TERREUR

Aucun délice n’égale la terreur. Si l’on pouvait s’asseoir, invisible, entre deux personnes dans un train, dans une salle d’attente ou dans un bureau, on surprendrait des conversations qui tournent sans cesse autour de ce sujet. Certes, la discussion peut porter sur des choses tout à fait différentes l’état de la nation, les accidents de la route mortels, l’augmentation du prix des soins dentaires. Mais si vous mettez de côté métaphores et sous-entendus, vous trouverez, nichée au creux de tous les discours, la terreur. Alors que la nature de Dieu et la possibilité d’une vie éternelle sont passées sous silence, on brode sur de petites misères. Le syndrome ne connaît pas de frontières : dans un établissement de bains ou dans une salle de conférences, le même rituel se répète. Aussi irrésistiblement que la langue retourne tâter une dent douloureuse, nous revenons toujours, toujours, à nos peurs, avec l’empressement d’un affamé devant une assiette pleine et fumante.

Quand il était encore à l’université, Stephen Grace avait peur de s’exprimer. On lui apprit à s’exprimer sur les raisons de cette peur. En fait, non seulement à en parler, mais à analyser minutieusement ses terminaisons nerveuses afin de découvrir ses moindres terreurs.

Pour mener cette enquête, il eut un maître : Quaid.

C’était une époque à gourous. Du nord au sud, de l’est à l’ouest de l’Angleterre, étudiants et étudiantes cherchaient celui qu’ils pourraient bien suivre comme des moutons. Steve Grace ne faisait pas exception. Malheureusement pour lui, le messie qu’il trouva fut Quaid.

Ils s’étaient rencontrés au foyer de l’université.

— Je m’appelle Quaid, dit l’homme accoudé au bar près de Steve.

— Oui ?

— Et toi ?

— Steve Grace.

— Oh oui, tu suis le cours de morale, c’est ça ?

— C’est ça.

— Je ne te vois pas aux autres séminaires ou cours de philosophie.

— C’est mon option facultative pour cette année. Je suis étudiant en littérature anglaise. Je ne supportais pas l’idée de passer des mois à apprendre le norrois.

— Alors, tu t’es jeté sur la morale.

— Oui.

Quaid commanda un double cognac. Il n’avait pas tellement l’aspect d’un homme fortuné. Quant à Steve, un double cognac aurait compromis ses finances pour une semaine. Quaid avala rapidement son verre et en commanda un autre.

— Et toi, qu’est-ce que tu prends ?

Steve économisait son bock de bière tiède, bien décidé à le faire durer une heure.

— Rien pour moi.

— Mais si, voyons.

— Je t’assure.

— Un autre cognac et une bière pour mon ami !

Steve ne résista pas à la générosité de Quaid. La pinte et demie de bière dans son estomac vide l’aiderait certainement à supporter l’ennui du cours qui l’attendait : « Charles Dickens, analyste de la société. » Il bâilla rien que d’y penser.

— Quelqu’un, dit-il, devrait écrire une thèse sur : « La boisson, activité sociale. »

— Ou moyen d’oublier, ajouta Quaid en fixant son verre de cognac.

Steve le regarda. Peut-être cinq ans de plus que lui, qui en avait vingt. Des vêtements étonnamment disparates. Chaussures de jogging avachies. Pantalon de velours côtelé. Chemise grisâtre qui avait dû connaître des jours meilleurs. Et, par-dessus, une veste de cuir noir très chère, qui semblait accrochée comme à un portemanteau à sa silhouette haute et mince. Son visage long n’avait rien de remarquable, sauf ses yeux, d’un bleu si pâle qu’il tirait sur le blanc, ne laissant voir, derrière les verres épais des lunettes, que ses pupilles minuscules. Des lèvres charnues, à la Mick Jagger, mais décolorées, sèches et non pas sensuelles. Des cheveux d’un blond sale.

Quaid, pensa Steve, ressemblait à un revendeur de drogue hollandais.

Il ne portait aucun de ces insignes grâce auxquels les étudiants affichaient leurs obsessions. Il paraissait nu, sans rien sur lui qui indiquât la nature de ses plaisirs. Était-il gay, féministe, militant pour la sauvegarde des baleines ? Ou fasciste végétarien ? À quel groupe appartenait-il, bon Dieu ?

— Tu aurais dû prendre le cours de norrois, dit Quaid.

— Pourquoi ?

— Ils ne se donnent pas la peine de noter les devoirs.

Steve n’avait rien entendu dire de tel. Quaid poursuivit du même ton monotone :

— Ils jettent les copies en l’air. Celles qui retombent à l’endroit ont un A. À l’envers, un B.

Ah, c’était une plaisanterie ! Quaid faisait de l’esprit. Steve s’efforça de rire, mais chez Quaid, aucun changement d’expression ne montra qu’il appréciait son propre humour.

— Tu aurais dû prendre le norrois, répéta-t-il. Qu’est-ce qu’on a à faire de cet évêque de Berkeley. Ou de Platon. Ou de…

— De qui ?

— Tout ça, c’est de la merde.

— Oui.

— Je t’ai observé en cours de philosophie…

Steve commença à se poser des questions à propos de Quaid.

— Tu ne prends jamais de notes, n’est-ce pas ?

— Non.

— Je me suis dit que ou bien lu avilis une sublime confiance en toi, ou bien lu le fichais tout simplement du cours.

— Ni l’un ni l’autre. Je me sens seulement tout à fait perdu.

Quaid émit un grognement, puis il sortit de sa poche un paquet de cigarettes bon marché. Autre sujet d’étonnement, il était de bon ton de fumer des Gauloises, des Camel, ou de ne pas fumer du tout.

— Ce n’est pas de la vraie philosophie qu’on nous enseigne ici, dit Quaid avec un évident mépris.

— Ah ?

— On nous fait ingurgiter à la petite cuiller un peu de Platon, un peu de Bentham… Aucune véritable analyse. Bien sûr, on nous donne des semblants de repères. Cela ressemble à la bête. Cela sent même un peu comme la bête, pour les profanes.

— Quelle bête ?

— La philosophie. La vraie philosophie. C’est une bête, Stephen. Qu’en dis-tu ?

— Je n’y avais pas…

— Elle est sauvage. Elle mord.

Quaid eut soudain un sourire rusé, un sourire de renard.

Steve se contenta de hocher la tête. La métaphore le dépassait.

Quaid s’échauffait en suivant son propos : l’action mutilante de l’éducation.

— Je pense qu’il faut se sentir brutalisé par le sujet, effrayé de jongler avec certaines idées.

— Pourquoi ?

— Parce que si nous étions des philosophes dignes de ce nom, nous n’échangerions pas des plaisanteries académiques, nous n’userions pas de supercheries linguistiques pour camoufler les vrais problèmes.

— Et que ferions-nous ?

Steve avait l’impression de servir de faire-valoir à Quaid. Quaid, cependant, ne semblait pas d’humeur à plaisanter. Le visage figé, les pupilles réduites à deux têtes d’épingles, il répondit :

— Nous devrions marcher tout près de la bête, Steve… Tendre la main pour la caresser, la câliner, la traire…

— Je ne vois toujours pas quelle est cette bête.

Quaid manifesta un rien d’exaspération devant l’esprit pragmatique de son interlocuteur.

— C’est le sujet de toute philosophie valable, Stephen… ce que nous redoutons parce que nous ne le comprenons pas. C’est l’obscurité derrière la porte.

Steve pensa à une porte. Pensa à l’obscurité. Il commençait à entrevoir ce que Quaid tentait de lui expliquer à sa manière déroutante. La philosophie était une façon de parler de la peur.

— Nous devrions discuter de ce qu’il y a de plus familier à notre esprit, poursuivit Quaid. Sinon, nous risquons…

La loquacité de Quaid lui fit brusquement défaut.

— Nous risquons quoi ?

Quaid contemplait son verre vide, comme s’il souhaitait le voir se remplir.

— Tu en veux un autre ? demanda Steve, tout en priant le ciel que la réponse soit négative.

Quaid revint à la question précédente :

— Ce que nous risquons ? Eh bien, je pense que si nous n’allons pas au-devant de la bête…

Steve pressentit la fin de la phrase.

— … tôt ou tard, la bête viendra au-devant de nous.

Aucun délice n’égale la terreur. Tant qu’il s’agit de celle des autres.

Durant une ou deux semaines, Steve essaya à l’occasion de glaner des informations sur ce curieux M. Quaid.

Personne ne connaissait son prénom.

Personne n’était certain de son âge, mais une des secrétaires pensait qu’il avait plus de trente ans, ce qui était une surprise pour Steve. Cheryl avait entendu dire que ses parents étaient morts. Tués, croyait-elle.

C’est à cela que semblaient se résumer les connaissances humaines concernant Quaid.

— Je te dois un verre, dit Steve en touchant l’épaule de Quaid – lequel réagit comme s’il venait d’être mordu. Cognac ?

— Oui, merci.

Steve passa la commande.

— Je t’ai fait sursauter ?

— Je réfléchissais.

— Aucun philosophe ne devrait en être dépourvu.

— De quoi ?

— De cerveau.

La conversation s’engagea. Steve ne savait pas pourquoi il s’était de nouveau adressé à Quaid. L’homme, de dix ans son aîné, appartenait à une classe intellectuelle différente. Sans doute l’impres-sionnait-il. En toute honnêteté, Steve aurait dû l’admettre. Les allusions répétées à la bête le rendaient perplexe. Néanmoins, il voulait en entendre davantage, écouter cette voix sans humour lui dire combien ses professeurs ne servaient à rien, combien les étudiants étaient amorphes.

Dans le monde de Quaid, il n’y avait place pour aucune certitude. L’homme ignorait les gourous séculiers et n’avait certainement pas de religion. Il paraissait incapable de considérer sans cynisme quelque système de pensée que ce fût, politique ou philosophique.

Bien qu’il se laissât rarement aller à rire, un humour plein d’amertume caractérisait sa vision du monde. Les gens n’étaient que moutons ou agneaux, tous à la recherche d’un bon pasteur – illusoire, bien entendu. Tout ce qui existait, à l’extérieur de la bergerie, dans l’ombre, c’était la peur, qui, patiente comme la pierre, attendait ces innocents.

