LE TESTAMENT DE JACQUELINE ESS

Mon Dieu, se disait-elle, la vie ne peut pas se réduire à ça. Jour après jour, l’ennui, les corvées, les frustrations.

Seigneur Jésus, laisse-moi en sortir, libère-moi, crucifie-moi s’il le faut, mais délivre-moi de mes misères !

Par une morne journée de mars, sûre de Sa bénédiction pour cet acte d’euthanasie, elle prit une lame du rasoir de Ben, s’enferma dans la salle de bains et s’ouvrit les veines.

Par-delà les pulsations sourdes qui bourdonnaient dans ses oreilles, elle entendit vaguement Ben de l’autre côté de la porte.

— Tu es là, chérie ?

Va-t’en ! pensa-t-elle dire.

— Je suis revenu tôt, ma chérie. Il n’y avait pas trop de circulation.

— Je t’en prie, va-t’en !

Après l’effort qu’elle avait fait pour parler, elle glissa du siège des toilettes sur le sol dallé de blanc où les flaques de son sang se figeaient déjà.

— Chérie ?

— Va-…

— Chérie.

— … t’en.

— Est-ce que tu vas bien ?

Il secouait la porte, maintenant, ce rat. Est-ce qu’il ne comprenait pas qu’elle ne pouvait pas l’ouvrir, qu’elle ne l’ouvrirait pas ?

— Réponds-moi, Jackie !

Elle gémissait. Elle ne pouvait s’en empêcher. La douleur n’était pas aussi forte qu’elle l’avait imaginé, mais elle éprouvait une vilaine sensation, comme si on l’avait frappée à la tête. De toute façon, il ne pourrait pas la soigner à temps, même s’il enfonçait la porte.

Il enfonça la porte.

Elle leva les yeux vers lui et le regarda à travers un air tellement chargé de mort qu’on aurait pu le couper.

Trop tard, pensa-t-elle dire.

Mais il n’était pas trop tard.

Mon Dieu, pensa-t-elle, ça ne peut pas être un suicide. Je ne suis pas morte.

Le docteur que Ben lui avait trouvé était trop parfaitement affable. « Le meilleur, je ne veux que le meilleur pour ma Jackie », avait-il promis.

— Il n’y a rien, lui disait le docteur d’un ton rassurant, que nous ne puissions réparer en bricolant un peu.

Pourquoi est-ce qu’il joue cette comédie ? songeait-elle. Il s’en fiche complètement. Il ne sait pas ce que c’est.

— Je traite beaucoup de ces problèmes de femmes, lui confiait-il, en irradiant de toute la compassion dont il était capable. Ils ont pris des proportions épidémiques dans une certaine classe d’âge.

Elle avait à peine trente ans. Qu’insinuait-il ? Qu’elle faisait une ménopause précoce ?

— Dépression, repliement partiel ou total sur soi-même, névroses de toutes formes et de toutes tailles. Vous n’êtes pas la seule, croyez-moi.

Oh si, je le suis, songeait-elle. Je suis ici dans ma tête, seule, et vous ne pouvez pas savoir ce que c’est.

— Nous allons vous remettre sur pied aussi vite qu’un agneau apprend à se lever.

Je suis un agneau, c’est ça ? Est-ce qu’il croit que je suis un agneau ?

Songeur, il contempla ses diplômes encadrés au mur, puis ses ongles bien nets et enfin les stylos et le bloc-notes sur son bureau. Mais il ne regarda pas Jacqueline. Il regarda tout sauf Jacqueline.

— Je sais, disait-il maintenant, ce que vous avez traversé, et c’était bien traumatisant. Les femmes ont certains besoins. Si on n’y répond pas…

Que savait-il des besoins des femmes ?

Vous n’êtes pas une femme, pensa-t-elle penser.

— Quoi ? demanda-t-il.

Avait-elle parlé ? Elle secoua la tête en signe de dénégation. Il reprit donc, retrouvant son rythme :

— Je ne vais pas vous infliger d’interminables séances de psychothérapie. Vous ne le souhaitez pas, n’est-ce pas ? Vous voulez juste qu’on vous rassure, et vous voulez quelque chose pour vous aider à dormir la nuit.

Il commençait à l’irriter vraiment. Sa condescendance était si profonde qu’on n’en voyait pas la fin. Le Père qui sait tout et qui voit tout, c’était son numéro. Comme s’il avait été gratifié du don miraculeux de percevoir la nature de l’âme féminine.

— J’ai naturellement essayé des séances de thérapie avec d’autres malades dans le passé, mais soit dit entre nous…

Il lui tapota la main. La paume du Père sur le dos de sa main. Elle était censée se trouver flattée, rassurée, et peut-être même séduite.

— Soit dit entre nous, ce ne sont que des parlotes. Des parlotes sans fin. Franchement, quel bien cela peut-il faire ? Nous avons tous des problèmes. On ne peut les éliminer en parlant, n’est-ce pas ?

Vous n’êtes pas une femme. Vous n’avez pas l’air d’une femme, vous ne vous sentez pas femme…

— Est-ce que vous avez dit quelque chose ?

Elle hocha de nouveau la tête.

— J’ai cru que vous disiez quelque chose. Je vous en prie, sentez-vous libre de vous exprimer franchement avec moi.

Elle ne répondit pas, et il sembla se lasser de singer l’intimité. Il se leva et se dirigea vers la fenêtre.

— Je crois que la meilleure chose pour vous…

Il était à contre-jour, assombrissant la pièce, masquant la vue des cerisiers sur la pelouse. Elle regarda ses larges épaules, ses hanches étroites. Une belle silhouette d’homme, comme aurait dit Ben. Pas un corps fait pour porter un enfant. Un corps fait pour refaire le monde. À défaut de refaire le monde, il se contentait de refaire les esprits.

— Je crois que la meilleure chose pour vous…

Que savait-il, avec ces fesses, ces épaules ? Il était trop homme pour comprendre quoi que ce soit d’elle.

— Je crois que la meilleure chose pour vous serait un traitement sédatif pendant un moment…

Maintenant, elle portait les yeux sur la ceinture du médecin.

— … et des vacances.

Son esprit se concentrait sur ce corps, derrière l’écran des vêtements. Les muscles, les os, le sang sous la peau élastique. Elle se le représentait sous tous les angles, le jaugeant, évaluant son pouvoir de résistance. Elle pensa :

Sois une femme !

Tout simplement, tandis qu’elle formulait ce vœu grotesque, il commença à se réaliser. Non pas, malheureusement, en une transformation de conte de fées, car la chair du docteur résistait à ce type de magie. Elle voulut que cette poitrine masculine se fabrique des seins, et la poitrine se mit à gonfler de façon très seyante jusqu’à ce que la peau éclate et que le sternum explose. Le bassin, tendu à l’extrême, se fendit en son milieu ; perdant l’équilibre, le docteur s’effondra sur son bureau d’où il la regarda, le visage jaune du choc qu’il subissait. Il lécha ses lèvres, les lécha encore afin de trouver un peu d’humidité qui lui permettrait de parler. Sa bouche était sèche : ses mots étaient mort-nés. C’était d’entre ses jambes que venait le bruit : les éclaboussures de son sang, le bruit sourd de ses boyaux tombant sur le tapis.

Elle hurla devant l’absurde monstruosité qu’elle avait provoquée, et se retrancha à l’autre bout de la pièce, où elle vomit dans le pot de la plante grasse.

Seigneur, songea-t-elle, ça ne peut être un meurtre. Je ne l’ai même pas touché.

Jacqueline garda pour elle ce qu’elle avait fait cet après-midi-là. Il n’aurait servi à rien d’infliger aux gens des nuits d’insomnies hantées par la pensée d’un talent aussi particulier.

Les policiers furent très gentils. Ils donnèrent du décès du Dr Blandish toute une série d’explications dont aucune, à vrai dire, ne permettait de comprendre comment sa poitrine avait pu jaillir d’une façon aussi extraordinaire, transformant ses pectoraux en deux dômes splendides (bien que poilus).

On pensa qu’un dément inconnu, aux forces décuplées par sa folie même, avait fait irruption dans le cabinet et procédé au carnage de ses propres mains, à l’aide de marteaux et de scies, et qu’il était sorti, enfermant la pauvre innocente Jacqueline Ess dans un silence atterré qu’aucun interrogatoire ne pouvait espérer briser.

Il était clair qu’une ou plusieurs personnes avaient envoyé le docteur là où ni sédatifs ni thérapie ne pouvaient l’aider.

Pendant un moment, elle oublia presque. Mais au bout de quelques mois cela revint peu à peu, comme le souvenir d’un adultère secret. Elle se sentait excitée par des délices interdites. Elle oubliait la nausée, et ne se souvenait que du pouvoir. Elle oubliait le côté sordide, et ne se souvenait que de la force. Elle oubliait le sentiment de culpabilité qui l’avait saisie après, et ne souhaitait que recommencer.

Mais mieux.

— Jacqueline.

Serait-ce mon mari, se demanda-t-elle, qui m’appelle par mon nom ? En général, c’est Jackie, ou Jack, ou rien du tout.

— Jacqueline.

Il la regardait avec ses grands yeux bleus de bébé, comme l’étudiant pour qui elle avait eu le coup de foudre. Mais sa bouche était plus dure, maintenant, et ses baisers avaient un goût de pain rassis.

— Jacqueline.

— Oui.

— Il y a une chose dont je voudrais te parler.

Une conversation ? se dit-elle. Ce doit être jour de fête.

— Je ne sais pas comment te dire cela.

— Essaie, suggéra-t-elle.

Elle savait qu’elle pourrait faire parler sa bouche si elle le voulait, qu’elle pourrait lui faire dire ce qu’elle voulait entendre. Des mots d’amour, peut-être, si elle parvenait à se souvenir de leur musique. Mais à quoi cela aurait-il servi ? Il valait mieux entendre la vérité.

— Chérie, je suis un peu sorti des rails.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda-t-elle.

C’est donc ça, mon salaud, songea-t-elle.

— C’était quand tu n’allais pas bien. Tu sais, quand les choses s’étaient plus ou moins arrêtées entre nous. La chambre à part… Tu voulais ta chambre… et j’étais fou de frustration. Je ne voulais pas te créer de soucis, alors je n’ai rien dit. Mais je n’arrive pas à vivre deux vies.

— Tu peux avoir une aventure, si tu veux, Ben.

— Ce n’est pas une aventure, Jackie. Je l’aime…

Il était en train de préparer l’un de ses discours. Elle le voyait qui gonflait derrière ses dents. Les justifications qui devenaient accusations, les excuses qui se transformaient toujours en agressions contre sa personnalité à elle. Quand il serait lancé, rien ne pourrait l’arrêter. Elle ne voulait pas l’entendre.

— … Elle n’est pas du tout comme toi, Jackie. Elle est frivole à sa façon. J’imagine que tu la trouverais superficielle.

Il vaudrait peut-être mieux l’arrêter là, songea-t-elle avant qu’il ne s’emmêle dans ses nœuds habituels.

