu tête en bas à un lampadaire. Les visages avaient une expression de fierté muette et d’absolue autorité sur l’animal, dans lequel Lewis reconnut clairement un gorille. L’inclinaison de la tête conservait une certaine noblesse dans la mort. Le front était haut et ridé, la mâchoire – bien que fracassée par une effroyable blessure – s’ornait d’une fine barbe d’aristocrate, et les yeux révulsés semblaient méditer sur ce monde sans pitié. A les voir, Lewis se rappela les mots que la fouine avait prononcés en se frappant la poitrine :

« Le cœur humain. »

Pitoyable.

Montrant du doigt l’image du gorille mort, Lewis demanda au barman à la peau acnéique :

— Qu’est-ce que c’est ?

Il ne reçut en réponse qu’un geste vague : l’indifférence au sort des singes et des hommes.

— Qui sait ? dit Solal dans son dos. Qui sait ?

Ce n’était pas le singe dont parle Poe dans le conte écrit en 1835. La photographie avait été prise beaucoup plus tard. En outre, l’animal de la photo était incontestablement un gorille.

L’histoire se répéterait-elle ? Un singe, d’une espèce différente, mais néanmoins un singe, se serait-il échappé dans les rues de Paris, au début du siècle ?

Si tel était le cas, si une affaire de singe avait pu se produire une fois, pourquoi pas deux ?

Tout en marchant dans la nuit froide vers le quai de Bourbon, Lewis se sentit de plus en plus attiré par l’hypothèse d’une répétition d’événements, et il lui vint à l’esprit d’autres éléments symétriques. Serait-il possible que lui, le petit-neveu de C. Auguste Dupin, s’engage dans une enquête non sans rapport avec celle de son lointain parent ?

Il tâta dans sa poche la clé glacée du studio de Philippe. Bien qu’il fût minuit passé, il ne put s’empêcher, au pont, de changer de direction et de se diriger vers le boulevard de Sébastopol. Puis, à l’ouest, vers le boulevard de Bonne-Nouvelle, et enfin de nouveau au nord, vers la place Pigalle. Une marche longue et pénible, mais Lewis éprouvait le besoin de respirer l’air froid afin de préserver ses pensées de toute réaction émotionnelle. Il lui fallut une heure et demi pour atteindre la rue des Martyrs.

En ce samedi soir, on entendait encore beaucoup de bruit dans plusieurs logements de l’immeuble. La pénombre dissimulait la présence de Lewis. La clé tourna aisément dans la serrure. La porte s’ouvrit.

Les lumières du dehors éclairaient la chambre. Le lit, qui tenait la plus grande place, avait été dépouillé de ses draps et couvertures, probablement en vue d’une expertise. Sous cet éclairage, le sang qui souillait le matelas prenait une couleur de mûre. Cet indice mis à part, on ne voyait aucun signe des violences dont la pièce avait le théâtre.

Lewis fit jouer l’interrupteur. Sans résultat. Il avança au milieu de la chambre et leva les yeux vers le plafonnier. L’ampoule était brisée.

Il pensa battre en retraite et revenir le lendemain, à la clarté du jour. Cependant, tandis qu’il restait immobile, ses yeux s’habituèrent à la pénombre et il distingua la forme d’une grosse commode en teck placée le long d’un mur. En quelques minutes il y trouverait certainement des vêtements de rechange pour Philippe. Attendre le lendemain signifiait une nouvelle expédition dans la neige. Mieux valait agir sur l’heure et ménager ses vieux os.

La chambre n’était que chaos, après le passage de la police. Lewis trébucha et pesta en essayant d’atteindre la commode. Il piétina les morceaux d’un vase brisé, une lampe tombée à terre. À l’étage inférieur, une réunion tapageuse se poursuivait et couvrait le bruit que faisait Lewis. Bagarre ou beuverie ? Difficile à dire.

Il dut s’escrimer sur le tiroir du haut de la commode pour l’ouvrir, fouilla jusqu’au fond et trouva ce qui assurerait l’essentiel du confort de Philippe : un maillot de corps et une paire de chaussettes propres, des mouchoirs brodés à ses initiales, impeccablement repassés.

Lewis éternua – une hypersécrétion des muqueuses provoquée par le froid. Il prit un mouchoir et, après s’être débouché les narines, sentit pour la première fois l’odeur qui régnait dans la chambre.

Dominant les senteurs d’humidité et de légumes fanés, c’était du parfum que Lewis sentait, une odeur persistante de parfum.

Il se retourna. Ses os craquaient. Et, dans la semi-obscurité, ses yeux discernèrent une ombre derrière le lit. Une ombre énorme qui émergeait.

L’inconnu au rasoir, pensa-t-il immédiatement. Là, qui attendait.

Curieusement, Lewis n’eut pas peur.

— Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda-t-il d’une voix forte.

L’inconnu sortit de sa cachette et la lumière qui venait de la rue éclaira une face large et plate, comme écorchée. Des yeux profondément enfoncés, mais un regard sans méchanceté et un sourire, un sourire généreusement adressé à Lewis.

— Qui êtes-vous ?

L’homme secoua la tête. En fait, il secoua tout son corps, et ses mains gantées faisaient des signes autour de sa bouche. Était-il muet ? Il agita plus violemment la tête et se mit à trembler. On aurait dit qu’il était sur le point d’avoir une crise.

