LES DÉMONS DU DÉSERT

Le moteur toussota, suffoqua, et rendit lame. Davidson prit soudain conscience du vent qui balayait la route déserte en l’entendant cingler les fenêtres de sa Mustang. Il essaya de redonner vie au moteur, qui refusa. Exaspéré, Davidson laissa tomber du volant ses mains en sueur et parcourut des yeux le territoire. Dans toutes les directions, du roc chaud, du sable chaud, de l’air chaud. L’Arizona.

Il ouvrit la portière et descendit sur la route de poussière brûlante. Elle s’étendait tout droit, inexorablement, devant lui, derrière lui, jusqu’à l’horizon. En plissant les yeux, il aperçut des montagnes. Mais dès qu’il s’efforça de concentrer son regard sur elles, la brume de chaleur les absorba. Déjà, le soleil s’attaquait au sommet de sa tête, où les cheveux blonds se clairsemaient. Il souleva le capot de la voiture et regarda tristement le moteur, regrettant de ne rien comprendre à la mécanique. Bon Dieu, se dit-il, pourquoi ne sont-ils pas foutus de fabriquer des engins qui ne se détraquent pas ?

C’est alors qu’il entendit la musique.

Si lointaine d’abord, elle aurait pu n’être qu’un sifflement dans ses oreilles. Puis elle se renforça.

Une musique, si l’on veut.

Qu’entendit-il au juste ? C’était un peu comme le vent dans les fils du téléphone. Une vibration venue de nulle part, sans rythme, sans cœur, qui soulevait les poils de sa nuque et les tenait hérissés. Davidson voulut l’ignorer. En vain.

Il releva la tête de dessous le capot et chercha à voir qui produisait ces sons. La route était vide de tous côtés. En fouillant des yeux le désert, il vit pourtant, vers le sud-est, s’étirer de minuscules silhouettes. Elles marchaient, sautillaient, ou dansaient – ligne liquide, au loin, dans la chaleur que dégageait la terre. La procession, si c’en était une, était longue et avançait à travers le désert parallèlement à la route. Les deux trajectoires ne se croiseraient pas.

Davidson replongea dans les entrailles de son véhicule, puis leva de nouveau les yeux vers la ligne de danseurs.

Il avait absolument besoin d’aide.

Il se dirigea vers eux.

Une fois hors de la route, la poussière, que le passage des voitures n’avait pas damée, s’envolait à chaque pas, légère, jusqu’à son visage. Il progressait trop lentement. Il hâta sa marche, mais les silhouettes s’éloignaient toujours. Il se mit donc à courir.

Le bruit de tonnerre que faisait son cœur ne l’empêchait pas d’entendre la musique de plus en plus fort. Impossible de déceler une quelconque mélodie. Les sons de plusieurs instruments s’enflaient ou s’assourdissaient, tour à tour chantonnements et hurlements, sifflements, percussions et rugissements.

La tête de la procession avait déjà disparu, mais les participants à la cérémonie, si c’était une cérémonie, continuaient de défiler. Davidson modifia légèrement sa course dans leur direction, tout en jetant un coup d’œil par-dessus son épaule afin de s’assurer qu’il saurait revenir à son point de départ. Avec un sentiment poignant de solitude, il vit sa voiture, aussi petite qu’un insecte, sur la route, écrasée sous un ciel de plomb.

Il se mit à courir. Au bout d’un quart d’heure environ, il commença à distinguer plus clairement la procession – sans les personnages de tête depuis longtemps hors de vue. Une sorte de carnaval, lui sembla-t-il, bien que la chose parût extraordinaire en ce lieu perdu. Les derniers danseurs étaient bel et bien costumés et masqués, ils portaient des coiffures qui se balançaient très au-dessus de la taille normale d’un être humain. Des plumes de couleurs vives s’agitaient sur les têtes et des serpentins flottaient dans l’air. Quelle que fût la raison de cette célébration, les danseurs vacillaient comme des ivrognes, bondissaient, se tortillaient, parfois à terre, le ventre contre le sable chaud.

Les poumons de Davidson n’en pouvaient plus d’épuisement et, manifestement, il perdait du terrain. La procession avançait trop vite pour que ses forces ou sa volonté lui permettent de la rattraper.

Il s’arrêta, enlaçant ses genoux de ses bras pour soulager son torse douloureux et, par-dessous son front en sueur, regarda échapper ce qui aurait pu être son salut. Puis il rassembla toute l’énergie dont il était capable et hurla :

— Stop !

Il n’obtint pas tout de suite de réponse mais, peu après, à travers la fente de ses yeux, il vit que des formes s’immobilisaient. Il se redressa. Oui, deux personnages le regardaient. Davidson sentit – plus qu’il ne distingua vraiment – leur regard se porter sur lui.

Il marcha à leur rencontre.

Quelques instruments se turent, comme si l’annonce de sa présence s’était répandue. Aucun doute, on l’avait aperçu.

Il marcha plus vite et, malgré la brume de chaleur, les détails de la procession commencèrent à lui apparaître plus clairement.

Il ralentit alors. Son cœur épuisé battait lourdement dans sa poitrine.

— Doux Jésus ! s’exclama-t-il, et pour la première fois depuis trente-six années d’indifférence à Dieu, ces mots exprimaient une véritable prière.

Bien qu’à une distance de quelques centaines de mètres, il ne pouvait se tromper sur ce qu’il voyait. Ses yeux endoloris étaient encore capables de distinguer entre du papier mâché et de la chair, entre une illusion et une réalité, aussi insolite et difforme fût-elle.

Les créatures qui défilaient en dernier, des traînards, des moins-que-rien, étaient des monstres dont l’aspect défiait les cauchemars les plus fous.

L’un d’eux mesurait peut-être cinq ou six mètres. Sa peau, un fourreau armé de piquants, formait des plis qui pendaient sur ses muscles. Sa tête était un cône aux dents découvertes plantées dans des gencives pourpres. Un autre, muni de trois ailes, laissait le triple bout de sa queue battre la poussière avec un enthousiasme de reptile. Un troisième et un quatrième étaient unis en un accouplement monstrueux – ensemble plus répugnant que la somme de ses composants. Sur toute la longueur, sur toute la largeur, cette horreur symbiotique soudait en une union suintante les membres des deux partenaires fichés dans les blessures de l’une et l’autre chair. Les langues des deux têtes, bien qu’étroitement collées, parvenaient à émettre un hurlement discordant.

Davidson recula d’un pas et jeta un rapide coup d’œil à sa voiture, sur la route. Au même moment, une créature noir et rouge poussa un cri aussi aigu qu’un coup de sifflet. Malgré la distance, ce bruit traversa le crâne de Davidson. Il regarda de nouveau la procession.

Le monstre siffleur avait quitté les rangs et labourait le désert de ses pieds griffus en courant vers Davidson. Celui-ci fut pris d’une panique incontrôlable, au point que ses intestins se soulagèrent dans son pantalon.

La créature fonçait vers lui avec la rapidité d’un guépard et grandissait à chaque seconde. Davidson pouvait de mieux en mieux détailler son étrange anatomie : les mains sans pouces, plantées de dents ; la tête avec un seul œil de trois couleurs ; les tendons des épaules et de la poitrine ; et même le sexe en érection (par peur, ou bien – qu’à Dieu ne plaise – par lubricité), un sexe fourchu qui battait contre le ventre.

Davidson poussa un cri presque aussi perçant que le sifflement du monstre, et fit demi-tour.

Sa voiture se trouvait à plus de deux kilomètres, et il savait que, même s’il l’atteignait avant d’être rejoint par le monstre, elle ne lui offrirait aucune protection. À cet instant, il sentit combien la mort était proche, combien elle l’est toujours, et il souhaita comprendre, ne fût-ce que furtivement, ce qu’était cette chose horrible, absurde, qui le poursuivait.

Il la sentit proche, derrière lui. Alors, ses jambes souillées cédèrent. Il s’effondra et se traîna en rampant vers la voiture. Quand il entendit dans son dos un martèlement de pas, il se roula instinctivement en une boule de chair gémissante, et attendit le coup de grâce.

Il attendit le temps de deux battements de cœur.

Trois. Quatre. Rien ne vint.

La voix sifflante, qui avait atteint un niveau insupportable, s’affaiblit quelque peu. Les paumes armées de dents ne touchèrent pas son corps. Avec prudence, et bien que s’attendant à ce que sa tête fût détachée du cou d’une seconde à l’autre, Davidson regarda à travers ses doigts écartés.

La créature s’était éloignée.

Dédaignant peut-être une proie si fragile, elle se dirigeait vers la route.

Davidson sentait sur lui la puanteur des excréments et de la peur. Bizarrement, il eut l’impression d’être un laissé-pour-compte. Au loin, la procession continuait son chemin. Seuls deux ou trois monstres jetaient par-dessus leur épaule des regards inquisiteurs dans sa direction, avant de se fondre dans la poussière.

Le sifflement avait changé de registre. Davidson, toujours à terre, leva timidement la tête. Le bruit était presque hors de portée de ses oreilles – un simple gémissement aigu au niveau de sa nuque endolorie.

Il se leva.

La créature avait grimpé sur le toit de la voiture. La tête, énorme, était renversée en arrière, dans une sorte d’extase, l’œil étincelant, l’érection plus visible que jamais. Après un dernier sifflement à peine perceptible, elle se pencha, fracassa le pare-brise et replia ses mains-mâchoires pour déchirer l’acier comme du simple papier. Son corps tressautait de joie, sa tête bougeait dans tous les sens. Une fois le toit arraché, elle sauta sur la route et lança vers le ciel la plaque de tôle qui retomba ensuite sur le sol poussiéreux. Davidson se demanda un instant comment il pourrait bien remplir le formulaire de l’assurance. Le vandale continuait : portières démolies, moteur volant en éclats, pneus crevés, roues détachées de leurs essieux.

Une odeur d’essence très reconnaissable chatouilla les narines de Davidson. Il l’avait à peine perçue qu’une étincelle jaillit du heurt de deux lambeaux de métal, et qu’une colonne de feu engloutit le monstre et la carcasse de la voiture. Une fumée noire envahit la route.

