CHAPITRE V

 

 

Une heure plus tard, David, chaperonné par Julie, parcourait les diverses chambres du bloc C. La jeune infirmière avait repris son masque professionnel et sa voix, atonale, aurait pu être celle d'une machine. David suivait sagement, les mains derrière le dos, luttant pour se composer une expression attentive. Interchangeables, les bâtiments offraient tous la même géographie de corridors noyés dans la lumière trouble diffusée par le verre cathédrale des fenêtres. Les malades, peu nombreux au demeurant, gisaient sur des chariots ou des lits flanqués de grilles de sécurité. Prisonniers des corsets, coquilles et cocons de plâtre, ils fixaient le plafond sans même battre des pupilles. Aucun d'entre eux ne manifesta la moindre curiosité lors du passage de David. Ils paraissaient abîmés dans une fascination monopolisant toute leur énergie mentale.

— Ce sont tous des dépressifs profonds, confirma Julie. On les imbibe d'hypnotiques pour les empêcher de se détruire trop vite. Ceux qui rentrent ici n'ont plus guère d'espoir. Ils s'abandonnent à Minsky comme on se remet entre les mains d'un guérisseur. L'administration leur fait signer une décharge et les familles ne peuvent en aucun cas nous attaquer si le traitement échoue. D'ailleurs – et ceci afin de préserver le secret scientifique – , nous ne rendons pas les corps. C'est un privilège que le professeur a arraché de haute lutte.

David hocha la tête, impressionné. Au cours de son stage de formation, il avait appris que les maladies psychosomatiques prenaient depuis quelque temps une ampleur qu'on n'aurait jamais soupçonnée au siècle précédent. Désormais les manifestations inconscientes ne s'en tenaient plus aux classiques ulcères, eczémas, psoriasis, colites et autres accidents bénins nés du stress et du refoulement, de nos jours elles frappaient fort et de manière extrêmement spectaculaire. Il était effectivement de plus en plus courant d'assister à des fractures osseuses spontanées ne résultant en aucune façon d'un choc traumatique. Le processus était fort simple : une décalcification accélérée se produisait subitement sur une section quelconque de votre squelette, et (alors que vous preniez le thé), votre bras se cassait sous le seul poids de la tasse de porcelaine ! David avait vu des dizaines de films représentant ce type d'accident : un enfant allongé sur une chaise longue sentait soudain ses tibias se briser net sans que rien ni personne ne lui ait même effleuré les jambes… Un dormeur se fracturait la cage, thoracique en se retournant d'un flanc sur l'autre dans son sommeil… Un… Tous ces cas avaient peu à peu contribué à répandre une véritable psychose de la fragilité.

Les problèmes les plus alarmants provenaient cependant des fractures du crâne spontanées.

Au fil des mois, cette catégorie d'affection tendait à devenir aussi fréquente que les crises d'appendicite de jadis. Tout commençait par une banale migraine qu'aucun comprimé d'aspirine ne réussissait à mater. Le malade se plaignait bientôt de douleurs localisées « à la surface du crâne ». Après une heure ou deux de souffrance, un craquement se faisait entendre et l'homme s'effondrait, saignant abondamment par le nez et les oreilles.

Les autopsies pratiquées montraient que dans six cas sur dix la boite crânienne avait volé en éclats telle une potiche sous un coup de marteau, et que les esquilles d'os s'étaient fichées dans le cerveau, le transformant en pelote d'épingles… Selon le degré de lésion on avait des fractures simples, doubles, triples… ou ce qu'on appelait (dans l'humour macabre des carabins) : « Le puzzle en vrac » !

Le professeur Grégoire Alexandre Minsky, de l'université de Santa-Catala, avait imaginé de soigner les dégénérescences osseuses psychosomatiques en intervenant sur le complexe de fragilité mis en évidence chez ces malades. Sa théorie avait soulevé des hurlements de rire dans les rangs du corps médical, mais, devant l'ampleur du sinistre, on avait fini par lui octroyer quelques crédits, ainsi que des locaux promis à la démolition parce que bâtis au bord d'une falaise en plein effritement.

Julie saisit David par le bras, l'arrachant à ses pensées.