— Vous ne vous sentez pas bien ?

Le tremblement cessa brusquement. À sa grande surprise, Lewis vit de grosses larmes sirupeuses couler des yeux de l’inconnu, le long des joues et jusqu’au petit buisson de la barbe.

Comme honteux de s’être laissé aller à cet étalage de sentiments, l’inconnu se détourna ensuite de la lumière. Avec de gros sanglots dans la gorge, il quitta la pièce. Lewis le suivit, plus curieux d’en savoir davantage sur lui que nerveux à l’idée de ce que pouvaient être ses intentions.

— Attendez ! cria-t-il.

L’homme était déjà dans l’escalier, entre deux étages. Agile, malgré sa corpulence.

— Attendez, je vous prie ! J’aimerais vous parler.

Lewis se mit à descendre les marches, mais la poursuite était perdue d’avance. L’âge, le froid et l’heure tardive raidissaient ses articulations. Pas question de courir dans les rues après un homme beaucoup plus jeune, sur un sol que la glace et la neige rendaient mortellement glissant. Il parvint au rez-de-chaussée et, de la porte d’entrée, regarda l’inconnu s’enfuir en hâte – mais, comme Catherine le disait, à petits pas maniérés, avec un dandinement ridicule pour un homme de cette taille.

Le vent de nord-est avait déjà chassé l’odeur de parfum. À bout de souffle, Lewis remonta l’escalier, entendit de nouveau les clameurs de la bruyante réunion, et alla chercher les affaires de Philippe.

Le lendemain, Paris s’éveilla sous une tempête de neige plus féroce que jamais. Les appels à la messe demeurèrent sans effet, les croissants chauds du dimanche ne se vendirent pas, et les journaux restèrent empilés dans les kiosques. Bien peu de gens eurent le courage ou le besoin absolu de sortir dans cette bourrasque hurlante. La plupart se tinrent au coin du feu, enlaçant leurs genoux et rêvant au printemps.

Catherine voulait aller voir Philippe, mais Lewis insista pour se rendre seul à la maison d’arrêt. Pas seulement à cause du mauvais temps : parce qu’il avait des choses difficiles à dire au détenu, et des questions délicates à lui poser. Après la rencontre de la veille, dans la chambre de Philippe, il était certain que son ami avait un rival, un rival qui pouvait bien être l’assassin. Ne pas perdre sa trace représentait sans doute le seul moyen de sauver la vie de Philippe. Et si cela supposait de soulever quelque problème concernant sa vie sexuelle, tant pis. En tout cas, ni lui ni Philippe ne souhaiteraient engager une telle conversation en présence de Catherine.

Les vêtements propres que Lewis avait apportés furent fouillés avant d’être remis à Philippe – qui remercia d’un signe de tête.

— Je suis allé les chercher pour toi, hier soir.

— Ah…

— Il y avait quelqu’un dans la chambre.

Les mâchoires de Philippe se serrèrent. Il grinça même des dents et évita le regard de Lewis.

— Un homme grand, barbu. Tu le connais ? Sais-tu quelque chose de lui ?

— Non.

— Philippe…

— Non !

— Cet homme a attaqué Catherine.

— Quoi ? s’exclama Philippe tout tremblant.

— Un rasoir à la main.

— Il l’a attaquée ? Tu en es sûr ?

— Ou il se préparait à le faire.

— Non ! Il ne l’aurait pas touchée. Jamais !

— Qui est cet homme ? Le sais-tu ?

— Lewis, dis à Catherine de ne plus retourner là-bas, je t’en prie, implora Philippe. Pour l’amour du ciel, dis-lui de ne jamais y retourner. Je peux compter sur toi ? Et n’y va pas non plus.

— Qui est-ce ?

— Insiste auprès de Catherine.

— Je le ferai, mais tu dois me dire qui est cet homme.

Philippe secoua la tête. On pouvait entendre ses dents grincer.

— Tu ne comprendrais pas, Lewis. Je ne peux pas m’attendre à ce que tu comprennes.

— Dis-le-moi, pourtant. Je veux t’aider.

— Laisse-moi seulement mourir.

— Qui est-ce ?

— Laisse-moi mourir… Je veux oublier. Pourquoi essaies-tu de me faire souvenir de… Je veux…

Il leva vers Lewis ses yeux injectés de sang, cernés de rouge – résultat de nuits passées à pleurer. À cet instant, on avait l’impression qu’il ne restait plus de larmes en lui, rien qu’un désert là où il y avait eu l’amour de l’amour, l’appétit de vivre et une peur raisonnable de la mort. Le regard tourné vers Lewis n’exprimait qu’une totale indifférence à ce qui pourrait encore lui arriver, à sa sauvegarde, à sa capacité d’éprouver des sentiments.

— C’était une putain ! s’exclama-t-il soudain, les poings serrés.

Lewis ne l’avait jamais vu dans un état pareil. Les ongles de Philippe mordaient si fort la chair tendre des paumes qu’elles se mirent à saigner.

— Une putain ! répéta-t-il d’une voix trop sonore pour l’exiguïté du parloir.

— Faites un peu moins de bruit ! lança le gardien.

— Une putain !

