CHAPITRE XVI
David ne quittait guère l'hôtel. Une ambiance de coup d’État planait sur la ville. D'inquiétantes voitures noires patrouillaient dans les rues, tels des cafards surgis d'une faille et suivant le trajet rectiligne d'une plinthe. Elles roulaient au ralenti, s'arrêtaient à la hauteur des promeneurs solitaires comme des éperviers localisant un gibier se déplaçant au ras du sol. Leur présence suspicieuse gauchissait les gestes des badauds. Se sentant observé, chacun prenait immédiatement une attitude empruntée. Le quidam le plus anodin adoptait un comportement suspect, parce que d'une « normalité » théâtralisée. Pour faire montre de son innocence, on jouait à l'honnête homme en amplifiant de façon grotesque les signes de désinvolture. De la fenêtre de sa chambre, David observait ces curieux numéros de mime. Il avait l'impression que l'avenue était une scène où des centaines de comédiens venaient de se rassembler pour quelque mystérieuse audition.
De temps à autre, un fourgon s'arrêtait au bas d'un immeuble, libérant l'escouade de perquisition. Ces hommes bardés de gilets pare-balles, d'armes et d'outils de cambrioleur, se ruaient aussitôt dans les étages, frappant et sonnant à toutes les portes. Quand on ne leur ouvrait pas ils faisaient sauter le battant en usant indifféremment du pied-de-biche ou de l'explosif. Leur passage ne laissait rien debout. En vingt minutes les murs étaient sondés, les meubles vidés et renversés, les moquettes arrachées…
Personne n'osait protester. La furie de ces hommes muets et casqués décourageait la moindre velléité de révolte. On sentait que le plus léger obstacle suffirait à muer la noire énergie qui les animait en une explosion mortelle. L'escouade de perquisition se déplaçait ainsi, d'une maison à l'autre, sans jamais rien découvrir. Ces échecs répétés ne faisaient qu'aigrir le caractère des policiers. Ils avaient espéré des résultats rapides, ils butaient sur l'insignifiance de trafics auxquels ils ne prêtaient même plus attention. Ils traversèrent ainsi des maisons de jeu clandestines, des bordels d'enfants, des laboratoires de drogue, des studios cinématographiques spécialisés dans le baby-porno… Ils ne s'en rendirent même pas compte. Seule comptait la découverte des terroristes fantômes, des tueurs invisibles aux armes inconnues. Ces fusils, qui tuaient sans laisser derrière eux ni douilles ni projectiles, les faisaient rêver. Ils échafaudaient d'invraisemblables hypothèses, parlaient de « balles solubles », de jets de gaz à haute pression, de « rayon invisible »…
L'échec des investigations balistiques avait plongé les brigades de police dans la consternation. Pour la première fois depuis la nuit des temps on était incapable d'imaginer l'arme du crime ! Une telle aberration échauffait les esprits.
La loi martiale interdisait désormais aux habitants de Saint-Euphrate de tirer les rideaux, de fermer les volets, ou même d'éteindre la lumière. Chaque fenêtre se devait d'être une vitrine, de jour comme de nuit. Une proclamation ordonna que tous les stores ou voilages soient décrochés au plus vite. Il fallait que les appartements se changent en aquariums, que les baies vitrées deviennent autant de scènes de théâtre. On abandonna toute intimité pour se résoudre à vivre exposé, espionné. Postés sur les toits, des observateurs équipés de puissantes jumelles sondaient ainsi les appartements dévoilés, adressant de vertes remontrances aux récalcitrants qui laissaient subsister des coins d'ombre dans tel ou tel angle de leur logement.
Pour scruter les intérieurs, la police réquisitionna les voitures de pompiers, qui patrouillèrent échelle dressée, mais aussi les véhicules de voirie qui servent à l'entretien des éclairages publics.
Un curieux ballet surréaliste emplit les rues d'une cohorte de camions aux échelles érigées que chevauchaient des grappes de flics-voyeurs équipés d'énormes jumelles. Très vite on n'osa plus se déshabiller pour prendre une douche ou dormir. Encore moins faire l'amour. On se tenait raide au bord d'un fauteuil, une revue entre les mains, comme dans le salon d'attente d'un dentiste. David demeurait figé, comme les autres, hésitant à se déplacer, s'interrogeant pour savoir si le geste qu'il prévoyait d'accomplir n'avait pas une connotation suspecte.
La nuit, les diverses lampes qu'il laissait brûler insinuaient un halo rouge sous ses paupières, perturbant son sommeil. Le jour, le regard des voyeurs glissait sur lui comme un attouchement un peu sale qui vous hérisse l'épiderme. La cité tout entière subissait cette fouille indiscrète, ce toucher rectal qui la laissait honteuse et désemparée.
Mais la meute policière arpentait aussi les toits. Des patrouilles de haute montagne virevoltaient entre les cheminées, descendaient en rappel le long des façades, escaladaient les pentes d'ardoises, les versants de tuiles… Cela grouillait comme des poux sur la tête de la ville. Les vasistas crevés laissaient choir des hommes casqués dans les chambres de bonne et d'étudiant… Il y eut des rumeurs de viol et de passage à tabac.
Aucun autre crime n'ayant été perpétré par les tireurs fantômes, la peur qu'inspiraient les terroristes fut peu à peu remplacée par celle des policiers d'élite. On oublia les meurtriers invisibles pour ne plus songer qu'aux hordes barbares qui sillonnaient la cité. Les perquisitions, l'espionnage constant, la crainte des écoutes téléphoniques, des micros dissimulés dans les cafés, les salles d'attente et les commerces contribuèrent à créer un sentiment de malaise et d'insécurité.
