CHAPITRE XIII
Dès que Julie apprit la mort du professeur, elle alla verrouiller la salle des boules d'ivoire, détacha la clef du trousseau et la jeta dans la mer, du haut de la falaise.
— De toute manière cette partie de la côte s'éboulera avant peu, conclut-elle en guise d'oraison funèbre, Minsky et ses monstres disparaîtront sous les roches, et personne ne les regrettera !
David était encore sous le choc. Les doigts crispés sur une tasse de café, il bredouilla une longue histoire de loup-garou, de rasoir et de tireur fou. Julie le contemplait, les yeux dilatés de surprise. Elle l'interrompit d'un geste sec.
— Mon Dieu ! dit-elle avec une certaine irritation, mais qu'est-ce que cette fable ? Tu as tout interprété de travers, mon pauvre David… Minsky n'était pas un maniaque, du moins pas celui que tu croyais… Il n'a tué qu'indirectement, par son silence. Oh ! tout cela est très compliqué. J'ai semé des indices, j'espérais que tu comprendrais tout seul, je ne pouvais pas trop me découvrir.
David fut persuadé qu'elle mentait, il avait cru ce qu'elle voulait exactement qu'il croie ! Elle avait compté sur cette méprise. Pire : elle l'avait planifiée !
— Je t'ai choisi, c'est vrai, avoua-t-elle, ton dossier était annoté défavorablement. C'était ce que je cherchais depuis des mois. Tu avais le bon profil. Un profil semblable au mien !
— Mais le parfum, s'emporta David, les coups de feu, les squelettes épluchés ? J'ai vu les impacts de balles, les crânes transpercés, les os nettoyés… Et cette silhouette sur la lande, pourquoi Minsky se déguisait-il ? Pour ne pas être reconnu ?
— Bon sang ! lâcha Julie, mais tout cela peut s'expliquer autrement, je te le répète ! Tu t'es laissé impressionner par les racontars des ploucs de Saint-Alex, tu as bâti un roman autour de cette légende… Si j'avais pensé une seconde…
« Mais tu y as pensé ! songea furieusement David. Tu ne pensais même qu'à cela. Tu t'es contentée de m'aiguiller soigneusement sur une fausse piste, de m'amener à une conclusion qui me ferait prendre Minsky en horreur… Il fallait me « motiver » bien sûr ! »
Mais il ne formula pas ses reproches à haute voix, Julie avait trop d'ascendant sur lui.
— Je te montrerai, dit-elle à nouveau.
Ils restèrent longtemps dans la cafétéria silencieuse, à écouter le bruit des vagues. Ils récapitulaient les différentes phases du crime : pas de témoin, pas d'arme… Quant au corps, on ne risquait pas de le découvrir. Le gardien sénile qui veillait à l'entrée du centre et la cuisinière bougonne ne pénétraient jamais dans les pavillons. L'étrange aspect des malades les effrayait au plus haut point et ils considéraient les fractures spontanées comme une affection plus ou moins contagieuse dont il valait mieux se tenir éloigné. Julie n'avait pas cherché à les détromper. Cette précaution les servait aujourd'hui…
— Minsky était un fantôme, dit-elle à David, personne ne s'étonnera de ne plus le voir. On pensera qu'il se terre dans son laboratoire, c'est tout.
— C'est le laboratoire qui t'intéresse, hein ? releva le jeune homme. Ces histoires d'insectes t'excitent depuis le début, je l'ai bien senti, va !
— Tout repose là-dessus, acquiesça l'infirmière, c'est vrai. Une escroquerie magnifique. Un crime de lèse-majesté qui infligera un superbe camouflet à la société qui a condamné mon père. Mais tu peux gagner beaucoup dans l'affaire. Tu auras besoin d'argent, ne l'oublie pas. On ne peut pas tout voler de ses propres mains ! Un grand collectionneur se doit d'être riche. Si tu veux renoncer, il est encore temps, mais je le regretterai.
David n'avait pas envie de renoncer.