Cette fois, l’exclamation devint sifflement entre les dents de Philippe, découvertes comme celles d’un babouin en colère.

Lewis ne savait que penser d’une telle transformation.

— C’est toi qui es à la base de tout ça, dit Philippe en regardant enfin Lewis droit dans les yeux.

Une bien amère accusation dont Lewis ne comprit pas le sens.

— Moi ?

— Avec tes histoires. Avec ton satané Dupin.

— Dupin ?

— Ce n’étaient que des mensonges, de stupides mensonges, les femmes assassinées…

— Tu veux dire l’histoire de la rue Morgue ?

— Tu en étais si fier, n’est-ce pas ? De ces mensonges ineptes… Rien de vrai là-dedans…

— Si.

— Non, jamais, Lewis… une histoire inventée, c’est tout. Dupin, la rue Morgue, les assassinats…

La voix de Philippe se voila comme si ce qui allait suivre était innommable :

— … le singe.

Chaque syllabe prononcée semblait avoir été détachée de sa gorge au couteau. L’apparemment innommable venait d’être dit :

— … le singe.

— Oui, et alors, le singe ?

— Ce sont des bêtes, Lewis. Certaines sont à plaindre – les animaux qu’on voit dans les cirques… des victimes-nées, sans véritable intelligence. Et puis il y a les autres…

— Quels autres ?

— Natalie était une putain ! s’écria de nouveau Philippe, les yeux arrondis comme des soucoupes.

Il prit Lewis par les revers de son veston et se mit à le secouer. Tout le monde, dans la petite salle, se retourna pour regarder ces deux vieillards qui s’affrontaient par-dessus la table. Les autres détenus et leurs petites amies ricanèrent à la vue de Philippe emmené de force tandis que ses paroles sombraient dans l’incohérence et l’obscénité, et qu’il se débattait sous la poigne du gardien.

— Une putain ! Une putain ! Une putain ! criait-il encore sur le chemin de sa cellule.

En larmes et tremblante, Catherine accueillit Lewis à l’entrée de l’appartement qui, derrière elle, apparut dévasté.

Lewis essaya de la réconforter. Elle s’était jetée contre sa poitrine et sanglotait. Mais elle demeurait inconsolable. Depuis des années, il n’avait pas eu à consoler une femme. Il ne savait trop comment s’y prendre. Il se montrait plus embarrassé qu’apaisant.

Catherine le sentit et s’écarta de lui, préférant qu’il ne la touche pas.

— Il est venu ici, dit-elle.

Lewis n’eut pas à demander qui. L’inconnu, l’inconnu larmoyant armé d’un rasoir.

— Que voulait-il ?

— Il ne cessait de dire « Philippe ». Ou plutôt de grogner ce nom. Et comme je ne répondais pas, il a détruit des meubles, des vases. Il ne cherchait rien de particulier, il voulait seulement tout casser.

C’est cela qui rendait Catherine furieuse : l’inutilité de l’attaque.

L’appartement était véritablement dévasté. Lewis circula au milieu de fragments de porcelaine et de tissus déchirés. Il secoua la tête. Dans son esprit se mêlaient confusément les images de visages en pleurs : celui de Catherine, celui de Philippe et celui de l’inconnu. Chacun blessé, brisé, enfermé dans son monde étroit. Ils souffraient, mais la source, le cœur de leur souffrance restait impénétrable pour Lewis.

Seul Philippe avait pointé un doigt accusateur : « C’est toi qui es à la base de tout ça ! » Oui, c’étaient là les mots qui avaient condamné Lewis.

Mais au nom de quoi ?

Il s’arrêta près de la fenêtre. Trois petits carreaux avaient été cassés par le jet de divers objets, et le vent aux crocs de givre s’insinuait à l’intérieur. Il regarda la Seine couverte d’une épaisse couche de glace. Soudain, un mouvement attira les yeux de Lewis. Son sang ne fit qu’un tour.

En bas, l’inconnu levait la face vers la fenêtre, avec une expression farouche. Ses vêtements, qu’il portait toujours de manière impeccable, étaient en désordre. Et il semblait complètement désespéré, pitoyable au point d’être tragique. Ou plutôt, on aurait dit un acteur jouant la souffrance dans une tragédie. Figé, Lewis regarda l’inconnu lever les bras dans sa direction en un geste qui implorait soit le pardon, soit la compréhension – les deux peut-être.

Lewis recula devant cet appel. C’en était trop. Beaucoup trop. Un instant plus tard, l’inconnu traversait la cour et s’éloignait de l’immeuble. Sa démarche mesurée, précieuse, avait fait place à un déhanchement bondissant. Quand la silhouette massive disparut, Lewis poussa un long gémissement rauque.

— Lewis ? appela Catherine.

Ce déhanchement, cette oscillation n’étaient pas humains. C’était la démarche d’une bête à qui on avait appris à se mouvoir debout. Maintenant, sans son maître, la bête ne s’y tenait plus.

C’était un singe.

Mon Dieu, ô mon Dieu, c’était un singe !

— Je dois voir Philippe Laborteaux.

— Désolé, monsieur, mais les visites aux prisonniers…

— C’est une question de vie ou de mort !

— On dit ça…

Lewis improvisa un mensonge :

— Sa sœur est mourante. Je vous supplie d’avoir pitié.