— Fais un peu attention, dit-elle d'un ton où perçait l'irritation, il va falloir que tu apprennes très vite à te débrouiller. Je suis seule ici, et il n'est pas question que je te couve comme une mère poule !

Elle déverrouilla un battant coulissant et poussa le jeune homme dans une salle obscure où dansaient d'étranges reflets de feu de bois.

— Ton premier travail ! lâcha-t-elle avec une pointe de méchanceté.

David regarda autour de lui. Il se crut d'abord à l'intérieur d'une chaufferie. Le béton, les canalisations, la lueur serpentine des flammes léchant les hublots de contrôle, tout confortait cette hypothèse. Puis il avisa les rails courant vers la gueule d'une grosse porte bleuie par le feu… Et il comprit qu'il venait de pénétrer dans un crématorium. Il serra les mâchoires. Des chariots recouverts de draps attendaient dans un angle de la salle. Il s'en approcha, souleva l'un des suaires. Un cadavre plâtré de la tête aux pieds était couché sur la table roulante comme une statue grossière, une espèce de bibendum durci et blanchi au guano.

— Je te l'ai dit, répéta Julie, nous ne rendons pas les corps. Tu vas donc incinérer ceux-là. Mais avant de les mettre dans le feu tu devras les dégager de leur cocon de plâtre. Il y a des cisailles et une scie circulaire là-bas, sur l'établi. Essaye de ne pas te blesser !

David choisit d'ignorer l'ironie. Tournant le dos à Julie, il arracha un à un les draps masquant les cadavres. Chaque fois il eut la curieuse sensation de singer ces officiels qui président à l'inauguration des statues, et dont toute la peine consiste – au terme d'un discours écrit par leur secrétaire – , à tirer sur le cordon relié à la toile encapuchonnant l'œuvre d'art juchée sur son piédestal.

Les gisants posés sur les chariots n'avaient pratiquement plus rien d'humain. On en arrivait même à se demander si ces scaphandres de plâtre recelaient le moindre corps. David s'empara de la petite scie à lame circulaire.

— Depuis quand sont-ils ici ? interrogea le jeune homme, craignant qu'une fausse manœuvre ne l'amène à éventrer des dépouilles à demi putréfiées.

— Deux heures à peine. Je les ai tirés de la chambre froide à ton intention. C'étaient des malades trop atteints. A leur arrivée à l'institut on ne pouvait déjà plus rien pour eux. Il était impossible de les remuer sans leur briser immédiatement un os. On les a gavés d'hypnotiques pour qu'ils meurent sans souffrir.

David actionna la scie qui se mit à siffler en répandant une odeur d'huile chaude. Quand la lame mordit le plâtre un nuage de poussière blanche envahit la salle. Le garçon procédait assez habilement pour un novice, et le cocon n'opposait guère de résistance.

Dédoublé, il se regardait agir. La poussière crayeuse soulevée par la morsure de la lame finissait par recouvrir les corps d'une brume fantomatique qui coulait des tables pour stagner au ras du sol, comme le « carbo » sur un plateau de cinéma. David avait l'impression d'éventrer des sarcophages étrangement friables. Julie toussait, une main sur la bouche. Le crématorium avait maintenant une odeur de salle de classe, une odeur de craie âcre et fade tout à la fois. Les coquilles s'entrouvraient sur des corps gelés, plus durs que les carapaces au cœur desquelles on les avait noyés.

Quand il eut fendu le dernier scaphandre de plâtre, David débrancha la scie et s'empara des cisailles. Julie, elle, alla se poster derrière le tableau de contrôle du four. Le plateau monté sur rails coulissa pour se porter à la hauteur de David. Le jeune homme y poussa le premier corps débarrassé de sa gangue. C'était celui d'une jeune femme couturée de cicatrices. Le plateau d'acier reprit aussitôt son lent cheminement vers la porte du four. David ferma les yeux pour échapper à l'éblouissement mais il sentit la chaleur du foyer lui râper la peau du visage. Une lueur rouge s'imprima sous ses paupières, puis le claquement du battant lui apprit que la dépouille venait de s'engager dans le sas d'incinération.

Il reprit sa cisaille, les mains moites, conscient que Julie était en train de le tester.