La créature ne lança aucun appel. Ou, si elle le fit, personne n’aurait pu entendre ses cris de souffrance. Elle tituba hors de cet enfer, la chair en feu, le corps tout entier enflammé. Ses bras s’agitèrent en une vaine tentative pour combattre le brasier, puis elle courut en direction des montagnes. Des flammes sortaient de son dos et l’air se chargea d’effluves de chair calcinée.

Elle ne s’effondra pas malgré ce feu dévorant, et Davidson suivit des yeux sa course éperdue jusqu’à la ligne où la chaleur faisait se confondre la route et le bleu de l’horizon.

Il tomba à genoux. Ses excréments étaient déjà secs le long de ses jambes. Les restes de la voiture brûlaient toujours. La procession avait disparu. On n’entendait plus la musique.

C’est le soleil qui poussa Davidson à regagner la route.

Il avait le regard vide lorsqu’un véhicule s’arrêta et que le conducteur le fit monter.

Josh Packard, le shérif, observait, médusé, les empreintes griffues, à ses pieds. Elles avaient été tracées quelques minutes auparavant dams la rue principale (la seule rue) de Welcome par le liquide sorti de la chair du monstre, qui se solidifiait lentement. Le monstre lui-même s’était écroulé, et venait de rendre son dernier soupir à une dizaine de mètres de la banque. Le train-train habituel de Welcome les achats, les discussions, les « Comment allez-vous ? »-s’était figé. Une ou deux personnes, prises de nausées, avaient dû s’engouffrer dans le hall de l’hôtel. Une odeur de viande grillée épaississait dans la ville l’air pur du désert.

La puanteur rappelait à la fois celle de poissons trop cuits et d’une exhumation. Packard la ressentait comme une offense faite à sa ville, une ville qu’il surveillait, protégeait, et il regardait d’un mauvais œil l’intrusion de cette boule de feu.

H sortit son pistolet et s’avança vers le cadavre. Les flammes s’éteignaient, ayant consumé le meilleur de leur repas. Malgré son état de délabrement, le corps révélait néanmoins une carrure considérable. Ce qui semblait avoir constitué des membres enserrait ce qui paraissait avoir été une tête. Le reste était méconnaissable. Petite consolation pour Packard, bien que, dans cet amas de chair cuite et d’os noircis, il pût reconnaître suffisamment de formes inhumaines pour que son pouls batte plus vite.

Il s’agissait d’un monstre. Pas d’erreur possible.

Une créature vomie par les entrailles de la Terre, indubitablement, sortie de quelque retraite infernale pour participer à une grande nuit de célébration. Son père lui avait raconté que l’événement se produisait environ une fois par génération. Le désert crachait ses démons et les laissait un certain temps vaquer en liberté. Enfant, Packard aimait penser par lui-même et n’avait jamais cru à ces foutaises. Cependant, ce qu’il avait devant lui, n’était-ce pas un démon ?

Bien sûr, c’était un malheur que cette monstruosité soit venue crever dans sa ville, mais Packard en tirait du moins la satisfaction de savoir que ces créatures étaient vulnérables. Il ne se souvenait pas que son père eût jamais mentionné cette possibilité.

Souriant à demi en pensant qu’on pouvait maîtriser l’horreur, Packard s’approcha du cadavre fumant et lui décocha un coup de pied. La foule, restée prudemment sous les porches des maisons, gloussa d’admiration devant un tel acte de bravoure. Le demi-sourire s’élargit. Ce coup de pied lui vaudrait peut-être de trinquer toute la nuit, ou même d’obtenir les faveurs d’une femme.

Avec le regard blasé d’un botteur de démons professionnel, Packard observa les membres repliés sur la tête. Ventre en l’air, le monstre était bien mort. Rengainant son pistolet, Packard se pencha sur le cadavre.

— Va chercher un appareil photo, Jedediah ! dit-il sur un ton qui l’impressionna lui-même.

Son adjoint courut vers le bureau.

— Il faut garder une image de cette beauté, ajouta Packard.

Il s’accroupit et toucha les restes de membres noircis. Ses gants seraient bons à jeter. Petit inconvénient comparé au bien que ce geste ferait à son image publique. Il eut l’impression de sentir physiquement les regards admiratifs concentrés sur lui. Il secoua l’un des membres soudés par le feu à la tête du monstre. Il dut tirer fort pour qu’enfin il se détache avec un bruit mou. Un œil racorni par la chaleur apparut sur la face calcinée.

Avec une expression de dégoût, Packard laissa retomber ce qu’il tenait.

Une seconde s’écoula.

C’est alors que le bras du démon se mit à onduler, si soudainement que Packard n’eut pas le temps de faire un geste. Et puis, terreur suprême, le shérif vit une gueule s’ouvrir dans ce qui devait être la paume de la patte avant et se refermer sur sa main.

Packard gémit. Il perdit l’équilibre et tenta de s’éloigner de la bouche qui déjà mordait son gant. Les dents atteignirent sa main, arrachèrent des doigts. La gueule grinçante déglutit les phalanges et le sang.

Les fesses de Packard glissaient sur le sol souillé et gluant. Il se tortillait pour se libérer. Quelque chose de vivant subsistait dans cette horreur venue du fin fond de la Terre. Packard hurla pour demander grâce. Il parvint à se remettre debout, entraînant avec lui la sordide carcasse.

Un coup de feu retentit, proche des oreilles de Packard. Du sang et du pus l’éclaboussèrent tandis que le membre du monstre était réduit en bouillie au niveau de l’épaule et que l’étau des dents se desserrait. La masse de muscles, décharnée et vorace, tomba à terre, libérant la main de Packard. Il n’avait plus de doigts à la main droite, seulement la moitié du pouce. Des fragments grotesques de phalanges sortaient de sa paume à demi broyée.

Eleanor Kooker abaissa le canon de son fusil et émit un grognement de satisfaction.

— Vous avez une main en moins, déclara-t-elle avec une brutale simplicité.

Packard se rappela, trop tard, une mise en garde de son père : les monstres ne meurent jamais. Et maintenant, il avait sacrifié sa main, si utile pour boire et pour la bagatelle. Une vague de nostalgie l’envahit à l’idée des années perdues où il disposait de ses doigts. En même temps, un voile obscur parsemé de points brillants s’abattit devant ses yeux. La dernière chose qu’il vit avant de s’évanouir et de retomber à terre fut son fidèle adjoint levant son appareil pour photographier la scène.

La cabane située derrière la maison était depuis toujours le refuge de Lucy. Si Eugène revenait ivre de Welcome, ou si une soudaine fureur le prenait parce que le ragoût était froid, Lucy se retirait dans la cabane, où elle pouvait pleurer en paix. Elle n’avait de sa vie eut droit à la moindre pitié. En tout cas pas de la part d’Eugène. Et elle ne disposait que de trop rares et précieux moments pour s’apitoyer sur elle-même.

Ce jour-là, la même vieille source d’irritation mettait Eugène en rage :

L’enfant.

L’enfant de leur amour, élevé avec tant de soin et prénommé comme le frère de Moïse : Aaron, le sacrificateur, le glorifié. Un gentil garçon, le plus joli de toute la région. Cinq ans, et déjà assez charmant et poli pour faire rêver n’importe quelle mère de la côte Est.

Aaron.

La fierté et la joie de Lucy. Un enfant comme on en voit soufflant des bulles de savon dans les livres d’images. Un garçon fait pour danser, capable de séduire le diable en personne.

Et c’était là ce qu’Eugène lui reprochait.

— Ce foutu môme n’est pas plus un garçon que toi, dit-il à Lucy. Il n’est même pas à moitié un garçon. Il ne sera bon qu’à porter des jolies chaussures et à vendre des parfums. Ou bien à faire le prédicateur. Oui, ça lui irait, d’être prédicateur.

Il pointa vers l’enfant sa main aux ongles rongés, au pouce tordu.

— Tu fais honte à ton père.

Aaron croisa son regard.

— Tu m’entends, le môme ?

Et Eugène regarda ailleurs. Les grands yeux de l’enfant lui donnaient mal au cœur. Des yeux de chien plus que des yeux humains.

— Je veux qu’il fiche le camp de la maison.

— Qu’est-ce qu’il a fait ?

— Il n’a pas besoin de faire quelque chose, ça suffit qu’il soit ce qu’il est. On rit de moi, tu sais ça ? On se moque de moi, à cause de lui.

— Personne ne se moque de toi, Eugène.

— Oh, si…

— Pas à cause de l’enfant.

— Tliens donc !

— S’ils se moquent, ce n’est pas de l’enfant. C’est de toi.

— La ferme !

— Ils savent ce que tu es, Eugène. Ils le voient aussi clairement que moi…

— Attention, femme…

— … malade comme une bête, dans la rue, parlant de ce que tu as vu et de ce qui te fait peur.

Il la frappa, comme cela arrivait souvent depuis cinq ans. La première pensée de Lucy fut pour l’enfant.

— Aaron, dit-elle à travers ses larmes causées par les coups, viens avec moi !

— Laisse ce petit salaud tranquille, dit Eugène tout tremblant.

— Aaron !

L’enfant se tenait entre son père et sa mère et ne savait à qui obéir. Il avait l’air si perplexe que les larmes de Lucy redoublèrent.

— Maman, dit très calmement Aaron.

La gravité de son regard exprimait plus que de la perplexité. Avant que Lucy ait pu trouver le moyen de calmer la situation, Eugène saisit l’enfant par les cheveux et l’attira à lui.

— C’est ton père qu’il faut écouter, mon garçon.

— Oui…

— Oui qui ? Je croyais qu’on disait « Oui, père » à son père.

Le visage d’Aaron était plaqué contre la braguette puante des jeans de son père.

— Oui, père.

— Je le garde avec moi, femme. Tu ne l’emmèneras plus jamais dans cette foutue cabane. Il reste avec son père.

Lucy comprit qu’elle avait perdu la bataille. Insister serait faire courir à l’enfant un risque encore plus grand.

— Si tu lui fais mal…

— Je suis son père, femme, ricana Eugène. Eh ! Tu crois que je vais faire du mal à la chair de ma chair ?

L’enfant restait collé au pantalon de son père, dans une position qui frôlait l’obscénité. Lucy connaissait bien son mari : il était sur le point d’exploser d’une manière incontrôlable. Elle ne se souciait pas d’elle-même – elle avait eu sa part de joies –, mais l’enfant était si vulnérable…

— Pourquoi est-ce que tu ne fiches pas le camp, femme ? Le gosse et moi on veut rester seuls. Pas vrai ?