— Oh… eh bien…

Légère hésitation dont Lewis profita :

— Quelques minutes seulement. Afin de prendre les dispositions nécessaires.

— Ça ne peut pas attendre à demain ?

— Demain matin, elle sera morte.

Lewis s’en voulait de parler ainsi de Catherine, même pour les besoins de la cause. C’était pourtant indispensable, il fallait qu’il voie Philippe. Si sa théorie se révélait exacte, l’histoire pourrait se répéter avant que la nuit ne s’achève.

Philippe, réveillé d’un sommeil rendu profond par les sédatifs, avait les yeux entourés de cernes sombres.

— Qu’est-ce que tu veux ?

Lewis ne tenta pas de pousser plus loin le mensonge. Philippe, drogué comme il l’était, n’avait sûrement pas les idées claires, mieux valait le confronter à la vérité et voir ce qui en sortirait.

— Tu avais adopté un singe, n’est-ce pas ?

Une expression de terreur s’inscrivit – lentement, à cause des calmants, mais clairement – sur le visage de Philippe.

— N’est-ce pas ?

— Lewis…

Philippe avait soudain l’air si vieux !

— Réponds-moi, je t’en prie, avant qu’il ne soit trop tard. Tu avais un singe ?

— C’était une expérience, c’est tout. Une expérience.

— Pourquoi ?

— Tes histoires. Tes maudites histoires… Je voulais savoir ce qu’il y avait de véridique dans leur extravagance… je voulais en faire un homme.

— En faire un homme ?

— Et cette putain…

— Natalie ?

— Elle l’a séduit.

Lewis eut la nausée devant ce développement inattendu de l’affaire.

— Elle l’a séduit ?

— Une putain, répéta Philippe sur un ton d’infini regret.

— Où est ton singe ?

— Tu le tueras si…

— Il a fait irruption dans l’appartement de Catherine, qui était présente. Il a tout démoli, Philippe. L’animal est dangereux depuis qu’il n’a plus de maître. Est-ce que tu comprends ?

— Catherine…

— Non, elle va bien.

— Il est dressé et ne lui ferait pas de mal. Il la surveillait en cachette, venait et repartait, silencieux comme une souris.

— Et la jeune fille ?

— Il était jaloux.

— Alors, il l’a assassinée ?

— Peut-être. Je ne sais pas. Je ne veux pas y penser.

— Pourquoi n’avoir rien dit ? Ne pas l’avoir fait abattre ?

— Je ne sais plus si c’est vrai… Une fiction, probablement, une de tes satanées fictions… une histoire comme une autre.

Sur le visage épuisé de Philippe apparut un sourire amer, rusé.

— Essaie de comprendre ce que je veux dire, Lewis. Il se peut que ce ne soit qu’une histoire, tu ne crois pas ? Comme celles de ton Dupin. Sauf que je l’ai rendue vraie pendant un certain temps. As-tu déjà pensé à ça ? Peut-être l’ai-je rendue vraie…

Lewis se leva. Le débat réalité-fiction le fatiguait. On se trouvait devant des faits réels ou rien. La vie n’était pas un rêve.

— Où est le singe ? redemanda-t-il.

Philippe toucha du doigt son crâne.

— Là. Là où tu ne pourras jamais le trouver.

Et il cracha à la figure de Lewis. La salive toucha les lèvres de son ami, comme un baiser.

— Tu ne sais pas ce que tu as fait, tu ne le sauras jamais, dit Lewis en s’essuyant la bouche.

Les gardiens escortèrent le prisonnier hors de la pièce et le rendirent au bonheur artificiel de l’oubli par les drogues.

Lewis, seul dans le froid du parloir, ne pensa qu’à une chose : Philippe avait choisi la facilité. Il s’était réfugié dans l’isolement d’une prétendue culpabilité. Ainsi, la mémoire, la vengeance et la vérité – une vérité sauvage et ravageuse – ne le touchaient plus. Lewis haïssait en lui le dilettante et le lâche qu’il avait toujours soupçonnés. Ce n’était pas un monde moins rude que Philippe créait autour de lui, c’était un refuge où le mensonge tenait une place aussi grande que chez les Parisiens de l’été 1937. Aucune vie ne peut être vécue de cette façon sans qu’arrive le jour du Jugement. Il était arrivé.

Cette nuit-là, à l’abri dans sa cellule, Philippe se réveilla. Malgré la tiédeur ambiante, il avait froid. Dans l’obscurité, il se mordit les poignets jusqu’à ce que le flux de son sang coule comme un ruisseau et lui emplisse la bouche. Le sang clapota et jaillit comme une fontaine jusqu’à ce que la source fût tarie. Philippe mourut paisiblement, sans prendre conscience de son geste, sans personne pour le voir.

Le suicide fut mentionné dans un court article, à la troisième page de France-Soir. Le lendemain, en revanche, on pouvait lire à la une le fait divers suivant : une prostituée aux cheveux roux avait été spectaculairement assassinée dans un petit immeuble proche de la rue de Rochechouart. C’est à trois heures du matin que Monique Zevaco avait été découverte par la personne qui partageait son appartement. Le corps de la victime était dans un état si horrible qu’il « défiait toute description ».