Il leur fallut une bonne heure pour achever leur macabre besogne. Lorsqu'il laissa tomber les cisailles David était en sueur. Il s'essuya le front sur sa blouse blanche. Julie avait de la poussière de craie dans les cheveux et les sourcils. Ce fard grisâtre lui donnait l'aspect d'une morte-vivante. Ils quittèrent la salle sans échanger un mot.

Ils passèrent le reste de l'après-midi à prodiguer des soins courants. Puis David dut nettoyer le carrelage des chambres occupées. Il essaya d'abord d'entamer une conversation enjouée avec les malades mais, devant le manque de coopération de ceux-ci, renonça très vite. Il s'activa un long moment avec son balai et son seau de produit désinfectant à l'odeur citronnée, puis la faim commença à lui creuser l'estomac.

— Les gardiens entassent les containers de nourriture au seuil du bâtiment, lui expliqua Julie ; ils ne vont jamais plus loin. On ira s'en occuper tout à l'heure. Pour les malades, pas de problème : ils sont tous alimentés par perfusion comme les grands comateux.

David trouva effectivement une pile de récipients thermo-isolants sur le perron, en haut des marches. Le dégoût manifeste des vieux pour les malades et leurs soignants avait quelque chose d'insultant. En ramassant les gamelles grasses il se fit l'effet d'un lépreux qu'on nourrit en lui jetant des rogatons depuis l'autre côté d'un mur protecteur. C'était détestable.

Ils mangèrent en silence dans l'une des salles d'intervention désaffectées, assis de part et d'autre de la table de travail, sous la lumière rasante du grand projecteur à facettes. Les marmites contenaient un ragoût au demeurant fort acceptable et David en fut agréablement surpris.

— Je vais porter le plateau du professeur, dit Julie en rassemblant les récipients. Installe-toi dans le couloir. Ici il n'y a pas de garde de nuit. On dort à proximité des malades, c'est tout… Le jour baissait. David rapporta les gamelles vides sur le perron. Le parc noyé d'ombre se confondait avec le ciel et la mer. La lande n'était déjà plus qu'une flaque de nuit. Seules quelques lumières, brillant dans le lointain, signalaient la présence de Saint-Alex.

David éprouva subitement un grand sentiment de solitude. Il recula précipitamment à l'intérieur du couloir et s'assit sur un tabouret de fer, au seuil d'une salle commune. Des flacons de plasma et de glucose gouttaient au bout de leurs mâts, rythmant l'écoulement du temps.

Les pensées du jeune homme dérivèrent sur Julie. Une bien étrange fille en vérité ! Il émanait d'elle comme une invite permanente à la complicité, une sorte d'appel sournois difficile à déchiffrer… Des vibrations néfastes et captatrices. Quel jeu jouait-elle ? Et cette allusion directe à la kleptomanie… Pourquoi ?

Le garçon se redressa et arpenta nerveusement le dallage. Cet hôpital silencieux, aux patients muets et momifiés, le glaçait. Il pensa à la petite pochette de cuir volée au Secours du Matelot. Ainsi le calvaire allait continuer… Combien de temps encore ? Chaque fois qu'il tentait d'y réfléchir, David prenait conscience d'avoir été – dès son plus jeune âge – , placé sous le double signe de l'enfermement et des fascinations criminelles. Sa vie avait subi la marque de la prédestination, il en était intimement convaincu.

Cela avait commencé très tôt, dès l'enfance… Lorsqu'il y pensait, les souvenirs émergeaient de la vase des ans. Des souvenirs-épaves qu'il croyait rongés, inidentifiables, et qu'il redécouvrait pourtant intacts. C'était… c'était à Deauville, dans le grenier de l'oncle Jean. C'était… Quel âge avait-il alors ? Neuf, dix ans ? C'était avec Nath, l'inévitable cousin de province. C'était la maison familiale avec sa statue défigurée dressée au milieu des fougères.

David aurait voulu endiguer ce flot qu'il sentait monter, cette hémorragie mémorielle, ce « mal des vieux », comme il avait coutume de l'appeler, mais la logorrhée du passé finissait toujours par emplir son esprit, alors il s'abandonnait, se laissant bercer. Le temps coulait, fleuve invisible charriant dans ses remous une multitude de débris dont il devait chaque fois s'inspirer pour recomposer le puzzle de sa vie.