— Elle n’est pas maussade comme toi. Tu sais, c’est juste une femme normale. Je ne veux pas dire que tu n’es pas normale : ce n’est pas de ta faute, si tu es dépressive. Mais elle n’est pas aussi sensible.

— Ben, ce n’est pas la peine…

— Si, bon sang, je veux tout sortir.

Et tout déverser sur moi, songea-t-elle.

— Tu ne m’as jamais laissé m’expliquer, disait-il. Tu m’as toujours lancé l’un de tes fichus regards, comme si tu voulais que je…

Meurs.

— … comme si tu voulais que je me taise.

Tais-toi.

— Tu te moques bien de ce que je ressens ! criait-il maintenant. Tu es toujours dans ton propre petit monde.

Tais-toi, pensa-t-elle.

La bouche de Ben était ouverte. Il lui sembla qu’elle voulait qu’elle se ferme et, à cette pensée, ses mâchoires claquèrent brutalement, coupant le bout de sa langue rose, qui tomba d’entre ses lèvres et se logea dans un repli de sa chemise.

Tais-toi, pensa-t-elle encore.

Les deux régiments parfaitement rangés des dents de son mari s’écrasèrent l’un contre l’autre, craquant et se fendant, les nerfs, l’émail et la salive coulèrent en une mousse rosâtre sur son menton tandis que sa bouche rentrait.

Tais-toi, pensait-elle toujours tandis que ses yeux bleus de bébé stupéfait s’enfonçaient dans son crâne et que son nez se frayait en ondulant un chemin jusqu’à son cerveau.

Il n’était plus Ben, il était un homme avec une tête de lézard rouge, une tête qui s’aplatissait, qui s’engloutissait elle-même, et, Dieu merci, il ne serait plus jamais en mesure de parler.

Maintenant qu’elle maîtrisait le truc, elle commença à prendre plaisir aux modifications qu’elle désirait qu’il subisse.

Elle le renversa cul par-dessus tête sur le sol et commença à comprimer ses bras et ses jambes, télescopant la chair et les os résistants dans un espace de plus en plus réduit. Ses vêtements se replièrent vers l’intérieur et les parois de son estomac sortirent de ses entrailles, si correctement enroulées sur elles-mêmes, pour s’étirer et l’envelopper entièrement. Maintenant, ses doigts sortaient de ses omoplates ; ses pieds, qui s’agitaient encore furieusement, s’enfoncèrent dans sa gorge. Elle le retourna une dernière fois pour compresser sa colonne vertébrale en un tronçon de trente centimètres de bouillie. Et ce fut à peu près tout.

Quand elle sortit de son extase, elle vit Ben posé par terre, réduit au volume d’une de ses belles valises de cuir, tandis que le sang, la bile et les liquides lymphatiques sortaient par à-coups de son corps réduit au silence.

Mon Dieu, pensa-t-elle, ça ne peut pas être mon mari ! Il n’a jamais été aussi bien rangé que ça.

Cette fois, elle n’attendit pas d’aide. Cette fois, elle savait ce qu’elle avait fait (elle devinait même comment elle l’avait fait) et elle acceptait son crime comme une façon bien brutale de rendre la justice. Elle fit ses valises et quitta la maison.

Je suis vivante, songea-t-elle. Pour la première fois de toute ma misérable vie, je suis vivante.

Le témoignage de Vassi (première partie)

À vous qui rêvez de femmes douces et fortes, je dédie cette histoire. Promesse autant que confession, ce sont les derniers mots d’un homme perdu qui ne voulait rien d’autre qu’aimer et être aimé. Je suis assis ici, tremblant, dans l’attente de la nuit, dans l’attente de Koos, le maquereau geignard, qui va venir et me prendre tout ce que je possède en échange de la clé de la chambre.

Je ne suis pas un homme courageux. Je n’en ai jamais été un ; alors j’ai peur de ce qui risque de m’arriver ce soir. Mais je ne peux traverser la vie en rêvant sans cesse, en n’existant dans l’obscurité que grâce à une toute petite fenêtre ouverte sur les cieux. Tôt ou tard, on doit se ceindre les reins (c’est tout à fait ça), se lever et trouver. Même si cela suppose en échange que l’on abandonne le monde.

Je ne crois pas être très clair. Vous vous dites, vous qui tombez par hasard sur ce témoignage, vous vous dites : qui est-ce, cet imbécile ?

Mon nom était Oliver Vassi. J’ai maintenant trente-huit ans. J’étais encore avocat il y a un peu plus d’un an, quand j’ai entrepris cette quête qui se termine ce soir avec ce maquereau, et cette clé, et le saint des saints.

Mais cette histoire a commencé voilà des années, quand Jacqueline Ess vint me voir pour la première fois.

Elle entra dans mon bureau sans crier gare, prétendant être la veuve d’un de mes amis de la faculté de droit, un certain Benjamin Ess et, en réfléchissant, je retrouvai son visage. Un ami commun qui avait assisté à leur mariage m’avait montré une photo de Ben et de sa jeune épousée rougissante. Et elle était là, beauté insaisissable, réalisant toutes les promesses de la photo.

Je me souviens que j’étais extrêmement embarrassé lors de cette première conversation. Elle était arrivée en pleine heure de pointe, et j’avais du travail par-dessus la tête. Mais je fus tellement fasciné par elle, que je décommandai tous les rendez-vous de la journée, et quand ma secrétaire entra, elle me lança l’un de ses regards d’acier qui équivalaient à me jeter un seau d’eau froide à la figure. Je suppose que j’ai été amoureux de Jacqueline dès le début, et elle sentit les vibrations qui emplissaient mon bureau. Je fis comme si j’étais simplement poli envers la veuve d’un vieil ami. Je n’aimais pas l’idée de la passion : elle ne faisait pas partie de ma nature… du moins le pensais-je. Comme nous savons peu de chose – je veux parler du véritable savoir – de nos capacités !

Jacqueline m’a menti, ce premier jour. Elle m’a raconté que Ben était mort du cancer, qu’il lui parlait souvent de moi avec beaucoup d’affection. Je crois qu’elle aurait pu me dire la vérité et que je l’aurais bue comme du petit-lait, tant elle m’avait envoûté dès les premiers instants.

Mais il est difficile de se rappeler exactement comment et quand l’intérêt que l’on porte à un autre être est devenu plus profond, plus passionné. Il est possible que j’invente l’impression qu’elle m’a faite lors de cette première rencontre, que je réinvente tout simplement l’histoire pour justifier mes excès ultérieurs. Je ne sais plus bien. En tout cas, quels que soient le moment et le lieu, la lenteur ou la rapidité de ma reddition, notre liaison commença.

Je ne suis pas particulièrement curieux de la vie de mes amis ou de mes maîtresses. Les avocats passent leur temps à remuer la boue de la vie des gens, et très franchement, huit heures par jour de ce travail me suffisent amplement. Hors de mon bureau, j’aime laisser les gens tranquilles. Je ne pose pas de questions indiscrètes, je n’essaie pas de les faire parler, je les prends tels qu’ils veulent qu’on les voie.

Jacqueline n’a pas fait exception. Elle était la femme que j’étais heureux d’avoir dans ma vie, quelle que fût la vérité sur son passé. Elle avait un merveilleux sang-froid, beaucoup d’humour, un humour paillard, oblique. Je n’avais jamais rencontré une femme aussi enchanteresse. Le fait qu’elle ait vécu avec Ben, la qualité de son mariage, etc., ne me concernaient pas. C’était son histoire. J’étais heureux de vivre au présent, et de laisser le passé mourir de sa belle mort. Je crois même que je me sentais assez flatté de pouvoir l’aider à oublier tout ce qu’elle avait dû endurer.

Il est évident que ses histoires présentaient des lacunes.

En tant qu’avocat, j’avais un œil d’aigle pour détecter ce qui clochait. J’essayais de toutes mes forces de remiser mes intuitions professionnelles, mais je sentais qu’elle ne me disait pas tout. Mais chacun a droit à ses secrets, je le savais bien. Je me disais qu’elle pouvait garder les siens.

Une fois seulement je la poussai à me donner des détails sur l’histoire de sa vie. En parlant de la mort de Ben, elle avait laissé échapper qu’il avait eu ce qu’il méritait. Je lui demandai ce qu’elle voulait dire. Elle sourit, de son sourire de Joconde, et me dit qu’elle trouvait que l’équilibre devait être rétabli entre les hommes et les femmes. Je laissai passer son observation. En fin de compte, à cette époque, j’étais subjugué au-delà de tout espoir de salut, et j’étais heureux de l’admettre.

Vous comprenez, elle était si belle ! Pas au sens conventionnel : elle n’était plus jeune, elle n’était plus innocente, elle n’avait pas cette parfaite symétrie qu’aiment les photographes et les imprésarios. Son visage était celui d’une femme d’une quarantaine d’années : il avait ri et pleuré, et l’utilisation qu’elle en avait fait avait laissé des traces. Mais elle avait la faculté de se transformer, de manière subtile, et son visage changeait comme le ciel. Au début, je crus que c’était un artifice de maquillage. Mais comme nous dormions de plus en plus souvent ensemble et que je la voyais le matin, les yeux ensommeillés, ainsi que le soir, les paupières lourdes de fatigue, je ne tardai pas à comprendre qu’elle ne portait rien d’autre que sa peau sur sa chair et son sang. Ce qui la transformait venait de l’intérieur ; c’était l’effet de sa volonté.

Et savez-vous ? Je l’en aimais davantage encore.

Et puis, une nuit, je m’éveillai alors qu’elle dormait à mes côtés. Nous dormions souvent par terre, car elle préférait cela au lit. Les lits, disait-elle, lui rappelaient son mariage. En tout cas, cette nuit-là, elle était allongée sous un édredon sur le tapis de ma chambre, et je me mis à regarder avec adoration son visage endormi.

Quand on s’est donné totalement, regarder la personne aimée dormir peut être une expérience éprouvante. Il est possible que certains d’entre vous aient connu cette sorte de paralysie qui s’empare de vous quand vous regardez ces traits fermés à votre sollicitude, verrouillés au point que vous ne pourrez jamais, jamais pénétrer dans l’esprit de l’autre. Comme je l’ai dit, pour ceux d’entre nous qui se donnent sans réserve, c’est l’horreur. Nous savons, dans ces moments, que nous n’existons pas en dehors de notre relation à ce visage, à cette personnalité. Si bien que lorsque le visage est fermé, la personnalité est perdue dans son propre monde inconnu, et nous nous sentons totalement inutiles. Une planète sans soleil, évoluant dans l’obscurité.

C’est ce que je ressentais cette nuit-là, penché sur ses traits extraordinaires et, tandis que je remâchais ma vacuité, son visage commença de se transformer. Elle rêvait, mais quel rêve pouvait-elle bien faire ? Sa substance même se transformait, ses muscles, ses cheveux, la peau veloutée de son visage, tout obéissait aux diktats de je ne sais quelle marée intérieure. Ses lèvres s’épanouissaient loin de ses mâchoires, se dressant en une tour de peau humide ; ses cheveux s’enroulaient autour de sa tête comme si elle nageait ; la chair de ses joues formait des sillons et des crêtes semblables aux scarifications rituelles d’un guerrier ; des motifs flamboyants se formaient par pulsations, disparaissant avant même d’être terminés pour laisser la place à d’autres. Cette fluctuation m’emplit de terreur, et je dus émettre quelque son. Elle ne s’éveilla pas, mais elle revint un peu plus près de la surface du sommeil, quittant ses eaux profondes où ses pouvoirs prenaient leur source. Les motifs disparurent en un instant, et son visage redevint celui d’une femme qui dort paisiblement.