Malgré l’impossibilité déclarée de la tâche, les journaux décrivaient l’indescriptible avec une délectation morbide. Ils inventoriaient par le menu chaque égratignure, coupure, entaille, sur le corps à moitié nu de Monique – qui portait un tatouage représentant la carte de France, plaisantait France-Soir. Même complaisance dans la description du meurtrier, un homme bien habillé et trop parfumé. Il avait apparemment observé la jeune femme à sa toilette, grâce à une petite fenêtre donnant sur la cour, puis enfoncé la porte de la salle de bains et attaqué Mlle Zevaco. Ensuite, il s’était enfui, et c’est en dégringolant l’escalier qu’il avait bousculé la personne qui devait découvrir quelques instants plus tard le cadavre mutilé de la victime. Un seul journaliste fit le rapprochement entre l’assassinat perpétré rue des Martyrs et celui de Mlle Zevaco, sans toutefois noter que, par une curieuse coïncidence, l’accusé Philippe Laborteaux avait, la même nuit, mis fin à ses jours.

En pleine tempête de neige, le cortège funèbre suivit lamentablement les rues désertes qui menaient au cimetière Montparnasse. On ne voyait rien à dix pas devant soi. Lewis, Catherine et Jacques Solal se retrouvèrent seuls au moment de l’inhumation. Ceux qui avaient connu Philippe l’abandonnaient, peu désireux d’assister jusqu’au bout à l’enterrement d’un suicidé – et assassin présumé. La belle allure de cet homme d’esprit, son infinie capacité de charmer comptèrent finalement pour rien.

Il s’avéra pourtant qu’ils étaient plus de trois à partager le deuil, debout devant la tombe, pénétrés par le froid. Solal se rapprocha de Lewis et lui donna un petit coup de coude.

— Qu’y a-t-il ?

— Là-bas. Sous l’arbre, dit Solal en désignant du menton une forme, au-delà du prêtre en prière.

L’inconnu était là. À moitié caché par les mausolées de marbre, un épais foulard noir enroulé autour de la figure, un chapeau à large bord rabattu sur le front. Sa carrure, néanmoins, était reconnaissable entre toutes. Catherine avait vu, elle aussi. Blottie dans les bras de Lewis, elle tremblait, non de froid mais de peur. C’était comme si un ange pervers était accouru pour savourer ce douloureux moment. Comme il était grotesque, comme il était sinistre que cette créature fût venue voir Philippe enseveli dans la terre glacée ! Qu’éprouvait-elle ? De l’angoisse ? Un sentiment de culpabilité ?

Oui. Éprouvait-elle un sentiment de culpabilité ?

Se voyant observée, elle fit demi-tour et s’éloigna d’un pas traînant. Jacques Solal partit à sa poursuite sans dire un mot à Lewis. Bientôt, les deux silhouettes s’estompèrent dans la neige.

De retour quai de Bourbon, Catherine et Lewis ne parlèrent pas de l’incident. Une sorte de barrière s’était élevée entre eux, interdisant tout contact autre qu’insignifiant. Il ne servait à rien d’analyser la situation, ni d’exprimer des regrets. Philippe était mort. Le passé, leur passé commun, était mort. Ce chapitre final assombrissait pour toujours ce qui l’avait précédé et ne permettait plus le plaisir de partager les mêmes souvenirs. Philippe était mort atrocement, en dévorant sa propre chair, en avalant son propre sang, poussé peut-être par le sentiment de sa culpabilité et de sa dépravation. Devant les faits, aucun moment innocent ou joyeux ne pouvait échapper à la souillure. En silence, Lewis et Catherine pleuraient non seulement la perte de Philippe, mais celle de leur propre passé. Lewis comprenait à présent la répugnance qu’éprouvait Philippe à vivre dans un monde où de telles pertes sont possibles.

Solal téléphona, essoufflé par sa poursuite, mais excité et content :

— Je suis à la gare du Nord, et j’ai trouvé où habite notre ami. Je l’ai retrouvé, Lewis !

— Bravo. Je cours vous rejoindre. Retrouvons-nous devant la gare, sur les marches. Je prends un taxi. Je serai là dans dix minutes.

— Il habite dans un sous-sol, 16, rue des Fleurs. Rejoignez-moi là-bas.

— Non. Attendez-moi. N’y allez pas tout seul…

Solal avait raccroché.

— Qui était-ce ? demanda Catherine.

Mais elle ne tenait pas à savoir. Lewis enfilait déjà son pardessus.

— Personne d’important, dit-il en haussant les épaules. Ne te fais pas de souci, je ne serai pas parti longtemps.

— N’oublie pas ton foulard, dit-elle sans tourner la tête.

— Oh oui, merci.

— Tu vas prendre froid.

Il la laissa, pensive, regardant par la fenêtre les plaques de glace qui, la nuit tombée, continuaient de danser sur les eaux noires de la Seine.