D'un hochement de la tête, il signifia son allégeance. Julie l'embrassa longuement, d'une manière cérémonieuse, rituelle et sans connotation physique.
Le pacte était scellé.
Ils pénétrèrent dans le pavillon de Minsky comme on se hasarde dans les labyrinthes défensifs d'une pyramide. Le carrelage sonnait sous leurs semelles et chaque pas éveillait sous la voûte une petite détonation sèche de pistolet à bouchon. Ils traversèrent plusieurs salles communes peuplées de lits poussiéreux, puis cette géographie d'hôpital abandonné se résorba dans le goulot d'un long couloir. Cette fois ils débouchèrent dans une pièce étroite, éclairée par une seule fenêtre sur les carreaux de laquelle on avait collé du papier d'ordinateur.
Une grande planche d'entomologie pendait au mur. Elle représentait une espèce de sauterelle noire aux cuisses gigantesques.
Cette vision emplit David d'un curieux sentiment de malaise. L'insecte avait un aspect brillant, métallique, qui le faisait ressembler à une balle de fort calibre. Plus exactement à un projectile de fusil mitrailleur. Un projectile monté sur un fouillis de pattes hérissées d'ergots. La tête, extrêmement effilée, évoquait la pointe d'une flèche. Le corps, à la différence de ce qu'on peut observer chez les autres insectes, ne se composait pas d'une superposition de plaques annelées, d'écalures, ou d'élytres articulés en armure complexe. Non. De la tête pointue au bout de la queue la bête ne faisait qu'un seul et même bloc. Un container étanche, une capsule sans soudure. Les cuisses paraissaient en complète disproportion avec la taille de l'animal. Leur machinerie tenait de la poutrelle et du vérin, de la catapulte et de l'échelle d'incendie. En les voyant on pensait immédiatement à une erreur de montage, à une aberration mécanique, comme si l'on avait greffé un moteur de formule 2 sur un kart ou une voiture à pédales.
David grimaça ; l'insecte éveillait en lui une répugnance secrète. Sa carrosserie, pour le moins surprenante , le classait dans la catégorie des prédateurs de haut vol. Il n'était ni casqué ni caparaçonné comme ses frères du règne grouillant. Il ne jouait pas à prendre l'allure d'un chevalier pesamment harnaché. Non, il s'était donné un profil de torpille, de harpon. Il faisait peur. Un nom en lettres noires surplombait le dessin : « IRA MELANOX ».
Suspendu à une patère, David aperçut ce qu'il prit d'abord pour un costume rembourré de dresseur de chiens. Mais en s'approchant, il réalisa que le vêtement de protection était en fait taillé dans du nylon pare-balles. Le même qu'utilisaient les services de police pour confectionner leurs gilets anti-émeute.
La combinaison, très ample, correspondait visiblement aux mesures du professeur. Un énorme casque blindé trônait sur une étagère. Le souci de défense l'avait réduit à une boule percée d'une mince fente garnie de plexiglas à la hauteur des yeux. Un tel scaphandre devait pouvoir affronter les salves d'un peloton de mitraillettes sans subir aucun dommage. David l'identifia immédiatement : c'était la silhouette entrevue sur la lande… La silhouette du loup-garou !
Trois ou quatre tables encombraient le local, elles étaient toutes couvertes de feuillets raturés à la calligraphie indéchiffrable. Un petit magnétophone à cassette reposait sur l'une d'entre elles. Julie enfonça la touche de lecture. Aussitôt la voix de Minsky s'éleva, déformée par le minuscule haut-parleur.