On pouvait douter de tout, sauf de l’existence de la terreur.

L’arrogance intellectuelle de Quaid avait quelque chose de vivifiant. Steve se prit bientôt à aimer l’aisance iconoclaste avec laquelle l’homme détruisait croyance après croyance. Parfois, il lui était pénible de voir opposer à l’un de ses dogmes un argument irréfutable. Au bout de quelques semaines, cependant, le son même des propos destructeurs lui parut excitant. Quaid nettoyait les sous-bois, abattait les arbres, tondait le chaume. Steve se sentait libre.

Nation, famille, Église, lois. Des cendres. Tout n'était que tromperie. Des chaînes. Létouffement.

Restait la terreur.

— J’ai peur, tu as peur, il ou elle a peur, nous avons peur… se plaisait à conjuguer Quaid. Il n’est aucun être pensant sur la surface du globe qui ne connaisse la peur plus intimement qu’il ne sent les battements de son cœur.

L’une des victimes favorites de Quaid, Cheryl Fromm, était elle aussi étudiante en philosophie et littérature anglaise. Elle ne se laissait pas démonter par les remarques les plus outrancières de Quaid et, tandis que chacun défendait âprement ses arguments, Steve se carrait sur sa chaise et observait le spectacle. Selon Quaid, Cheryl était « une optimiste pathologique ».

— Et toi, tu ne racontes que des conneries, disait-elle lorsqu’elle s’emportait. Quelle importance, que tu aies peur de ton ombre ? Ce n’est pas mon cas. Moi, je me sens très bien.

Elle en avait certainement l’air. Cheryl Fromm était même terriblement excitante, mais son esprit trop brillant décourageait toute approche.

— Tous, nous ressentons la peur, à un moment ou à un autre, insistait Quaid.

De ses yeux laiteux, il scrutait le visage de Cheryl, guettant une réaction, cherchant – Steve en était convaincu – une faille dans cette conviction obstinée.

— Pas moi.

— Aucune peur ? Aucun cauchemar ?

— Non. J’ai de bons parents. Je ne cache aucun squelette dans mes placards. Je ne mange même pas de viande, ce qui m’évite des scrupules quand je passe devant un abattoir. Je n’ai donc rien à vous offrir. En conclus-tu que je ne suis pas réelle ?

— J’en conclus, répondit Quaid en plissant les yeux jusqu’à ressembler à un serpent, que ta confiance a beaucoup de choses à camoufler.

— On en revient aux cauchemars.

— De terribles cauchemars.

— Sois plus précis. Définis mieux les termes que tu emploies.

— Je ne peux pas te dire quelles sont tes peurs.

— Alors parle-moi des tiennes.

Quaid hésita.

— Cela dépasse toute analyse…

— Analyse, mes fesses !

Les lèvres de Steve esquissèrent un sourire involontaire. Les fesses de Cheryl dépassaient, certes, toute analyse. La seule chose à faire eût été de s’agenouiller en signe d’adoration.

Quaid fut prompt à reprendre sa harangue.

— Ce dont j’ai peur m’est personnel et perd son sens dans un contexte plus large. Les signes de ma peur, ou si vous voulez les images que fabrique mon cerveau pour illustrer ma peur, ne sont rien en comparaison de la véritable terreur qui est à la source de ma personnalité.

— J’ai moi aussi des images, dit Steve. Des images de mon enfance qui me font penser à…

Il s’interrompit, regrettant déjà ce début de confession.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Cheryl. Des images qui proviennent de mauvaises expériences ? Une chute de bicyclette ou quelque chose comme ça ?

— Peut-être. Ces images me reviennent de temps en temps, malgré moi, quand ma concentration se relâche. C’est comme si mon esprit les faisait surgir automatiquement.

Quaid eut un petit grognement de satisfaction.

— Précisément, approuva-t-il.

— Freud en rend compte, dit Cheryl.

— Pardon ?

— Freud, répéta Cheryl du ton docte sur lequel elle se serait adressée à un enfant. Sigmund Freud. Tu as sans doute entendu parler de lui.

Quaid fit une moue d’ostensible mépris.

— La fixation à la mère ne résout pas le problème. Les véritables terreurs, en moi comme en nous tous, précèdent la formation de la personnalité. Elles existent avant que nous ayons la moindre notion de nous-mêmes en tant qu’individus. Le fœtus lové sur lui-même dans le ventre de sa mère éprouve la peur.

— Et tu t’en souviens ? railla Cheryl.

— Peut-être, répliqua Quaid, imperturbablement sérieux.

— Dans le ventre de ta mère ?

Quaid esquissa un semi-sourire qui, d’après Steve, signifiait : « Je possède un savoir que vous n’avez pas. »

C’était un sourire bizarre, déplaisant. Steve aurait voulu en laver son regard.

— Tu n’es qu’un menteur, dit Cheryl.

Elle se leva et regarda Quaid de haut.

— C’est possible, répondit-il en parfait gentleman.

Il n’y eut pas d’autres discussions de ce genre.

Plus question de cauchemars, plus question de choses qui vous guettent dans la nuit. Steve ne rencontra Quaid qu’occasionnellement pendant le mois qui suivit, et il le trouva toujours en compagnie de Cheryl Fromm – envers qui il se montrait poli, et même déférent. Il ne portait plus sa veste de cuir, parce que Cheryl détestait l’odeur de tout ce qui venait d’un animal mort. Ce changement rapide dans leurs relations étonna Stephen, mais il mit sa surprise au compte de son inexpérience en matière sexuelle. Non qu’il fût vierge. Les femmes, cependant, restaient pour lui mystérieuses, contradictoires et déroutantes.

En outre, il était jaloux, sans vouloir entièrement se l’avouer. Il acceptait mal que cette créature de rêve accaparât le temps de Quaid.

S’ajoutait à cela une curieuse impression, le sentiment que Quaid faisait la cour à Cheryl pour des raisons très personnelles. Steve était certain que le sexe n’était pas son principal mobile. De même, ce n’était pas l’intelligence de Cheryl qui le rendait à ce point attentif. Non. D’instinct, Steve pensait que Quaid se servait d’elle, qu’il la mettait en condition pour un coup fatal.

Un mois plus tard, lors d’une conversation, Quaid glissa une remarque :

— Elle est végétarienne.

— Cheryl ?

— Évidemment, Cheryl.

— Je sais. Elle l’a dit.

— Oui, mais ce n’est pas chez elle une marotte. Elle prend la chose avec passion. Elle ne supporte même pas de regarder la vitrine d’un boucher. Elle répugne à toucher de la viande, à sentir de la viande…

Steve se demanda où Quaid voulait en venir.

— La terreur, Stephen.

— Terreur de la viande ?

— Les signes diffèrent d’une personne à l’autre. La peur, chez elle, si équilibrée, si saine, se porte sur la viande. Bon sang ! J’arriverai à trouver…

— A trouver quoi ?

— La peur, Steve.

— Tu ne vas tout de même pas…

Steve ne savait comment exprimer son inquiétude sans prendre un ton accusateur.

— Lui faire du mal ? dit Quaid. Non, je ne lui ferai aucun mal. Si mal il y a, elle se le sera infligé à elle-même.

Quaid fixait sur Steve un regard quasi hypnotique. Il se pencha vers lui.

— Il est temps que nous apprenions à nous faire confiance. Tout à fait entre nous…

— Écoute, je ne crois pas que j’aie envie de savoir.

— Nous devons toucher la bête, Steve.

— Au diable, la bête ! Je ne veux rien savoir !

Steve se leva, autant pour rompre l’oppression que lui causait le regard de Quaid que pour mettre fin à l’entretien.

— Nous sommes amis, Stephen.

— Oui…

— Alors, respecte cela.

— Quoi ?

— Silence. Pas un mot.

Steve approuva d’un hochement de tête. Cette promesse n’était pas difficile à tenir. Il n’y avait personne à qui il aurait pu confier ses angoisses sans s’attirer des moqueries.

Quaid sembla satisfait. Il s’éloigna en hâte, laissant Steve avec le sentiment qu’il venait d’adhérer contre son gré – et dans quel but ? – à une société secrète. Quaid venait de conclure avec lui une sorte de pacte, et cela le déconcertait.

La semaine suivante, Steve manqua tous ses cours et ne suivit que quelques séminaires. Notes négligées, livres fermés, devoirs non rédigés. Les deux fois où il se rendit à l’université, il se faufila comme une souris craintive, faisant des vœux pour ne pas tomber sur Quaid.

Il n’avait rien à craindre. En une seule occasion, il aperçut Quaid sur le campus. Les épaules voûtées, il parlait en souriant avec Cheryl Fromm. Elle riait et le mur du département d’histoire renvoyait le son de ce rire musical. Steve ne ressentait plus de jalousie. L’aurait-on payé qu’il n’aurait pas voulu être si proche de Quaid, en relation si intime avec lui.

Le temps que Steve passait seul, loin de l’agitation des salles de cours et des couloirs bondés, permettait à son esprit de vagabonder. Et ses pensées revenaient, comme la langue sur la dent, comme l’ongle sur la croûte d’une plaie, à ses peurs.

Et donc à son enfance.

A six ans, Steve avait été renversé par une voiture. Des blessures sans gravité particulière, mais le choc le laissa à moitié sourd. Ce fut pour lui une expérience profondément angoissante de se trouver soudain coupé du monde. Ce tourment incompréhensible, l’enfant crut qu’il serait éternel.

Sa vie réelle, pleine de cris et de rires, il avait suffi d’un moment pour l’en séparer. Le monde alentour était devenu un aquarium plein de poissons aux sourires grotesques. Plus terrible encore, il souffrait par instants de tintements d’oreilles. Sa tête s’emplissait des sons les plus étranges, sonneries et sifflements, qui se substituaient comme un bruitage artificiel à l’agitation du monde ambiant. Alors, son estomac se serrait, et un bandeau de fer encerclait son front. Ses pensées se fragmentaient, dissociant la tête de la main, l’intention de la réalisation effective. Emporté dans une vague de panique, il était complètement incapable de donner un sens au monde quand sa tête chantait et bourdonnait.

C’est la nuit que naissaient les pires terreurs. Steve se réveillait parfois au milieu de ce qui avait été, avant l’accident, l’abri rassurant de sa chambre, pour découvrir que les tintements avaient commencé pendant son sommeil.