Quand Lewis arriva rue des Fleurs, il ne vit pas Solal, mais des empreintes fraîches de pas, sur la neige poudreuse, le guidèrent jusqu’à l’entrée du n°16, puis dans l’arrière-cour de l’immeuble. Solal devait en avoir enfoncé le portail délabré. Lewis pensa tout à coup qu’il n’avait pas emporté d’arme. Il valait sans doute mieux pour lui retourner chercher un objet contondant, un couteau, quelque chose. Tandis qu’il se posait la question, une porte s’ouvrit et l’inconnu apparut, vêtu de son habituel manteau. Lewis s’aplatit contre un mur dans un coin de la cour particulièrement sombre, persuadé néanmoins qu’il serait vu. Mais la créature avait autre chose en tête. Elle se tenait dans l’embrasure de la porte, la face éclairée par les reflets de la lune sur la neige. Pour la première fois, Lewis examina distinctement ses traits. La peau, couleur de pêche, était bien rasée – quoique maladroitement, entaillée ici et là –, et une forte odeur d’eau de Cologne s’en dégageait, même en plein air. Lewis se rappela le rasoir avec lequel Catherine s’était sentie menacée. L’objet de la visite dans la chambre de Philippe aurait-il été d’y dérober un rasoir ? L’inconnu glissait à présent dans des gants de cuir ses mains larges et rasées. Ses toussotements ressemblaient à des grognements de satisfaction. Il se préparait à sortir, comprit Lewis et – spectacle aussi touchant que troublant – n’aspirait qu’à devenir un être humain, à égaler le modèle dont Philippe l’avait littéralement nourri. Privé désormais de son mentor, perdu et désolé, il essayait d’affronter le monde de la manière qui lui avait été apprise. Impossible de revenir en arrière. Les jours d’innocence étaient finis. Impossible de redevenir une simple bête. Emprisonné dans son nouveau personnage, il lui fallait poursuivre une vie dont son maître lui avait donné le goût.

Sans jeter le moindre regard en direction de Lewis, l’animal referma doucement la porte derrière lui, et traversa la cour. Dès les premiers pas, sa démarche simiesque s’était transformée en un dandinement qui se voulait humain.

Il disparut.

Lewis attendit un moment dans l’ombre, retenant son souffle. Le froid le faisait souffrir jusqu’aux os, ses pieds étaient engourdis. Rien n’indiquait que la bête allait revenir. Il sortit donc de sa cachette et s’approcha de la porte. Elle n’était pas fermée à clé. Il entra dans le vestibule et fut frappé dès l’abord par la puanteur des lieux – un mélange douceâtre et écœurant de fruits pourris et d’eau de Cologne : le zoo et le boudoir.

Il descendit quelques marches de pierre suintante. Au bout d’un petit couloir carrelé, il trouva une porte aussi facile à ouvrir que la première. À l’intérieur, une ampoule nue éclairait un décor bizarre.

Au sol, un grand tapis persan élimé. Peu de meubles : un lit, avec des couvertures sales et en fouillis ; une penderie débordant de vêtements d’une taille supérieure à la normale. Des fruits en abondance, certains écrasés par terre. Un seau plein de paille et puant d’excréments. Au mur, un grand crucifix. Sur la cheminée, une photographie de Catherine, Lewis et Philippe, souriants – image d’un passé ensoleillé. Près de l’évier, du savon, une brosse, un rasoir, des traces de mousse blanche. Sur le buffet, une grosse pile de pièces de monnaie laissées négligemment à côté d’un tas de seringues hypodermiques et d’une collection de petits flacons. Il faisait chaud dans l’antre de la bête. Peut-être la chaudière de l’immeuble se trouvait-elle dans une cave adjacente.

Solal n’était pas là.

Soudain, un bruit.

Lewis se tourna vers la porte, s’attendant à voir apparaître, dents découvertes et regard démoniaque, l’occupant de ce lieu. Mais c’était manquer de sens de l’orientation : le bruit venait de la penderie et non de la porte. Quelque chose bougeait derrière la masse de vêtements.

— Solal ?

Solal, en effet, s’écroula sur le tapis persan. Son visage, défiguré par une atroce blessure, était méconnaissable.

La créature avait dû tirer sur les lèvres et détacher des os les muscles faciaux, comme elle l’aurait fait d’un passe-montagne. Les mâchoires claquaient fébrilement à l’approche de la mort. Puis les membres tressautèrent. Mais Jacques n’était déjà plus de ce monde. Ces soubresauts n’étaient pas la manifestation d’une pensée, d’une personnalité, seulement les derniers signes du passage de la mort. Lewis s’agenouilla. Il ne manquait pas d’estomac car, objecteur de conscience pendant la guerre, il s’était porté volontaire pour servir dans les hôpitaux militaires. Là, il avait assisté à presque toutes les dégradations possibles du corps humain. Tendrement, il berça le cadavre, sans tenir compte du sang. L’homme n’était pas de ses intimes, mais Lewis ne voulait qu’une chose : l’emporter loin de cette cage animale et lui donner une sépulture humaine. Il emporterait également la photographie. C’était un comble d’avoir donné à la bête une photo du joyeux trio d’autrefois. Lewis se mit à haïr Philippe davantage encore.

Il souleva Solal grâce à un effort titanesque. La chaleur suffocante, après le froid de l’extérieur, lui donnait le vertige. Il tremblait nerveusement de tous ses membres. Son corps était sur le point de le trahir, de lui faire perdre la cohérence de ses gestes. Il allait s’effondrer.

Pas ici, au nom du ciel, pas ici !