« On constate, de même, l'absence d'organes de stridulation, énonçait-elle, il n'y a aucune dent sur la face interne des cuisses au contraire de ce qu'on observe chez le criquet. Pas d'organes auditifs non plus, puisque l'abdomen ne présente pas d'évents sur son premier segment. On chercherait en vain une oreille sur le tibia comme chez la sauterelle arboricole. Ira melanox est sourde et muette. Du moins au sens classique où nous l'entendons. Je veux dire par là qu'elle n'émet pas de bruits signifiants et n'en perçoit aucun. Elle ne semble sujette à aucun tropisme particulier. Un dimorphisme saisonnier la colore en rouge à l'automne. Je n'ai pas pu constater de dimorphisme sexuel très net. Ses cuisses hypertrophiées ont le pouvoir de la propulser à la vitesse de 894 mètres seconde, c'est-à-dire aussi vite que les projectiles de .50 alimentant les mitrailleuses américaines du type Browning M2. L'ovipositeur particulièrement effilé, se révèle en mesure de… »
Julie pressa la touche d'éjection. La cassette sauta sur la table.
— Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda David de plus en plus mal à l'aise.
— Tu n'as pas encore compris ? s'impatienta Julie. Ira melanox est une sauterelle prédatrice terriblement agressive. Elle chasse des proies mille fois plus grosses qu'elle. Elle n'attaque pas en essaim mais seule, avec une extrême précision. Ira melanox est une balle de fusil vivante. D'une détente des cuisses elle peut frapper un oiseau en plein vol, le transpercer comme le ferait un projectile blindé. Elle n'a peur de rien car elle sait qu'elle peut foudroyer n'importe quel animal : chat, chien, cheval. Il lui suffit de se jeter en avant, de filer en une trajectoire rectiligne, pour faire éclater n'importe quelle boîte crânienne.
« C'est simple, efficace, silencieux. Pas de grouillement, pas d'essaim repérable à un kilomètre. Pas de stridulation comme chez les autres criquets. Rien qu'une arme efficace capable d'incroyables performances. Ici, au bord de la mer, leur cible d'élection est bien sûr constituée par les oiseaux, les mouettes qui pullulent. Elles les abattent très proprement et se repaissent du cadavre une fois celui-ci tombé sur le sol. Elles sont très voraces et ingurgitent d'énormes quantités de chair crue. C'est Minsky qui les a découvertes dans la lande, derrière le centre médical. L'une d'elles l'avait pris pour cible et blessé à l'épaule. Elle était restée à l'intérieur de la plaie et c'est moi qui ai dû l'extraire avec une pince, comme une balle de .38.
« Elle était toujours vivante et gigotait au bout de l'extracteur, je m'en souviens. C'était affreux. Minsky en oubliait le sang qui coulait, il regardait ce petit monstre cliquetant et me criait de ne pas le tuer. Nous l'avons enfermé dans une boîte de métal mais il bondissait sous le couvercle et le bosselait ! Finalement le professeur l'a bouclé dans un coffre-fort. On l'entendait ricocher contre les parois. J'étais verte de peur. Minsky m'a ordonné de ne parler de cette aventure à personne. Je lui ai obéi. »
David avait pâli. Du coin de l'œil il épiait la gravure punaisée sur la cloison. Le nom l'attirait : « Ira melanox ».
— Tu dis qu'elles vivent sur la lande ? balbutia-t-il. Derrière le centre ?
— Oui, il n'y a jamais personne dans ce coin-là. Notre réputation, la falaise qui s'éboule, tout ça tient les gens à l'écart. Les sauterelles occupent une sorte de cuvette percée de trous. C'est leur quartier général ; Minsky l'appelait « l'arsenal ». Mais durant la journée elles se répandent aux alentours, se perchent sur les arbustes, prennent l'affût pour tirer les oiseaux.
— Elles sont grosses ?
— Deux à trois centimètres de long. Parfois quatre. Elles ne se reproduisent pas facilement, ce qui les empêche de proliférer et leur assure du même coup une existence secrète. Exempte de persécution. L'arsenal ne compte guère plus de trois mille individus. Minsky allait les observer, emmitouflé dans son scaphandre pare-balles. Il paraît qu'on les entend ricocher sur les pierres en miaulant. Elles tirent en moyenne 3 ou 4 mouettes par jour, ce qui est bien évidemment négligeable et ne risque pas de les faire repérer. A deux ou trois reprises cependant elles ont abattu des chiens errants qui s'approchaient de la ruche. Généralement elles visent à la tête, entre les yeux.