Enfin on parla de rafles, d'arrestations arbitraires, d'interrogatoires ayant plus ou moins mal tourné…
David prenait son mal en patience. Il savait que les sauterelles n'attaqueraient plus. Les délicieuses du jet-set ayant quitté la ville, il n'y avait plus de raison pour qu'une cible parfumée provoque une nouvelle fusillade. Les insectes, désorientés, allaient se terrer le temps de se réacclimater et de constituer une autre colonie. Ce stade atteint, il y aurait, bien sûr, un nouveau risque d'hécatombe, car les sauterelles se mettraient à chasser comme sur la lande, mais ce processus inéluctable allait réclamer plusieurs mois, voire une année… Pour l'instant, privées de chef d'escadrille et d'ordres impératifs, elles subissaient l'inhibition de la désorganisation. Elles n'étaient plus dangereuses.
Combien de jours encore la police allait-elle s'obstiner à traquer les terroristes fantômes ? Là était la grande inconnue.
David redoutait que son confinement prolongé entre les quatre murs de la chambre d'hôtel le rende suspect. Il se résolut donc à sortir pour une promenade sur la plage. Il ne tarda pas à comprendre son erreur. La cité ayant repris son train-train habituel, les gens qui erraient au long de la grève ne pouvaient être que des oisifs désargentés. Des parasites, des marginaux, que la fuite de leurs richissimes protecteurs avait réduits au chômage. Il y avait là des gigolos pour vieilles dames ou messieurs d'un certain âge, athlètes aux corps souples, huilés comme des outils bien entretenus. Des starlettes qui semblaient échappées de l'un de ces magazines à masturbation qu'on range très haut sur les rayons des librairies. Des chanteurs de rue ou de terrasse de café. Tout un petit peuple vivant de parasitage, tels ces poissons-pilotes qui se nourrissent des miettes tombant d'entre les dents des requins… Mais les squales de la haute finance avaient disparu, oubliant leurs éphémères serviteurs et complices de débauche.
A présent, les jeunes gens trompaient l'attente en essayant de faire bonne figure. La plupart, pris au dépourvu, n'avaient pas même de quoi se payer une chambre d'hôtel. Quant à la prostitution, elle ne rendait guère en ces temps de méfiance et d'espionnage. Les cafés et les night-clubs déserts ne constituaient pas de bons terrains de chasse, le racolage sur la voie publique n'était pas même envisageable.
David marcha jusqu'à la lisière des vagues. Un éphèbe aux cheveux longs, l'appareil génital avantageusement moulé dans un string léopard, le testa d'une œillade puis renonça. La mer moussait en roulant des débris de coquillages concassés. Des bouées à fanion indiquaient la position du filet bouclant la baie. Même la plage était prisonnière. Les semelles de David s'enfonçaient dans le sable détrempé. Combien de temps lui faudrait-il encore subir la tyrannie du cordon sanitaire ? Combien de temps avant que les flics lèvent le blocus ?
L'éphèbe le dépassa en l'éclaboussant et plongea dans les rouleaux. David s'ébroua. Les filles l'examinaient, n'osant croire au miracle d'un micheton en maraude. Beaucoup d'entre elles avaient squattérisé les cabines de bains. Leur déchéance, masquée par le port des maillots, se devinait à l'état de leurs cheveux. Elles les mouillaient fréquemment pour dissimuler le manque évident de soins capillaires dont ils faisaient les frais. David s'arrêta à la hauteur d'une jeune blonde aux seins nus gercés par le sel marin. Au moment où la fille ouvrait la bouche une explosion sourde souleva un geyser d'écume à quelques brasses du rivage.
— Les mines ! hurla quelqu'un, elles se sont détachées du filet !
David demeura stupide, tétanisé, pendant que les rouleaux ramenaient sur le sable d'immondes portions de viande lacérée.
— Merde, c'est Fabrice ! haleta la fille blonde en portant la main à sa bouche.
La mer moussait rouge, gluante comme de la peinture. La moitié inférieure d'un corps masculin s'échoua contre un rocher. La dépouille, sectionnée au-dessus du nombril, était curieusement toujours revêtue de son string léopard.
Les baigneurs refluèrent en désordre. David grimpa les dix marches menant à la promenade. Une des voitures – cafards s'arrêtait déjà. Le jeune homme pénétra dans un débit de boissons et commanda un cognac. Les cinq ou six clients accoudés au zinc commentaient l'accident, prenant soin d'en faire retomber la responsabilité sur le baigneur imprudent.
— Une pédale ! lança l'un d'eux.
— Ou une de ces petites putes, renchérit un autre. En tout cas c'est pas une grosse perte !
— Votre cognac, monsieur…, fit le garçon en levant un flacon au-dessus du zinc.
Un craquement retentit, sec mais voilé, étouffé, comme provenant de l'intérieur de quelque chose. Et soudain, David vit le poignet du serveur s'incliner sur un angle bizarre, illogique. La main qui tenait la bouteille s'ouvrit pendant que les os, brisés nets, pointaient à travers la peau.
— Bon Dieu souffla l'un des buveurs, encore une fracture spontanée ! C'est la troisième à laquelle j'assiste depuis ce matin !