La maison, oui…

La maison se dressait face à la plage, avec ses colombages grignotés par le vent et le sel, sa terrasse parsemée de chaises longues décolorées, son vacarme aux relents d'huile solaire. Le seul endroit où David se sentait en sécurité était, curieusement, le grenier. Peut-être parce que l'architecture de poutres et de tuiles ressemblait à un dépotoir ? A un territoire de brocante ? David s'y tassait au fond d'un fauteuil de bambou desséché qui craquait à chaque mouvement, les pieds posés sur le cuir couturé d'une vieille selle. Le coffre à portée de la main. Le coffre… Avec Nath, ils en soulevaient le couvercle comme ils l'auraient fait de la dalle d'un tombeau. Sur le dessus, masquant les rangées de livres, s'étalait un morceau de caoutchouc gris, fripé, ridé et durci par les ans. C'était comme la peau d'un animal énigmatique qu'on ne touchait qu'avec précaution…

« – Un morceau de ballon dirigeable, avait précisé le père de David, un fragment du « Hindenburg », pour être exact. C'est du moins ce que prétendait mon oncle, un fichu collectionneur celui-là ! »

Il avait dû ensuite leur expliquer que l'aérostat en question avait connu une fin tragique à l'aube d'une quelconque guerre mondiale, précipitant tous ses passagers dans les flammes au terme d'un mystérieux sabotage. A la suite de ce récit, David n'avait plus manipulé la morbide relique qu'avec un infini respect. Dessous se cachaient les livres… L'intégrale de la collection publiée par son grand-père pendant trente ans, soit plus de mille fascicules aux couvertures effritées, jaunies ; aux illustrations grossièrement barbouillées de couleurs trop vives.

« – De la littérature de gare, disait souvent avec mépris le père de David. Du feuilleton populaire comme les kiosques en dégorgeaient à cette époque ! »

Mais l'enfant – sans l'écouter – extrayait les minces plaquettes une à une, examinant les couvertures avec un soin jaloux.

… Un escalier obscur que descend une jeune femme en chemise de nuit, l'air effrayé, brandissant une bougie à la trop faible lueur. Sous ses pieds l'une des marches s'est ouverte comme une trappe, laissant passer une main décharnée qui lui saisit la cheville. Avec, au-dessus, la mention : « Le retour du docteur Squelette ! »

… Le plancher d'une chambre à coucher qui bascule comme un simple couvercle, projetant les dormeurs au fond d'une fosse garnie d'épieux. Et le titre : « Les invités du Docteur Squelette ! »

David puisait dans cette iconographie malhabile avec une infernale jubilation, se gorgeant voluptueusement des tristes aventures de ce Fantomas du pauvre, de ce savant au visage momifié par des Indiens patagons, et dont la peau épousait si étroitement les os du crâne qu'elle évoquait irrésistiblement une tête de mort !

Il en oubliait ses parents, Nath, la maison. Rien ne comptait plus que ces feuillets craquants entre ses doigts, que les lignes de gros caractères si semblables à ceux de ses livres de lecture scolaire…

Et le diabolique médecin inventait une pilule lui permettant de changer de sexe à volonté, ce qui l'autorisait à revenir en toute impunité sur les lieux de ses crimes, à échapper à ses poursuivants en se métamorphosant en vieille femme…

Il y avait aussi Hurlemort, la ville maudite, où chaque jardin était un cimetière, et chaque voiture un corbillard.

Le tunnel-fantôme avalant les trains les nuits de pleine lune, et aussi… Il lisait, lisait, jusqu'à la migraine, jusqu'à l'assoupissement. Jusqu'à ce que l'obscurité emplisse le grenier et noie ses mains dans l'ombre. Alors il refermait le coffre pour quelques jours seulement, jusqu'au prochain mercredi. Il s'arrachait aux méfaits du médecin dément le cœur plein de regrets et retrouvait, trois étages plus bas, le monde sans saveur de la salle à manger familiale, avec sa nappe raide d'amidon et son parquet trop ciré.

Étaient-ce déjà les premiers symptômes ? Les signes de l'intoxication mentale qui allait – dans quelques années – conditionner sa vie : la passion des objets suspects ?