La sagesse lui dictait de partir et de téléphoner. Oui, appeler la police… appeler Catherine, oui… trouver même quelqu’un dans la maison pour l’aider. Mais cela supposerait de laisser Jacques dans cette tanière, avec le risque de voir la bête revenir à l’assaut. Or, Lewis se sentait étrangement protecteur à l’égard du cadavre et il ne voulait pas l’abandonner. Dans l’angoisse que suscitaient ces émotions confuses, refusant cet abandon, mais craignant de ne pas avoir la force d’aller bien loin avec ce fardeau, il resta planté au milieu de la pièce et ne fit rien du tout. Cela valait mieux. Oui. Ne rien faire du tout. Il était trop las, trop faible. Mieux valait ne rien faire du tout.

L’indécision rêveuse du vieil homme se poursuivit interminablement, figé qu’il était au cœur de ses sentiments, incapable d’envisager l’avenir ou de se tourner vers un passé à jamais sali. Incapable de se souvenir. Incapable d’oublier.

Pris entre le rêve et la réalité, il attendait la fin du monde.

Le monde se présenta à la façon d’un homme ivre. L’ouverture bruyante de la porte extérieure de l’immeuble provoqua en Lewis une lente réponse. Péniblement, il transporta Jacques dans la penderie et s’y cacha lui-même, tenant sur ses genoux la tête sans visage.

Une voix retentit dans la pièce. Une voix de femme. Ce n’était donc pas la bête, après tout. Si… Par une fente du meuble, Lewis vit la bête et, avec elle, une jeune femme rousse. Elle ne cessait de parler – bavardage décousu d’un esprit drogué.

— Et tu en as encore plus. Oh, mon chéri, c’est merveilleux ! Regarde-moi tout ça !

Elle tenait des pilules dans la main et les avalait comme des bonbons, aussi heureuse qu’un enfant à Noël.

— Où est-ce que tu te les procures ? Bon… si tu ne veux pas répondre, ça ne fait rien.

Était-ce là, une fois encore, l’œuvre de Philippe, ou bien le singe avait-il volé les drogues ? S’en servait-il régulièrement afin de séduire des prostituées aux cheveux roux ?

Les babillages de la fille se calmaient peu à peu sous l’effet des pilules calmantes qui la transportaient dans un monde à elle. Lewis, envoûté, la regarda se déshabiller.

— Il fait… si chaud… ici…

Le singe regardait, lui aussi, tournant le dos à Lewis. Quelle expression animait cette face rasée ? Ses yeux brillaient-ils de luxure ou de doute ?

La fille avait une très belle poitrine, malgré un corps plutôt maigre. Sur la peau fraîche et blanche pointaient des bouts de seins d’un rose de fleur. Elle leva les bras au-dessus de la tête, étirant les globes parfaits. Le singe posa sur eux sa large main et les pressa tendrement entre ses doigts bruns. La fille soupira.

— Est-ce que je dois… me déshabiller entièrement ?

Le singe émit un grognement.

— Tu ne parles pas beaucoup, dis donc ?

Elle fit glisser sa jupe rouge, ne garda sur elle qu’une petite culotte et s’allongea sur le lit. Elle s’étira encore, se grisant de son propre corps et de la bonne chaleur de la pièce, sans même gratifier d’un regard son admirateur.

Coincé par le cadavre de Solal, Lewis fut de nouveau pris de vertige. Ses membres inférieurs étaient ankylosés, il ne sentait plus son bras droit écrasé contre le fond de la penderie. Engourdi par endroits, souffrant atrocement par ailleurs, il n’osait cependant pas bouger. Il savait le singe capable de tout. S’il le découvrait, qui sait ce qu’il lui ferait, à lui ou à la fille ?

Sur les genoux de Lewis, la tête sanglante semblait peser de plus en plus lourd. Sa colonne vertébrale et sa nuque étaient douloureuses, comme transpercées par des aiguilles brûlantes. La souffrance devenait intolérable. Lewis se dit qu’il allait mourir dans cette pitoyable cachette, pendant que le singe faisait l’amour.

Un soupir de la fille. Lewis tourna son regard vers le lit. La main du singe était entre les jambes de sa partenaire, qui se tortillait sous cette caresse.

— Oui, oh oui, répétait-elle, tandis qu’il la mettait complètement nue.

C’en était trop. Le vertige faisait battre le cerveau de Lewis. Ces éblouissements devant les yeux, ces sifflements dans les oreilles annonçaient-ils la mort ?

Il ferma les paupières pour ne plus voir les amants. Impossible, cependant, de ne pas les entendre. Et ce qui se passait n’en finissait pas, envahissait sa tête. Soupirs, rires, petits cris.

Enfin, Lewis sombra dans le noir.

Lorsqu’il se réveilla sur son invisible chevalet de supplice, le corps déformé par l’étroitesse de sa cachette, il leva les yeux. La porte de la penderie avait été ouverte. Le singe abaissait vers lui son regard, et sa bouche esquissait un sourire grimaçant. Il était nu, le corps presque entièrement rasé. Niché dans une touffe de poils roux, au creux de sa gigantesque poitrine, brillait un petit crucifix en or. Lewis reconnut immédiatement le bijou. Il l’avait acheté pour Philippe sur les Champs-Élysées, juste avant la guerre. La bête tendit la main. Lewis la prit automatiquement. Il fut extirpé de sous le corps de Solal par une forte poigne, et soutenu car, avec ses jambes en coton et ses chevilles défaillantes, il ne pouvait pas se tenir debout. La tête lui tournait. Il regarda Solal recroquevillé dans la penderie, tel un bébé dans le ventre de sa mère, face au mur.