— Ces chocs ne les endommagent donc pas ?
— Si, parfois, mais elles sont robustes et se régénèrent vite. Les yeux, minuscules, sont situés sur le dos, comme une lunette de visée. Le rostre de pénétration est capable de véritables prouesses. Minsky s'est amusé à leur faire transpercer des écrans de plus en plus épais. Quand elles ont pris de l'élan, peu de choses les arrêtent.
David secoua la tête.
— Je n'y comprends rien, grogna-t-il. Comment veux-tu que ces bestioles fassent notre fortune ? Tu veux en faire des animaux de cirque ? Monter un show ?
— Ne sois pas idiot. Leur aspect spectaculaire ne m'intéresse pas. On ne devient pas riche en découvrant une espèce inconnue, si curieuse soit-elle.
— Alors ? trépigna David.
— Calme-toi, siffla la jeune infirmière. Tu as entendu ce que disait Minsky. Elles sont sourdes et muettes. Elles n'émettent et n'entendent aucun bruit. Et pourtant elles communiquent.
— Par… télépathie ?
— Imbécile. Tu crois que je veux monter un numéro ? « Les sauterelles extra-lucides » ?
— Je ne vois pas, capitula David, vexé.
— Un certain nombre de savants pensent que les fourmis communiquent entre elles à l'aide d'odeurs. Elles fabriquent ces émanations grâce à une demi-douzaine de glandes dont chacune a le pouvoir d'émettre une odeur différente nettement identifiable. Chaque parfum correspond à un ordre ou à une information bien précise. Les bouffées vaporisées dans l'atmosphère véhiculent un vocabulaire de survie extrêmement réduit, composé principalement de messages d'alerte. Ces odeurs, les fourmis sont bien sûr les seules à les percevoir. Il n'en va pas de même pour les sécrétions de l'ira melanox.
— Tu veux dire que…
— Exactement. La sauterelle noire parle en projetant des bouffées odoriférantes extrêmement parfumées. Une sécrétion, une goutte du volume d'une tête d'épingle, dégage un halo parfumé perceptible par un homme dans un cercle de huit ou dix mètres de diamètre. Les insectes, eux, sont en mesure de capter ces transmissions à une distance vingt fois supérieure. Ces essences, très concentrées, véhiculent, comme dans le cas des fourmis, des messages fondamentaux, tels que « cible en vue à dix heures », « formation de combat », « en position de tir », « à mon commandement, feu ! », « objectif atteint »… et ainsi de suite. Je schématise, bien sur. Mais je voudrais que tu comprennes que les prédateurs silencieux se parlent silencieusement. C'est un langage de commando, supérieur aux transmissions par signes. On peut sentir une odeur dans l'obscurité complète. On peut s'exprimer longuement sans crainte d'être repéré par des oiseaux volant en altitude et chez lesquels prédominent la vue et l'ouïe.
— Mais ces odeurs… à quoi ressemblent-elles ? Ça pue ?
Julie éclata de rire et poussa une porte que David n'avait pas encore repérée. L'ouverture laissait deviner une longue salle étroite occupée par une interminable table carrelée encombrée de verrerie de laboratoire. Il y avait là des centaines de flacons et de tubes à essai bouchés à la cire. D'étroites bandes de papier piquées sur des « éventails » rappelaient le matériel des parfumeurs. Sur le mur de droite on avait installé des vivariums aux vitres renforcées de fils d'acier. Des sauterelles noires en étaient prisonnières, mais leurs bonds de protestations avaient étoilé la plupart des vitrages et déformé les capots de fer bouclant chacune des petites geôles.
David tressaillit en entendant le claquement sec des impacts.
— C'est du verre blindé, commenta Julie, du pare-brise de « transport de fonds ». Minsky ne travaillait ici que revêtu de sa combinaison anti-balles. Il avait peur d'un accident mais la curiosité scientifique était plus forte que l'angoisse.
— Qu'est-ce qu'il tentait de faire ?