Il ouvrait grands les yeux, le corps humide de sueur, l’esprit envahi par un tintamarre dans lequel il était emprisonné sans espoir de répit. Rien, semblait-il, ne pourrait réduire sa tête au silence, rien ne lui rendrait le monde où l’on parle, où l’on rit, où l’on pleure.

Il était seul.

C’était le début, la continuation et la fin de sa terreur. Il était absolument seul avec sa cacophonie. Enfermé dans cette maison, dans cette chambre, dans ce corps, dans cette tête, prisonnier d’une chair sourde et aveugle.

Une épreuve presque intolérable. De temps en temps, dans la nuit, il criait sans savoir qu’il émettait un son. Les poissons qui avaient été ses parents venaient à son secours, allumaient la lampe et se penchaient au-dessus de lui. Ils s’efforçaient de l’aider, et lui ne voyait que les grimaces de bouches silencieuses. Enfin, ils parvenaient à le calmer. Au fil des jours, sa mère apprit comment dissiper la vague de panique.

Une semaine avant son septième anniversaire, Steve retrouva l’ouïe. Pas tout à fait, mais suffisamment pour que l’événement apparaisse comme un miracle. Le monde redevint cohérent et une nouvelle vie commença.

Il fallut des mois pour que l’enfant reprenne confiance dans ses sens. Il se réveillait encore dans la nuit, s’attendant à entendre de nouveau les bruits dans sa tête.

Même si ses oreilles tintaient dès qu’un son atteignait un certain volume, ce qui empêchait Steve d’aller à des concerts de rock avec ses camarades étudiants, il ne faisait presque plus attention à sa légère surdité.

Certes, il ne l’avait pas oubliée. Il se la rappelait même très bien. Il pouvait éprouver de nouveau une impression de panique, sentir le bandeau de fer autour de son front. Un résidu de frayeur subsistait. La peur de l’obscurité. La peur de la solitude.

Mais qui n’avait pas peur d’être seul, absolument seul ?

Et désormais, Steve connaissait une autre peur, beaucoup plus difficile à définir.

Quaid.

Un jour, entre deux verres, Steve avait parlé à Quaid de son enfance, de sa surdité, de ses terreurs nocturnes.

Quaid connaissait donc son point faible. Il avait accès au cœur même de sa peur. Il possédait une arme qu’il pourrait utiliser le moment venu. C’est peut-être pourquoi Steve choisit de ne pas parler à Cheryl (la mettre en garde, est-ce à cela qu’il pensait ?) et, sans aucun doute, pourquoi il évitait Quaid.

L’homme, lorsqu’il était d’une certaine humeur, avait un air malveillant. Ni plus ni moins. L’air de quelqu’un qui porte la malveillance au plus profond de lui.

Il se peut que les quatre mois pendant lesquels Steve observa les gens sans les entendre l’eussent sensibilisé aux moindres coups d’œil, aux sourires à peine esquissés, aux moues teintées de mépris. Il savait en tout cas que la vie de Quaid était un labyrinthe dont le tracé complexe se lisait comme une carte grâce aux milliers d’expressions à peine perceptibles de son visage.

La phase suivante de l’initiation de Steve au monde secret de Quaid ne se produisit que trois mois et demi plus tard. L’université ferma pour les vacances d’été et les étudiants se dispersèrent. Comme il en avait l’habitude à cette période de l’année, Steve travailla dans l’imprimerie de son père. Les longues heures d’un labeur épuisant furent un indéniable soulagement pour lui. On l’avait gavé de notions académiques, de mots et d’idées. Le travail d’imprimeur eut rapidement un effet libérateur. Il mit un peu de clarté dans la confusion de son esprit surchargé.

Pendant ces journées agréables, Steve ne pensa presque plus du tout à Quaid.

Il retourna au campus fin septembre. Les étudiants étaient peu nombreux, car la plupart des cours ne commençaient que la semaine suivante. Une atmosphère mélancolique régnait dans ces lieux, sans l’habituelle animation faite de flirts, de récriminations, de controverses.

À la bibliothèque, Steve mit de côté quelques livres importants pour son cours, avant que d’autres ne s’en emparent. Les Iivres représentaient, un précieux trésor au commencement du trimestre, car les librairies universitaires n’avaient jamais en stock les ouvrages imposés et prétendaient toujours qu’elles allaient être livrées incessamment. Les livres finissaient bien par arriver, mais deux jours après le cours pour lequel il aurait fallu les lire. Pour sa dernière année, Steve entendait précéder la meute de ceux qui se jetteraient sur les quelques exemplaires disponibles à la bibliothèque.

La voix familière retentit :

— On est de bonne heure au travail !

Steve leva la tête et rencontra le regard acéré de Quaid.

— Je suis très impressionné, Steve.

— Par quoi ?

— Ton ardeur studieuse.

— Oh…

— Qu’est-ce que tu cherches ? demanda Quaid en souriant.

— Quelque chose sur Bentham.

— J’ai l’Introduction aux principes de morale et de législation, si ça t’intéresse.

Un piège ? Non, idée absurde. Quaid offrait de prêter un livre. Pourquoi soupçonner un piège dans ce simple geste ?

— Au fait, dit Quaid avec un sourire plus large, je crois bien que l’exemplaire en ma possession vient de la bibliothèque. Je te l’offre.

— Merci.

— Tu as passé de bonnes vacances ?

— Très bonnes, merci. Et toi ?

— Très enrichissantes.

Le sourire ne dessina qu’une ligne mince sous…

— Tu t’es laissé pousser la moustache.

Un piètre spécimen. Peu fournie, inégale, d’un blond sale, la moustache s’agitait sous le nez comme si elle cherchait un moyen de quitter ce visage. Quaid eut l’air vaguement embarrassé.

— Tu l’as fait pour Cheryl ?

L’embarras devint plus qu’évident.

— Eh bien…

— On dirait que tu as pris du bon temps.

L’embarras disparut.

— J’ai fait des photos merveilleuses, dit Quaid.

— De quoi ?

— Des photos de vacances.

Steve n’en croyait pas ses oreilles. Cheryl Fromm aurait-elle apprivoisé Quaid ?

— Certaines te paraîtront incroyables.

Quaid avait quelque chose du vendeur à la sauvette de cartes postales porno. Qu’avaient-elles de particulier, ces fichues photos ? Cheryl photographiée à la dérobée en train de lire Kant ?

— Je ne t’imagine pas en photographe.

— C’est devenu ma passion.

Il souligna d’un sourire le mot « passion ». On sentait en Quaid une excitation à peine contenue. Il rayonnait positivement de plaisir.

— Il faut que tu viennes les voir.

— Je…

— Ce soir. Et tu prendras le Bentham en même temps.

— Merci.

— Je dispose d’une maison, ces jours-ci. On tourne à la Maternité, et c’est au 64, Pilgrim Street. Vers 21 heures ?

— D’accord, et merci encore. Pilgrim Street.

Quaid approuva de la tête.

— Je ne savais pas qu’il y avait des maisons habitables dans Pilgrim Street.

— Au 64.

Pilgrim Street était en plein délabrement, la plupart des maisons en ruine, certaines en cours de démolition. Les cloisons intérieures s’en trouvaient anormalement exposées, du papier peint rose et vert pâle, des foyers de cheminée, dans les étages supérieurs, surmontant des gouffres de brique noircis, des escaliers partant de nulle part pour aboutir nulle part.

Le 64 se dressait seul. Les maisons qui l’entouraient avaient été rasées par les bulldozers. Il ne restait qu’un désert de poussière rougeâtre où les mauvaises herbes, vivaces et téméraires, essayaient de se multiplier.

Longeant le 64, un chien blanc à qui il manquait une patte urinait à intervalles réguliers pour marquer son territoire.

Sans rien avoir d’un palace, la maison de Quaid semblait plus accueillante que le terrain vague alentour.

Ils burent du mauvais vin rouge, apporté par Steve, et ils fumèrent de l’herbe. Steve n’avait jamais vu Quaid aussi détendu, apparemment heureux de parler de choses et d’autres et non de terreur. Il lui arriva de rire, et même de raconter des histoires graveleuses.

L’intérieur de la maison était d’un dépouillement spartiate. Pas de gravures sur les murs ni de décoration d’aucune sorte. Les livres de Quaid – des centaines – s’empilaient sur le plancher sans classement décelable. Cuisine et salle de bains rudimentaires. L’ensemble avait quelque chose de monacal.

Deux heures s’écoulèrent sans problème, puis la curiosité l’emporta chez Steve.

— Où sont les photos de vacances ?

Il se rendit compte que sa voix traînait un peu, mais, maintenant, il s’en foutait.

— Ah oui, mon expérience !

— Expérience ?

— À vrai dire, Steve, je ne suis plus très sûr que je doive te les montrer.

— Pourquoi pas ?

— Je me suis lancé dans une affaire grave.

— Et je ne suis pas prêt pour des choses graves ? C’est ce que tu veux dire ?

Steve sentait que la technique dont usait Quaid pour le manœuvrer était efficace, même si son jeu était transparent.

— Je n’ai pas dit que tu n’étais pas prêt…

— De quoi est-ce qu’il s’agit, bon Dieu ?

— De photos.

— Bon, mais de quelles photos ?

— Tu te souviens de Cheryl ?

C’étaient donc des photos de Cheryl.

— Comment pourrais-je ne pas me souvenir d’elle ?

— Elle ne reviendra pas ce trimestre.

— Ah.

— Elle a eu une révélation.

Quaid fixait sur Steve un regard de reptile.

— Que veux-tu dire ?

— Tu te rappelles comme elle était calme ?

Quaid parlait de Cheryl comme si elle était morte.

— Calme, posée, maîtresse d’elle-même.

— Il me semble, oui.

— Pauvre garce. Tout ce qu’elle voulait, c’était s’envoyer en l’air.

Steve ricana comme un gosse aux propos grossiers de Quaid. Il y avait pourtant là quelque chose de choquant, comme de voir un professeur dont le sexe sortirait de la braguette.

— Elle a passé ici une partie de ses vacances.

— Ici ?

— Dans cette maison.

— Alors, Cheryl te plaît ?