Vous comprendrez que ce fut une expérience cruciale, même si je passai les jours suivants à me convaincre que je n’avais rien vu.

Mes efforts furent vains. Je savais qu’il y avait là quelque chose qui n’allait pas, et à l’époque j’étais convaincu qu’elle n’en savait rien. J’étais sûr que son corps ne fonctionnait pas comme il aurait dû, et que personne ne pourrait mieux que moi tirer l’histoire au clair avant de lui dire ce que j’avais vu.

Avec le recul, naturellement, il semble d’une naïveté risible d’imaginer qu’elle aurait pu ne rien savoir de ce pouvoir qu’elle possédait. Mais il m’était plus facile de l’imaginer en proie à ce genre de talent, plutôt que de croire qu’elle en était la maîtresse. C’est le propre d’un homme parlant d’une femme ; pas seulement moi, Oliver Vassi, d’elle, Jacqueline Ess. Nous ne parvenons pas à croire, nous les hommes, que le pouvoir puisse jamais reposer dans le corps d’une femme, à moins que ce pouvoir ne soit un enfant mâle. Pas un vrai pouvoir. Le pouvoir, conféré par Dieu, doit rester entre les mains des mâles. C’est ce que nous disent nos pères, les idiots.

Quoi qu’il en soit, j’enquêtai sur Jacqueline aussi discrètement que je le pouvais. Je connaissais quelqu’un à York, où le couple avait vécu, et il ne me fut pas difficile de me renseigner. J’attendis une semaine que mon contact m’apporte les informations demandées, parce qu’il avait dû patauger dans une bonne dose de merde du côté de la police pour avoir une idée de la vérité. Mais les nouvelles arrivèrent, et elles étaient mauvaises.

Ben était mort, c’était vrai. Mais il n’était pas mort d’un cancer. Mon contact n’eut que peu d’indices sur l’état du cadavre de Ben, mais il comprit qu’il avait été mutilé de façon spectaculaire. Qui était le suspect numéro un ? Ma bien-aimée Jacqueline Ess, l’innocente jeune femme qui vivait dans mon appartement, qui dormait à mes côtés chaque nuit.

Alors je lui dis carrément qu’elle me cachait quelque chose. Je ne sais pas ce que j’attendais en retour, mais je reçus une démonstration de son pouvoir. Elle me l’administra volontiers, sans malice, mais je n’étais pas assez fou pour ne pas y déceler une sorte de mise en garde. Elle commença par me raconter comment elle avait découvert son contrôle unique de la masse de substance qui constitue les êtres humains. En plein désespoir, me dit-elle, quand elle avait tenté de se tuer, elle avait trouvé, dans les profondes tranchées de sa nature, des facultés qu’elle ne savait pas exister, des pouvoirs qui surgissaient de ces régions, tandis qu’elle guérissait, comme des poissons montant vers la lumière.

Et puis, elle me donna le plus infime exemple de ses pouvoirs en m’arrachant quelques cheveux, un par un. Rien qu’une douzaine, juste pour me donner une idée de ses redoutables talents. Je les sentis partir. Elle dit seulement : Un derrière ton oreille, et j’eus la chair de poule, et je sursautai tandis que les doigts immatériels de son caprice arrachaient un cheveu, puis un autre, et un autre encore, en une démonstration magistrale. Avec un art incroyable, elle isolait un cheveu et l’extirpait de mon cuir chevelu, aussi précise qu’une pince à épiler.

Franchement, assis là, j’étais raide de peur. Je savais qu’après ce petit jeu, tôt ou tard, elle considérerait le moment venu de me réduire pour toujours au silence.

Mais elle doutait d’elle-même. Elle me dit que ce talent, bien qu’elle l’ait affûté, l’effrayait. Elle avait besoin, disait-elle, de quelqu’un qui pourrait lui apprendre à l’utiliser au mieux. Et je n’étais pas ce quelqu’un. J’étais seulement un homme qui l’aimait, qui l’avait aimée avant cette révélation, et qui continuerait à l’aimer, malgré tout.

En fait, après cette démonstration, je me formai rapidement une autre vision de Jacqueline. Au lieu de la craindre, je n’en fus que plus dévoué à cette femme qui tolérait que je possède son corps.

Mon travail se mit à m’irriter ; il me distrayait de la pensée de ma bien-aimée. Le peu de réputation que j’avais acquise commença de se détériorer ; je perdis des procès, je perdis ma crédibilité. En l’espace de deux ou trois mois, ma vie professionnelle se réduisit à presque rien. Mes amis se désespéraient, mes collègues m’évitaient.

Ce n’était pas qu’elle se nourrissait de moi. Je veux que ce soit clair. Elle n’était ni lamie, ni succube. Ce qui m’arrivait, ma démission de la vie, si vous voulez, n’était que de mon propre fait. Elle ne m’avait pas ensorcelé ; ce n’est qu’un mensonge romantique pour excuser le viol. Elle était la mer, et il fallait que je nage en elle. Est-ce que cela signifie quelque chose ? J’avais toujours vécu sur la rive, sur la terre ferme de la loi, et j’en étais fatigué. Elle était liquide, une mer sans limites dans un seul corps, un déluge dans une petite pièce, et je me serais volontiers noyé en elle si elle m’en avait donné l’occasion. Mais j’ai pris seul ma décision, vous comprenez. Cette décision n’a toujours été que de ma propre volonté. J’ai décidé d’aller dans la chambre cette nuit, et d’être avec elle une dernière fois. Et ce, en toute liberté.

Que ne ferait un homme ? Elle était (est) sublime.

Pendant le mois qui suivit sa démonstration de pouvoir, je vécus dans une extase permanente d’elle. Quand j’étais avec elle, elle me montrait des façons d’aimer qui dépassaient les limites de toute autre créature créée par Dieu. J’ai dit « qui dépassaient les limites », mais en elle, il n’y avait pas de limites. Et quand j’étais loin d’elle, la rêverie continuait, parce qu’il semblait qu’elle avait changé mon monde.

Puis elle me quitta.

Je savais pourquoi : elle était partie trouver quelqu’un qui pourrait lui apprendre comment utiliser sa force. Mais le fait de comprendre ses raisons ne rendait pas la séparation plus facile.

Je m’effondrai : je perdis mon travail, je perdis mon identité, je perdis les quelques amis qui me restaient en ce monde. Je m’en aperçus à peine. C’étaient des pertes mineures à côté de la perte de Jacqueline…

— Jacqueline.

Mon Dieu, songea-t-elle, est-il vraiment l’homme le plus influent du pays ? Il avait l’air tellement peu avenant, tellement quelconque. Même son menton ne dénotait pas le moindre signe d’autorité.

Mais Titus Pettifer était le symbole même du pouvoir.

Il dirigeait tant de monopoles qu’il ne pouvait plus les compter ; un seul mot de lui dans le monde de la finance, et des entreprises se brisaient comme des fétus de paille, entraînant dans leur destruction les ambitions et les carrières de centaines, de milliers d’hommes. Sous son aile, des fortunes s’édifiaient en une nuit, et des corporations entières s’effondraient s’il soufflait dessus, victimes de ses caprices. Si un homme avait jamais su ce qu’est la puissance, c’était bien lui. On devait pouvoir apprendre d’un tel personnage.

— Cela ne vous ennuie pas que je vous appelle J., n’est-ce pas ?

— Non.

— Avez-vous attendu longtemps ?

— Suffisamment.

— Je n’ai pas pour habitude de faire attendre les jolies femmes.

— Mais si !

Elle le connaissait déjà ; deux minutes en sa présence lui avaient suffi pour prendre sa mesure. Il s’intéresserait plus vite à elle si elle arborait cette insolence tranquille.

— Est-ce que vous appelez souvent par leur initiale les femmes que vous n’avez jamais rencontrées auparavant ?

— C’est pratique pour les classements ; ça vous ennuie ?

— Tout dépend.

— De quoi ?

— De ce que je reçois en retour pour vous avoir accordé ce privilège.

— Est-ce un privilège de connaître votre nom ?

— Oui…

— Alors… je suis flatté. À moins, naturellement, que vous n’accordiez ce privilège trop généreusement.

Elle hocha la tête. Non, il était évident qu’elle n’était pas prodigue de ce type de familiarités.

— Pourquoi avez-vous attendu si longtemps pour me voir ? Pourquoi, selon mes secrétaires, les avez-vous harcelées pour avoir un entretien avec moi ?

Voulez-vous de l’argent ? Si c’est le cas, vous repartirez les mains vides. Je suis devenu riche en étant avare, et plus je suis riche, plus je suis avare.

C’était vrai, et il le dit sans détour.

— Je ne veux pas d’argent, dit-elle tout aussi directement.

— C’est réconfortant.

— Il y a des gens plus riches que vous.

Surpris, il haussa les sourcils. Elle pouvait mordre, cette beauté.

— C’est vrai, dit-il puisqu’il y avait au moins une demi-douzaine d’hommes plus riches que lui dans cet hémisphère.

— Je ne suis pas une petite adoratrice. Je ne suis pas venue ici pour vous séduire et prendre votre nom. Je suis venue pour ce que nous pouvons être ensemble. Nous avons beaucoup à nous offrir l’un à l’autre.

— Par exemple ?

— J’ai mon corps.

— Et que vous offrirais-je en échange de telles largesses ? dit-il en souriant à l’offre la plus directe qu’il ait entendue depuis des années.

— Je veux apprendre…

— Apprendre ?

— … apprendre comment utiliser le pouvoir.

Elle était de plus en plus étrange, celle-là.

— Que voulez-vous dire ?

Il voulait gagner du temps car il n’avait pas encore compris à qui il avait affaire ; elle le contrariait, l’embarrassait.

— Est-ce que je dois vous le redire en termes plus bourgeois ? demanda-t-elle avec un sourire d’une telle insolence qu’il se sentit presque attirant de nouveau.

— Inutile. Vous voulez apprendre à utiliser le pouvoir. Je suppose que je pourrais vous apprendre…

— Je sais que vous le pouvez.

— Vous êtes consciente du fait que je suis un homme marié. Virginia et moi vivons ensemble depuis dix-huit ans.

— Et vous avez trois fils, quatre maisons, et une femme de chambre du nom de Mirabelle. Vous détestez New York, et adorez Bangkok. Vos chemises ont quarante de tour de col, et votre couleur préférée est le vert.

— Le turquoise.

— Vous gagnez en subtilité avec l’âge.

— Je ne suis pas si vieux.

— Dix-huit ans de mariage, cela vieillit prématurément.

— Pas moi.