— De décrypter le langage des sauterelles noires, bien sûr ! Comme tout savant qui se respecte ! Il voulait identifier les odeurs les unes après les autres, rédiger une sorte de dictionnaire olfactif de la langue employée par Tira melanox. C'était un travail de titan car la sauterelle noire – à la différence des fourmis – , possède plus de cinquante glandes à odeurs ! C'est dire que son vocabulaire est très étendu.
— Comment procédait-il ?
— Par essais répétitifs et déductions. Il prélevait sur un animal donné une goutte d'essence concentrée et en tirait une solution qu'il stockait en vaporisateur. Il se rendait sur la lande, son spray à la main et projetait quelques bouffées sur l'arsenal. Ensuite il observait le comportement des insectes à l'aide d'une paire de jumelles spéciales qu'ils s'étaient fabriquées, et s'évertuait à deviner la teneur du message qu'il venait d'expédier. C'était une véritable histoire de fou. Parfois il s'absentait la journée entière, déambulant à travers la lande dans son scaphandre molletonné, suant sang et eau quand le soleil tapait dur. Un jour, un gosse du village l'a vu et est allé raconter partout que le yéti habitait au bord de la falaise. Le lendemain il n'y avait plus un chat dans les environs.
« Oui, il partait avec sa mallette de vaporisateurs, comme un représentant en parfums… ou en encyclopédies, je ne sais pas trop ce qui convient le mieux. Arrivé près de l'arsenal, il s'allongeait et envoyait une ou deux bouffées. Rituellement. Quelquefois les sauterelles le voyaient venir et l'accueillaient par une salve qui le jetait sur le dos, les côtes endolories. Un soir il m'a appelée. Il était dans sa chambre – torse nu – la poitrine marbrée d'hématomes. Il avait trois côtes cassées. J'ai dû le bander et lui faire une piqûre analgésique.
« Au bout d'un an il prétendait avoir identifié une dizaine de vocables fondamentaux, mais je crois qu'il se faisait des illusions. Il avait fabriqué un piège blindé et s'en servait pour capturer des spécimens, ceux que tu peux voir le long des murs. Il prenait des risques insensés. Aller là-bas c'était se promener au milieu d'une grêle de balles. Je pense qu'il y aurait laissé sa peau de toute manière. »
— Mais toi, là-dedans ? coupa David. Ou est ton intérêt ? Tu veux dialoguer avec la sauterelle noire ?
Julie haussa les épaules.
— Je me fous pas mal de l'ira melanox, cracha-t-elle. Ce qui m'importe, c'est ça !
Elle venait de s'emparer d'un flacon de verre très épais empli d'une solution jaune. Une étiquette barrait la bouteille. On pouvait y lire :
« Vésicule postérieur gauche (Numérotation en fonction de l'ovipositeur). Glande numéro quatre. Message présumé : Ennemi (visiteurs nocifs ?) en approche rapide à trois heures. »
Avec un fin crayon on avait rayé cette définition pour écrire dans l'interligne : « Danger, quart nord-est ».
— Minsky a réalisé ce flacon avec une seule goutte de prélèvement, expliqua Julie. La dilution est celle classiquement employée en parfumerie. Sens !
Elle ôta le gros bouchon de verre et l'essuya sur la main du jeune homme. David sentit monter vers ses narines un effluve étrange, sans équivalent. Une bouffée de mystère qui réduisait à néant toute l'alchimie des parfumeurs commerciaux ! Il eut une seconde de vertige. La fragrance s'emparait de lui, allumant dans ses muqueuses nasales une irrépressible gourmandise, une faim « olfactive » qu'il n'avait jamais connue.
Il pressa la main contre son nez. L'effluve lui faisait tourner la tête. C'était une drogue, un appel à l'overdose, un flux hallucinatoire qui déchaînait tous ses récepteurs. Il n'avait pas envie que cela s'arrête. Il lui sembla qu'il reniflait le paradis, qu'il percevait l'odeur précise de certains concepts. Des abstractions dansaient autour de lui, et chacune avait un parfum différent. Le langage des sauterelles dépassait tout ce qu'on avait inventé jusqu'alors en matière de parfumerie. Il relevait de la plus pure œuvre d'art, il délayait dans l'atmosphère des vapeurs d'inconnu, des échappées fascinantes et indescriptibles. Après cela, tout le butin des boutiques élégantes, toute la chimie en bouteilles torsadées avait l'air d'empester le sirop de banane.