— C’est un veau. Elle est ignorante, prétentieuse, faible, stupide. Mais elle s’obstinait à ne pas céder…

— Tu veux dire qu’elle ne voulait pas coucher avec toi ?

— Non, non. Dès qu’elle te regarde, elle enlève sa culotte. C’est sur ses peurs qu’elle ne cédait pas…

Toujours la même chanson.

— … Mais j’ai fini par la persuader, avec le temps.

Quaid sortit une boîte posée à terre derrière une pile de livres de philosophie. Elle contenait une liasse de photos en noir et blanc, deux fois grandes comme des cartes postales. Il tendit celle du dessus à Steve.

— Je l’ai enfermée, tu vois, Steve.

Quaid parlait avec aussi peu d’émotion qu’un présentateur lisant les nouvelles à la télévision.

— Je voulais savoir si je serais capable de l’amener à manifester un peu de sa terreur.

— Enfermée ? Que veux-tu dire ?

— Là-haut.

Steve ne se sentait pas d’aplomb. Ses oreilles bourdonnaient en sourdine. Le mauvais vin lui faisait toujours cet effet-là.

— Je l’ai enfermée là-haut, répéta Quaid. Pour mener une expérience. C’est pourquoi j’occupe cette maison. Pas de voisins qui pourraient entendre.

Pas de voisins qui pourraient entendre quoi ? se demanda Steve en regardant la photo qu’il tenait en main.

— L’appareil était dissimulé. Elle n’a jamais su que je la photographiais.

Photo n°1 : une petite pièce sans caractère. Peu de meubles.

— Voilà la chambre. Au dernier étage de la maison. Il y faisait chaud. Étouffant, même. Aucun bruit.

Aucun bruit.

Quaid présenta la photo n°2.

Même pièce. Presque tous les meubles ont été enlevés. Un sac de couchage est étalé le long du mur. Une table. Une chaise. Une ampoule nue.

— C’est comme ça que je l’ai installée.

— On dirait une cellule.

Quaid acquiesça d’un grognement.

Photo n°3. Même décor. Sur la table, une cruche. Dans un coin, un seau recouvert d’une serviette.

— Pour quel usage, le seau ?

— Il fallait bien qu’elle pisse.

— Bon.

— Tout le confort. Je n’avais pas l’intention de la réduire à l’état animal.

Malgré son ivresse, Steve saisit la nuance : Quaid n’avait pas l’intention de la réduire à l’état animal, mais…

Photo n°4. Sur la table, dans une assiette, un morceau de viande d’où sort un os.

— Du bœuf, dit Quaid.

— Mais elle est végétarienne.

— En effet. La viande, légèrement salée, est cuite à point. Du bœuf de bonne qualité.

Photo n°5. Cheryl est dans la pièce. Elle donne des coups de pied dans la porte fermée, elle frappe du poing, son visage lui aussi exprime toute sa fureur.

— Je l’ai mise dans la chambre vers cinq heures du matin. Elle dormait. J’ai franchi le seuil en la portant dans mes bras. C’était très romantique. Elle n’avait aucune idée de ce qui lui arrivait.

— Tu l’as enfermée là-dedans ?

— Bien sûr. Pour l’expérience…

— Dont elle ne savait rien ?

— Nous avions parlé ensemble de la terreur, tu me connais. Elle savait ce que j’essayais de découvrir. Elle savait aussi que j’avais besoin de cobayes. Elle a saisi tout de suite, et elle s’est calmée quand elle a compris où je voulais en venir.

Photo n°6. Cheryl, pensive, est assise dans un coin de la pièce.

— A mon avis, elle croyait m’avoir à l’usure.

Photo n°7. Cheryl jette un coup d’œil à la pièce de bœuf posée sur la table.

— Jolie photo, tu ne trouves pas ? Regarde l’expression de dégoût de son visage. Elle détestait l’odeur de la viande, même cuite. À ce moment-là, évidemment, elle n’avait pas faim.

N°8. Cheryl dort.

N°9. Elle urine.

Steve éprouva un malaise à regarder cette jeune fille accroupie sur le seau, sa culotte enroulée autour de ses chevilles, des traces de larmes sur son visage.

N°10. Elle porte la cruche à sa bouche. Elle boit.

N°11. Elle s’est rendormie, lovée sur elle-même, en position fœtale.

— Depuis combien de temps était-elle dans cette chambre ?

— Depuis seulement quatorze heures. Elle a très vite perdu la notion du temps. Il n’y avait aucun changement dans l’éclairage, tu vois. Son horloge biologique s’est très vite détraquée.

— Combien de temps l’as-tu gardée là ?

— Jusqu’à ce que j’aie la confirmation de ma thèse.

N°12. Cheryl est réveillée. Elle tourne autour de la table et jette un regard furtif à la viande.

— Celle-ci a été prise le lendemain matin. Moi, je dormais. L’appareil prenait des photos tous les quarts d’heure. Regarde ses yeux…

Steve examina la photo de plus près. Un certain désespoir se lisait sur le visage de Cheryl. Elle avait l’air hagard et fixait la pièce de bœuf comme pour l’hypnotiser.

— On dirait qu’elle est malade.

— Fatiguée, c’est tout. Pourtant, elle dormait beaucoup, mais chaque somme semblait l’épuiser davantage encore. Là, elle ne peut plus distinguer le jour de la nuit. Et, bien sûr, elle a faim, au bout d’un jour et demi. Elle meurt d’envie de manger.

N°13. Elle dort, encore plus recroquevillée, comme si elle voulait s’avaler elle-même.

N°14. Elle boit de l’eau.

— J’ai rempli la cruche pendant qu’elle dormait. Son sommeil était si profond que j’aurais pu danser la gigue sans la réveiller. Elle n’appartenait plus à ce monde.

Quaid grimaça un sourire. Il est fou, pensa Steve. Cet homme est fou.

— Dieu, que ça puait, là-dedans ! Tu sais, cette odeur que dégagent les femmes, quelquefois. Ce n’est pas de la sueur, c’est autre chose. Une odeur lourde. Une odeur de viande, de sang… Elle était sur le point de craquer.

N°15. Elle touche la viande.

— C’est ici qu’apparaissent les premières craquelures, dit Quaid d’un ton de triomphe tranquille. C’est ici que la terreur intervient.

Steve étudia la photo. Le grain de l’image brouillait les détails mais, sans aucun doute, la pauvre fille souffrait. Les traits de son visage se crispaient tandis qu’elle touchait la nourriture. Moitié désir, moitié répulsion.

N°16. Elle se jette sur la porte, de tout son corps. La tache noire de sa bouche lance à la porte muette un cri d’angoisse.

— Elle finissait toujours par s’en prendre à moi, chaque fois qu’elle était confrontée à la viande.

— Là, ça dure depuis combien de temps ?

— Trois jours. C’est un être affamé que tu vois.

Il n’était pas difficile de s’en rendre compte. Sur la photo suivante, Cheryl se tenait au milieu de la pièce, détournant les yeux de la nourriture, résistant à la tentation.

— Tu la laissais mourir de faim.

— Elle pouvait facilement rester sans manger pendant dix jours. Le jeûne est courant dans tous les pays civilisés, Steve. Soixante pour cent de la population britannique est cliniquement obèse. Elle, elle était trop grosse, de toute façon.

N°18. La « grosse fille » est assise dans un coin de la chambre. Elle pleure.

— À partir de maintenant, elle se met à avoir des hallucinations. De simples petits désordres mentaux. Elle croit sentir quelque chose dans ses cheveux, ou sur le dos de sa main. Je l’ai vue regarder en l’air, fixer des yeux l’espace vide de la pièce.

N°19. Elle fait sa toilette, nue jusqu’à la ceinture. Des seins lourds. Un visage dépouillé de toute expression. Le morceau de viande a une coloration plus sombre que sur les photos précédentes.

— Elle se lavait régulièrement. Il ne s’écoulait jamais douze heures sans qu’elle se lave des pieds à la tête.

— La viande paraît…

— Un peu avancée ?

— Noire.

— Il faisait plutôt chaud dans la petite chambre. Des mouches ont repéré la viande et y ont déposé leurs œufs. Oui, elle commence à être assez avancée.

— Cela faisait-il partie du plan ?

— Naturellement. Si la viande lui répugnait fraîche, que dire du dégoût que provoquerait une viande pourrie ? Voilà bien le cœur du dilemme. Plus elle attend, plus elle sera dégoûtée par la nourriture qui lui est offerte. Elle se trouve tiraillée entre son horreur de la viande et sa peur de mourir de faim. Qu’est-ce qui Va l’emporter ?

Steve se sentait lui-même pris au piège.

D’un côté, il trouvait que la plaisanterie avait assez duré – l’expérience de Quaid devenait un pur exercice de sadisme. D’un autre côté, il voulait connaître la fin de l’histoire. La vision des souffrances de cette femme exerçait sur Steve une indéniable fascination.

Les sept photos suivantes, nos 20, 21, 22, 23, 24, 25, 26, illustraient la même routine. Dormir, se laver, uriner, regarder la viande. Dormir, se laver, uriner…

Et puis, la n°27.

— Tu vois ?

Cheryl prend la viande.

Oui, elle la prend avec une expression horrifiée. Le morceau de bœuf, de plus en plus pourrissant, est constellé d’œufs de mouches.

— Elle va mordre dedans.

Photo suivante. Cheryl a le visage enfoui dans la viande.

Steve a l’impression de sentir au fond de sa gorge le goût de la chair pourrie. Son esprit arrive à en imaginer la puanteur. Sa salive lui semble en putréfaction. Comment Cheryl a-t-elle pu ?

N°29. Elle vomit dans le seau.

N°30. Assise, elle regarde la table vide. La cruche a été projetée contre le mur. L’assiette est en mille morceaux. La viande baigne à terre dans un liquide visqueux.

N°31. Cheryl dort, la tête cachée entre ses bras repliés.

N°32. Elle est debout et jette à la viande un regard de défi. La faim se lit clairement sur son visage. En même temps que le dégoût.

N°33. Elle dort.

— À combien de jours en sommes-nous ? demanda Steve.

— Cinq. Non, six.

Six jours.

N°34. Une silhouette floue, en mouvement. Apparemment, Cheryl se jette contre le mur, s’y tape la tête. Steve n’en est pas certain. Il a dépassé le stade où l’on se pose des questions. Une partie de son esprit ne veut pas savoir.

