CHAPITRE XIV
AU RENDEZ-VOUS DU DESTIN…
Yorktown !… Sous les plis rouges et
bleus de l’Union Jack, une forteresse de rondins hérissée de
canons, érigée sur une pointe enfoncée dans la rivière York et
protégée de deux solides redoutes. Des maisons basses dont le bois
grisonne, des tours de guet, le clocher fragile d’une petite
église. Et puis, tout autour, des marais, des roseaux, des pins
maritimes, quelques collines jaunes, boisées et bien propres à
servir de postes d’observation et enfin, vers l’est, l’énorme
déchirure de la Chesapeake bâillant sur l’immense océan…
Appuyé à l’un des arbres qui abritaient son
cantonnement, les bras croisés sur la poitrine, le lieutenant Goëlo
observait, songeur, le gigantesque décor planté par le sort pour y
jouer celui d’un peuple. Tout était en place pour le concert final.
D’une rive à l’autre de la pointe dont la ville était le sommet, le
haut commandement, uni comme on ne l’avait jamais été, avait tendu
un véritable cordon de fer. En partant de Wormley’s Creek
s’étiraient les troupes du général Greene remonté des Carolines,
celles de La Fayette, celles du général Lincoln installées en
dessous des lourds canons de l’artillerie américaine, voisine
immédiate des quartiers de Rochambeau et de Washington situés tout
près l’un de l’autre avec, devant eux, une partie de l’artillerie
française. Ensuite venaient les régiments français rejoignant la
rivière : celles du baron de Viomenil, celles du Vicomte son
frère et enfin les trois mille hommes appartenant aux régiments de
Gâtinais, d’Agenais et de Touraine, aux ordres du marquis de
Saint-Simon, que l’amiral de Grasse avait débarqués, venant des
Antilles…
Et puis là-bas, barrant l’estuaire entre le
cap Henry et le cap Charles, les hautes pyramides blanches de la
flotte française, maintenue sous voiles réduites et dressée autour
de la Ville de Paris, l’énorme vaisseau
de 104 canons portant la marque du comte de Grasse, la flotte
confortablement installée sur les lauriers de sa récente victoire
sur l’amiral Graves et l’amiral Hood repartis lécher leurs plaies
sous New York, mais toujours sur le qui-vive cependant. Qui pouvait
dire si le redoutable Rodney n’allait pas lui tomber dessus pour
tenter de forcer l’entrée de la Chesapeake et de libérer
Cornwallis ? En attendant mieux, le gigantesque Grasse montait
la garde, auréolé non seulement de sa victoire mais de l’énorme
succès qu’il s’était taillé dans l’armée en sautant au cou de
Washington, lors de leur première entrevue en l’appelant « mon
petit général !… ».
— Après toutes nos escarmouches, ça
fait tout de même plaisir de voir enfin une grande bataille,
marmotta Tim qui venait de rejoindre son ami. Il faut avouer que
c’est assez impressionnant.
— Une bataille ? Mais elle n’a
pas encore commencé.
— Tiens ? J’aurais cru…, hurla
Tim pour se faire entendre par-dessus le vacarme des canons.
Il y avait quatre jours, et quatre nuits,
en effet, qu’ils tonnaient sans interruption, noyant la plaine et
les marais sous leur fumée blanche, ouvrant des brèches que l’on
refermait aussitôt cependant que, depuis quinze jours, les sapeurs
du général de Portail rampaient méthodiquement, inexorablement vers
la ville assiégée, creusant sapes et tranchées. Bien sûr, la
véritable bataille ne commencerait que lorsque serait donné l’ordre
d’assaut. Pourtant, il y avait déjà des morts et de nombreux
blessés gisaient dans l’ambulance de campagne installée à l’ouest,
sur la route de Williamsburg et déjà trop petite.
Gilles haussa les épaules, avec un
soupir :
— Ce ne sera pas encore pour
aujourd’hui…
Le soir tombait, en effet. Derrière les
collines, le soleil avait disparu englouti par les arbres. Les
trompettes sonnaient quelque part et, sur tout le camp,
s’allumaient les feux. Quelques cavaliers revenaient vers le
Quartier Général suivant deux hautes silhouettes bien
reconnaissables, Washington et Rochambeau qui, tout le jour,
sillonnaient le champ de bataille. Dans un instant, il ferait
froid…
Tim avait disparu mais quelqu’un d’autre
s’approchait.