Eugène écarta le visage blafard d’Aaron et répéta avec un sourire grimaçant :

— C’est pas vrai ?

— Si, papa.

— Si, papa ! Ah oui, vraiment ! Papa !

Lucy quitta la maison et se retira dans la pénombre fraîche de la cabane. Elle pria pour Aaron, prénommé comme le frère de Moïse. Aaron le sacrificateur, le glorifié. Elle se demanda combien de temps il pourrait survivre aux brutalités qu’il ne manquerait pas de subir encore et toujours.

Eugène avait déshabillé l’enfant, qui se tenait, tout blanc, devant lui. Aaron n’avait pas peur. Les coups de fouet feraient mal, mais il ne les redoutait pas vraiment.

— Tu es souffreteux, mon garçon, dit Eugène en passant une énorme main sur le ventre de son fils. Faible et souffreteux comme le rejeton le plus malingre d’une portée de cochons. Si j’étais fermier et que tu sois ce porcelet rabougri, tu sais ce que je ferais ?

Il saisit à nouveau le gamin par les cheveux, l’autre main entre les jambes.

— Tu sais ce que je ferais, le môme ?

— Non, papa. Qu’est-ce que tu ferais ?

La main rugueuse du père remonta le long du corps d’Aaron, et sa voix émit le son tranchant d’une lame.

— Eh bien, je te découperais en morceaux et je les donnerais à manger au reste de la portée. Il n’y a rien que les cochons aiment autant que la viande de porc. Alors, ça te plairait ?

— Non, papa.

— Ça ne te plairait pas ?

— Non merci, papa.

L’expression d’Eugène se durcit.

— Eh bien moi, j’aimerais voir ça, Aaron. J’aimerais voir ce que tu ferais si je t’ouvrais le ventre pour regarder ce qu’il y a dedans.

Il y avait, dans les jeux de son père, une violence nouvelle qu’Aaron ne pouvait comprendre. De nouvelles menaces. Une familiarité plus intime. Bien que très mal à l’aise, l’enfant savait que ce n’était pas lui qui éprouvait une vraie peur, mais son père. Le sort d’Eugène était d’avoir peur, tout comme celui d’Aaron d’observer, et d’attendre, et de souffrir jusqu’à ce que son heure vienne. Il sentait (sans savoir ni comment ni pourquoi) qu’il serait un instrument de la destruction de son père. Et peut-être plus qu’un instrument.

Eugène bouillait de colère. Il fixait l’enfant, ses poings bruns si serrés qu’ils devenaient blancs aux articulations. Aaron représentait sa ruine, en quelque sorte. Il avait mis fin à la bonne vie qui était la leur avant sa naissance, aussi sûrement que s’il les avait abattus d’un coup de fusil. À peine conscient de ce qu’il faisait, Eugène referma les mains autour de la nuque frêle de son fils.

Aaron resta silencieux.

— Je pourrais te tuer, mon garçon.

— Oui, père.

— Qu’est-ce que tu dis de ça ?

— Rien, père.

— Tu devrais dire : merci, père.

— Pourquoi ?

— Pourquoi, mon garçon ? Parce que ta vie ne vaut ; pas une merde de cochon et que je te rendrais service – ce qu’un père aimant doit faire pour son fils.

— Oui, père.

Dans la cabane, derrière la maison, Lucy ne pleurait plus. Cela ne servait à rien. En outre, quelque chose dans le ciel – qu’elle pouvait voir à travers les trous du toit – avait fait remonter en elle des souvenirs et sécher ses larmes. Un certain ciel, d’un bleu pur, éclatant. Eugène ne ferait pas de mal à l’enfant. Il savait ce qu’était Aaron, bien qu’il ne l’eût jamais admis.

Elle se souvenait d’une journée, six ans auparavant, où le ciel avait le même éclat. Entre Eugène et elle, la chaleur égalait presque celle de l’air. Ils ne s’étaient pas quittés des yeux tout au long du jour. En ce temps-là, Eugène était dans la fleur de l’âge. Un homme splendide, au corps rendu massif par le travail, aux jambes si dures qu’elles semblaient de roc lorsque Lucy les caressait. Elle-même était un beau brin de fille. Le plus beau postérieur de la ville de Welcome, ferme et velouté, avec une fente si doucement duvetée qu’Eugène ne pouvait s’empêcher d’embrasser sa femme même à cet endroit secret.

Parfois, il lui donnait du plaisir jour et nuit : dans la maison qu’ils étaient en train de construire, ou dehors, dans le sable, en fin d’après-midi. Le désert leur offrait un bon lit, et ils pouvaient s’étendre sous le vaste ciel sans être dérangés.

Ce jour-là, six ans auparavant, le ciel s’était assombri trop tôt, bien avant le crépuscule. En un instant, il sembla devenir noir, et les amants eurent soudain froid dans leur nudité. Lucy avait vu, par-dessus l’épaule d’Eugène, les formes que le ciel avait prises : d’énormes, de monumentales créatures les observaient. Lui, tout à sa passion, continuait de s’enfoncer en elle, puis de se retirer, d’une manière qu’il savait lui plaire. Et ce, jusqu’au moment où une main couleur de betterave, aussi grande qu’un homme, lui pinça le cou et le tira hors du corps de sa femme. Lucy vit Eugène soulevé en l’air, gigotant comme un lapin et crachant par ses deux orifices extrêmes. En ouvrant les yeux, il vit sa femme, à six mètres au-dessous de lui, nue, étalée comme un papillon. Et tout autour d’elle : des monstres. D’un geste désinvolte, sans méchanceté, Eugène fut projeté au loin, hors du cercle admiratif, hors de la vue de sa femme.

Elle se rappelait si bien l’heure qui suivit ! Comment les monstres l’avaient enlacée, nullement grossiers ni menaçants – avec amour. Même les organes de reproduction avec lesquels ils la pénétrèrent ne lui causèrent aucune douleur (certains étaient pourtant aussi gros que les bras d’Eugène et aussi durs que des os). Combien de ces étrangers la prirent-ils, cet après-midi-là ? Trois ? Quatre ? Cinq ? Mélangeant leurs semences dans son corps et la rendant heureuse par leurs patientes poussées. Quand ils s’éloignèrent et que, de nouveau, le soleil toucha la peau de Lucy, elle éprouva – avec une certaine honte, après réflexion – un sentiment de perte. Comme si elle avait dépassé le zénith de sa vie, comme si le restant de ses jours ne devait plus être qu’une froide descente vers la mort.

Elle se releva enfin et se dirigea vers l’endroit où Eugène gisait, inconscient sur le sable, une jambe cassée lors de sa chute. Elle l’embrassa puis s’accroupit pour uriner. Elle espéra ardemment qu’il naîtrait un fruit de la semence reçue en cette journée d’amour, un témoignage durable de ce qu’avait été sa joie.

Dans la maison, Eugène frappait l’enfant. Saignant du nez, Aaron ne disait rien.

— Parle, le môme !

— Qu’est-ce que je dois dire ?

— Je suis ton père ou non ?

— Oui, père.

— Menteur !

Il frappa encore, sans prévenir. Cette fois, le coup projeta l’enfant à terre. Tandis que de ses petites paumes douces il prenait appui sur le carrelage de la cuisine afin de pouvoir se relever, Aaron sentit quelque chose sous lui. Une musique montait du sol.

— Menteur ! continuait de crier son père.

Aaron savait qu’il allait endurer d’autres coups, souffrir encore et saigner. Mais c’était supportable. La musique constituait une promesse après une longue attente. La promesse que les coups cesseraient une fois pour toutes.

Davidson titubait dans la grand-rue de Welcome. C’est l’après-midi, se dit-il (sa montre s’était arrêtée, peut-être par sympathie). La ville lui parut déserte jusqu’à ce qu’il discerne, à une centaine de mètres, un tas fumant au milieu de la chaussée.

Si une telle réaction était vraiment possible, son sang aurait dû se glacer à cette vue.

Malgré l’éloignement, il reconnut ce qu’était le tas de chair brûlée, et l’horreur lui donna le vertige. Tout avait donc bien eu lieu, après tout. Il fit deux ou trois pas chancelants, luttant pour ne pas s’évanouir. Puis il sentit que des bras solides le soutenaient et, à travers les bruissements qui résonnaient dans sa tête, il entendit qu’on lui adressait des paroles rassurantes. Il ne les comprenait pas bien mais, du moins, elles étaient douces et humaines. Il pouvait se permettre de perdre connaissance. Bref moment de répit, car la vision du monde lui revint, un monde toujours aussi abominable.

On l’avait transporté à l’intérieur d’une maison et couché sur un canapé assez peu confortable. Un visage de femme, celui d’Eleanor Kooker, se penchait au-dessus de Davidson et s’illumina lorsqu’il revint à lui.

— L’homme s’en tirera, dit-elle d’une voix rauque comme le bruit d’un chou que l’on râpe.

Elle se pencha davantage.

— Vous l’avez vue, la chose, n’est-ce pas ?

Davidson approuva d’un signe de tête.

— Ça nous aiderait que vous nous racontiez tout.

Elle emplit généreusement de whisky un verre qu’elle plaça dans la main de Davidson.

— Buvez, ordonna-t-elle, et dites-nous ce que vous savez !

Il but le whisky en deux gorgées. On lui remplit immédiatement son verre. Il dégusta cette fois plus lentement et commença à se sentir mieux.

La pièce était pleine de monde. On aurait dit que tout Welcome se pressait dans le salon d’Eleanor Kooker. Quel public ! Et pour quel récit ! La langue déliée par l’alcool, Davidson raconta son histoire du mieux qu’il put, sans fioritures, comme les mots lui venaient. Eleanor décrivit à son tour les circonstances de l’« accident » causé au shérif par le démolisseur de voitures. Présent dans la pièce, Packard était celui qui avait le plus besoin du réconfort d’un whisky ou de tout autre calmant. Sa main mutilée, si bien bandée, ressemblait plus à l’extrémité d’un gourdin que d’un membre.

— Et ce n’est pas le seul démon dans le coin, déclara-t-il, une fois le récit terminé.