N°35. Elle dort. Mais cette fois, sous la table. Le sac de couchage a été déchiqueté. Sur le plancher, des morceaux de tissu et des flocons de duvet.

N°36. Elle parle à la porte. À travers la porte. Tout en sachant qu’elle n’obtiendra pas de réponse.

N°37. Elle mange la viande avariée.

Calmement assise sous la table, comme un primitif dans sa caverne, elle déchire la chair avec ses incisives. Son visage est de nouveau sans expression. Elle applique toute son énergie au besoin du moment : manger. Manger jusqu’à ce que sa faim disparaisse, jusqu’à ce que la douleur cesse dans son ventre, et le malaise dans sa tête.

Steve s’attardait sur la photo.

— Ce qui m’a surpris, dit Quaid, c’est de voir avec quelle soudaineté elle a cédé. Longtemps, sa résistance n’a pas faibli. Son monologue, à la porte, contenait jour après jour le même mélange de menaces et de repentirs. Et puis, elle a craqué. Comme ça. Elle s’est accroupie sous la table et a mangé la viande jusqu’à l’os. Comme s’il s’agissait d’un morceau de choix.

N°38. Elle dort. La porte est ouverte. La lumière envahit la pièce.

N°39. La pièce est vide.

— Où est-elle allée ?

— Elle est descendue. Dans la cuisine, elle a bu plusieurs verres d’eau. Ensuite, elle est restée assise sur une chaise trois ou quatre heures, sans dire un mot.

— Lui as-tu parlé ?

— Finalement, oui. Quand son esprit est sorti du brouillard. L’expérience était terminée. Je ne voulais pas lui faire de mal.

— Qu’a-t-elle dit ?

— Rien.

— Rien ?

— Rien du tout. Je crois même qu’elle n’avait pas conscience de ma présence dans la cuisine. J’ai alors mis des pommes de terre à cuire. Elle les a mangées.

— Elle n’a pas essayé d’appeler la police ?

— Non.

— Elle ne s’est livrée à aucune violence ?

— Non. Elle savait ce que j’avais fait, et pourquoi je l’avais fait. L’expérience n’était pas programmée, mais nous en avions discuté, lors de conversations abstraites. Tu vois qu’elle s’en est sortie sans dommage. Elle a perdu un peu de poids, et c’est tout.

— Où est-elle à présent ?

— Elle est partie le lendemain. Je ne sais pas où elle est allée.

— Et qu’est-ce que tout ça a prouvé ?

— Rien, peut-être. Mais c’était un point de départ intéressant pour mes recherches.

— Un point de départ ? Ce n’était qu’un point de départ ?

La voix de Steve exprimait un profond écœurement.

— Steve…

— Tu aurais pu la tuer !

— Non.

— Elle aurait pu perdre l’esprit, être déséquilibrée pour le restant de ses jours.

— C’est possible. Peu probable, pourtant. C’était une femme d’une grande volonté.

— Mais tu l’as brisée.

— Oui. C’était une aventure qu’elle était prête à risquer. Il lui fallait surmonter sa peur, nous en avions parlé. Et mon rôle consistait à l’y amener. Pas de quoi en faire une histoire.

— Mais tu l’as forcée. Elle n’aurait jamais entrepris d’elle-même une chose pareille.

— C’est vrai, mais il y allait de son éducation.

— Parce que, maintenant, tu te considères comme un professeur ?

Steve aurait souhaité perdre le ton du sarcasme. En vain. Au sarcasme s’ajoutait la colère. Et un peu de frayeur.

— Oui, je suis professeur, répondit Quaid en jetant à Steve un regard en coin. J’apprends aux gens la terreur.

Steve fixa le plancher.

— Et tu es satisfait de ce que tu as enseigné ?

— Et appris, Steve. J’ai également appris. C’est un projet très excitant, d’explorer le monde des peurs. Particulièrement avec des sujets intelligents. Même au regard de la rationalisation…

Steve se leva.

— Je ne veux pas en entendre davantage.

— Ah ? O.K.

— J’ai cours de bonne heure demain.

— Non.

— Quoi ?

— Non. Ne pars pas déjà, dit Quaid après un instant d’hésitation.

— Et pourquoi ?

Le cœur de Steve battait vite. Il comprit à quel point il avait peur de Quaid.

— J’ai d’autres livres à te donner.

Steve rougit légèrement. Qu’avait-il imaginé ? Que Quaid allait, comme au rugby, le plaquer et commencer sur lui une expérience ?

Non. Une idée stupide.

— J’ai là-haut un livre sur Kierkegaard qui te plaira. Je reviens dans deux minutes.

Steve s’assit en tailleur et feuilleta de nouveau les photos. Celle qui le fascinait le plus montrait Cheryl saisissant pour la première fois la viande pourrissante. Son visage était empreint d’une expression qu’il ne lui avait jamais vue. On y lisait le doute, la perplexité et, tout au fond,…

La terreur.

Le mot de Quaid ! Un mot sale, obscène, associé désormais au supplice infligé à une innocente jeune fille.

Un moment, Steve se demanda quelle était sa propre expression tandis qu’il regardait la photo. Ne pourrait-on pas y lire la même perplexité ? Et même un peu de terreur prête à faire surface ?

Il entendit un son derrière lui. Trop étouffé pour être le pas de Quaid.

Sauf s’il avançait à pas de loup.

Ô mon Dieu ! Sauf s’il…

Un tampon imbibé de chloroforme s’aplatit sur la bouche et les narines de Steve. Involontairement, il aspira et ressentit un picotement dans les sinus. Ses yeux larmoyèrent.

Une masse noire apparut, venue du bout du monde, hors de son champ de vision. Elle se mit à grossir et à battre au rythme affolé du cœur de Steve.

Au centre de sa tête, il voyait la voix de Quaid semblable à un voile. Elle prononçait le nom de Steve. Elle le répéta :

— Stephen… ephen… phen… en.

La masse noire était maintenant le monde. Le monde était obscur, le monde était parti, hors de portée de la vue, de l’esprit.

Steve s’écroula gauchement au milieu des photos.

Lorsqu’il se réveilla, il n’éprouva pas le sentiment d’être conscient. L’obscurité régnait partout, de tous côtés. Il resta étendu pendant une heure, sans se rendre compte qu’il gardait les yeux grands ouverts.

À titre expérimental, il remua d’abord les bras, puis les jambes, la tête. Contrairement à ce qu’il redoutait, il n’était pas entièrement ligoté. Seule une chaîne ou quelque chose d’analogue s’enroulait autour de sa cheville gauche. Elle lui meurtrit la peau dès qu’il essaya de se déplacer davantage.

Sous lui, le sol était très inconfortable. En tâtant avec la paume de la main, il comprit qu’on l’avait couché sur une sorte de grillage s’étendant aussi loin que ses bras pouvaient atteindre. Il passa la main à travers les mailles de ce treillis métallique, et ne toucha rien. Au-dessous, c’était le vide.

La première photographie que prit Quaid – avec une pellicule sensible aux infrarouges – montrait Steve en train d’explorer sa couche. Comme Quaid l’avait prévu, le sujet abordait la situation de manière tout à fait rationnelle. Pas d’hystérie. Pas de jurons. Pas de larmes. D’où l’intérêt d’avoir un tel sujet. Il savait précisément ce qui lui arrivait et répondait logiquement à sa frayeur. Son esprit serait sans aucun doute plus difficile à briser que celui de Cheryl.

Mais le résultat en vaudrait la peine au moment où, finalement, Steve craquerait. Son âme, alors, ne s’ouvrirait-elle pas ? Quaid pourrait la voir, la toucher. Il y avait à l’intérieur de cet homme tellement de choses à étudier !

Graduellement, les yeux de Steve s’habituèrent à l’obscurité.

Il était emprisonné au-dessus de ce qui semblait être une sorte de cuve ronde, d’environ six mètres de diamètre. Un puits d’aération ? L’entrée d’un tunnel ? D’une usine souterraine ? Steve tenta de se représenter le plan du quartier entourant Pilgrim Street, pour situer l’endroit où Quaid l’avait transporté. Aucun lieu ne lui vint à l’esprit.

Aucun.

On l’avait abandonné dans ce trou qu’il ne pouvait ni situer ni reconnaître. La cloison ne comportait aucun recoin que les yeux auraient pu déceler, aucune faille dans laquelle la conscience en éveil de Steve aurait pu se nicher.

Qui plus est, seuls le mince grillage et la chaîne fragile attachée à sa cheville le retenaient de tomber dans un gouffre qui paraissait sans fond.

Au-dessus de lui, un ciel vide et noir. Au-dessous, des ténèbres infinies. L’air chaud et confiné sécha les larmes qui avaient soudain jailli des yeux de Steve, laissant ses paupières gluantes. Quand il se mit à appeler au secours, l’obscurité absorba facilement ses cris.

Après avoir hurlé jusqu’à l’enrouement, il se recoucha. Il ne pouvait s’empêcher de penser que sous lui l’obscurité n’avait pas de fin. C’était évidemment absurde.

— Tout a une fin, prononça-t-il à haute voix.

Tout a une fin.

Et pourtant, il ne le saurait jamais. S’il tombait dans ce noir absolu, la chute ne lui permettrait pas de voir venir à lui le fond du gouffre. Malgré ses efforts pour évoquer des images moins lugubres, plus positives, il ne cessait de se représenter son corps cascadant dans l’horrible profondeur. Quand le fond ne serait qu’à quelques centimètres, ses yeux ne le verraient pas, son cerveau ne l’avertirait pas.

Jusqu’au choc.

La lumière se ferait-elle en lui à l’instant où sa tête éclaterait, où son corps serait fracassé ? Comprendrait-il pourquoi il avait vécu et pourquoi il était mort ?

Mais cette pensée lui vint : Quaid n’oserait pas.

 

— Il n’oserait pas ! hurla-t-il. Il n’oserait pas !

L’obscurité avala goulûment ses paroles. Et puis tout redevint comme s’il n’avait jamais proféré un son.

Une autre pensée, une pensée abominable, l’obséda : et si Quaid avait choisi cette rotonde infernale pour l’enfermer parce que jamais personne ne le trouverait, ne viendrait l’y rechercher ? Si Quaid voulait pousser l’expérience jusqu’à son extrême limite ?

