CHAPITRE XI

 

 

Le lendemain, alors qu'il se promenait au pied de la falaise, David rencontra Minsky. Le professeur marchait à la limite des vagues, indifférent à l'écume qui moussait sur ses chaussures. La nuque fléchie, il observait le manège de minuscules animaux marins qui, telles des crevettes, sautaient au creux des rochers. David comprit qu'il serait malséant de chercher à l'éviter et il alla jusqu'à lui, sans parvenir à se défendre, toutefois, d'un obscur sentiment de malaise.

Minsky écrasa l'une des crevettes bleues sous sa semelle.

— Il y a quelque temps, j'ai isolé une larve, lança-t-il d'un ton somnambulique (et comme s'il poursuivait à haute voix un monologue intérieur !). Une très grosse larve d'un mètre de long. Elle se présentait sous la forme d'une cosse verte fibreuse. Lorsqu'on la soumettait à la chaleur, il en sortait un insecte à motricité évolutive : la première semaine il marchait, la seconde il courait, la troisième il s'envolait…

— Et la quatrième ? s'enquit poliment David.

— Il se sublimait. Je veux dire qu'il se dissolvait dans l'atmosphère. Totalement. Sous forme gazeuse, vaporisant une multitude de spores qui, à leur tour, donnaient naissance à des larves. Le plus drôle c'est que j'ai appris que sur la planète Desder 3 on utilise ces coléoptères géants comme montures ! On les vend aux voyageurs qui s'installent sur leur dos. Ce sont des bêtes très puissantes et très rapides. Celui qui s'en sert doit cependant tenir un compte exact de leur « âge », s'il ne veut pas voir son cheval volant se dissoudre subitement entre ses cuisses alors qu'il vole à trente ou quarante mètres au-dessus du sol ! Cela arrive parfois à ce qu'il paraît. Une erreur de calendrier et hop ! la monture s'évapore comme un fantôme ! Les insectes sont de bien curieux êtres. On ne s'intéresse pas assez à leurs multiples pouvoirs. Je pense que…

Il se tut, releva la tête comme s'il se rendait soudain compte qu'il s'était laissé aller à des confidences disproportionnées. Il esquissa une grimace.

— Je radote, conclut-il abruptement ; les insectes ne passionnent plus personne de nos jours.

Et il tourna les talons pour s'éloigner en pataugeant dans l'écume. David le regarda longer la grève de son pas pesant qui le faisait ressembler à un ours affublé d'une blouse blanche. Minsky et sa marotte de l'entomologie ! N'était-ce pas une façade ? Un accessoire pour se composer une allure de savant distrait et inoffensif, un personnage de scientifique absorbé par d'innocentes manies ?

Il est vrai qu'on imaginait mal un tel colosse épinglant des papillons sur une plaque de liège ! On le voyait plutôt capturant des fauves à mains nues, renversant dans la poussière des taureaux saisis par les cornes…

David haussa les épaules et retourna prendre son service. A la fin de la journée, Julie l'entraîna sur la plage. Ils firent l'amour sur la sable humide et burent de la bière noire. Ils n'échangèrent pas une parole avant que la lune se lève. Alors, subitement, la jeune femme se mit à pleurer en regardant le ciel. Ses sanglots n'avaient rien d'émouvant. C'étaient des larmes de rage, un débordement de sombre énergie. Un éclatement froid et dévastateur.

— Il faut se décider, dit-elle enfin, franchir la frontière !

— De quoi parles-tu ? interrogea David qui sentait son pénis se recroqueviller.

— Du crime ! fit Julie. Du crime que nous devrons commettre un jour ou l'autre. Nous y sommes prédestinés, tu le sais, alors pourquoi attendre ?

Le jeune homme se dressa sur un coude, en alerte. Pourtant il n'était pas réellement surpris.

— Je porte comme toi le sceau du meurtre, siffla l'infirmière, à quoi bon le nier ? Il faut déchirer nos chrysalides, casser nos coquilles pour accomplir notre destin. Si nous ne le faisons pas maintenant, les potentialités non réalisées, nous étoufferons comme les boules osseuses des névrosés du pavillon 2 ! Je le sens. L'œuf calcifié va se refermer sur nous, David ! Il faut agir, je l'ai compris en découvrant ces pauvres types qui s'enveloppent dans leur peur ! C'est à présent ou jamais. Si nous attendons, si nous nous contentons de substituts fétichistes, le refoulement générera en nous un syndrome de fragilité. Tu ne peux pas demeurer éternellement kleptomane, je ne peux pas écouter de la musique dingue pour le restant de mes jours !

— Qu'est-ce que tu voudrais faire ? demanda doucement le garçon.

— Je ne sais pas. Je me dis que nous pourrions gagner beaucoup d'argent en parasitant Minsky et ses recherches sur le langage des insectes. J'arrive à me convaincre qu'on pourrait les monnayer de manière originale, mettre sur pied une opération crapuleuse dans le style de… mon père ?

— Et moi là-dedans ?

— Tu devrais tuer Minsky… Ça te serait facile, tu as déjà supprimé des milliers de personnes avec ton ami le cochon…

David se leva d'un bond.

— C'était un accident ! rugit-il. Il faudra que je te le répète mille fois ?