… Mais la villa avait une histoire. Un siècle auparavant, un acteur de théâtre fort connu, le Grand Hannafosse, y avait été assassiné pour des raisons demeurées inexpliquées. Malgré des recherches intensives on n'avait jamais découvert le coupable, et, durant des mois, l'affaire avait fait la « une » de tous les journaux.

Il fut établi (David l'apprit grâce aux quotidiens jaunis dénichés dans la malle) que la victime avait été empoisonnée à huit heures du matin, mais que sa robuste constitution résista à l'effet du poison au-delà des limites communément admises. Effrayé, l'assassin lui tira alors une balle en pleine poitrine, mais le Grand Hannafosse trouva la force de remonter de la cave où on l'avait jeté, et de poursuivre son meurtrier à travers le parc. C'est alors qu'à la hauteur de grille d'entrée – et sans doute pour faire cesser les cris du moribond – , le mystérieux criminel l'égorgea d'un profond coup de rasoir. On s'était perdu en conjectures sur l'identité de l'assassin : maîtresse délaissée ? Auteur dramatique éconduit ? Comédien jaloux ?

Toujours est-il que six mois après la clôture de la succession, un forain astucieux achetait la maison pour une bouchée de pain. Il eut l'idée de retracer les divers épisodes de cette triste aventure au moyen de statues grandeur nature disséminées à l'intérieur du parc et du bâtiment. Moyennant un droit d'entrée fort modique, on pouvait ainsi suivre, séquence par séquence, la mort du Grand Hannafosse.

Dans la salle à manger, un mannequin de plâtre peint de la taille d'un homme (et aux traits remarquablement ressemblants) portait à sa bouche une tasse de porcelaine délicatement ouvragée. Derrière lui, l'assassin figuré par une statue au visage lisse, sans yeux ni lèvres, glissait dans la poche d'un vêtement ample, informe, et pouvant appartenir indifféremment à l'un ou l'autre sexe, une petite fiole emplie d'un liquide noir. Près de la porte menant à la bibliothèque, une troisième sculpture montrait le comédien vacillant, la main plaquée sur son sein, et se retenant tant bien que mal au chambranle. Toute la maison se trouvait ainsi jalonnée par l'étrange procession de ces pantins funèbres aux doigts lisses, d'une blancheur cadavérique.

… Hannafosse émergeant de la cave, cramponné à la rampe d'escalier, avec sa chemise déchirée et sa poitrine crevée par la balle (à cet endroit on avait aspergé les marches de grandes flaques de peinture rouge !)… Hannafosse se traînant dans les buissons du parc, les yeux révulsés, vitreux, et poursuivant l'assassin sans visage, ce monstre anonyme qui courait vers la grille dans une lourde envolée de cape. Puis, tout près du mur d'enceinte, le dernier tableau : le criminel à la figure vide sabrant l'air de son rasoir, ouvrant dans la gorge du malheureux une blessure béante.

L'attraction connut un succès aussi fabuleux qu'éphémère, et lorsque la courbe des recettes commença à fléchir de manière irrémédiable, le bateleur revendit aussitôt la maison. Le grand-père de David l'acheta alors, espérant peut-être réaliser une opération publicitaire dont l'écho ne manquerait pas de rejaillir sur ses publications. Les brochures ne mentionnaient-elles pas au-dessus de l'adresse des éditions : « Le seul éditeur de feuilletons-policiers à vivre sur les lieux mêmes du plus grand crime parfait de l'histoire ! » ?

Plus tard, les parents de David, soucieux de se débarrasser de ce qu'ils considéraient comme une manifestation éminente de mauvais goût, entreprirent de déboulonner les macabres statues qui gênaient considérablement l'accès de certaines pièces. Ils durent toutefois rapidement renoncer à poursuivre leur dessein purificateur car une quelconque association de protection des chefs-d'œuvre populaires les assigna en justice. Ils se virent contraints par jugement de laisser les lieux en l'état, et d'autoriser les visites publiques ! Il va sans dire que personne ne vint jamais visiter la propriété mais les sinistres sculptures demeurèrent à leur place, émergeant des taillis, définitivement blanchies par les pluies et les intempéries, spectres de plâtre aux contorsions mélodramatiques. Pour ne plus les voir on avait fini par se résoudre à condamner plusieurs pièces. David s'en souvenait très bien. Combien de fois avait-il poussé le cousin Nath vers un trou de serrure en lui expliquant : « Là, c'est quand l'assassin lui tire une balle dans la poitrine. En se baissant on aperçoit même le pistolet ! »