— Prouvez-le.

— Comment ?

— Prenez-moi.

— Quoi ?

— Prenez-moi.

— Ici ?

— Tirez les rideaux, fermez la porte, éteignez l’écran de l’ordinateur et prenez-moi. Je vous mets au défi.

— Au défi ?

Depuis combien de temps personne ne l’avait-il mis au défi de faire quoi que ce soit ?

— Défi ?

Il était excité. Il n’avait pas été excité à ce point depuis dix ans. Il tira les rideaux, ferma la porte à clef, éteignit l’écran qui étalait complaisamment l’état de sa fortune,

Bon Dieu, se dit-elle, je l’ai !

Ce ne fut pas une passion facile, comme avec Vassi. D’une part, Pettifer était un amant maladroit et ignorant. D’autre part, il avait trop peur de sa femme pour être un mari adultère en pleine possession de ses moyens. Il croyait voir Virginia partout : dans les halls des hôtels où ils prenaient une chambre pour l’après-midi, dans les taxis qui passaient devant leurs lieux de rendez-vous, et même une fois (il jura que la ressemblance était confondante) dans les traits d’une serveuse de restaurant. Craintes sans fondement, mais qui grevaient quelque peu la spontanéité de leur idylle.

Quoi qu’il en soit, elle apprenait de lui. Il était un potentat aussi brillant qu’il était un amant inepte. Elle apprit comment on peut être puissant sans exercer le pouvoir ; ne pas être contaminé par les turpitudes que tout charisme fait naître chez les médiocres ; prendre simplement des décisions simples ; être sans pitié. Non pas qu’elle eût encore beaucoup à apprendre dans ce secteur particulier. Il serait peut-être plus juste de dire qu’il lui apprit à ne jamais regretter son manque de compassion instinctif mais à juger avec sa seule raison qui méritait d’être détruit et qui pouvait être compté parmi les justes.

Jamais elle ne lui dévoila sa vraie nature, même si elle utilisait ses talents de façon secrète pour que ses nerfs usés lui procurent du plaisir.

Leur aventure durait depuis quatre semaines et ils étaient allongés côte à côte dans une chambre lilas, bercés par le grondement de la circulation dans la rue. Ce n’avait été qu’un assaut sexuel raté. Il était nerveux et elle n’avait pas réussi à le faire sortir de lui-même. Tout s’était passé vite et sans feu.

Il allait lui dire quelque chose. Elle le savait : la révélation attendait quelque part à l’arrière de sa gorge. Elle se tourna vers lui, lui massa les tempes en pensée, et elle vit qu’il était prêt à parler.

Il allait gâcher sa journée.

Il allait gâcher sa carrière.

Il allait, Dieu ait pitié de lui, gâcher sa vie.

— Je dois cesser de te voir, dit-il.

Il n’oserait pas, pensa-t-elle.

— Je ne sais pas vraiment ce que je sais de toi, ou plutôt, ce que je crois que je sais de toi, mais je me sens… sur mes gardes. Est-ce que tu comprends, J. ?

— Non.

— J’ai bien peur de te soupçonner de… crimes.

— De crimes ?

— Tu as une histoire.

— Qui a fouillé dans mon passé ? Sûrement pas Virginia.

— Non, pas Virginia, elle n’est pas curieuse.

— Alors qui ?

— Ça ne te regarde pas.

— Qui ?

Elle lui compressa doucement les tempes. Il ne sut pas d’où venait cette douleur et il fit une grimace.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle.

— J’ai mal à la tête.

— Ce n’est qu’un peu de tension. Je vais te soulager, Titus.

Elle lui posa les doigts sur le front, relâchant In pression de sa volonté. Il soupira et sembla soulagé.

— C’est mieux ?

— Oui.

— Qui a fouillé dans ma vie, Titus ?

— J’ai un secrétaire personnel, Lyndon. Tu m’as entendu lui parler. Il a tout su de nos relations depuis le début. En fait, c’est lui qui fait les réservations d’hôtel et invente les excuses pour Virginia.

Il y avait un côté gamin dans ses paroles qui la toucha presque, comme s’il était gêné de la quitter, plutôt que triste.

— Lyndon a fait des miracles. Il a arrangé bien des choses pour que tout se passe bien entre nous. Il n’a rien contre toi. Mais il a vu une des photos que j’ai prises de toi quand je les lui ai données à détruire.

— Pourquoi ?

— Je n’aurais jamais dû les prendre. C’était une erreur. Virginia aurait pu… En tout cas, il t’a reconnue. Il ne se souvenait pourtant pas où il t’avait vue avant.

— Mais il a fini par se souvenir.

— Avant, il travaillait pour un de mes journaux, aux faits divers. C’est comme ça qu’il est devenu mon assistant personnel. Il s’est souvenu de ton… incarnation précédente, je dirais. Jacqueline Ess, l’épouse de Benjamin Ess, décédé.

— Décédé.

— Il m’a apporté des photos qui n’étaient pas aussi belles que les tiennes.

— Des photos de quoi ?

— De chez toi. Et du corps de ton mari. Ils ont dit que c’était un corps, alors que Dieu lui-même n’y aurait pas trouvé grand-chose d’humain.

— Avant non plus, il n’avait pas grand-chose d’humain, dit-elle simplement en pensant aux yeux froids de Ben et à ses mains plus froides encore, faits pour être fermés et oubliés.

— Qu’est-il arrivé ?

— À Ben ? Il a été tué.

— Comment ?

Est-ce que sa voix ne tremblait pas un peu ? Elle s’était levée du lit et se tenait devant la fenêtre. La lumière crue de l’été entrait brutalement entre les lamelles du store vénitien, et des bandes d’ombre et de lumière découpaient les contours de son visage.

— Très facilement, répondit-elle.

— C’est toi qui l’as fait.

— Oui, dit-elle aussi nettement qu’il le lui avait appris. Oui, c’est moi qui l’ai fait.

Il lui avait aussi appris l’utilisation de la menace.

— Quitte-moi, et je recommencerai.

— Jamais, dit-il en hochant la tête. Tu n’oserais pas.

Il se tenait devant elle, maintenant.

— Il faut que nous nous comprenions bien, J. Je suis puissant et je suis pur. Tu vois ? Mon image publique n’a jamais été touchée par le moindre scandale. Je pourrais me permettre une maîtresse, une douzaine de maîtresses. Mais une meurtrière ! Non, une telle révélation briserait ma vie.

— Est-ce qu’il te fait du chantage, ce Lyndon ?

Il regarda à travers le store, le visage ravagé. Il avait même un tic de la joue, sous l’œil gauche.

— Oui, si tu veux le savoir, dit-il d’une voix sourde. Ce salaud m’a bien eu.

— Je vois.

— Et s’il a pu savoir, d’autres le pourront aussi, tu comprends ?

— Je suis forte ; tu es fort. Nous pouvons les mener par le bout du nez.

— Non.

— Si ! J’ai des dons, Titus.

— Je ne veux pas le savoir.

— Tu le sauras.

Elle le regarda, saisissant ses mains sans le toucher. Il considéra avec des yeux stupéfaits ses mains qui se levaient pour venir toucher le visage de Jacqueline, caresser ses cheveux avec les gestes les plus tendres. Elle fit descendre ses doigts tremblants le long de sa poitrine, avec une ardeur qu’il n’aurait jamais pu leur impulser de sa propre initiative.

— Tu es toujours si timoré, Titus, dit-elle en le faisant la peloter jusqu’à lui faire mal. C’est ainsi que j’aime ça.

Maintenant ses mains descendaient plus bas, créant une autre expression sur son visage, comme si des vagues le soulevaient. Elle était vivante.

— Plus profond…

Ses doigts pénétrèrent en elle, son pouce la caressa.

— J’aime ça, Titus. Pourquoi est-ce que tu ne fais jamais ça sans mon aide ?

Il rougit. Il n’aimait pas parler de ce qu’ils faisaient ensemble. Elle le fit la caresser plus profondément encore et murmura :

— Je ne vais pas me casser, tu sais. Virginia est peut-être en porcelaine de Dresde, pas moi. Je veux des sensations. Je veux pouvoir me souvenir de toi quand tu n’es pas là. Rien ne dure à jamais, mais je veux quelque chose qui me tienne chaud pour toute la nuit.

Il s’effondrait à genoux, et ses mains continuaient, comme elle le voulait, sur elle et en elle, s’agitant comme deux crabes lascifs. Son corps était couvert de sueur. Elle se dit que c’était la première fois qu’elle le voyait transpirer.

— Ne me tue pas, bredouilla-t-il.

— Je pourrais t’anéantir.

Elle y pensa, mais elle évacua l’image de son esprit avant de lui faire du mal.

— Je sais, je sais, dit-il, tu peux très facilement me tuer.

Il pleurait. Mon Dieu, songea-t-elle, le grand homme est à mes pieds, sanglotant comme un bébé. Que puis-je apprendre du pouvoir dans une comédie aussi puérile ? Elle lui essuya les larmes du visage, y mettant un peu plus de force qu’il n’était nécessaire, et la peau rougit sous son regard.

— Laisse-moi. Je ne peux pas t’aider. Je ne te suis d’aucune utilité.

C’était vrai. Il était absolument inutile. Elle libéra ses mains avec mépris, et elles retombèrent mollement.

— N’essaie jamais de me retrouver, Titus. Tu comprends ? N’envoie jamais tes mignons à mes trousses pour préserver ta réputation, parce que je serai encore plus impitoyable que tu ne l’as jamais été.

Il ne dit rien ; il resta à genoux, face à la fenêtre, tandis qu’elle se lavait, buvait le café qu’ils avaient commandé et quittait la pièce.

Lyndon fut surpris de trouver la porte de son bureau entrouverte. Il n’était que sept heures trente-six. Aucune des secrétaires n’arriverait avant une heure. C’était certainement une des personnes chargées du nettoyage qui avait oublié de refermer à clé. Il trouverait qui, et la ferait licencier.

Il poussa le battant.

Jacqueline était assise, le dos à la porte. Il reconnut l’arrière de sa tête avec le flot de cheveux auburn. Il trouvait que cela faisait souillon, que c’était trop lustré, trop sauvage. Son bureau, adjacent à celui de M. Pettifer, était toujours méticuleusement bien rangé. Il le parcourut du regard : tout semblait en ordre.

— Que faites-vous ici ?

Elle inspira légèrement, prête à l’action.

C’était la première fois qu’elle avait tout organisé. Les autres jours, cela s’était passé sur l’inspiration du moment.

Il approcha du bureau et y posa son attaché-case et un exemplaire soigneusement plié du Financial Times.

— Vous n’avez pas le droit d’entrer ici sans mon autorisation, dit-il.

Elle fit pivoter lentement le fauteuil tournant, exactement comme il le faisait lui-même quand il allait entreprendre une action disciplinaire contre quelqu’un.

— Lyndon…

— Rien de ce que vous pourrez dire ou faire ne changera les faits, madame Ess, dit-il, lui épargnant ainsi la peine de l’entrée en matière. Vous êtes une meurtrière qui tue de sang-froid. Il était de mon devoir d’informer M. Pettifer de la situation.