— D'accord ! D'accord ! soupira Julie. Raison de plus pour assumer ta destinée. Deviens donc digne du rôle qu'on t'a écrit : tue consciemment, de sang-froid, sans t'inventer d'excuses. Cela se produira tôt ou tard, c'est inévitable, alors autant le faire pour quelque chose qui vaille la peine. Je suppose que les découvertes du professeur pourraient nous rendre riches… Avec de l'argent tu n'aurais plus à travailler, tu consacrerais tout ton temps à tes collections d'objets volés…

Elle grimaça avant d'ajouter :

— Je plaisante, bien sûr ! C'est pour rire, je dois être un peu saoule…

David feignit de s'esclaffer, mais il savait bien que Julie n'était pas ivre. Elle venait de lancer un ballon d'essai, d'abattre une partie de son jeu ! Le pire c'est qu'elle avait visé juste. David avait toujours envisagé le meurtre comme une étape initiatique. Il n'aurait su dire pourquoi, mais il continuait à penser qu'un collectionneur reste un criminel impuni, un manipulateur de secrets touchant à l'ordre du monde, un gynécologue de l'Univers qui plonge les doigts dans le ventre de la création. Un tel homme ne pouvait trier les symboles résumant le cosmos et la vie sans avoir eu, au préalable, la connaissance intime de la mort. Cela faisait partie de la phase d'apprentissage, comme la dissection des cadavres prépare à la chirurgie…

Julie savait parfaitement manœuvrer, elle était d'une habileté démoniaque. Qu'avait-elle appris sur les recherches de Minsky ? La marotte entomologique cachait-elle vraiment une activité lucrative ou bien ne s'agissait-il encore que d'un appât supplémentaire ?

— Le père Minsky, attaqua-t-il, il est vraiment net ?

Julie fit la moue.

— Qu'est-ce que tu entends par « net » ? Tu veux dire qu'il est félé ?

— Oui, grogna David. Tu parles toujours de crime, est-ce que tu sais ce qui se passe sur la lande ?

L'infirmière détourna précipitamment la tête.

— Écoute ! martela David, je veux savoir si Minsky est derrière tout ça, s'il en est responsable !

Julie paraissait affolée. Elle rassembla ses vêtements à la hâte. David dut la saisir par le poignet.

— Je ne peux pas parler de ça, souffla la jeune femme, c'est trop dangereux. Mais tu as raison, il en est responsable. S'il avait parlé, on aurait pu empêcher ce carnage…

Elle s'échappa et courut vers le sentier qui montait vers l'institut. David jura de dépit. Il se sentait manipulé. Julie venait de lui proposer, en vrac : un sacrifice rituel, un crime crapuleux, un processus de défoulement lui permettant d'échapper au syndrome de fragilité, et un moyen de rendre service à la société en la débarrassant d'un savant irresponsable ! C'était trop ! Ou l'infirmière était devenue complètement folle à force d'écouter sa musique démente… ou elle était au contraire merveilleusement lucide.

Il se résigna à rentrer sans avoir résolu cette énigme primordiale.

Le lendemain, il exigea de Julie qu'elle lui confie le trousseau de clefs donnant accès à la salle des œufs d'ivoire. L'infirmière hésita, puis capitula en lui jetant un regard scrutateur.

David franchit le seuil de la crypte comme on entre dans une église. Il devait réfléchir et aspirait à la tranquillité. Les mains derrière le dos, il déambula entre les sphères osseuses, leur décochant de temps à autre un coup de pied interrogatif, mais aucun frôlement ne lui répondit. Il sentit qu'il tenait là l'amorce d'une définition : un objet digne de figurer dans une collection devait être à l'image des boules d'ivoire qui l'entouraient, à la fois inerte et vivant, palpitant d'une vie invisible cachée en lui comme un noyau. Oui, c'était cela ! En volant des valises qu'il n'ouvrait jamais, il essayait de singer ces objets-graines, ces objets-germes ! D'atteindre à une sorte d'alliance a priori impossible entre l'animé et l'inanimé ! Entre le fini et l'à-venir. Les bulles d'os étaient autant de boules de cristal où il entrevoyait son futur, autant de bornes-repères, de balises cosmiques émettant dans le vide des espaces intersidéraux.

Il se mit à les caresser en tremblant de joie, dans un état proche de l'extase mystique.

— Qui vous a donné le droit d'entrer ici ? rugit la voix de Minsky dans son dos. Vous n'êtes qu'un auxiliaire, vous n'avez pas accès à cette partie du bâtiment ! Qu'est-ce que vous faites là ?

Il paraissait ivre de rage et de peur. « Comme un criminel surpris », pensa aussitôt David. Mais déjà le gros homme l'avait saisi par les revers de sa blouse et le secouait furieusement.

— Petit con ! haletait-il en bavant dans sa moustache, tu as intérêt à oublier ce que tu viens de voir ou sinon…

D'une violente rotation du buste il projeta David dans le couloir, récupéra les clefs et verrouilla la porte. David le regarda s'éloigner de sa démarche d'ours, grommelant et gesticulant comme un ivrogne, et ne se redressa que lorsque le professeur eut quitté le bâtiment.

Ses jambes le soutenaient à peine, non pas à cause de l'altercation, mais parce qu'au cours de l'empoignade il avait enregistré un détail des plus troublants…

La blouse de Minsky empestait le parfum. Un parfum qui rappelait à s'y méprendre celui dont était aspergé l'assassin de la lande…