L’extrême limite, c’était la mort. L’expérience suprême. Regarder un homme mourir. Voir approcher de lui la peur de la mort, la terreur par excellence. Sartre a écrit que nul homme ne pourra jamais connaître sa propre mort. Mais connaître intimement la mort d’un autre ? Observer les acrobaties auxquelles se livrerait son esprit afin de se cacher l’atroce vérité, n’était-ce pas déjà découvrir la nature de la mort ? N’était-ce pas, dans une certaine mesure, se préparer à sa propre mort ? Vivre par procuration la terreur d’un autre restait le moyen le plus habile, le moins dangereux, de toucher la bête.

Oui, se dit Steve. Quaid pourrait me tuer au nom de sa propre terreur.

Cette idée lui procura une amère satisfaction. Quaid, l’expérimentateur impartial, le soi-disant éducateur, était obsédé par la terreur parce que celle qu’il éprouvait était plus profonde que toute autre.

Voilà pourquoi il lui fallait voir des gens aux prises avec leurs peurs. Il avait besoin d’eux pour s’en sortir lui-même.

Réfléchir à tout cela prit des heures. Dans l’obscurité, l’esprit de Steve était du vif-argent, mais incontrôlable. Il lui était difficile de suivre très longtemps la même idée. Tels de petits poissons agiles, ses arguments lui échappaient dès qu’il croyait les avoir bien en main.

Ce qui subsistait, à chaque détour de sa pensée, c’était la certitude qu’il devait se montrer plus fort que Quaid. Rester calme. Se prouver à lui-même qu’il serait pour Quaid un sujet dont celui-ci ne pourrait rien tirer.

Les photos prises durant ces heures-là montrent Stephen couché sur le grillage, les yeux clos, les sourcils légèrement froncés. Paradoxalement, un sourire apparaissait de temps en temps sur son visage. Impossible, souvent, de savoir s’il dormait ou s’il était éveillé, s’il réfléchissait ou s’il rêvait.

Quaid attendait.

Les yeux finirent par bouger sous les paupières fermées – signe indubitable que Steve rêvait. Il était temps de profiter de son sommeil pour resserrer l’étau…

Steve se réveilla avec des menottes. Un bol d’eau et une assiette de porridge tiède et fade étaient posés près de lui. Il mangea et but de bon cœur.

Ce faisant, il remarqua deux éléments nouveaux. D’abord, le bruit qu’il faisait en mangeant résonnait très fort dans sa tête. Ensuite, quelque chose lui enserrait les tempes.

Sur les photos, Stephen se tâte maladroitement le crâne. Il porte une sorte de casque solidement fixé, muni, au lieu d’écouteurs, de deux tampons profondément enfoncés dans les oreilles et empêchant tout son d’y pénétrer.

Le visage exprime la perplexité. Puis la colère. Puis la peur.

Steve était sourd.

Il ne pouvait entendre que les bruits provenant de l’intérieur de sa tête – quand il mâchait, par exemple, ou avalait sa salive. Et ces bruits claquaient comme des coups de feu.

Des larmes jaillirent de ses yeux. Il trépigna, sans que lui parvienne le choc de ses talons sur le grillage. Il cria jusqu’à ce que sa gorge lui parût saigner, sans entendre aucun de ses cris.

La panique s’empara de lui.

Cette évolution se voit, sur les photos : face congés-tionnée, regard effaré, dents et gencives découvertes en une grimace.

On aurait dit un singe apeuré.

Toutes les émotions familières de l’enfance l’envahissaient. Il les reconnut comme l’on reconnaît de vieux ennemis. Mêmes manifestations : membres tremblants, sueur, nausée. En un geste de désespoir, il prit le bol et en versa le contenu sur son visage. L’eau froide eut pour effet de distraire momentanément son esprit de l’escalade de la peur. Il se recoucha tout d’un bloc, et se força à respirer profondément et régulièrement.

— Détends-toi, détends-toi ! répéta-t-il à haute voix.

Il entendit dans sa tête le claquement de sa langue. Il percevait même le glissement des mucosités dans ses narines contractées. Enfin, il détecta un sifflement sourd : le son qui attendait sous tous les autres. Celui de son esprit…

C’était comme sur un poste de radio, le souffle entre deux stations. Ou bien la plainte monocorde qu’il entendait sous anesthésie. Ou bien encore le bourdonnement qui résonnait dans ses oreilles juste avant qu’il ne s’endorme.

Ses membres s’agitaient encore nerveusement. Il se rendait à peine compte qu’en se démenant avec ses menottes, il se blessait la peau des poignets.

L’appareil photo enregistrait toutes ses réactions : la guerre de Steve contre l’hystérie, les efforts pathétiques pour contenir la peur et les larmes, les poignets ensanglantés.

Finalement, l’épuisement l’emporta sur la panique – comme il arrivait souvent dans son enfance. Combien de fois s’était-il endormi avec le goût salé des larmes dans la bouche, le nez, incapable de lutter plus longtemps ?

L’épuisement rendait plus stridents les bruits dans sa tête. Ce vacarme lui tint lieu de berceuse. Il s’endormit.

C’était bon, d’oublier.

Quaid fut déçu. D’après la rapidité des réactions de Stephen Grace, on le sentait sur le point de craquer. En fait, on pouvait le considérer comme brisé, quelques heures à peine après le début de l’expérience. Or, Quaid comptait sur Stephen. Il avait préparé le terrain depuis des mois, et son sujet allait perdre l’esprit sans lui fournir aucun élément valable.

Un mot, un misérable mot, c’était tout ce dont Quaid avait besoin. Un petit signe qui éclairerait la nature de l’expérience. Ou mieux encore, qui suggérerait une solution, un rédempteur possible, ou même une prière. Sûrement, le nom d’un Sauveur venait aux lèvres quand la personnalité sombrait dans la folie. Il devait se passer quelque chose.

Quaid comptait les dernières minutes de cette âme expirante. Tel un charognard qui se tient aux abords d’un carnage dans l’espoir d’en profiter, il attendait.

Steve se réveilla à plat ventre sur le grillage. L’air était de plus en plus confiné. Le métal mordait dans la chair de ses joues. La chaleur le tourmentait.

Sans bouger, il laissa ses yeux s’accoutumer de nouveau à ce qui l’entourait. Les mailles du grillage formaient jusqu’au mur une perspective parfaite. Cet agencement en croisillons lui parut joli. Oui, joli. Il en suivit le dessin, puis se lassa de ce petit jeu. Il se retourna sur le dos. Le grillage vibra sous lui. Serait-il devenu moins stable ? Il semblait se balancer un peu au moindre mouvement.

Steve avait légèrement bavé en dormant, mais il ne prit pas la peine de s’essuyer le menton. De toute façon, qui pouvait le voir ? Trempé de sueur, il déboutonna sa chemise et l’enleva à moitié. Par petits coups d’un pied sur l’autre, il parvint à ôter l’une de ses chaussures.

Chaussure. Grillage. Chute. Ces trois mots s’associèrent vaguement dans son esprit. Il s’assit. Oh, pauvre chaussure ! Elle allait tomber, passer à travers le grillage et disparaître. Mais non, elle resta en équilibre sur deux mailles. Un effort, et il pourrait encore la sauver.

Steve essaya d’atteindre sa chaussure, sa pauvre chaussure, et son mouvement fit osciller le grillage.

La chaussure menaça de glisser.

— Je t’en prie, supplia-t-il, ne tombe pas !

Il ne voulait pas perdre sa jolie chaussure. Oh, il ne fallait pas qu’elle tombe !

Comme Steve s'étirait pour l’atteindre, elle bascula à travers le grillage et se perdit dans le noir.

Le cri que Steve poussa à cette perte, il ne l’entendit pas.

Si seulement il avait pu écouter le bruit qu’elle faisait en tombant, compter les secondes jusqu’au choc final de la chaussure touchant le fond ! Il aurait su ainsi combien de temps durerait sa propre chute vers la mort.

Il ne put en supporter davantage. De nouveau à plat ventre, il passa les deux bras à travers le grillage en hurlant :

— Je veux tomber, moi aussi !

L’attente, dans l’obscurité et le silence – seulement accompagné des bruissements dans sa tête – lui était devenue intolérable. Il voulait suivre le même chemin que la chaussure et en finir pour de bon avec cette farce.

— Je veux y aller ! Je veux y aller !

Sous lui, le grillage s’ébranla, comme si la pesanteur répondait à sa supplique.

Quelque chose avait craqué. Un maillon, une chaîne, une corde qui maintenait le grillage avait cédé. Steve ne se trouvait plus en position horizontale, et il glissait, irrésistiblement.

Il comprit brusquement que ses membres n’étaient plus enchaînés.

Il allait bel et bien tomber.

L’homme voulait sa chute. Le méchant homme… Comment s’appelait-il donc ? Quake ? Quail ? Querelle…

Comme par réflexe, il s’agrippa des deux mains au grillage. Peut-être, après tout, ne souhaitait-il pas aller retrouver sa chaussure. Peut-être cela valait-il la peine de tenir bon et de gagner un petit moment de vie…

L’obscurité était si profonde ! Impossible de deviner ce qui s’y tenait tapi.

La panique multipliait les sons dans sa tête. Battements du cœur, bruissement de mucosités, racle-ments du palais. Ses paumes, glissantes de sueur, ne se cramponnaient plus aussi fermement. La pesanteur revendiquait ses droits, exigeait la chute de ce corps. Steve jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Dans l’énorme bouche qui s’ouvrait sous lui, il crut voir bouger des monstres. Des êtres ridicules, loufoques, silhouettes grossières, sombres sur un fond sombre. D’infâmes créatures surgies de son enfance sortaient leurs griffes pour atteindre ses jambes.

— Maman, dit-il.

Et ses mains lâchèrent prise, le livrant tout entier à la terreur.

« Maman. »

Ce mot, Quaid l’entendit clairement, dans toute sa banalité.

Maman.

Steve heurta le fond, incapable d’évaluer la hauteur de sa chute. Dès que ses mains avaient lâché le grillage, dès qu’il avait su que l’obscurité allait l’absorber, il avait perdu tout sens de la réalité. C’est l’animal en lui qui détendit les muscles de son corps, si bien que le choc ne lui causa que de légères contusions. Le reste de sa vie, hormis les réponses les plus simples, se trouvait éclaté, ses morceaux enfouis dans les recoins de sa mémoire.