— Vous l’avez fait pour le bien de Titus ?

— Naturellement.

— Et le chantage, c’était aussi pour le bien de Titus, n’est-ce pas ?

— Sortez de mon bureau…

— N’est-ce pas, Lyndon ?

— Vous êtes une putain ! Les putains ne savent rien : ce sont des animaux ignorants et malades, dit-il en crachant. Oh, vous êtes rusée, je vous l’accorde… mais toutes les salopes qui doivent survivre le sont.

Elle se leva. Il s’attendait à ce qu’elle riposte. Elle n’en fit rien, du moins pas verbalement. Mais il sentit une tension sur son visage, comme si quelqu’un appuyait dessus.

— Que… fff… faites-… vous ? demanda-t-il.

— Ce que je fais ?

Ses yeux n’étaient plus que des fentes, comme ceux d’un enfant imitant un Oriental monstrueux, sa bouche étirée presque jusqu’à la rupture des lèvres en un brillant sourire. Les mots avaient du mal à sortir.

— Aaa… arrê… tez.

Elle secoua la tête.

— Putain ! répéta-t-il, ne renonçant pas à la défier.

Elle se contentait de le regarder. Son visage commençait à sursauter et à se tordre sous la pression, les muscles secoués de spasmes.

— La police… tenta-t-il de dire. Si vous me touchez…

— Je ne vous toucherai pas, dit-elle en accentuant son avantage.

Sous ses vêtements, il sentit la même tension sur tout son corps, tirant sa peau, le pressant de plus en plus. Quelque chose allait lâcher, il le savait. Une partie plus faible de son corps allait se briser sous cet assaut ininterrompu. Si une déchirure apparaissait, rien n’empêcherait plus cette femme de le mettre en pièces. Il réfléchissait à tout ça assez froidement, tandis que son corps se tordait et qu’il proférait des insultes à travers son sourire forcé.

— Salope ! siffla-t-il. Salope syphilitique !

Elle se dit qu’il n’avait pas l’air d’avoir peur.

En cette extrémité, il libérait tant de haine à son égard que la peur était totalement éclipsée. Il la traitait à nouveau de putain, alors même que son visage était déformé au point que nul n’aurait pu le reconnaître.

C’est à ce moment qu’il se fendit.

La déchirure s’amorça en haut du nez, remonta vers son arcade sourcilière, descendit à travers la bouche et le menton pour aller ensuite ouvrir son cou et sa poitrine. En quelques secondes sa chemise était teinte en rouge, et son costume sombre s’assombrissait davantage encore. Des flots de sang coulaient de ses manches et de ses jambes de pantalon. La peau se détacha de ses mains comme des gants de chirurgien, et deux demi-cercles de chair rouge se placèrent, comme des oreilles d’éléphant, de chaque côté de son visage écorché.

Les insultes avaient cessé.

Cela faisait dix secondes qu’il était mort, et elle continuait à s’acharner sur lui avec une haine vengeresse qui arrachait la peau de son corps et en envoyait des lambeaux dans toute la pièce jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une forme fumante dans un costume rouge, une chemise rouge et des chaussures rouges luisantes, ce qui, aux yeux de Jacqueline, le faisait un peu plus ressembler à un homme sensible. Contente de son effet, elle le libéra. Il se coucha doucement dans une mare de sang et dormit.

Mon Dieu, songea-t-elle en descendant l’escalier de service, c’était un meurtre avec préméditation.

Aucun journal, aucun bulletin d’informations ne parla de cette mort. Apparemment, Lyndon avait disparu comme il avait vécu, dans l’ombre.

Mais elle savait qu’une machinerie, tellement énorme que les individus aussi insignifiants qu’elle ne pouvaient la voir, était en marche. Elle en était réduite à des suppositions sur la façon dont elle s’y prendrait, dont elle modifierait sa vie. Mais le meurtre de Lyndon n’avait pas été inspiré seulement par la rancune, bien qu’elle en eût été à l’origine. Non, elle avait aussi voulu les secouer, tous ses ennemis dans le monde, et les mettre à ses trousses. Qu’ils se montrent, qu’ils montrent leur mépris, leur terreur. Elle avait traversé la vie, semblait-il, en recherchant un signe d’elle-même, capable de définir sa propre nature seulement à travers le regard des autres. Maintenant elle voulait y mettre fin. Il était temps de se trouver confrontée à ses poursuivants.

Il était évident que maintenant, tous ceux qui l’avaient vue, d’abord Pettifer, puis Vassi, partiraient à sa recherche, et elle fermerait leurs yeux pour toujours ; elle les amènerait à l’oublier. C’est alors seulement, quand les témoins seraient détruits, qu’elle serait libre.

Pettifer ne vint naturellement pas en personne. Ce n’était rien, pour lui, de trouver des hommes de main sans scrupules ni compassion, mais possédant des dons pour la chasse à faire rougir un limier.

On lui tendait un piège dont elle ne voyait pas encore les mâchoires. Elle le sentait partout. Un envol d’oiseaux derrière un mur, une lumière particulière émanant d’une lointaine fenêtre, des bruits de pas, des sifflements, des hommes habillés de sombre lisant le journal en un lieu d’où ils pouvaient la surveiller. Les semaines passant, ils ne se rapprochèrent pas, mais ils ne partirent pas non plus. Ils attendaient, comme des chats dans un arbre, l’oreille dressée, les yeux mi-clos.

Mais cette poursuite portait la marque de Pettifer. Elle en avait assez appris sur lui pour reconnaître sa prudence et son astuce. Ils finiraient par s’attaquer directement à elle, non pas quand elle serait prête, mais au moment qui leur conviendrait le mieux à eux, ou peut-être même pas, au moment qui lui conviendrait le mieux à lui : elle ne voyait jamais son visage, mais c’était comme si Titus était personnellement sur leurs talons.

Mon Dieu, je suis en danger de mort, et ça m’est égal !

Il était inutile, ce pouvoir sur la chair, s’il n’avait pas de but. Elle l’avait utilisé pour ses propres raisons mesquines, pour le plaisir de l’excitation et par pure colère. Mais ces démonstrations ne l’avaient pas rapprochée des autres : elles n’avaient réussi qu’à la faire passer pour un monstre à leurs yeux.

Parfois elle pensait à Vassi et se demandait où il était, ce qu’il faisait. Ce n’était pas un homme fort, mais il avait une petite passion en son âme. Plus que Ben, plus que Pettifer, et certainement plus que Lyndon. Et elle se souvenait avec tendresse qu’il était le seul homme qu’elle ait connu à l’appeler Jacqueline. Tous les autres avaient fabriqué des versions corrompues et peu engageantes de son nom : Jackie, ou J., ou bien encore – et ces syllabes de Ben l’irritaient au plus haut point – Ju-Ju. Seul, Vassi l’avait appelée Jacqueline, tout bêtement, tout simplement, acceptant, de cette façon formelle, sa totalité, son unité. Et quand elle pensait à lui et essayait de s’imaginer comment il pourrait lui revenir, elle avait peur pour lui.

Le témoignage de Vassi (deuxième partie)

Je l’ai naturellement recherchée. Ce n’est que lorsque vous avez perdu quelqu’un que vous comprenez combien l’expression « le monde est petit » est stupide. Il ne l’est pas. Il est vaste, dévorant, surtout quand vous êtes seul.

Quand j’étais avocat, enfermé dans cette coterie incestueuse, je voyais tous les jours les mêmes visages. Ceux avec qui j’échangeais quelques mots, ceux qui n’avaient droit qu’à un sourire, et ceux qui devaient se contenter d’un signe de tête. Nous appartenions, même si nous étions adversaires à la barre, au même cercle complaisant. Nous mangions aux mêmes tables, buvions coude à coude. Nous partagions aussi nos maîtresses, même si nous ne le savions pas toujours sur le moment. Les circonstances étant ce qu’elles sont, vous ne doutez pas que le monde ne vous veut pas de mal. Bien sûr, vous vieillissez, mais les autres aussi. Vous croyez même, prétentieux que vous êtes, que les années vous rendent plus sage. La vie est supportable, et les sueurs froides de trois heures du matin se font moins fréquentes au fur et à mesure que votre compte en banque grossit.

Mais penser que le monde est inoffensif, c’est se mentir, c’est croire à de prétendues certitudes qui ne sont en fait que des illusions partagées.

Quand elle partit, toutes les illusions s’évanouirent, et tous les mensonges sur lesquels j’avais opiniâtrement vécu me sautèrent au visage.

Le monde n’est pas petit, lorsqu’il n’y a qu’un visage sur lequel vous supportez de poser les yeux, et que ce visage est perdu quelque part dans un maelstrôm. Le monde n’est pas petit, quand les quelques souvenirs vitaux de l’objet de votre affection courent le risque d’être piétinés par les milliers de moments qui vous assaillent chaque jour comme des enfants qui s’accrochent à vous pour exiger que vous ne vous intéressiez qu’à eux.

J’étais un homme brisé.

Je me retrouvais (c’est l’expression qui convient) endormi dans de petites chambres d’hôtels minables, buvant plus souvent que je ne mangeais, écrivant souvent son nom, comme une obsession, l’écrivant et le récrivant toujours, sur les murs, sur l’oreiller, sur ma paume. Je déchirai la peau de ma main avec mon stylo, et l’encre l’infecta. J’en porte encore les marques. Je les regarde à l’instant. Elles disent Jacqueline. Jacqueline.

Et puis un jour, tout à fait par hasard, je la vis. Cela fait un peu mélodramatique, mais je pensai que j’allais mourir à l’instant. Je l’imaginais depuis si longtemps, je restais tellement en alerte dans l’espoir de la revoir que, lorsque cela arriva, je me sentis défaillir, et je vomis au milieu de la rue. Ce n’est guère une scène de retrouvailles classique. L’amant qui, en revoyant sa bien-aimée, rend sur sa chemise. Mais il faut dire que rien de ce qui est arrivé entre Jacqueline et moi n’a jamais été tout à fait normal. Ni naturel.

Je la suivis, ce qui fut difficile. Il y avait beaucoup de monde, et elle marchait vite. Je ne savais pas si je devais l’appeler ou non. Je décidai que non. Qu’aurait-elle fait de toute façon en voyant ce fou mal rasé tituber vers elle en criant son nom ? Elle se serait probablement enfuie. Ou pire, elle aurait envoyé sa volonté extirper mon cœur de ma poitrine et m’aurait délivré de ma misère avant que je n’aie pu révéler au monde qui elle était.

Je restai donc silencieux et me contentai de la suivre à distance jusqu’à ce que je pensai être son appartement. Et je restai là, ou tout près, les deux jours et demi qui suivirent, ne sachant pas vraiment quoi faire. C’était un dilemme ridicule. Après l’avoir cherchée aussi longtemps, maintenant qu’elle était à portée de voix, à portée de main, je n’osais pas l’approcher.