La bête referma la porte sur le cadavre et aida Lewis à atteindre l’évier, où il vomit.

— Philippe ?

Lewis vit vaguement la femme, couchée, s’éveillant après une nuit d’amour.

— Philippe, qui est-ce ? demanda-t-elle, tout en cherchant à tâtons des pilules sur la table de nuit.

Le singe fit un petit bond et les lui arracha des mains.

— Oh, Philippe… s’il te plaît. Tu veux que je couche aussi avec celui-là ? Si c’est ça, redonne-moi des pilules.

Elle montra Lewis du doigt.

— D’habitude, je ne vais pas avec les vieux.

Le singe grommela. Le visage de la femme changea d’expression comme si, soudain, elle se doutait de quelque chose. Réfléchir était toutefois trop difficile pour son esprit embrumé. Elle n’insista pas.

— S’il te plaît, Philippe, répéta-t-elle d’une voix geignarde.

Le singe avait pris la photographie posée au-dessus de la cheminée, et plaquait un ongle noir sur l’image de Lewis. Il souriait parce qu’il reconnaissait l’homme, malgré les ravages de plus de quarante années.

— Lewis, dit-il.

Le nom lui vint facilement à la bouche.

Lewis n’avait plus rien qu’il puisse vomir, et ne ressentait plus rien qui puisse l’alarmer. En cette fin de siècle, il devait s’attendre à tout. Même à être salué comme l’ami d’un ami par la bête au corps rasé qui apparaissait indistinctement devant lui. Il savait qu’elle ne lui ferait pas de mal. Peut-être Philippe lui avait-il parlé des moments passés en commun, suscitant chez elle, à l’égard de Catherine et de lui-même, un peu de l’adoration qu’elle portait à Philippe.

— Lewis, dit-elle encore.

Elle fit un geste pour montrer la femme (qui s’était assise, jambes écartées), l’offrant au bon plaisir de Lewis.

Ce dernier secoua la tête.

Toujours ce va-et-vient entre fiction et réalité.

Lewis en était venu là : se voir offrir une femme par un singe glabre – le dernier chapitre (qu’il plaise à Dieu), le tout dernier chapitre dans l’œuvre de fiction amorcée par son grand-oncle. De l’amour au meurtre, du meurtre à l’amour. L’amour d’un singe pour un homme. C’est lui qui en était la cause, avec ses rêves de héros imaginaires forts de leur absolue rationalité. Il avait poussé Philippe à rendre réelles les histoires d’un jeune homme égaré. Le pauvre singe, égaré quant à lui entre la jungle et le monde de la Bourse, n’était pas à blâmer. Ni Philippe, qui voulait rester toujours jeurie. Encore moins Catherine qui, dès le lendemain, se retrouverait complètement seule. C’était cet aïeul le responsable de tout – crime, culpabilité, châtiment.

Ayant retrouvé quelque force dans ses jambes, Lewis se dirigea en titubant vers la porte.

— Tu ne restes pas ? demanda la femme aux cheveux roux.

— Ce… là… bredouilla-t-il en montrant le singe, ne pouvant se résoudre à lui donner un nom.

— Philippe, tu veux dire ?

— Il ne s’appelle pas Philippe. Ce n’est même pas un être humain.

— Si ça te chante, fit-elle en haussant les épaules.

Derrière lui, le singe prononça son nom. Mais cette fois, au lieu d’émettre un grognement simiesque, sa langue retrouva les inflexions de Philippe, avec une exactitude déconcertante, mieux que ne l’aurait fait le plus doué des perroquets. En tout point la voix de Philippe.

— Lewis, dit le singe.

Il ne suppliait pas. Il n’exigeait rien. Il prononçait le nom par simple plaisir. D’égal à égal.

Les passants qui virent le vieillard grimper avec difficulté sur le parapet du pont du Carrousel ne firent pas un geste pour l’empêcher de sauter. Il vacilla un instant, après être parvenu à se redresser, puis plongea dans l’eau bouillonnante et glacée.

Une ou deux personnes passèrent de l’autre côté du pont pour voir si le courant avait emporté le pauvre homme. Oui. Son visage apparut à la surface, livide, aussi dénué d’expression que celui d’un bébé. Et puis un tourbillon le tira par les pieds vers le fond. L’eau épaisse se referma sur sa tête et reprit son cours normal.

— Qui était-ce ? demanda quelqu’un.

— Qui sait ?

Le lendemain matin, la dernière neige tombée, le ciel se dégageait. Le dégel commencerait avant midi. Les oiseaux, éperdus de joie à l’apparition soudaine du soleil, s’ébattaient au-dessus du Sacré-Cœur. Paris commençait à se dévêtir en vue du printemps, car sa blancheur virginale avait été trop souillée pour qu’il la portât plus longtemps.

Au milieu de la matinée, une jeune femme rousse, au bras d’un homme grand et laid, se promenait tranquillement au pied du Sacré-Cœur. Le ciel semblait les bénir. Les cloches sonnaient.

C’était un jour nouveau.