Quand la lumière revint enfin, il leva les yeux vers la porte et sourit à la personne portant un masque de Mickey. Un sourire enfantin. Un sourire de reconnaissance pour ce sauveteur comique. Il laissa l’homme le prendre par les chevilles et le tramer hors de la grande pièce ronde. À son pantalon mouillé, Steve comprit qu’il s’était sali pendant son sommeil. La drôle de souris ne l’en embrasserait pas moins.

Tandis qu’on le traînait à l’extérieur de cette salle de torture, sa tête ballottait sur ses épaules. Au sol, près de sa tête, il y avait une chaussure et, à environ deux mètres au-dessus de lui, le grillage d’où il était tombé.

Cela ne signifiait rien pour Steve.

Mickey Mouse le fit asseoir dans une pièce où il faisait clair, et lui rendit l’usage de ses oreilles – ce que Steve ne souhaitait pas vraiment. C’était amusant d’observer un monde insonore, se dit-il en riant.

Il but de l’eau et mangea une part de gâteau.

Il se sentait fatigué. Il voulait dormir. Il voulait sa maman. Mais la souris ne semblait pas le comprendre. Alors, il se mit à crier et donna des coups de pied à la table. Assiettes et tasses se renversèrent. Puis il courut dans la pièce voisine et jeta en l’air tous les papiers qui s’y trouvaient. Quel plaisir de les regarder voleter et retomber ! Certains étaient couverts d’inscriptions, d’autres étaient des photographies. Des images horribles. Des images qui le perturbèrent beaucoup.

Toutes représentaient des cadavres. De bambins pour certaines, ou de grands enfants. Couchés ou à moitié assis, ils portaient de grandes entailles sur le visage et le corps, des entailles qui découvraient l’amalgame hétéroclite de pulpe suintante et de fragments luisants. Autour des cadavres, des flaques de peinture noire – pas de belles surfaces lisses, des éclaboussures sales, avec des empreintes de doigts.

Sur trois ou quatre des photos, on voyait l’instrument qui avait fait les blessures. Steve en savait le nom.

Une hache.

Il y en avait même une enfouie presque jusqu’au manche dans le visage d’une femme. Une autre enfoncée dans la jambe d’un homme. Une autre enfin posée sur le sol d’une cuisine à côté d’un cadavre de bébé.

Cet homme collectionnait des photos de cadavres et de haches, ce qui parut très bizarre à Steve.

Ce fut sa dernière pensée avant que l’odeur par trop familière du chloroforme n’emplisse sa tête. Il perdit connaissance.

Le porche sordide empestait l’urine et le vomi. Sa propre vomissure. Le devant de sa chemise en était couvert. Il tenta de se lever, mais ses jambes flageolaient. Il faisait très froid. Steve avait mal à la gorge.

Il entendit soudain des bruits de pas. Peut-être Mickey revenait-il. Pour le ramener à la maison.

— Lève-toi, fiston.

Ce n’était pas Mickey. C’était un policier.

— Qu’est-ce que tu fabriques là ? J’ai dit : debout !

Prenant appui sur le mur de brique délabré, Steve se leva. Le policier dirigeait sur lui une torche électrique.

— Bon Dieu ! s’exclama-t-il avec dégoût. Tu es dans un fichu état. Où est-ce que tu habites ?

Steve secoua la tête comme un écolier pris en faute et regarda sa chemise souillée de vomissure.

— Comment est-ce que tu t’appelles ?

Il n’arrivait pas à se souvenir.

— Ton nom, jeune homme ?

Steve faisait des efforts. Si seulement le policier cessait de crier !

— Allez, reprends-toi !

Les mots ne l’atteignaient guère. Steve sentait des larmes lui piquer le fond des yeux.

— Rentrer chez moi…

Il pleurnichait, reniflait, complètement perdu. Il aurait voulu mourir. Se coucher et mourir.

Le policier le secoua.

— T’es drogué ou quoi ?

Il tira Steve sous la lumière d’un réverbère et examina son visage sali par les pleurs.

— Tu ferais mieux de te bouger.

— Maman, dit Steve. Je veux ma maman.

Ces paroles changèrent le cours des choses.

Le policier trouva tout à coup le spectacle plus qu’écœurant, plus que pitoyable. Ce petit salaud, avec ses yeux injectés de sang et son dîner répandu sur sa chemise, commençait à lui taper sur les nerfs. Un gosse de riche, les veines pleines de poison, aucun sens de la discipline.

« Maman » fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase. L’homme frappa Steve à l’estomac. Un coup de poing intentionnellement précis et vigoureux. Steve se plia en deux, gémissant.

— La ferme, fiston !

L’ordre fut ponctué d’un autre coup de poing. Le policier saisit ensuite Steve par les cheveux et rapprocha de lui ce petit visage de voyou.

— Une épave, c’est comme ça que tu veux finir ?

— Non, non.

Steve ne savait pas ce que le policier entendait par « épave », il voulait seulement attirer son amitié.

— S’il vous plaît, ramenez-moi à la maison, dit-il.

Et il se remit à pleurer.

Le policier sembla décontenancé. Le gamin ne s’était pas rebiffé, il n’avait pas revendiqué ses droits civiques, comme le faisaient en général les autres qui, à terre et le nez en sang, réclamaient l’assistance judiciaire. Celui-ci se contentait de pleurer. Le policier commença à se faire des reproches. Il avait peut-être affaire à un demeuré ou à quelque chose comme ça. Et il l’avait tabassé ! Merde ! Maintenant, il se sentait responsable. Il prit Steve par le bras et lui fit traverser la rue jusqu’à sa voiture.

— Monte.

— Ramenez-moi à…

— Je te ramène à la maison, fiston. Je te ramène à la maison.

À l’asile de nuit, on fouilla dans les vêtements de Steve afin de trouver un document qui puisse l’identifier. Sans succès. On vérifia qu’il n’avait ni puces sur le corps ni poux dans les cheveux. Et le policier s’en alla. Steve fut soulagé. L’homme ne lui plaisait pas.

Les gens de l’asile parlaient de Steve comme s’il n’était pas présent. On s’étonnait de son jeune âge. On se posait des questions sur son état mental, sur ses vêtements, son allure. On lui donna un savon en lui montrant où étaient les douches. Steve resta dix minutes sous l’eau froide, puis s’essuya avec une serviette tachée. On lui avait fourni un rasoir, mais il ne s’en servit pas. Il avait oublié comment on faisait.

On lui donna ensuite de vieux vêtements, qui lui plurent. Il n’avait finalement pas à se plaindre de son entourage, même si les gens parlaient de lui comme s’il n’était pas là. Un homme lui sourit. Un costaud à la barbe grisonnante. Il lui sourit comme il l’aurait fait à un chien.

Les vêtements étaient dépareillés, trop grands ou trop petits, et de toutes les couleurs : chaussettes jaunes, chemise d’un blanc sale, pantalon rayé (son ancien propriétaire devait avoir un gros ventre), pull-over élimé, lourdes bottes. Steve prit plaisir à s’en affubler. Profitant de ce que personne ne le regardait, il enfila deux gilets l’un sur l’autre, et deux paires de chaussettes. Ces épaisseurs de coton et de laine autour de son corps le rassuraient.

On lui glissa ensuite dans la main un ticket lui donnant droit à un lit dans le dortoir. Il fallait attendre l’ouverture des portes, mais Steve n’était pas impatient – contrairement à certains des autres qui faisaient la queue dans le couloir. Beaucoup d’entre eux hurlaient des paroles incohérentes, mêlant leurs accusations d’obscénités, et ils se crachaient à la ligure. Cela effraya Steve. Tout ce qu’il souhaitait, c’était dormir. S’étendre et dormir.

À onze heures du soir, l’un des gardiens ouvrit les portes du dortoir. Les hommes se dirigèrent vers les lits de fer. La salle était vaste, mal éclairée. Il y régnait une odeur de désinfectant et de vieilles gens.

Évitant les regards et les grands mouvements de bras des autres miséreux, Steve se trouva un lit sur lequel une mince couverture était jetée, en travers, n’importe comment. Il s’étendit, prêt à dormir. Autour de lui, les hommes toussaient, grommelaient, pleuraient. L’un disait ses prières, la tête posée sur un oreiller gris, les yeux au plafond. Steve trouva que c’était une bonne idée. Il murmura donc la prière de son enfance :

« Doux Jésus, si bon et tendre, Protège ce petit enfant, Prends pitié de… »

De quoi, déjà ?

« Prends pitié de ma candeur, Laisse-moi venir à Toi. »

Après cette prière, Steve se sentit mieux. Tel un baume, le sommeil vint, profond.

Quaid était assis dans l’obscurité. Plus que jamais en proie à sa terreur. Elle raidissait son corps au point qu’il ne parvenait pas à quitter son lit, à allumer la lampe. Et si cette fois, cette unique fois, sa terreur se révélait justifiée ? Si l’homme à la hache, en chair et en os, se tenait à la porte ? S’il lui lançait un sourire grimaçant et dansait en haut de l’escalier, comme Quaid l’avait vu dans ses rêves, dansant et grimaçant, grimaçant et dansant ?

Rien ne bougeait. Les marches de l’escalier ne craquaient pas. Nul ricanement ne perçait les ténèbres. Ce n’était pas lui, après tout. Quaid vivrait jusqu’au matin.

Il se détendit quelque peu, puis lança ses jambes hors du lit et alluma. La chambre était réellement vide, la maison silencieuse. Par la porte ouverte il voyait le haut de l’escalier. L’homme à la hache n’y était évidemment pas.

Steve fut réveillé par des cris. Il faisait encore nuit. Il ne savait pas combien de temps il avait dormi, mais ses membres ne le faisaient plus souffrir autant. Il se souleva, les coudes sur l’oreiller, et tenta de voir ce qui causait cette agitation dans le dortoir. A quatre rangées de lits du sien, deux hommes se battaient. L’objet de la dispute n’apparaissait pas clairement. Ils s’affrontaient comme des femmes, poussant des cris aigus et se tirant les cheveux (ce qui fit rire Steve). À la lueur de la lune, le sang sur leur visage et leurs mains était noir. Le plus vieux des deux fut projeté sur son lit. Il cria :

— Je n’irai pas à Finchley Road ! Tu ne pourras pas m’y obliger. Pas la peine de cogner. Je ne marche pas avec toi !