Peut-être craignais-je la mort. Et pourtant, me voilà, attendant dans cette pièce à Amsterdam, écrivant mon témoignage avant que Koos ne vienne m’apporter sa clé. Et maintenant je ne crains pas la mort. Ou bien était-ce ma vanité qui m’empêchait de l’approcher ? Je ne voulais pas qu’elle me voie abattu et désespéré ; je voulais venir à elle tout propre, comme un prince charmant.

Tandis que je guettais, ils vinrent la chercher.

Je ne sais pas qui ils étaient. Deux hommes habillés normalement. Je ne crois pas qu’il s’agissait de policiers : ils étaient trop nets, je dirais même trop cultivés. Et elle ne résista pas. Elle partit en souriant, comme si elle allait à l’Opéra.

Dès que j’en eus l’occasion, je revins à son immeuble un peu mieux habillé, appris du portier quel était son appartement, et y entrai. Elle avalait vécu simplement. Dans un coin de la pièce elle avait mis une table où elle écrivait ses mémoires. Je m’assis, je lus et j’emportai les feuillets avec moi. Elle n’avait pas dépassé les sept premières années de sa vie. Je me demandai, toujours par vanité, si j’aurais figuré dans son livre. Probablement pas.

Je pris aussi certains de ses vêtements ; seulement ceux qu’elle avait portés quand je l’avais connue. Et rien d’intime : je ne suis pas fétichiste. Je n’avais pas l’intention de rentrer chez moi et d’enfouir mon visage dans l’odeur de ses sous-vêtements. Mais je voulais un souvenir d’elle, quelque chose dont je pourrais l’imaginer vêtue… bien que je n’aie jamais connu un être mieux apte à ne s’habiller que de sa propre peau.

Je la perdis donc une seconde fois, et davantage à cause de ma lâcheté que des circonstances.

Pendant quatre semaines, Pettifer n’approcha pas de la maison où ils gardaient Mme Ess. On lui donnait presque tout ce qu’elle demandait, hormis sa liberté, et elle ne la demanda que de façon tout à fait abstraite. Elle n’avait pas envie de s’enfuir, bien qu’elle eût pu le faire facilement. Une fois ou deux, elle se demanda si Titus avait dit ce dont elle était précisément capable aux deux hommes et à la femme qui la gardaient prisonnière dans la maison. Elle ne le pensait pas. Ils la traitaient comme si elle n’était qu’une femme sur laquelle Titus avait jeté les yeux, qu’il avait désirée. Ils la lui avaient amenée pour le lit, tout simplement.

Disposant d’une chambre pour elle et d’autant de papier qu’elle le désirait, elle recommença à écrire ses mémoires, depuis le début.

On était à la fin de l’été, et les nuits fraîchissaient. Parfois, pour se réchauffer, elle s’allongeait sur le sol (elle avait demandé qu’on enlève le lit) et ordonnait à son corps de se rider comme la surface d’un lac. Son corps, sans sexe, redevenait un mystère pour elle, et elle comprit pour la première fois que l’amour physique avait été une exploration des régions les plus intimes et pourtant les plus inconnues de son être : sa chair. Elle s’était mieux comprise elle-même dans les bras d’un autre ; elle n’avait vu clairement sa propre substance que lorsque les lèvres d’un autre s’y posaient, avec adoration et douceur. Elle repensa à Vassi ; et le lac, à la pensée de cet homme, fut soulevé comme par une tempête. Ses seins s’élevèrent en montagnes tourmentées, son ventre fut le creuset de marées extraordinaires, des courants passèrent et repassèrent sur son visage mouvant, léchant sa bouche et laissant leur marque comme des vagues sur le sable. Comme dans ses souvenirs elle était fluide, tandis qu’elle se rappelait Vassi, elle se liquéfiait.

Elle songea aux rares moments où elle avait été en paix dans sa vie, et l’amour physique, écartant toute ambition et toute vanité, avait toujours précédé ces moments fragiles. Il existait probablement d’autres moyens, mais elle n’avait qu’une expérience limitée. Sa mère lui avait toujours dit que les femmes, plus en accord avec elles-mêmes que les hommes, avaient moins besoin d’être distraites de leurs douleurs. Mais elle n’avait pas du tout trouvé cela vrai. Elle avait trouvé sa vie pleine de douleurs, mais pratiquement vide de moyens pour les adoucir.

Elle abandonna la rédaction de ses mémoires quand elle atteignit la neuvième année. Elle désespéra de parvenir à écrire l’histoire de sa vie à partir du moment où elle vit poindre l’avènement de la puberté. Elle brûla les papiers dans un feu de joie qu’elle alluma au milieu de sa chambre le jour où Pettifer arriva.

Mon Dieu, songea-t-elle, comment cela peut-il être le pouvoir ?

Pettifer avait l’air malade, il avait autant changé physiquement qu’une de ses amies qui était morte du cancer. Rayonnante de santé, elle était apparue au bout d’un mois comme rongée de l’intérieur, dévorée par elle-même. Il n’était plus qu’une ombre d’homme, à la peau grise et brouillée. Seuls ses yeux brillaient, mais des yeux de chien fou.

Il portait des vêtements immaculés, comme pour un mariage.

— J.

— Titus.

— Tu vas bien ? dit-il en la toisant.

— Oui, merci.

— Ils te donnent tout ce que tu demandes ?

— Ce sont des hôtes parfaits.

— Tu n’as pas résisté.

— Résisté ?

— Tu es enfermée ici. Après Lyndon, je m’attendais à un autre massacre d’innocents.

— Lyndon n’était pas innocent, Titus. Ces gens-là le sont. Tu ne leur as rien dit ?

— Je n’ai pas pensé que c’était nécessaire. Est-ce que je peux fermer la porte ?

C’était lui qui la tenait prisonnière, mais il venait comme un émissaire du camp d’un maître plus puissant. Elle aimait la façon dont il se conduisait avec elle, intimidé, mais joyeux. Il ferma la porte et tourna la clé.

— Je t’aime, J. Et j’ai peur de toi. En fait, je pense que je t’aime parce que j’ai peur de toi. Est-ce que c’est une maladie ?

— Je crois.

— Oui, moi aussi.

— Pourquoi as-tu mis autant de temps à venir ?

— Je devais mettre de l’ordre dans mes affaires. Sinon ç’aurait été le chaos. Après mon départ.

— Tu pars ?

Il la regarda, les muscles de son visage déformés par l’appréhension.

— Je l’espère.

— Pour où ?

Elle ne comprenait toujours pas ce qui l’avait amené ici, après avoir réglé ses affaires, demandé pardon à sa femme sans qu’elle le sache, tandis qu’elle dormait, fermé toutes les issues par lesquelles il aurait pu s’échapper, écarté toutes les contradictions.

Et elle ne comprenait toujours pas qu’il était venu mourir.

— J’ai été réduit par toi, J., réduit à rien. Je ne peux aller nulle part. Tu me suis ?

— Non.

— Je ne peux pas vivre sans toi.

Ce cliché était impardonnable. Est-ce qu’il n’aurait pas pu trouver une meilleure manière de le dire ? Elle faillit rire de tant de banalité.

Mais il n’avait pas fini.

— … Et je ne peux certainement pas vivre avec toi, dit-il en changeant brusquement de ton. Parce que tu me révoltes, femme, tout ton être me dégoûte.

— Alors ? demanda-t-elle doucement.

— Alors…

Il redevint tendre, et elle commença à comprendre.

— … tue-moi !

C’était grotesque. Ses yeux luisants étaient rivés sur elle.

— C’est ce que je veux, dit-il. Crois-moi, je ne veux rien d’autre au monde. Tue-moi comme il te plaira. Je partirai sans résister, sans me plaindre.

Elle se souvint de la plaisanterie éculée du masochiste qui dit au sadique : « Fais-moi mal ! Pour l’amour de Dieu, fais-moi mal ! » Et le sadique répond au masochiste : « Non. »

— Et si je refuse ? demanda-t-elle.

— Tu ne peux pas refuser. Je suis méprisable.

— Mais je ne te hais pas, Titus.

— Tu devrais. Je suis faible. Je ne te suis d’aucune utilité. Je ne t’ai rien appris.

— Tu m’as beaucoup appris. Maintenant, je peux me contrôler.

— La mort de Lyndon était contrôlée, n’est-ce pas ?

— Tout à fait.

— Elle m’a paru un peu excessive.

— Il n’a eu que ce qu’il méritait.

— Alors, donne-moi ce que je mérite à mon tour ! Je t’ai enfermée. Je t’ai rejetée quand tu avais besoin de moi. Punis-moi pour tout ça !

— J’ai survécu.

— J. !

Même en ces circonstances dramatiques, il ne pouvait pas l’appeler par son nom.

— Pour l’amour de Dieu ! Je ne te demande que ça. Fais-le en raison de ce que tu ressens : la compassion ou le mépris, ou bien l’amour. Mais fais-le, je t’en prie, fais-le.

— Non.

Il traversa brusquement la pièce et la frappa très fort.

— Lyndon disait que tu étais une putain. Il avait raison. Tu en es une. Tu es bonne pour le caniveau, pas plus.

Il s’éloigna, se retourna et revint pour la frapper à nouveau, plus vite, plus fort ; et il recommença, six ou sept fois, partant et revenant.

Puis il s’arrêta, à bout de souffle.

— Tu veux de l’argent ?

Il marchandait, maintenant. Les coups, puis le marchandage.

Elle le regardait, tordue sous le choc, les yeux embués de larmes qu’elle n’avait pu empêcher de couler.

— Tu veux de l’argent ? répéta-t-il.

— Qu’est-ce que tu crois ?

Il n’entendit pas le sarcasme et commença à éparpiller des billets autour d’elle, par dizaines, comme des offrandes autour de la statue de la Vierge.

— Tout ce que tu voudras, Jacqueline, dit-il.

Dans son ventre, elle sentit quelque chose qui ressemblait à une douleur tandis que naissait l’envie de le tuer, mais elle y résista. Son envie était entre les mains de Titus, devenant l’instrument de sa volonté : elle était impuissante. On l’utilisait encore, comme toujours. Elle avait été élevée comme une vache, pour fournir une certaine quantité de soins à son mari, de lait à ses bébés, de mort aux vieillards. Et, comme d’une vache, on attendait d’elle qu’elle se plie à tout ce qu’on lui demandait, à n’importe quel moment. Eh bien, pas cette fois.

Elle gagna la porte.

— Où vas-tu ?

— Ta mort, c’est ton affaire, pas la mienne, dit-elle en tendant la main vers la clé.

Il courut vers elle avant qu’elle n’ait eu le temps d’ouvrir la porte, et le coup – par sa force et sa précision – fut totalement inattendu.

— Salope ! criait-il en la rouant.

Dans l’estomac de Jacqueline, la chose qui voulait tuer grossit un peu plus.

Il la prit par les cheveux et la traîna au centre de la pièce tout en hurlant des obscénités en un flot intarissable, comme s’il avait ouvert sur elle un barrage retenant des eaux d'egout. Elle se dit que c’était une autre ruse pour obtenir ce qu’il voulait d’elle. Si tu succombes à cette provocation, tu auras perdu : il te manipule. Et les mots l’inondaient toujours, les mêmes mots sales qu’on avait déversés sur des générations de femmes insoumises : putain, hérétique, salope, sorcière, monstre.