— C’est vous qui le dites, rétorqua Eleanor d’un air peu convaincu.

— Mon père me l’avait dit, continua Packard en contemplant son pansement.

— Alors, il faut agir.

— Agir ? demanda un homme à la figure rébarbative qui s’appuyait contre le chambranle de la cheminée. Qu’est-ce qu’on peut faire contre des bêtes qui bouffent les voitures ?

Eleanor se redressa et lança un regard méprisant au poseur de questions.

— Eh bien, fais-nous profiter de ta sagesse, Lou, dit-elle. Qu’est-ce que tu penses que nous devrions faire ?

— Je crois qu’on devrait courber le dos et attendre que ça passe.

— Je ne suis pas une autruche, protesta Eleanor. Mais si tu as envie de te cacher la tête sous terre, je te prêterai une pelle, Lou. Je creuserai même le trou pour toi.

Rire général. Décontenancé, le cynique se tint coi et se mordilla les ongles.

— On ne peut pas rester assis là à les laisser cavaler partout, dit l’adjoint de Packard entre deux bulles de son chewing-gum.

— Ils allaient vers les montagnes, intervint Davidson. Ils s’éloignaient de Welcome.

— Et alors ? Qu’est-ce qui les empêche de changer d’avis ? coupa Eleanor. Hein ?

Pas de réponse. Quelques hochements de tête.

— Jedediah, dit-elle à son fils, tu es l’adjoint. Qu’est-ce que tu en penses ?

Le jeune homme mâchouillant qui arborait l’insigne de sa fonction rougit un peu et tira sur sa fine moustache. Visiblement, il n’avait aucune solution à proposer. Sans lui laisser le temps de répondre, Eleanor lança :

— Pas besoin d’un dessin. C’est clair comme de l’eau de roche. Vous faites tous dans votre froc à l’idée d’aller dénicher les démons. C’est bien ça ?

Murmures de justification dans la pièce, et encore des hochements de tête.

— Vous avez l’intention de rester plantés là et de laisser les femmes se faire dévorer…

Un mot bien trouvé : « dévorer ». Beaucoup plus impressionnant que « manger ». Eleanor observa une pause pour ménager son effet avant de poursuivre d’une voix sombre :

— … ou pire.

Pire qu’être dévorées ? Miséricorde, qu’est-ce qui pouvait être pire ?

Packard se souleva de son siège avec quelque difficulté, vacilla sur ses jambes et déclara :

— Personne ne sera touché par les démons. On va mettre la main sur ces salopards et on va les lyncher.

Ce cri de guerre laissa impavides les mâles de l’assemblée. Le shérif avait perdu de sa crédibilité depuis sa rencontre avec le monstre.

— La prudence est essentielle au courage, murmura Davidson dans un souffle.

— Tout ça, c’est des conneries, dit Eleanor.

Davidson haussa les épaules et finit ce qui restait de whisky dans son verre. On ne le lui remplit pas. Il pensa tristement qu’il devrait être reconnaissant d’avoir la vie sauve. Mais tout son emploi du temps était fichu. Il fallait qu’il téléphone et loue une voiture. Si nécessaire, il faudrait que quelqu’un vienne le chercher. Le problème de Davidson, ce n’étaient pas les « démons », quels qu’ils fussent. Il lirait peut-être avec intérêt quelques colonnes sur ce sujet dans Newsweek, une fois de retour dans l’Est, quand il se détendrait auprès de Barbara. Tout ce qu’il voulait pour le moment, c’était finir son boulot en Arizona et rentrer à la maison aussi vite que possible.

Packard, cependant, voyait les choses autrement :

— Vous êtes un témoin, dit-il en pointant le doigt vers Davidson et, en tant que shérif de cette communauté, je vous enjoins de rester à Welcome jusqu’à ce que vous ayez répondu de manière satisfaisante à toutes les questions que j’ai à vous poser.

Ce langage officiel semblait incongru de la part d’un être aussi mal dégrossi.

— J’ai un rendez-vous à… tenta d’objecter Davidson.

— Eh bien, interrompit le shérif, vous n’avez qu’à envoyer un télégramme et annuler ce rendez-vous, très distingué monsieur Davidson.

Ce dernier savait que l’homme essayait de marquer des points à ses dépens, de redorer sa réputation en lançant des piques à un gars de l’Est. Il n’en restait pas moins que Packard représentait la loi et qu’on ne pouvait rien y faire. Davidson marqua son assentiment par un hochement de tête, comme s’il acceptait de bonne grâce. Il serait toujours temps de porter plainte contre ce péquenaud, ce Mussolini d’un bled perdu, quand il rentrerait sain et sauf à la maison. Pour l’instant, mieux valait envoyer un télégramme et laisser son travail en suspens.

— Bon, qu’est-ce qu’on fait ? demanda Eleanor à Packard.

Le shérif gonfla ses joues rendues luisantes par l’alcool.

— Nous cillons régler leur compte aux démons.

— Comment ?

— Avec des fusils.

— C’est plus que des fusils qu’il nous faut, s’ils sont aussi grands qu’il le dit…

— Ils le sont, intervint Davidson. Croyez-moi, ils le sont.

Packard ne se laissa pas démonter.

— On emploiera tout le foutu arsenal. Occupe-toi de l’armement lourd, mon garçon, dit-il en agitant la main qui lui restait en direction de Jedediah. Les machins antichars. Les bazookas.

— On a des bazookas ? demanda Lou, le cynique adossé à la cheminée.

Packard esquissa un sourire malicieux.

— Des trucs militaires, dit-il. Des surplus de la Grande Guerre.

Davidson soupira intérieurement. L’homme perdait la boule avec son petit arsenal d’armements périmés – sans doute plus dangereux pour celui qui s’en servirait que pour la cible désignée. Ils allaient tous mourir. Bon Dieu, ils allaient tous mourir !

— Vous avez peut-être perdu vos doigts, dit Eleanor Kooker, enchantée par cette attitude héroïque, mais dans cette pièce vous êtes le seul homme digne de ce nom, Josh Packard.

Le shérif, rayonnant, se gratta distraitement l’entrejambe. Davidson ne put supporter plus long-temps l’atmosphère de virilité va-t-en-guerre qui régnait dans la pièce.

— Écoutez, lança-t-il, je vous ai dit tout ce que je savais. Pourquoi ne continuez-vous pas tout seuls, vous autres ?

— Vous ne vous défilerez pas, dit Packard, si c’est ça que vous mijotez.

— Je voulais seulement dire…

— Nous savons ce que vous voulez dire, mon garçon, et je n’ai pas l’intention de vous écouter. Si je vous vois soulever vos fesses avec l’idée de décamper, je vous attache par les couilles. A supposer que vous en ayez.

Il en serait capable, le salaud, pensa Davidson, même s’il doit le faire d’une seule main. Mieux vaut se laisser porter par le courant et essayer de ne pas afficher un air méprisant. Si Packard tient à aller au-devant des monstres et si son bazooka lui pète à la gueule, c’est son affaire. Laissons-le.

— À en croire le témoin, ils sont toute une tribu, fit calmement remarquer Lou. Comment est-ce qu’on en viendra à bout ?

— Stratégie, dit Packard.

— On ne connaît pas leur position.

— On va les pister, répliqua Packard.

— Ils pourraient vraiment nous foutre dans le pétrin, shérif, observa Jedediah en décollant de sa moustache une bulle de chewing-gum.

— C’est notre territoire, dit Eleanor. Nous l’avons. Nous le gardons.

— Bien dit, man, approuva Jedediah.

— Et s’ils ont disparu, tout simplement ? Et si on ne les retrouve jamais ? insista Lou. On ferait pas mieux de les laisser retourner sous terre ?

— C’est ça, dit Packard. Et on resterait à attendre qu’ils reviennent et dévorent la population féminine.

— Peut-être qu’ils ne nous veulent pas de mal… risqua Lou.

La réponse de Packard fut de lever sa main bandée.

— Ils m’en ont fait, du mal.

C’était incontestable.

Packard poursuivit, la voix rauque d’émotion :

— Avec ou sans aide, je les retrouverai, merde ! Ce qu’il faut, c’est être plus malins qu’eux, les manœuvrer pour que personne ne soit blessé.

Il y a du bon sens dans ce que dit cet homme, pensa Davidson. L’assemblée tout entière semblait impressionnée. On entendait des murmures approbateurs, même du côté de la cheminée.

Packard interpella de nouveau son adjoint :

— Tu vas te remuer un peu, mon garçon. D’abord, tu appelles ce type, Crumb, à Caution, et tu lui dis d’envoyer ses gars ici avec tout ce qu’ils ont de fusils et de grenades. Et s’il te demande pourquoi, tu réponds que le shérif Packard a décrété l’étal d’urgence, qu’il réquisitionne tout ce qui peut se trouver de foutues armes et de bonshommes pour le tenir à quatre-vingts kilomètres à la ronde. Grouille-toi.

L’admiration illuminait à présent la pièce – et Packard en était conscient.

— On va mettre ces salauds en bouillie, dit-il.

Un moment, la rhétorique du shérif fit merveille sur Davidson, à moitié convaincu qu’une solution était possible. Puis il se rappela les détails de la procession, les queues des monstres, leurs dents et le reste. Et de son exaltation il ne resta plus trace.

Ils approchèrent tranquillement de la maison. Non pas en catimini, mais avec une démarche si légère que personne ne les entendit.

A l’intérieur, la colère d’Eugène s’était calmée. Assis, les pieds sur la table, il avait devant lui une bouteille de whisky vide. Le silence dans la pièce était lourd, suffocant.

Aaron, le visage tuméfié, se tenait près de la fenêtre. Il n’eut pas à lever les yeux pour les voir venir, marchant sur le sable en direction de la maison. Leur approche résonnait dans ses veines. Son visage endolori aurait voulu s’éclairer d’un sourire de bienvenue, mais l’enfant réprima cette envie et se contenta d’attendre, prostré dans sa résignation, jusqu’à ce qu’ils soient presque devant la maison. C’est seulement lorsque leurs massives silhouettes réduisirent la lumière qui venait de la fenêtre qu’Aaron se leva – ce qui arracha Eugène à son état de transe.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Aaron, debout au milieu de la pièce, sanglotait doucement à l’idée de ce qui allait se passer. Les doigts écartés comme des rayons de soleil, ses mains tremblaient d’excitation.