Et ils se pressaient, moites et chuchotants, épiant les bribes tragiques de ce musée des horreurs : l'arme brandie, la chemise déchirée par l'impact de la balle et déjà rougie de plusieurs litres de sang…

Souvent ils couraient à travers le parc, s'égratignant les mollets aux ronces, se frayant un chemin au milieu des broussailles en direction des dernières statues décolorées. A maints endroits la végétation avait déjà recouvert le corps d'Hannafosse rampant dans les hautes herbes, et, en automne, il n'était pas rare de ne retrouver de ce demi-cadavre qu'une main crispée au-dessus des feuilles mortes, telle celle d'un noyé à la crête d'une vague.

L'ultime séquence était bien sûr celle qu'ils préféraient entre toutes. Plus d'une fois Nath avait émis l'idée de casser le poignet tenant le rasoir pour l'emporter chez lui, et David avait eu le plus grand mal à l'en dissuader. Il ne tenait pas en effet à voir mutiler cette superbe bande dessinée en trois dimensions qui lui valait l'envie de tous ses camarades. Il se demandait aujourd'hui s'il n'y avait pas là une manière de préfiguration. Un aveu de fétichisme malsain. L'amorce d'une pente ? Peut-être…

Le grenier de Deauville, la maison, le parc… clos, repliés sur leurs secrets. C'est là qu'il avait commencé à agglutiner idées et sensations en une synthèse puissamment vénéneuse. La claustration et le secret… Le mystère fascinant des objets lourds d'un passé mal défini. C'était là qu'il avait (dans une sorte d'éblouissement !), senti passer le vertige des collections. Plus tard, il avait écrit dans son journal intime qu'une collection est en fait la prison au sein de laquelle un geôlier jaloux maintient enfermés des objets coupables de louche signifiance. Il le pensait toujours. Des objets témoins, des objets suspects, condamnés à subir la détention perpétuelle au cœur d'une vitrine en raison de leur passé trouble, insondable.

C'est ainsi qu'il s'était fait collectionneur, amassant les indices d'une interminable enquête, peinant pour élucider une énigme dont il ignorait la moindre donnée, lui le kleptomane-détective. Il avait tenté d'expliquer tout cela à la psychologue de l'agence de l'emploi, mais elle ne lui avait prêté qu'une oreille distraite, s'obstinant à ne voir dans la kleptomanie de son patient qu'une névrose due à son état de chômeur prolongé. Une telle réduction frisait l'insulte ou l'imbécillité…

David dut faire un effort prodigieux pour s'arracher à sa lente dérive mentale. Il faisait nuit. Le vent s'acharnait sur un volet mal fixé.

Le jeune homme se leva. La lumière coulait comme de l'huile sur le carrelage du couloir. Sans trop savoir ce qui le poussait à agir ainsi, il sortit sur le perron. On avait allumé les réverbères du parc et leurs flaques jaunes encerclaient les statues anonymes jaillissant des fusains.

Julie était là, adossée à un piédestal, les bourrasques troussant sa blouse blanche sur ses cuisses. Elle avait posé les écouteurs du petit magnétophone sur ses oreilles, et fermé les yeux. Une abominable expression d'extase défigurait ses traits, plaquant sur son visage un masque de démence et d'avidité. Seule dans les ténèbres, elle paraissait défier les forces invisibles charriées par les rafales.

David recula, l'estomac noué. Il se sentait pris en faute, comme s'il venait de découvrir l'infirmière occupée à la satisfaction de quelque plaisir monstrueux.

Julie ne devina pas sa présence. La tête rejetée en arrière, la gorge offerte, elle semblait curieusement prisonnière de l'étreinte du casque d'audition.

Le garçon battit en retraite. Le tunnel huileux du corridor lui parut soudain un havre de paix. Il se laissa tomber sur le tabouret. L'expression bestiale de Julie continuait à danser sur sa rétine…