Oui, elle l’était.

Oui, songea-t-elle, un monstre, j’en suis un.

Cette pensée rendit tout facile. Elle se retourna. Il sut ce qu’elle voulait faire avant même qu’elle ne le regarde. Il retira ses mains de sa tête. La colère avait gagné la gorge de Jacqueline et sortait d’elle, emplissant l’air qui les séparait.

Il me traite de monstre ; alors je suis un monstre.

Je fais cela pour moi, pas pour lui. Jamais pour lui. Pour moi !

Il retint sa respiration à la seconde où sa volonté le toucha, et les yeux brillants cessèrent de briller pendant un instant, quand le désir de mourir céda le pas au désir de survivre. Trop tard, naturellement, et il rugit. Elle entendit des cris, des pas, une cavalcade dans les escaliers. Ils seraient là d’un instant à l’autre.

— Tu es un animal, dit-elle.

— Non, dit-il, encore certain qu’il dirigeait les opérations.

— Tu n’existes pas, dit-elle en avançant vers lui. Ils ne trouveront jamais le morceau qu’était Titus. Titus est parti. Ce qui reste n’est que…

La douleur fut horrible. Elle arrêta même la voix qui sortait de lui. Était-ce elle qui changeait sa gorge, son palais, sa tête ? Elle désolidarisait les os de son crâne et les réorganisait.

Non, voulait-il dire, ce n’est pas le rituel subtil que j’avais prévu. Je voulais mourir replié en toi. Je voulais m’en aller la bouche collée à la tienne, me refroidir en toi. Je ne voulais pas que ça se passe comme ça.

Non. Non. Non.

Ils étaient à la porte, les hommes qui l’avaient gardée ici, et ils cognaient dessus. Elle n’avait pas peur d’eux, naturellement, mais ils pourraient gâcher son travail avant qu’elle n’y mette la touche finale.

Maintenant, ils se jetaient contre la porte. Le bois éclata : la porte s’ouvrit d’un coup. Les deux hommes étaient armés et ils pointèrent leur pistolet sur elle sans trembler.

— Monsieur Pettifer ? dit le plus jeune.

Sous la table, les yeux de Pettifer luisaient.

— Monsieur Pettifer ? répéta-t-il, oubliant la femme.

Pettifer hocha sa tête monstrueuse. Je vous en prie, ne vous approchez pas de moi, pensa-t-il.

L’homme s’accroupit et regarda sous la table l’animal répugnant qui s’y terrait. Sa transformation l’avait couvert de sang, mais il était en vie. Jacqueline avait tué ses nerfs : il n’avait pas mal. Il survivrait simplement, les mains nouées en forme de pattes, les jambes ramenées sur son dos, les genoux cassés lui donnant l’aspect d’un crabe à quatre pinces, le cerveau à l’air, les yeux sans paupières, la mâchoire inférieure cassée lui couvrant la mâchoire supérieure comme chez un bulldog, les oreilles arrachées, la colonne vertébrale cassée net, l’homme mué en un autre état.

« Tu es un animal », avait-elle dit. Ce n’était pas un mauvais spécimen de bestialité.

L’homme au pistolet s’étrangla en reconnaissant des fragments de son maître. Il se leva, le menton luisant, et regarda la femme.

Jacqueline haussa les épaules.

— C’est vous qui avez fait ça ? demanda-t-il, la terreur le disputant au dégoût.

Elle confirma d’un signe de la tête.

— Viens, Titus, dit-elle en claquant des doigts.

La bête hocha la tête en sanglotant.

— Viens, Titus, répéta-t-elle plus énergiquement.

Et Titus Pettifer rampa hors de sa cachette, laissant derrière lui une trace de sac de viande percé.

L’homme tira instinctivement sur les restes de Pettifer. N’importe quoi, n’importe quoi pour empêcher cette créature dégoûtante de l’approcher.

Titus recula en titubant de deux pas sur ses pattes sanglantes, se secoua comme s’il voulait déloger la mort insinuée en lui, puis, dans un dernier geste désordonné, il mourut.

— Content ? demanda-t-elle.

L’homme leva les yeux du corps exécuté. Le pouvoir lui parlait-il ? Non. Jacqueline regardait le corps de Pettifer, et c’était à lui qu’elle posait la question.

Content ?

L’homme lâcha son arme. L’autre homme en fit autant.

— Comment est-ce arrivé ? demanda le plus âgé depuis la porte.

Une question simple, une question d’enfant.

— Il me l’a demandé, dit Jacqueline. C’était tout ce que je pouvais lui donner.

L’homme hocha la tête et tomba à genoux.

Le témoignage de Vassi (dernière partie)

Le hasard a joué, par l’ampleur de ses manifestations, un rôle inquiétant dans mon idylle avec Jacqueline Ess. Il m’a semblé parfois que j’étais soumis à tous les courants qui déferlent sur le monde, retourné par le plus infime claquement de doigts. À d’autres moments, j’ai cru qu’elle gouvernait ma vie, comme celle de centaines, de milliers d’autres, organisant les rencontres de hasard, chorégraphiant mes victoires et mes défaites, m’escortant, aveuglément, vers ces dernières retrouvailles.

Je l’ai trouvée sans savoir que je l’avais trouvée, et c’est toute l’ironie de l’affaire. J’avais retracé sa piste jusqu’à une maison dans le Surrey, une maison où, un an plus tôt, avait eu lieu un meurtre. Un certain Titus Pettifer, un milliardaire, avait été abattu par l’un de ses gardes du corps. Dans la pièce du meurtre, à l’étage, tout était calme. Si elle y était venue, on en avait fait disparaître toute trace. Mais la maison, maintenant presque en ruine, était couverte de toutes sortes de graffitis ; sur le plâtre taché de la pièce, quelqu’un avait dessiné une femme. C’était une caricature obscène, le sexe béant lançant quelque chose comme des éclairs. Et à ses pieds se traînait un être d’espèce indéterminée. Peut-être un crabe, ou un chien, ou même un homme. Quoi qu’il fût, il n’avait aucun pouvoir sur lui-même. Il était accroupi dans la lumière de la présence létale de cette femme et pouvait considérer qu’il comptait parmi les heureux. Quand je vis cette créature ratatinée levant les yeux vers une madone brûlante, je sus immédiatement que c’était un portrait de Jacqueline.

Je ne sais pas combien de temps je restai à étudier le graffiti, mais je fus interrompu par un homme qui semblait dans un état pire que le mien. Une barbe qui n’avait été ni taillée ni lavée, une silhouette tellement décharnée qu’on se demandait comment l’homme tenait debout, et une odeur qui aurait honoré un putois.

Je ne sus jamais son nom ; il était, me dit-il, l’auteur de l’image sur le mur. Je n’eus pas de peine à le croire. Son désespoir, sa faim, sa confusion mentale étaient les marques d’un homme qui avait vu Jacqueline.

Si je fus un peu brutal dans mon interrogatoire, je suis sûr qu’il me pardonna. C’était un fardeau dont il se déchargeait en racontant tout ce qu’il avait vu le jour où Pettifer avait été tué, et en sachant que je le croyais. Il me dit que l’autre garde du corps, celui qui avait tiré sur Pettifer, s’était suicidé en prison.

Sa vie, me confia-t-il ne signifiait plus rien. Elle l’avait détruit. Je lui prodiguai tout le réconfort dont j’étais capable ; je lui dis qu’elle n’avait pas voulu faire de mal, et qu’il ne devait pas craindre qu’elle revienne pour lui. À ces paroles, il pleura, davantage, je crois, parce qu’il se sentait perdu que parce qu’il se sentait soulagé.

Finalement, je lui demandai s’il savait où Jacqueline se trouvait maintenant. Je crois que j’avais gardé cette question pour la fin, bien que ç’eût été le but le plus immédiat de mon interrogatoire, parce que je n’osais pas espérer qu’il le sût. Mais bon sang, il le savait ! Elle n’avait pas quitté immédiatement la maison après la mort de Pettifer. Elle s’était assise calmement avec cet homme et ils avaient parlé de ses enfants, de son tailleur, de sa voiture. Elle lui avait demandé comment était sa mère, et il lui avait dit que sa mère était une prostituée. Avait-elle été heureuse ? avait demandé Jacqueline. Il avait répondu qu’il ne savait pas. Est-ce qu’elle pleurait parfois ? avait-elle demandé. Il dit qu’il ne l’avait jamais vue ni rire ni pleurer de toute sa vie. Elle avait hoché la tête et l’avait remercié.

Plus tard, avant son suicide, l’autre homme lui avait dit que Jacqueline était partie à Amsterdam. Il en avait eu la confirmation d’un homme appelé Koos. Alors, le cercle commence à se refermer, non ?

Je suis resté sept semaines à Amsterdam sans trouver le moindre indice de l’endroit où elle pouvait se trouver, jusqu’à hier soir. Sept semaines de célibat, ce qui est très inhabituel pour moi. La frustration me rendait apathique, je me dirigeai vers le quartier chaud pour trouver une femme. Elles attendent là, vous savez, derrière les fenêtres, comme des mannequins, à côté de lampes munies d’abat-jour à franges roses. Certaines ont des chiens miniatures sur les genoux. D’autres lisent. La plupart regardent dans la rue, comme hypnotisées.

Aucun visage ne m’attira. Elles avaient toutes l’air sans joie, sans lumière, tellement différentes d’elle. Et pourtant je ne me décidais pas à partir. J’étais comme un gamin obèse dans une confiserie, trop nauséeux pour acheter, trop glouton pour sortir.

Vers le milieu de la nuit, un jeune homme dans la foule m’adressa la parole. De plus près je constatai qu’il n’était pas jeune du tout, mais très maquillé. Il n’avait pas de sourcils, mais seulement des traits de crayon sur sa peau luisante. Un amas d’anneaux d’or à son lobe d’oreille gauche, une pêche entamée dans sa main gantée de blanc, des sandales d’où émergeaient des ongles vernis. Il s’empara impérieusement de ma manche.

Je dus grimacer devant son aspect repoussant, mais il n’eut pas l’air gêné par mon mépris.

— Vous semblez un homme avisé, dit-il.

Je n’en avais pas l’air du tout.

— Vous devez vous tromper, répondis-je.

— Non, répliqua-t-il, je ne me trompe pas. Vous êtes Oliver Vassi.

Sur l’instant, absurdement, je pensai qu’il avait l’intention de me tuer. Je tentai de me dégager, mais il me tenait trop fermement.

— Vous voulez une femme, dit-il.

Est-ce que j’ai hésité suffisamment longtemps pour qu’il comprenne que c’était vrai alors que je disais que non ?

— J’ai une femme différente de toutes les autres, continua-t-il, un vrai miracle. Je sais que vous aurez envie d’elle.

Qu’est-ce qui me fit comprendre qu’il s’agissait de Jacqueline ? Peut-être le fait qu’il m’ait repéré dans la foule, comme si elle se trouvait derrière une fenêtre quelque part, ordonnant qu’on lui amène ses admirateurs comme un convive choisit son homard dans un aquarium.