— Qu’est-ce qui ne va pas du côté de la fenêtre ?

Aaron entendit la voix de l’un de ses vrais pères couvrir les grommellements d’Eugène. Tel un chien impatient d’accueillir son maître après une longue séparation, l’enfant courut vers la porte et tenta de l’ouvrir avec ses ongles. Elle était verrouillée.

— Qu’est-ce que c’est que tout ce bruit ?

Eugène repoussa son fils et s’acharna maladroitement sur la clé. De l’autre côté de la porte, le vrai père d’Aaron appelait l’enfant. Sa voix, ponctuée de soupirs doux et flûtés, coulait comme le flot d’une rivière. C’était une voix pressante, aimante.

Eugène sembla tout à coup comprendre. Il attrapa l’enfant par les cheveux et l’éloigna de la porte.

Aaron hurla de douleur.

— Papa ! cria-t-il.

Eugène crut que l’appel s’adressait à lui. Mais le vrai père d’Aaron entendit lui aussi le cri de l’enfant. Sa voix se mit à moduler des notes perçantes d’inquiétude.

A l’extérieur de la maison, Lucy suivait cet échange vocal. Elle était sortie de l’abri de la cabane car elle savait ce qui obscurcissait l’éclat du ciel. Elle fut néanmoins ébranlée à la vue des créatures monumentales qui entouraient la maison de toutes parts. L’angoisse la saisit au souvenir des joies éprouvées six ans auparavant. Elles étaient toutes là, ces créatures inoubliables, cette incroyable collection de formes…

Sur des bustes roses normalement proportionnés, des têtes pyramidales formaient comme uno ombrelle de dentelle de chair. Une beauté argentée n’avait pas de tête, mais six bras nacrés surgissaient en cercle autour d’une bouche palpitante et ronronnante. Une autre créature évoquait, sans vraiment bouger, la surface ondulante d’un ruisseau rapide et émettait un son doux et égal. Des êtres trop fantastiques pour être réels, trop réels pour que quiconque refuse d’y croire – des anges du foyer, au seuil de la porte. Une créature tournait la tête, extravagante girouette sur un cou filiforme, une tête bleue comme le ciel à la tombée de la nuit et plantée d’une douzaine d’yeux semblables à autant de soleils. Chez un autre « père », le corps ressemblait à un éventail qui s’ouvrait et se refermait fébrilement. Sa chair orangée vira au rouge quand la voix de l’enfant retentit de nouveau.

— Papa !

À la porte de la maison se tenait la créature dont Lucy se souvenait avec le plus de tendresse. Celle qui l’avait touchée en premier, la première à apaiser ses craintes et à la pénétrer avec une infinie douceur. Dans toute sa hauteur, elle mesurait bien six mètres. Sa tête chauve et puissante aurait pu être celle d’un oiseau peint par un schizophrène. La créature s’accroupit et parla à l’enfant. Son dos nu, large et sombre, luisait de sueur.

Dans la maison, Eugène plaça l’enfant devant lui en guise de bouclier.

— Qu’est-ce que tu sais, mon garçon ?

— Papa ?

— J’ai dit : qu’est-ce que tu sais ?

— Papa !

Il y avait de la jubilation dans la voix d’Aaron. L’attente se terminait.

La façade de la maison fut défoncée de l’extérieur. Un membre pareil à un crochet de chair se glissa sous le linteau et arracha la porte de ses gonds. Des briques volèrent en éclats et retombèrent en pluie. L’air s’emplit de fragments de bois, de poussière. Où une pénombre protectrice avait régné, des cataractes de soleil inondaient les deux formes humaines, comme naines au milieu des décombres.

Eugène essaya d’y voir à travers le voile de poussière. Des mains géantes enlevaient le toit, et le ciel remplaça les poutres. De tous côtés, énormes, des membres, des corps, des faces de bêtes inimaginables. Elles achevaient de démolir sa maison, elles détruisaient les murs restés intacts aussi négligemment que si elles cassaient une bouteille. Il laissa l’enfant s’échapper, sans se rendre vraiment compte de ce qu’il venait de faire.

Aaron courut vers la créature qui se tenait au seuil de la maison en ruine.

— Papa !

Et la créature le prit, comme un père qui vient chercher son enfant à la sortie de l’école, la tête renversée en arrière, en pleine extase. Un bruit soutenu, indescriptible, sortait joyeusement de tout son corps. Les autres visiteurs reprirent cet hymne de célébration. Eugène se boucha les oreilles et tomba à genoux. Son nez s’était mis à saigner dès les premières notes de la monstrueuse musique, et des larmes lui piquaient les yeux. Il n’avait pas peur. Il savait que les créatures ne voulaient pas lui faire de mal. Il pleurait parce que pendant six ans il s’était obstiné à ignorer cette éventualité. Et à présent que les monstres se dressaient devant lui, dans leur mystère et dans leur gloire, il pleurait de ne pas avoir le courage de leur faire face, de savoir ce qu’ils étaient. Trop tard, d’ailleurs. Ils avaient pris l’enfant de force et réduit en ruine sa maison, et sa vie. Indifférents à ses souffrances, ils s’en allaient, chantant leur jubilation, son enfant dans leurs bras pour toujours.

À Welcome et aux alentours, le mot d’ordre était : organisation. Davidson ne pouvait qu’observer, admiratif, la façon dont ces gens follement audacieux tentaient de venir à bout d’une impossible gageure. Ce spectacle le déprimait étrangement. C’était comme regarder un film dans lequel des pionniers se préparent à mettre en commun leurs armes dérisoires et leur foi contre la violence païenne de sauvages. Mais, contrairement à ce qui se passe au cinéma, Davidson connaissait la fin : une inéluctable défaite. Il avait vu les monstres. Des êtres terrifiants. Quelles que soient la justesse de leur cause et la pureté de leur foi, les pionniers se faisaient souvent écraser par les sauvages. On commençait à le montrer même sur les écrans.

Le saignement de nez d’Eugène cessa au bout d’une demi-heure environ. Il n’y prêta pas attention. Il entraînait Lucy, il la tirait vers Welcome. Il ne voulait entendre aucune des explications que cette garce balbutiait indéfiniment. Il avait encore dans la tête les voix pressantes des monstres, et l’appel répété d’Aaron, « Papa ! », auquel avait répondu le destructeur de sa maison.

Eugène se sentait l’objet d’une conspiration bien que, même en se torturant l’imagination, il fût incapable de mettre le doigt sur l’entière vérité.

Aaron était fou – ça, il le savait, et sa femme, sa Lucy au corps épanoui, si belle, et longtemps d’un si grand réconfort, avait en quelque sorte joué un rôle à la fois dans la démence de l’enfant et dans sa peine à lui, Eugène.

Elle avait vendu Aaron. Voilà ce dont il était à moitié certain. D’une manière inavouable, elle avait échangé la vie et la santé mentale du fils unique d’Eugène contre une certaine récompense. Qu’y avait-elle gagné ? Qu’avait-elle reçu en paiement ? Une babiole qu’elle cachait dans sa cabane ? Bon Dieu, elle méritait de souffrir pour ses actes ! Mais avant de la faire souffrir, avant de lui arracher les cheveux et d’enduire de goudron ses seins provocants, il la forcerait à avouer. Pas à lui, mais aux gens de Welcome, aux hommes et aux femmes qui se moquaient de sa démarche d’ivrogne et riaient pendant qu’il pleurait dans sa bière. Tous entendraient, des lèvres mêmes de Lucy, la vérité qui hantait ses cauchemars, et apprendraient, horrifiés, que les démons dont il parlait existaient bel et bien. On le disculperait alors totalement. La ville lui demanderait pardon et l’accueillerait de nouveau dans son sein, tandis que le corps de sa chienne de femme, couvert de goudron et de plumes, se balancerait à un poteau téléphonique, en dehors des limites de la ville.

Ils étaient à trois kilomètres de Welcome lorsque Eugène s’arrêta.

— Il y a quelque chose qui vient de ce côté.

Un tourbillon de poussière. Au centre, une multitude d’yeux brûlants.

Eugène craignit le pire.

— Doux Jésus ! s’exclama-t-il en relâchant sa femme.

Venaient-ils la chercher, elle aussi ? Oui, cela faisait probablement partie du marché qu’elle avait accepté.

— Ils ont pris la ville, dit Eugène.

L’air bruissait de leurs voix. C’était au-delà du supportable.

Ils venaient à leur rencontre, en une horde gémissante. Ils se dirigeaient droit sur lui. Eugène fit demi-tour, abandonnant cette salope. Ils pouvaient l’avoir, à condition de le laisser tranquille. Lucy regardait en souriant le nuage de poussière.

— C’est Packard, dit-elle.

Eugène jeta d’abord un coup d’œil par-dessus son épaule, puis scruta la route. Le nuage de démons se dissipait. Les yeux n’étaient que des phares de voitures. Les voix plaintives, des sirènes. Toute une armée d’automobiles et de motocyclettes en provenance de Welcome. En tête, le véhicule hurlant de Packard.

Eugène resta médusé. Que signifiait tout cela ? Un exode massif ?

Lucy, pour la première fois au cours de ce jour glorieux, sentit un doute lui pincer le cœur.

Le convoi qui approchait ralentit, puis fit halte. La poussière retomba, révélant l’ampleur du commando kamikaze dirigé par Packard : une douzaine de voitures chargées de policiers en armes, et six motocyclettes pareillement équipées. Le gros de la troupe était constitué de citoyens de Welcome – parmi lesquels Eleanor Kooker – farouchement décidés et bien armés.

Packard se pencha hors de sa voiture, cracha, et demanda :

— Des problèmes, Eugène ?

— Je ne suis pas un idiot, Packard.

— Je n’ai pas dit que tu l’étais.

— J’ai vu ces… choses. Lucy vous racontera.

— Je sais, Eugène. Je sais ce que tu as vu. Personne ne dira qu’il n’y a pas de démons dans les collines. C’est foutrement certain. Pourquoi est-ce que tu crois que j’aurais rassemblé ce détachement s’il n’y avait pas de démons ? Foutrement certain, répéta-t-il en souriant à Jedediah qui tenait le volant. Et on va tous les renvoyer dans l’autre monde.