« Danger, quart nord-est » rendait au nez humain sa sensibilité animale, en faisait pratiquement un organe de jouissance sexuelle.
Oui, c'était l'exacte vérité : jusqu'à maintenant David n'avait vu dans son nez qu'un instrument informatif, aujourd'hui il y découvrait un formidable outil de plaisir. Un outil de rare extase. Il flairait l'infini, il percevait une odeur montant de l'autre côté des miroirs.
Au même instant il sut qu'il tenait là la première pièce de sa collection.
Julie le secouait durement. Hébété il reprit lentement pied dans la réalité.
— Alors ? exultait la jeune femme. Tu saisis ? Tu entrevois comment nous allons faire fortune ?
— Tu veux… vendre les parfums ? hoqueta David.
— Mais oui ! Nous allons lancer sur le marché des produits qui dépassent en suggestion tout ce qu'on a réalisé jusqu'à nos jours, et qui resteront inimitables. Personne ne pourra nous concurrencer. Les émanations de l'ira melanox vont ravaler les plus grandes marques au stade du désodorisant à chiottes ! Nous allons vendre les mots des sauterelles. Un petit bout de phrase par-ci, par-là, un cri d'alerte, un ordre, une indication topographique. Il suffira d'exploiter la colonie de l'arsenal, de s'équiper en fonction d'un accroissement de la production.
— Mais nous serons seuls…
— Et alors ? Nous n'allons pas distiller des hectolitres d'eau de Cologne pour drugstore ! Notre production sera évidemment artisanale. Nous ne fabriquerons que pour une clientèle de choix. Riche, et prête à payer le prix fort.
— C'est donc ça ton escroquerie, s'extasia David, le crime de lèse-majesté dont tu parlais ! Tu veux amener les puissants à se parfumer au pet de sauterelle !
— Exactement. Ce sera ma revanche ! Notre société s'appellera Ira Melanox Ltd. C'est Minsky qui a inventé ce nom, il ne représente rien pour la communauté scientifique. Ce sera notre emblème, notre pied de nez mégalomane. David, nous allons les bafouer, les souiller, les ridiculiser, et ils seront les premiers à nous prêter main-forte ! D'abord tu vas te familiariser avec l'appareil de production, les manipulations, puis je réunirai des échantillons et j'irai voir un distributeur. Il faudra que je sois prudente, que je déjoue les filatures, les espions industriels, mais j'y arriverai. Notre heure est enfin venue, David. Notre heure a sonné !
Le jeune homme acquiesça, la gorge nouée. Tout autour d'eux les sauterelles crépitaient comme des balles sur le blindage d'un char d'assaut.
Les jours suivants, David passa toutes ses soirées dans l'étroit boyau du laboratoire. Il devinait la fièvre qui avait dévoré Minsky. La rage de la quête. Cette volonté de collecter les éléments épars d'une totalité qui se dérobe sans cesse. Le professeur avait grappillé mot à mot le secret du langage des sauterelles. Il lui avait fallu lutter contre l'éparpillement, risquer mille fois sa vie pour réunir les morceaux d'une statue brisée.
Le jeune homme arpentait la longue salle étranglée, les mains nouées derrière le dos, le front brûlant. Parfois il s'arrêtait pour caresser la couverture toilée du dictionnaire inachevé. Ses doigts moites tournaient les feuilles, égrenant les définitions, les ratures, les rectifications.
Il y avait d'abord le numéro des flacons, puis la localisation de la sécrétion. La position de la glande, l'aspect de l'individu sollicité, sa taille, son poids. Suivaient une colonne d'ébauches successives avec la date des essais.