L’autre n’écoutait même pas. Trop stupide ou trop furieux pour comprendre que le vieux suppliait qu’on le laisse tranquille. L’assaillant, excité par les encouragements des spectateurs, ôta une de ses chaussures et en frappa le vieux. Steve entendit les coups de talon donnés sur la tête de la victime. Chaque coup suscitait davantage d’acclamations, et de moins en moins de plaintes de la part du vieil homme.

Soudain, cris et applaudissements cessèrent. Quelqu’un venait d’entrer dans le dortoir. Qui ? Steve ne pouvait le savoir car la foule autour des combattants se trouvait entre lui et la porte. Ce qu’il vit, en revanche, c’est que le vainqueur envoya sa chaussure en l’air et lança un ultime : « Enfoiré ! »

La chaussure.

Steve ne pouvait détacher les yeux de cette chaussure. Elle tourbillonna puis, comme un oiseau blessé, s’abattit sur le plancher. Steve la vit nettement, plus nettement que tout ce qu’il avait vu depuis plusieurs jours.

Elle avait atterri non loin de lui.

Avec un bruit sourd.

Elle était tombée de côté. Comme sa propre chaussure était tombée. Sa chaussure. Celle qu’il avait enlevée. Sur le grillage. Dans la maison. A Pilgrim Street.

Quaid s’éveilla poursuivi par le même rêve. Toujours cet escalier. Toujours cette vision ridicule – à la fois comique et horrifiante. Les pas qui s’approchaient de lui. Le rire, à chaque marche.

Jamais encore il n’avait fait deux fois le même rêve en une seule nuit. Il étendit la main vers la bouteille qu’il gardait à son chevet. Dans le noir, il but au goulot, à grandes gorgées.

Steve dépassa la masse d’hommes en colère, sans se soucier des cris, des jurons, ou des gémissements du vieillard. Les gardiens étaient très occupés à ramener le calme. On ne laisserait plus entrer le vieux Crowley qui suscitait toujours la violence des autres. L’affaire tournait à l’émeute. Il faudrait des heures pour en venir à bout.

Personne ne posa de questions à Steve tandis qu’il suivait le couloir jusqu’à l’entrée de l’asile de nuit. Les battants de la porte étaient fermés mais laissaient pénétrer l’air, l’air piquant d’avant l’aube et son odeur rafraîchissante.

Le petit bureau de la réception était sombre et vide. À l’intérieur, Steve pouvait voir l’extincteur pendu au mur, rouge et brillant, et un long tuyau noir enroulé autour d’un cylindre comme un serpent endormi. À côté, accrochée au mur par deux supports, il y avait une hache.

Une bien jolie hache.

Stephen entra dans le bureau. Il entendait au loin des bruits de pas précipités, des cris. Un coup de sifflet. Personne, cependant, ne vint interrompre l’échange amical qui s’instaura entre Steve et la hache.

D’abord, il lui sourit.

La lame incurvée lui rendit son sourire.

Ensuite, il la toucha.

La hache sembla prendre plaisir à être touchée. Couverte de poussière, elle n’avait pas servi depuis longtemps. Trop longtemps. Elle avait envie qu’on la prenne, qu’on lui sourie, qu’on la caresse. Steve la décrocha délicatement de ses supports. Il la glissa sous sa veste pour qu’elle ait chaud. Puis il sortit du bureau, franchit la porte et partit à la recherche de son autre chaussure.

Quaid se réveilla de nouveau.

Steve mit très peu de temps à s’orienter. Ses jambes étaient comme mues par un ressort. Il se dirigea vers Pilgrim Street. Il se trouvait l’air d’un clown, dans ses vêtements de toutes les couleurs, avec ce pantalon trop large et ces drôles de bottes. Fichu personnage, vraiment ! Steve riait de lui-même. Il était si comique !

Le vent commença à le transpercer, à le fouetter frénétiquement. Ses cheveux se soulevaient et, dans ses orbites, les globes de ses yeux étaient comme deux glaçons.

Steve se mit à courir, à danser, à cabrioler le long des rues, blanches sous les réverbères, sombres entre deux sources de lumière. Ici, on me voit. Ici, on ne me voit pas. Ici, on me voit…

Cette fois, ce ne fut pas le rêve qui réveilla Quaid. Cette fois, indubitablement, il avait entendu un bruit.

La lune était assez haute pour que ses rayons traversent la fenêtre, traversent l’embrasure de la porte, atteignent le haut de l’escalier. Pas besoin d’allumer. Il voyait tout ce qu’il voulait voir. Le palier était vide, comme toujours.

Puis la marche du bas craqua. Un bruit aussi léger qu’un souffle.

Quaid, alors, connut la terreur.

Autre craquement. Il montait l’escalier, ce rêve ridicule. Ce ne pouvait être qu’un rêve. Après tout, il ne connaissait pas de clown, ni de tueur à la hache. Comment l’absurde vision qui le hantait, nuit après nuit, serait-elle autre chose qu’un rêve ?

Et pourtant, peut-être y avait-il des rêves si extravagants qu’ils ne pouvaient qu’être réels.

Pas de clown, se répétait-il en se levant pour observer la porte, le palier et l’éclat de la lune. Quaid n’avait rencontré que des êtres à l’esprit fragile, si faibles qu’ils étaient incapables de le mettre sur une piste quant à la nature, à l’origine de la panique qui maintenant s’emparait de lui – encore moins quant au moyen de la combattre. Tout ce qu’ils avaient fait, c’était de s’effondrer au moindre signe de cette terreur enfouie au cœur de la vie.

Non, il ne connaissait pas de clown. Il n’en avait jamais connu et n’en connaîtrait jamais.

Et puis, une face apparut. Une face de fou. Pâle jusqu’à la blancheur, sous la clarté de la lune. Une lace jeune, meurtrie, bouffie, pas rasée, qui souriait d’un sourire d’enfant. Des lèvres, sans doute mordues par excitation, le sang avait coulé sur le menton. Et les gencives étaient presque noires de sang, elles aussi. C’était bien un clown. Un clown, indiscutablement, ne serait-ce qu’à cause de son accoutrement si incongru, si pathétique.

Mais il y avait la hache, qui ne s’accordait pas avec le sourire.

Elle captait la lumière de la lune à chaque mouvement de ce maniaque dont les petits yeux noirs brillaient à l’avance de plaisir.

À quelques marches du palier, il s’arrêta, n’abandonnant à aucun moment son sourire. Il contemplait la terreur de Quaid.

Les jambes de Quaid le lâchèrent. Il tomba à genoux.

Le clown grimpa en sautillant une nouvelle marche, son regard toujours fixé sur Quaid avec une sorte de malice. La hache se balançait dans ses mains blanches, prélude à ce que serait le coup final.

Quaid reconnut le jeune homme.

C’était son élève, son cobaye, qui avait pris la forme de sa terreur.

 

 

Lui ! Le jeune sourd. Lui…

Le clown sautilla de plus belle et poussa du fond de la gorge un cri rauque semblable à l’appel de quelque oiseau fantastique. La hache décrivait dans l’air des cercles de plus en plus menaçants.

— Stephen, dit Quaid.

Le nom ne dit rien à Steve. Tout ce qu’il vit fut une bouche qui s’ouvrait, qui se refermait. Peut-être un son en était-il sorti. Peut-être que non. Cela ne le concernait pas.

Le cri rauque devint plus strident. Tenue à deux mains, la hache tournait au-dessus de la tête du clown qui, en même temps, franchit d’un bond les deux dernières marches. Il se précipita dans la chambre, en plein dans un rayon de lune.

Quaid se tourna pour se protéger. Mais ni assez rapidement ni assez habilement. La lame fendit l’air et trancha dans le bras de Quaid, mettant pratiquement en lambeaux le triceps, fragmentant l’humérus et faisant dans la chair, au bas du bras, une entaille qui manqua de peu l’artère.

On aurait pu entendre les hurlements de Quaid dix maisons plus loin. Mais de ces maisons, il ne restait que des ruines. Personne ne pouvait l’entendre. Personne ne pouvait accourir et l’arracher au clown.

La hache, avide de poursuivre son travail, s’attaquait maintenant à la cuisse de Quaid, avec l’ardeur qu’elle aurait mise à fendre une bûche. Des plaies béantes, profondes d’une dizaine de centimètres, mettaient au jour la chair luisante des muscles du philosophe, les os, la moelle. Après chaque coup, le clown devait faire un effort pour extirper la hache, et le corps de Quaid était secoué comme une marionnette.

Quaid hurlait. Quaid suppliait. Quaid tentait d’amadouer.

Le clown n’entendait rien.

Tout ce qu’il entendait, c’étaient les bruits dans sa tête. Bourdonnements. Sifflements. Grondements. Il avait trouvé refuge là où aucun argument rationnel ni aucune menace ne l’atteindrait plus jamais. Là, les battements de son cœur étaient la loi, et les bruissements de son sang musique.

Et il dansait, le jeune sourd ! Une danse folle à la vue de son tortionnaire, bouche ouverte tel un poisson, la perversion de son intellect réduite à jamais au silence. Comme le sang giclait en jets de fontaine !

Le petit clown riait à ce joyeux spectacle, qui pouvait durer toute la nuit. La hache, tranchante et judicieuse, serait toujours son amie. Elle savait tailler, en long et en travers, découper des tranches et amputer. Tout en laissant l’homme en vie. Avec un peu d’astuce, en vie pendant très, très longtemps.

Steve était aussi gai et bondissant qu’un agneau. Il avait toute la nuit devant lui, et toute la musique qu’il pouvait désirer résonnait dans sa tête.

Quaid comprit alors, en croisant le regard du clown perdu dans un vide sanglant, qu’il y avait au monde quelque chose de pire que la terreur. De pire que la mort elle-même.

C’était la souffrance sans espoir d’apaisement. C’était la vie qui refusait de quitter le corps longtemps après que l’esprit l’eut suppliée d’en finir. Plus atroce encore, il y avait les rêves devenus réalités.