De la banquette arrière de la voiture, Eleanor Kooker se pencha à la fenêtre. Elle fumait un cigare.

— Il semble qu’on te doive des excuses, Gene.

Elle n’en pensait pas moins que l’homme était un poivrot, qu’avoir épousé cette putain au gros cul l’avait achevé, avait fait de lui une vraie loque.

Le visage d’Eugène s’éclaira de satisfaction.

— Il semble bien que oui.

— Montez dans l’une des voitures qui suivent, dit Packard. Toi et Lucy, tous les deux. Et nous allons les faire sortir de leurs trous comme des serpents.

— Ils sont partis en direction des collines, dit Eugène.

— Ah oui ?

— Ils ont pris mon fils. Ils ont démoli ma maison.

— Ils étaient combien ?

— À peu près une douzaine.

Packard fit signe à un policier de céder sa place.

— O.K., Eugène. Vaut mieux que tu montes avec nous. Tu vas leur en faire voir, à ces ordures, hein ?

Eugène se tourna vers l’endroit où il avait laissé Lucy.

— Et je veux qu’elle soit jugée…

Mais Lucy était déjà partie en courant à travers le désert. Elle n’avait plus, au loin, que la taille d’une poupée.

— Elle a quitté la route ! s’écria Eleanor. Elle va mourir !

— Ça serait encore trop bon pour elle, dit Eugène en montant en voiture. Il y a plus de vice dans cette femme que dans le diable lui-même.

— Qu’est-ce que tu veux dire, Gene ?

— Cette femme… elle a vendu mon fils à l’enfer, mon fils unique…

La brume de chaleur avait effacé la silhouette de Lucy.

— … à l’enfer !

— Alors, qu’elle se débrouille, dit Packard. L’enfer la reprendra, tôt ou tard.

Lucy savait qu’ils ne prendraient pas la peine de la poursuivre. Dès l’apparition, dans le nuage de poussière, des phares de voitures, puis des fusils et des casques, elle avait compris qu’il ne lui restait guère de rôle à jouer dans les événements qui se préparaient. Au mieux, elle y assisterait en spectatrice. Au pire, elle mourrait d’un coup de chaleur en traversant le désert et ne connaîtrait jamais l’issue de la bataille. Elle songeait souvent aux créatures qui étaient collectivement le père d’Aaron. Où vivaient-elles ? Et pourquoi avaient-elles choisi, dans leur sagesse, de lui faire l’amour ? Lucy se demandait également si quelqu’un d’autre, à Welcome, était au courant de leur existence. Combien d’yeux humains autres que les siens avaient aperçu ces anatomies secrètes, au fil des ans ? Et, bien évidemment, elle s’était posé la question : y aurait-il un jour un règlement de comptes, une confrontation entre les deux espèces ? Ce jour semblait venu, sans signe annonciateur, et devant un tel enjeu, sa vie comptait pour rien.

Lorsque les véhicules eurent disparu de son champ de vision, Lucy revint en arrière en suivant l’empreinte de ses pas sur le sable. Elle se retrouva sur la route. Il n’existait aucun moyen de reprendre Aaron, elle en était consciente. En un sens, bien que l’ayant porté, elle n’avait été que la gardienne de l’enfant. Il appartenait d’une étrange façon aux créatures qui avaient mêlé en elle leurs semences. Peut-être qu’elle n’avait été qu’une éprouvette dans une expérience de génétique et que les expérimentateurs étaient revenus pour en examiner le résultat : l’enfant. Peut-être les créatures avaient-elles simplement pris son fils par amour. Quelles que fussent les raisons, Lucy souhaitait connaître la fin de l’histoire. Au plus profond d’elle-même, à l’endroit que seuls les monstres avaient touché, elle espérait leur victoire, même s’il devait y avoir de nombreuses victimes au sein de l’espèce qu’elle appelait sienne.

Un grand silence planait sur les contreforts des collines. Les créatures avaient installé Aaron au milieu des rochers et elles l’entouraient, examinant curieusement ses vêtements, ses cheveux, ses yeux, son sourire.

Le soir tombait, mais Aaron ne sentait pas le froid. Le souffle de ses pères était chaud et avait la même odeur, se disait-il, que l’épicerie-quincaillerie de Welcome : un mélange de caramel et de chanvre, de fromage frais et de métal. La peau de l’enfant prenait une teinte fauve dans la lumière du couchant. Au ciel apparaissaient les premières étoiles. Aaron n’était pas plus heureux lorsqu’il tétait le sein de sa mère qu’au milieu de ce cercle de démons.

Arrivé au pied des collines, Packard fit arrêter le convoi. Aurait-il su qui était Napoléon Bonaparte, il se serait certainement senti l’âme de ce conquérant Aurait-il connu la biographie de ce conquérant, il se serait rendu compte qu’il allait vers son Waterloo Mais c’est dans un univers privé de héros qu devaient s’accomplir la vie et la mort de Josh Pa ckard.

Il fit descendre ses hommes de voiture et il se mêla à eux, glissant sa main mutilée dans sa chemise afin d’en alléger le poids. Ce n’était pas la parade la plus exaltante des annales militaires ; parmi les soldats, nombreux étaient ceux dont le teint était d’une pâleur maladive, et aussi nombreux ceux dont les yeux évitaient le regard du chef qui leur donnait des ordres.

— Les gars ! beuglait Packard.

Kooker et Davidson pensèrent tous deux que pour une attaque censée jouer sur la surprise, elle débutait plutôt en fanfare.

— Les gars ! Nous voici arrivés, nous sommes organisés, et Dieu est avec nous. Contre les brutes, l’avantage est déjà de notre côté. Vous comprenez ?

Silence. Regards sinistres. Sueurs froides.

— Je ne veux pas voir un seul d’entre vous tourner les talons et s’enfuir. Parce que celui-là, je l’aurai à l’œil, et c’est en rampant, le dos réduit en bouillie par une balle, qu’il retournera chez lui.

Eleanor pensa applaudir, mais la harangue n’était pas finie.

Et rappelez-vous, les gars – la voix de Packard devint un murmure de conspirateur –, il y a moins de quatre heures, ces démons ont pris Aaron, le fils d’Eugène. Ils l’ont arraché du sein de sa mère alors qu’elle le berçait pour l’endormir. Peu importe à quoi ils ressemblent, ce ne sont que des sauvages. Ils se fichent de ce qu’est une mère ou un enfant, ils se fichent de tout. Alors, quand vous en aurez un en face de vous, imaginez seulement ce que vous auriez ressenti si on vous avait arraché du sein de votre mère.

« Le sein d’une mère. » Il aimait ces mots qui, dans leur simplicité, en disaient plus qu’un long discours. Pour émouvoir ces hommes, l’évocation du sein de leur maman avait plus de force que celle de ses tartes aux pommes.

— Vous n’avez rien à craindre, les gars, si ce n’est d’apparaître comme moins que des hommes.

Belle formule de fin.

Quelqu’un se mit à applaudir, suivi bientôt par lous les autres.

La grosse face rouge de Packard se fendit en un sourire farouche découvrant des dents jaunes. Il retourna à sa voiture.

— À l’assaut ! cria-t-il.

Et le convoi s’engagea dans les collines.

Aaron sentit un changement dans l’atmosphère. Ce n’était pas du froid – les haleines chaudes l’entouraient toujours – mais une altération, une sorte d’intrusion. Fasciné, il observa la façon dont ses pères réagissaient : leur substance brillait de nouvelles couleurs qui exprimaient sérieux et méfiance.

Une ou deux créatures levèrent même la tête comme pour humer l’air.

Il y avait un problème. Quelque chose ou quelqu’un venait, sans y avoir été invité, troubler leurs festivités nocturnes. Les démons savaient reconnaître les signes annonciateurs. Ils ne furent pas pris au dépourvu. N’était-il pas inévitable que les héros de Welcome cherchassent à reprendre l’enfant ? Ces hommes ne croyaient-ils pas – hypothèse pitoyable – que leur espèce était née du besoin qu’avait la Terrede se connaître elle-même et que, passant de mammifère en mammifère, elle s’était épanouie en ce qui constituait désormais l’humanité ?

Rien donc que de naturel à ce qu’ils considèrent les pères comme des ennemis et essayent de les débusquer, de les détruire. Une véritable tragédie. Les pères ne cherchaient que l’unité à travers le mariage, et voilà que leurs enfants faisaient irruption pour gâcher la célébration.

Les hommes étaient donc toujours des hommes. Aaron, peut-être, serait différent, mais il se pourrait que lui aussi retourne un jour dans le monde des humains, oubliant ce qu’il avait appris. Les créatures, ses pères, étaient également les pères des hommes, et l’union de leurs semences dans le corps de Lucy de même nature que celle qui avait fait les premiers mâles. Les femmes existaient de toute éternité. Elles formaient une espèce à part à côté des démons. Mais elles avaient désiré des compagnons et c’est pourquoi elles s’étaient unies avec les démons afin qu’ensemble ils créent l’homme.

Quelle erreur ! Un calcul néfaste aux conséquences cataclysmiques ! Au cours des millénaires, le plus mauvais l’emporta sur le meilleur. Les femmes furent réduites en esclavage, les démons contraints de disparaître sous terre, ne laissant que quelques poignées de survivants prêts à recommencer l’expérience : luire des hommes, comme Aaron, capables de plus de discernement quant à leur origine. C’est seulement si les démons créaient de nouveaux enfants mâles que la race des maîtres pourrait devenir moins cruelle. Les chances étaient certes minimes, même sans ces hommes en colère, leurs gros poings blancs chauffés au contact des armes.

Aaron flaira la présence de Packard et de son beau-père – deux étrangers. Lorsque la nuit s’achèverait, il ne les considérerait, sans passion, que comme des animaux d’une espèce différente. Aaron se sentait plus proche des démons merveilleusement déployés autour de lui, et il était prêt à les protéger, lût-ce au prix de sa vie.

La voiture de Packard menait l’attaque. La vague de véhicules sortit de l’ombre, phares allumés, sirènes hurlantes, et fonça droit sur le lieu de la célébration. Dans quelques voitures, des policiers terrifiés poussèrent spontanément des hurlements de terreur à la vue du spectacle qui s’offrait à eux. Mais le combat était déjà engagé, des coups de feu tirés. Aaron sentit le cercle de ses pères se refermer autour de lui afin de le protéger. La colère et la peur assombrissaient leur chair.