Minsky avait mené sa tâche avec une volonté permanente de précision, corrigeant sans cesse, accumulant les contre-expertises.
Certaines pages, biffées d'un trait haineux, trahissaient son désespoir, mais il n'avait jamais renoncé.
David lisait, les yeux rouges, le crâne plombé de fatigue.
« Flacon 168, disait le livre, douzième glande antérieure droite. Dilution habituelle. Parfum de citron sonore, de cymbale sucrée. Un claquement de cuivre, une acidité fraîche et entêtante. Un pistolet d'or vous tirant une balle de strass et de paillettes au cerveau. Essai du 12 janvier de l'an du Cheval. Signification proposée : « Attaque verticale, objectif 15 mètres. » Variantes : « Proie dessus. 5 fois la hauteur de l'arbre. » (Présence d'un arbre à proximité de la cuvette de l'arsenal, les sauterelles semblent en avoir fait une unité de mesure.) »
On avait rayé cette tentative d'explication, et écrit d'une plume pressée : « Les insectes évaluent les distances en unité de saut terrestre. Le saut moyen effectué sur le sol en temps de repos équivaut à peu près à 3 mètres. Le saut de combat, lui, possède une puissance terrifiante. Les animaux le limitent afin d'éviter une dépense énergétique inutile… d'où les indications de distance. »
David ne savait que penser de telles interprétations. Elles lui semblaient folles, sans aucun fondement. Toutes les dix pages il relevait la tête, soudain persuadé de la démence de Minsky.
« – Je me fiche de ses théories ! avait clamé Julie. Ne t'occupe que de la classification des parfums, relève le descriptif et le numéro de flacon, ainsi que la position anatomique de la glande productrice. Le reste c'est de la littérature pour rats de bibliothèque. »
Mais David ne pouvait s'empêcher de dévorer les lignes hachées et baveuses surchargées d'annotations. Les bouteilles l'entouraient de leurs bataillons serrés. Dictionnaire liquide, manuel de conversation où les phrases se mesuraient en centilitres. Tous ces flacons clapotaient de paroles en attente. Vibraient de tous leurs signaux emprisonnés. C'étaient autant d'étincelles soustraites à l'évaporation, affranchies de l'ordre du temps. Suspendues !
« Attaque générale, avait écrit Minsky, feu à volonté. »
Plus loin, vers la fin du volume, on trouvait cette interrogation :
« Les sauterelles noires semblent commandées par un certain nombre de chefs. Les ordres émanant de ces chefs auraient-ils le pouvoir de déclencher des salves massives ? »
Et encore : « Comment identifier ces leaders qu'aucun dimorphisme ne distingue des autres ? »
Il était évident que le savant avait réussi à décrypter une trentaine d'ordres à la signification claire. Ces injonctions concernaient presque toujours l'attaque ou la défense. Jouant de ses vaporisateurs il avait usurpé la place de chef d'escadrille et téléguidé à plusieurs reprises le déplacement d'unités de combat isolées, les contraignant à attaquer des cibles aberrantes ou sans intérêt. Toutefois le hasard des prélèvements, l'impossibilité d'identifier les individus sollicités, laissait planer un grand flou sur ses recherches, et David comprit bien vite qu'il tenait entre les mains un brouillon inutilisable. Il renonça à comprendre et entreprit de sélectionner une demi-douzaine de parfums sublimement captivants mais ne débouchant sur aucun transport hallucinatoire. Ils signifiaient respectivement :
« Tout va bien », « chaleur », « froid », « humidité », « herbe collante » et « bonne terre à nid ».
Ceci posé, il s'initia au prélèvement. Il suffisait de vaporiser un soporifique à l'intérieur du vivarium, puis de saisir l'insecte endormi, de le poser sur le plateau du microscope et d'appuyer délicatement sur l'une ou l'autre des glandes réparties en deux chapelets sous son abdomen. Ce n'était pas très difficile, mais David avait toujours peur de voir la sauterelle se réveiller en cours d'opération.
Il prépara ainsi une centaine de flacons dilués que Julie disposa dans une valise à échantillons.