Peut-être aussi à cause de la façon dont ses yeux brillaient, rencontrant les miens sans peur, parce que la peur, comme l’extase, il ne la ressentait qu’en présence d’une seule créature sur cette terre cruelle. Est-ce que je ne me retrouvais pas dans son regard dangereux ? Il connaissait Jacqueline, je n’avais aucun doute à ce sujet.

Il sut que j’étais accroché, parce que, malgré mon hésitation, il se détourna et haussa les épaules comme pour dire : vous avez raté la chance de votre vie.

— Où est-elle ? demandai-je en saisissant son bras décharné.

Il baissa la tête et je le suivis à l’écart de la foule, soudain aussi abruti qu’un idiot. La rue se vidait au fur et à mesure que nous avancions ; les lampes rouges cédaient la place à l’obscurité, de plus en plus noire. Si je ne lui ai pas demandé dix fois où nous allions, je ne le lui ai pas demandé une ; il avait décidé de ne pas parler avant que nous n’arrivions à la petite porte d’une maison étroite dans une ruelle mince comme le fil d’un rasoir.

— Nous y sommes, annonça-t-il alors, comme si ce bouge était le château de Versailles.

Au deuxième étage de la maison vide, se trouvait une pièce fermée par une porte noire contre laquelle il me poussa. Elle était fermée à clé.

— Regardez, elle est à l’intérieur.

— C’est fermé, répliquai-je.

Mon cœur était près d’éclater ; elle était tout près, je n’en doutais pas. Je savais qu’elle était tout près.

— Regardez, répéta-t-il en montrant un petit trou dans la porte.

Je dévorai de l’œil la lumière qui y passait, pressant mon esprit vers elle à travers le petit orifice.

La pièce sordide était vide, hormis un matelas et Jacqueline. Elle était allongée, membres écartés, ses poignets et ses chevilles attachés à des piquets de bois fixés au parquet aux quatre coins du matelas.

— Qui a fait ça ? demandai-je sans détacher les yeux de sa nudité.

— C’est elle qui l’a demandé, répondit-il. C’est ce qu’elle veut. Elle l’a demandé.

Elle avait entendu ma voix ; elle redressa péniblement la tête et regarda la porte. Quand elle me regarda, mes cheveux se dressèrent sur ma tête, je le jure, pour me souhaiter la bienvenue, et ondulèrent à son commandement.

— Oliver ! dit-elle.

— Jacqueline.

Je pressai le mot contre le bois avec un baiser.

Elle bouillait, son sexe épilé s’ouvrant et se fermant comme une plante exquise, pourpre, lilas et rose.

— Laissez-moi entrer ! dis-je à Koos.

— Vous ne survivrez pas à une nuit avec elle.

— Laissez-moi entrer !

— Elle est chère, prévint-il.

— Combien voulez-vous ?

— Tout ce que vous avez. Jusqu’à votre chemise. Votre argent, vos bijoux ; alors elle sera à vous.

J’aurais voulu enfoncer la porte ou briser ses doigts tachés de nicotine un à un jusqu’à ce qu’il me donne la clé. Et il comprit ce que je pensais.

— La clé est cachée, dit-il, et la porte est solide. Il faut payer, monsieur Vassi. Vous voulez payer.

C’était vrai. Je voulais payer.

— Vous voulez me donner tout ce que vous avez jamais possédé, tout ce que vous avez jamais été. Vous voulez aller vers elle et que rien ne vous rappelle plus dans le monde. Je le sais. C’est ainsi qu’ils vont tous vers elle.

— Tous ? Y en a-t-il eu beaucoup ?

— Elle est insatiable, dit-il sans joie.

Ce n’était pas de la fanfaronnade de maquereau : c’était sa douleur, je le voyais bien.

— Je passe mon temps à lui en trouver d’autres, et à les enterrer.

Les enterrer.

C’est cela, j’imagine, le rôle de Koos ; il se débarrasse des morts. Et après ce soir, il posera ses mains aux ongles vernis sur moi ; il viendra m’arracher à elle quand je serai sec et inutile pour elle, et il trouvera je ne sais quelle fosse, quel canal, quel brasier pour m’y perdre. Cette pensée ne me sied pas particulièrement.

Et pourtant je suis là avec, sur la table, tout l’argent que j’ai pu rassembler en vendant les quelques objets qui me restaient. J’ai perdu ma dignité, ma vie est suspendue à un fil, et j’attends le maquereau et la clé.

La nuit est déjà avancée, et il est en retard. Mais je crois qu’il viendra. Pas pour l’argent – il a sans doute peu de besoins à part l’héroïne et le mascara. Il viendra parce qu’elle l’exige et qu’il est tout aussi envoûté par elle que je le suis. Oh, il viendra. Bien sûr qu’il viendra.

Bon, je crois que ça suffit.

Voici donc mon témoignage. Je n’ai plus le temps de le relire. J’entends ses pas dans l’escalier (il boite) et je dois le suivre. Je laisse ces pages à quiconque les trouvera pour qu’il en use comme bon lui semblera. Au matin, je serai mort, et heureux. Croyez-le.

Mon Dieu, pensa-t-elle, Koos m’a roulée.

Vassi était derrière la porte, elle avait senti sa chair avec son esprit, et elle l’avait embrassée. Mais Koos ne l’avait pas laissé entrer, en dépit de ses ordres. Contrairement à tous les autres hommes, Vassi devait pouvoir la rejoindre librement, Koos le savait. Mais il l’avait roulée, exactement comme ils l’avaient tous roulée, sauf Vassi. Avec lui (peut-être) c’était de l’amour.

Elle resta allongée sur le lit toute la nuit, sans jamais dormir. Elle ne dormait plus maintenant que quelques minutes d’affilée, et seulement quand Koos la surveillait. Elle s’était fait mal dans son sommeil, se mutilant sans le savoir, se réveillant en sang et hurlant tandis que des aiguilles faites de sa propre peau et de ses propres muscles sortaient de ses membres, comme un cactus de chair.

Il faisait à nouveau sombre, à son avis, mais il ne lui était pas facile de s’en assurer. Dans cette pièce aux lourds rideaux tirés, éclairée en permanence par une ampoule nue, c’était perpétuellement le jour pour les sens, et perpétuellement la nuit pour l’âme. Elle restait allongée, le dos et les fesses déchirés d’escarres, écoutant les bruits lointains de la rue, s’assoupissant parfois un moment, mangeant de temps à autre dans la main de Koos, se faisant laver et nettoyer, se laissant utiliser.

Une clé fit jouer la serrure. Elle se redressa sur le matelas pour voir qui c’était. La porte s’ouvrait… s’ouvrait… elle était ouverte.

Vassi. Ô mon Dieu, enfin Vassi ! Il traversait la pièce pour s’approcher d’elle.

Faites que ce ne soit pas encore un souvenir ! Je vous en prie, Seigneur, faites que ce soit lui cette fois, vraiment lui en chair et en os.

— Jacqueline.

Il avait dit le nom de sa chair, le nom tout entier.

— Jacqueline.

C’était lui.

Derrière lui, Koos regardait entre ses jambes, fasciné par la danse de ses lèvres.

— Koos… dit-elle en essayant de sourire.

— Je l’ai amené, dit-il en souriant mais sans quitter son sexe des yeux.

— Une journée, murmura-t-elle. J’ai attendu toute une journée, Koos. Tu m’as fait attendre…

— Qu’est-ce qu’une journée pour toi ? dit-il en souriant toujours.

Elle n’avait plus besoin du maquereau, mais il ne le savait pas. Dans son innocence, il avait pensé que Vassi n’était qu’un des hommes qu’elle avait séduits en chemin ; un homme qui serait saigné à blanc et dont il devrait se débarrasser comme des autres. Koos croyait qu’on aurait besoin de lui demain, et c’est pourquoi il jouait son jeu fatal avec si peu de malice.

— Ferme la porte, lui suggéra-t-elle. Reste si tu veux.

— Rester ? dit-il avec un regard concupiscent. Tu veux dire regarder ?

Il regardait de toute façon. Elle savait qu’il regardait par ce trou qu’il avait ménagé dans la porte ; parfois elle l’entendait haleter. Mais cette fois, qu’il reste pour toujours.

Il retira doucement la clé de l’extérieur de la porte, la ferma, glissa la clé à l’intérieur et la tourna. La serrure n’avait pas encore fini de jouer qu’elle le tuait, avant même qu’il ait pu se retourner et la regarder à nouveau. Rien de spectaculaire dans cette exécution : elle se contenta de plonger dans sa petite cage thoracique d’oiseau et d’écraser les poumons. Il s’effondra contre la porte et glissa au sol, le visage frottant le bois.

Vassi ne se retourna même pas pour le voir mourir ; il ne voulait plus voir qu’elle.

Il s’approcha du matelas, s’accroupit et commença de dénouer ses chevilles. La peau était tuméfiée, la corde raide de sang séché. Il défit les nœuds avec beaucoup de précision, trouvant en lui un calme qu’il croyait avoir perdu, une simple satisfaction d’être là enfin, incapable de reculer, sachant qu’il ne pouvait plus maintenant qu’entrer profondément en elle.

Quand ses chevilles furent libres, il passa aux poignets, lui cachant la vue du plafond en se penchant sur elle. Sa voix était douce.

— Pourquoi l’as-tu laissé te faire ça ?

— J’avais peur.

— De quoi ?

— De bouger ; même de vivre. Chaque jour a été une agonie.

— Oui.

Il ne comprenait que trop bien cette incapacité totale à exister.

Elle le sentit près d’elle qui se déshabillait, et qui posait ensuite un baiser sur la peau cireuse de l’estomac du corps qu’elle occupait. Elle était marquée par ses agissements : tendue à l’extrême, elle était restée plissée en tous sens pour toujours.

Il s’allongea près d’elle, et la sensation de son corps contre le sien n’était pas déplaisante.

Elle toucha sa tête. Ses articulations étaient raides, et chaque mouvement douloureux, mais elle voulait attirer son visage vers le sien. Il vint, souriant, croiser son regard, et ils échangèrent des baisers.

Mon Dieu, songea-t-elle, nous sommes ensemble !

À la pensée qu’ils étaient ensemble, sa volonté fut faite chair. Sous ses lèvres, ses traits, se dissolvant, devinrent la mer rouge dont il avait rêvé et, lavant son visage qui se dissolvait aussi, des eaux mêlées faites de pensées et d’os.

Les seins pointus de Jacqueline s’enfoncèrent en lui comme des flèches, tandis que l’érection de Vassi, qu’elle avait affûtée par sa pensée, la tuait en retour. Mêlés dans un flot d’amour, ils se dirent qu’ils s’éteignaient, et c’était vrai.

Dehors, le monde dur continua ses lamentations, le bavardage des acheteurs et des vendeurs se poursuivit toute la nuit. L’indifférence et la fatigue finirent par venir à bout même du marchand le plus avide. À l’intérieur comme à l’extérieur un silence apaisant régnait : c’en était fini des pertes et des gains.