Rien qu’à l’odeur qu’elles dégageaient, Packard comprit d’instinct que ces créatures étaient susceptibles d’avoir peur. Cela faisait partie de son métier de reconnaître la peur, d’en jouer, de l’utiliser contre les scélérats. D’une voix perçante, il lança des ordres dans son microphone et entraîna le convoi vers le cercle de démons. À l’arrière de l’une des voitures Davidson ferma les yeux et adressa une prière à Yahvé, à Bouddha et à Groucho Marx : Accordez-moi la puissance, accordez-moi l’indifférence, accordez moi le sens de l’humour ! Mais rien ne vint lui prêter assistance. Sa vessie glougloutait et sa gorge palpitait d’émotion.

Devant lui, tout à coup, il y eut un crissement de freins. Davidson entrouvrit les yeux – juste une petite fente – et vit une créature entourer de son bras pourpre la voiture de Packard et la projeter en l’air. L’une des portes arrière s’ouvrit et il reconnut Eleanor Kooker qui tombait à quelques mètres sur le sol, suivie d’Eugène. Privées de commandement, les voitures entrèrent frénétiquement en collision dans un nuage de fumée et de poussière qui éclipsa en partie la scène. On pouvait entendre le bruit des pare-brise volant en éclats – des policiers ayant choisi le moyen le plus rapide pour sortir de leur véhicule –, les sons mats des capots qui se heurtaient, des portières qui s’arrachaient, le hurlement d’agonie d’une sirène détraquée, la supplication moribonde d’un policier écrasé.

Toutefois, Packard gardait une voix claire et continuait de distribuer des ordres depuis sa voiture soulevée de plus en plus haut, dont le moteur s’emballait, les roues tournant à vide dans les airs. Le démon secouait le véhicule comme un enfant le ferait d’un jouet, tant et si bien que la portière du conducteur s’ouvrit et que Jedediah tomba à terre au pied du tablier de peau de la créature. Davidson vit la peau envelopper l’adjoint au dos brisé et, lui sembla-t-il, l’absorber dans ses plis. Il pouvait également voir Eleanor Kooker tenter de résister à l’imposant démon qui dévorait ainsi son fils.

— Jedediah, sors de là ! cria-t-elle.

Et elle tira coup après coup dans la tête cylindrique aux traits indéfinissables du monstre dévorant.

Davidson descendit de voiture pour mieux voir. Il traversa un amas de véhicules fracassés et maculés de sang et la scène lui apparut dans toute son ampleur. Les démons se retiraient du champ de bataille, ne laissant pour garder la place que ce monstre des plus extraordinaires. Davidson offrit calmement une prière de gratitude à toutes les divinités qui lui passèrent par la tête. Les démons disparaissaient. Il n’y aurait donc pas de bataille rangée, pas de corps à corps où s’affronteraient mains et tentacules. L’enfant allait sans doute être mangé vivant, ou Dieu sait quel sort serait réservé au petit malheureux. N’était-ce pas Aaron, en effet, qu’il voyait au loin ? N’était-ce pas sa frêle silhouette que, dans leur retraite, les démons portaient haut, comme un trophée ?

Sous les imprécations et les accusations d’Eleanor, les policiers qui n’avaient songé qu’à se protéger commencèrent à sortir de leurs cachettes. Ils entourèrent le seul monstre restant, qui tenait leur Napoléon dans sa poigne gluante. On tira alors salve sur salve dans les plis et replis de ce corps à la tête d’une impartiale géométrie. Le démon, néanmoins, semblait ne s’apercevoir de rien. Après avoir secoué Packard dans sa voiture comme il l’aurait fait d’une grenouille morte dans une boîte de fer-blanc, il s’en désintéressa et laissa tomber son jouet. Une odeur d’essence se répandit dans l’air et souleva l’estomac de Davidson.

— Baissez-vous ! cria une voix.

Une grenade ? Sûrement pas, avec toute cette essence…

Davidson s’aplatit au sol. Un silence soudain. Puis le gémissement d’un homme blessé, quelque part dans ce chaos. Enfin, un bruit sourd qui ébranla la terre : une grenade explosait.

Une voix prononça le nom de Jésus-Christ avec une intonation de victoire.

Jésus-Christ. Au nom de… pour la gloire de…

Le démon était en flammes. Sa fine jupe de peau, trempée d’essence, brûlait. L’un de ses membres avait été arraché par l’explosion, un autre partiellement déchiqueté. Un sang épais, incolore, jaillissait des blessures et des moignons. La créature était visiblement aux prises avec les affres de la crémation. Son corps chancelait et frissonnait tandis que les flammes léchaient déjà sa face vide. Trébuchant, il s’éloigna de ses tortionnaires, sans faire entendre de plainte. Davidson trouvait émoustillant de le voir brûler. Cela lui rappelait le plaisir tout simple qu’il prenait à enfoncer le talon de sa botte au centre d’une méduse – son occupation favorite, l’été, lorsqu’il était enfant. Le Maine… la chaleur d’un après-midi… transpercer des physalies…

On retira Packard des décombres de sa voiture. Dieu, quel homme d’acier ! Il se tint bien droit, appelant ses hommes à poursuivre l’ennemi. Durant cette minute glorieuse, une flammèche se détacha du démon embrasé et atteignit la nappe d’essence sur laquelle se trouvait Packard. Un instant plus tard, l’homme, la voiture et deux des sauveteurs étaient enveloppés dans un tourbillon de feu et de fumée blanche. Aucune chance de survie. Les flammes les absorbèrent. Au cœur de cet enfer, Davidson pouvait voir leurs formes noircies se recroqueviller avant de mourir.

Le corps de Packard n’avait pas encore touché le sol que Davidson entendit la voix d’Eugène, par-dessus le crépitement des flammes :

— Vous voyez ce qu’ils ont fait ? Vous voyez ce qu’ils ont fait ?

La question accusatrice fut accueillie par les hurlements sauvages des policiers.

— Faut les liquider ! cria Eugène. Les liquider !

Lucy entendait le bruit de la bataille, mais elle ne tenta pas d’aller vers les collines. Quelque chose dans la façon dont la lune était suspendue dans le ciel, une certaine senteur de la brise avaient chassé d’elle tout désir de bouger. Épuisée et ravie, elle restait là, dans l’étendue désertique, et contemplait la voûte céleste.

Lorsque enfin elle abaissa les yeux vers l’horizon, elle remarqua deux choses qui d’abord ne suscitèrent pas en elle un grand intérêt : la crasse d’une traînée de fumée et, à la limite de son champ de vision, une file de créatures s’éloignant hâtivement des collines. Soudain, elle se mit à courir.

Il lui vint à l’esprit qu’elle bondissait comme une jeune fille, emportée par ce qui pousserait une jeune fille : aller retrouver son amant.

Dans le désert vide, le rassemblement de démons avait simplement disparu, comme englouti par la terre. Lucy, haletante, se remit pourtant à courir, certaine de revoir une dernière fois son fils et les pères de son fils avant qu’ils ne partent pour toujours. Pourrait-on, après des années d’attente, lui refuser même cela ?

Dans la voiture de tête, Davidson était au volant. Il se soumettait au commandement d’Eugène, avec qui, vu les circonstances, il valait mieux ne pas discuter. À la manière dont il tenait son fusil, on sentait qu’il tirerait d’abord et poserait ses questions ensuite. Les ordres lancés à l’armée décimée qui le suivait consistaient pour les deux tiers en obscénités incohérentes. Ses yeux brillaient d’une lueur hystérique. De la bave coulait de sa bouche. Cet homme hors de lui terrifiait Davidson. Mais il était trop tard pour reculer : son sort restait lié à celui de ce forcené dans l’ultime poursuite, l’apocalyptique entreprise.

— Mais rendez-vous compte, hurlait Eugène pardessus le rugissement du moteur malmené, ces répugnants salauds n’ont même pas de tête !

Il donna à Davidson un coup de crosse sur la cuisse.

— Pourquoi est-ce que tu conduis si lentement ? Tu veux que je te fasse sauter la cervelle ?

— Je ne sais pas où ils sont passés, répliqua Davidson.

Eugène se rendit plus ou moins à l’évidence.

— Bon, ralentis, mec.

Par la fenêtre, Eugène fit signe de ralentir au reste de l’armée.

— Stop ! lança-t-il ensuite à Davidson, qui obéit. Et que tout le monde éteigne les phares !

Une soudaine obscurité. Un soudain silence. Rien à voir ni à entendre, dans aucune direction. Les démons et leur cacophonie semblaient s’être évanouis dans l’air, n’avoir été que chimères.

À mesure que les yeux s’accoutumaient à l’obscurité, le désert devint plus visible car la lune brillait. Eugène descendit de voiture, le fusil prêt à tirer, et fixa le sable comme s’il en attendait une explication.

— Saligauds, dit-il très doucement.

Lucy avait cessé de courir. Elle marchait vers la rangée de voitures. Tout semblait fini, à présent. Ils avaient tous été bernés. La disparition des créatures était une ruse que personne ne pouvait prévoir.

C’est alors qu’elle entendit Aaron.

Elle ne le voyait pas, mais sa voix résonnait, aussi limpide qu’une clochette. Et comme une clochette, elle annonçait le commencement d’une fête. Venez la célébrer avec nous, disait-elle.

Eugène, lui aussi, avait entendu. Finalement, ils ne sont pas loin, se dit-il en souriant.

— Hé ! appelait la voix de l’enfant.

— Où est-ce qu’il est ? Vous le voyez, Davidson ?

Davidson secoua négativement la tête. Puis…

— Attendez, attendez ! Je vois une lumière. Regardez, droit devant nous.

— Je la vois.

Avec des précautions exagérées, Eugène fit signe à Davidson de reprendre sa place au volant.

— On y va, mec. Mais lentement. Et sans les phares.

Davidson approuva. Encore des méduses à écraser. On allait les avoir, ces ordures. Cela ne valait-il pas la peine de courir quelques risques ?

Le convoi s’ébranla de nouveau et progressa à une allure d’escargot.

Lucy se remit à courir. Elle pouvait désormais voir la petite silhouette d’Aaron en haut d’une ravine qui creusait la surface sableuse. C’est dans cette direction que se dirigeaient les voitures.

En les voyant approcher, Aaron n’appela plus, recula et commença à descendre la pente. Inutile d’attendre plus longtemps. Sans aucun doute, il fallait le suivre. Les pieds nus de l’enfant laissaient des empreintes à peine perceptibles sur le sable tandi qu’il fuyait les idioties de ce monde. Dans les ombre de la terre, au bout de la pente, il pouvait voir, s’agitant et lui souriant, ceux qui étaient sa famille.

— Il s’enfonce là-bas, dit Davidson.

— Eh bien, suivons ce petit salaud, répondit Eugène. Il ne sait peut-être même pas ce qu’il fait. Qu’on l’éclairé un peu !

La lumière des phares illumina Aaron. Ses vête ments étaient en loques et son dos courbé par l’épuisement.

A quelques mètres, de l’autre côté de la ravine, Lucy observait la voiture de tête qui, après avoir grimpé la pente, descendait à la poursuite de l’enfant dans…

— Non, murmura-t-elle, il ne faut pas…

Davidson eut peur, tout à coup. Il freina.

— Allez, vas-y ! dit Eugène en lui redonnant un coup de crosse. On les a coincés. Tous, là, dans leur nid. Le gosse nous conduit droit chez eux.

A sa suite, les voitures s’engagèrent sur la pente. Les pneus patinaient dans le sable.

Derrière Aaron, illuminés seulement par la phosphorescence de leur chair, se tenaient les démons – cette masse d’impossibles géométries. On trouvait tous les attributs de Lucifer dans l’extraordinaire anatomie des pères. Et il y avait des têtes en flèches, des écailles, des jupes de peau, des griffes, des pinces acérées.

Eugène fit stopper le convoi, descendit de voiture et se dirigea vers Aaron.

— Merci, mon garçon, dit-il. Viens ici. C’est nous qui prendrons soin de toi, à présent. Nous les tenons. Tu es en sécurité.

Aaron regarda fixement son beau-père, sans comprendre.

Derrière Eugène, les voitures déversaient le reste de la troupe. On assemblait en hâte un bazooka, on armait des fusils, on soupesait des grenades.

— Viens vers papa, mon garçon, dit Eugène d’une voix câline.

Aaron ne bougea pas. Eugène s’engagea un peu plus profondément dans la ravine. Davidson, qui avait mis pied à terre, tremblait de tous ses membres.

— Vous devriez abaisser votre fusil, suggéra-t-il. Peut-être que l’enfant a peur.

Eugène grommela et baissa de quelques centimètres le canon de son arme.

— Tu n’as plus rien à craindre, dit Davidson à l’enfant. Tout va bien.

— Viens vers nous, mon garçon, insista Eugène. Viens lentement.

Le visage d’Aaron rougit. Même dans la lumière déformante des phares, le changement de couleur était manifeste. Puis les joues de l’enfant s’enflèrent comme des ballons. La peau du front frémit comme si la chair qu’elle protégeait grouillait d’asticots. La tête sembla ensuite se liquéfier, devenir une masse fluide, qui se transformait et bourgeonnait comme un nuage. L’apparence de petit garçon se brisa et le père qui existait à l’intérieur du fils révéla son énorme, son incroyable face.

En même temps qu’Aaron devenait le vrai fils de son père, la pente commença à s’amollir. Davidson fut le premier à constater une légère transformation dans la texture du sable. On aurait dit qu’un ordre le traversait, subtil mais convaincant.

Eugène ne pouvait que rester bouche bée devant la mutation continue d’Aaron, qui affectait à présent son corps tout entier. Du ventre distendu pointèrent des cônes qui s’épanouirent ensuite en une dizaine de membres onduleux. Une métamorphose étonnante dans sa complexité, une substance qui ne cessait de donner naissance à de nouvelles merveille.

Sans avertissement, Eugène releva son fusil et tira sur son fils.

La balle frappa en pleine face. Aaron s’écroula, mais sa transformation se poursuivit, bien qu’un ruisseau de sang, mi-écarlate, mi-argenté, coulât de sa blessure dans le sol qui se liquiéfiait.

Les formes tapies dans l’ombre sortirent de leur cachette pour venir en aide à l’enfant. Leurs physionomies diverses, bien qu’uniformisées par la lumière des phares, semblèrent se modifier à nouveau : les corps s’amenuisaient sous le coup du chagrin, et des chœurs montaient à l’unisson des lamentations de deuil, formant comme un mur sonore.

Eugène poussa un cri de victoire et leva son fusil une deuxième fois. Il les tenait… Bon Dieu, il les tenait, ces sales créatures, puantes, sans visage.

Mais le sol sous ses pieds devenait une sorte de mélasse tiède qui gagnait ses mollets. Le coup qu’il venait de tirer lui fit perdre l’équilibre. Il appela à l’aide. En vain. Davidson était déjà en train de remonter péniblement la pente, livrant une bataille perdue d’avance contre l’emprise du bourbier. Le reste de l’armée se trouvait piégé de la même façon dans ce désert qui se liquéfiait sous les hommes. Une boue gloutonne remontait elle aussi la pente.

Les démons, invisibles, s’étaient retranchés dans les ténèbres, qui absorbèrent leurs lamentations.

Eugène, étendu sur le dos dans le sable bourbeux, tira encore deux coups de feu véhéments, inutiles, dans le noir, au-delà du cadavre d’Aaron. Il se démenait comme un porc à qui l’on vient de trancher la gorge. Et à chaque secousse, son corps s’enlisait plus profondement. Au moment où son visage allait disparaîlre dans la boue, il aperçut Lucy, debout au bord de la ravine, les yeux fixés sur le corps d’Aaron. Et puis Eugène fut complètement englouti.

Le désert s’emparait de tous à la vitesse de l’éclair.

Quelques voitures étaient déjà complètement submergées, et la marée sableuse qui remontait la pente rattrapait inexorablement les fuyards. De faibles appels au secours mouraient en silences étranglés tandis que le désert emplissait les bouches. Un homme tira un coup de feu vers le sol, dans l’espoir hystérique d’enrayer le flot mortel qui atteignait déjà jusqu’au dernier d’entre eux. Même Eleanor Kooker ne put y échapper. Elle lutta frénétiquement pour se libérer et s’accrocha en jurant à un policier qui lui-même se débattait et s’enfonça de ce fait plus profondément dans le sol.

Tout le monde hurlait. Pris de panique, les survivants tâchaient de prendre appui les uns sur les autres dans une tentative désespérée pour maintenir leur tête au-dessus de la mer de sable.

Davidson se trouvait enterré jusqu’à la taille. La masse tiède qui tournoyait autour de la partie inférieure de son corps avait quelque chose de curieusement attirant. L’intimité de cette pression provoqua une érection chez Davidson. À quelques mètres derrière lui, un homme que le désert engloutissait criait comme si on l’écorchait vif. Plus loin, un visage émergeait comme un masque vivant jeté sur le sable. Ici, un bras s’agitait avant de disparaître. Là, une paire de fesses, telles deux pastèques, surnageait : dernier adieu d’un policier.

Lucy fit un pas en arrière. La vague de boue dépassa le bord de la ravine mais n’atteignit pas ses pieds. Elle ne se retira pas non plus comme l’aurait fait une vague marine.

Elle se solidifia, durcit comme du ciment, emprisonnant ses trophées vivants comme des mouches dans de l’ambre. Des bouches non encore englouties sortit un nouveau cri de terreur.

Davidson vit Eleanor Kooker enterrée jusqu’à la poitrine. Des larmes coulaient sur ses joues. Elle pleurait comme une petite fille. Il ne pensait guère à lui-même. Ni à la côte Est, ni à Barbara, ni aux enfants. Il ne pensait à rien.

Ceux dont le visage avait été englouti mais dont les membres ou d’autres parties du corps perçaient encore la surface étaient déjà morts asphyxiés. Seuls Eleanor Kooker, Davidson et deux autres hommes restaient vivants. L’un était bloqué jusqu’au menton. Les seins d’Eleanor reposaient sur le sol et ses bras frappaient, impuissants, la gangue qui l’enserrait. Davidson demeurait prisonnier jusqu’aux hanches. Plus horrible que tout, on ne voyait d’une pathétique victime que le nez et la bouche, la tête rejetée en arrière, emmurée. Et pourtant, l’homme respirait. Et pourtant, il criait.

Eleanor Kooker grattait de ses ongles un sol qui n’était plus du sable fluide mais une matière inattaquable.

Les mains en sang, elle demanda instamment à Lucy :

— Allez chercher du secours !

Les deux femmes se regardèrent.

— Jésus ! hurla la Bouche.

La Tête restait silencieuse. À son regard figé, on voyait que l’homme avait perdu la raison.

— Aidez-nous, par pitié, supplia Davidson. Allez chercher du secours.

Lucy hocha la tête.

— Allez ! ordonna Eleanor Kooker. Allez !

Dans un état de torpeur, Lucy obéit. Déjà l’aube pointait à l’est. Bientôt l’air serait étouffant. Après trois heures de marche, elle ne trouverait à Welcome que des vieillards, des femmes hystériques et des enfants. Il lui faudrait peut-être chercher de l’aide à plus de quatre-vingts kilomètres. En supposant qu’elle parvienne à retrouver son chemin. En supposant qu’elle ne meure pas d’épuisement, écroulée sur le sable.

Il serait plus de midi lorsqu’elle arriverait à trouver des sauveteurs pour la femme, pour le Buste, pour la Tête, pour la Bouche. D’ici là, le désert aurait fait son œuvre. Le soleil aurait desséché leur cerveau, les serpents se seraient nichés dans leurs cheveux, les busards auraient arraché leurs yeux sans défense.

Lucy se retourna une fois encore et jeta un regard aux formes dérisoires amenuisées par le déploiement sanglant du ciel aux premières lueurs du jour. Petits points, petites virgules de souffrance humaine sur le drap de sable uniforme. Lucy ne se demanda pas quelle plume les avait tracés. Ce serait l’affaire du lendemain.

Au bout d’un moment, elle se mit à courir.