— Que veux-tu, Pongo ? demanda le
Breton sans se retourner. Son oreille, rompue à la vie sauvage,
savait maintenant percevoir les plus légers bruits et les
identifier. Il est vrai que cette fois, la respiration rapide de
l’Indien laissait entendre qu’il avait couru. Il lâcha un seul mot
mais magique.
— Embuscade !…
Du coup l’officier se retourna.
— Où ça ?…
— Là-bas… dans le bois… route de
Hampton !
Ses deux mains ouvertes montrèrent qu’il
s’agissait d’une dizaine d’hommes.
— Mais qui sont-ils ? Des
Français, des Américains ?
— Américains… mais pas soldats !
Eux cachés dans arbres… Eux gens du pays… attendre officier
blanc.
— Je ne comprends rien à ton histoire
mais allons-y voir quand même !
Empruntant le cheval du colonel de Gimat,
Gilles prit Pongo en croupe et fonça vers les bois au milieu
desquels s’enfonçait la route de Hampton mais en évitant
soigneusement de suivre celle-ci. Parvenu à la lisière, il sauta à
terre, attacha l’animal à un arbre et, d’un geste, fit comprendre à
Pongo de lui montrer le chemin. La nuit était tombée mais elle
était claire et les deux hommes avaient des yeux de chat. Sans que
le plus léger froissement de feuilles vînt signaler leur présence,
ils s’avancèrent sous le couvert.
Le bois était silencieux. De temps en
temps, la fuite rapide d’un lapin ou le cri d’un nocturne mais rien
d’autre. Soudain Pongo qui marchait presque accroupi s’arrêta. On
était aux abords du chemin de Hampton.
Avec précaution, l’Indien leva un bras
désignant un point dans les arbres. Il y avait là, en effet, des
taches plus noires, mal dissimulées par le feuillage que l’automne
clairsemait : des hommes étaient cachés, attendant quelque
chose ou quelqu’un. Gilles fit signe qu’il avait compris et,
surveillant le sommet des arbres, s’avança lentement, lentement
jusqu’à n’être plus séparé du chemin que par un buisson de ronces.
Parvenu là, il tira les deux pistolets chargés qui avec une longue
épée composaient son armement puis s’immobilisa sans s’occuper
davantage de Pongo. Dans ce genre d’affaire, il n’y avait jamais
aucun ordre à lui donner : l’Indien savait d’instinct ce qu’il
devait faire.
L’attente ne fut pas longue. Le martèlement
allègre d’un cheval au galop se fit entendre et, en écho, une voix
qui chuchotait :
— Le voilà !…
Gilles tendit le cou, aperçut le ruban de
la route, la tache claire d’un cheval blanc surmonté d’un cavalier
noir.
À la cocarde blanche qui timbrait son
tricorne noir, Gilles identifia un officier français et un officier
que, très certainement, il connaissait. La silhouette, enveloppée
d’un grand manteau noir, était vague mais la façon de monter de
l’homme, avec les rênes courtes, lui rappelait quelque chose.
Tout alla très vite. Le cavalier
s’engouffra dans le bois, dépassa Gilles de quelques mètres, et
s’arrêta net avec un cri de fureur : du haut des arbres, un
grand filet de pêche s’était abattu sur lui l’enveloppant jusqu’aux
sabots du cheval qui trébucha et s’affala avec un hennissement de
douleur. En même temps, les hommes en embuscade dégringolèrent des
arbres. Quelqu’un cria.
— Ne le tuez pas ! Je le veux
vivant !… Ça serait trop facile comme ça !
Deux cris de douleur vinrent en écho.
Gilles avait déchargé simultanément ses deux pistolets dans les
jambes de ce qu’il supposait être des bandits. Puis, l’épée haute,
il chargea en poussant un hurlement inhumain auquel répondit le
hululement de Pongo qui avait choisi de tomber, lui aussi, des
arbres.
En quelques passes, car son épée ne
rencontra que de longs couteaux, le Breton mit deux hommes hors de
combat tandis que Pongo achevait d’assommer sa deuxième victime. Le
reste prit la fuite, laissant sur place les blessés et le cavalier
toujours pris dans son filet, sur son cheval abattu. Gilles
s’accroupit auprès de lui.
— Êtes-vous blessé,
Monsieur ?…
— En aucune façon, grâce à vous. Mais
je crains que mon cheval n’ait une jambe cassée…
L’inconnu parlait un français châtié avec
un accent que Gilles n’eut aucune peine à identifier. Il se mit à
rire.
— Eh ! Mais c’est M. de
Fersen ? Comment diable vous y êtes-vous pris, Monsieur le
Comte, pour inciter ces gens à vous pêcher en pleine
forêt ?
Le prisonnier du filet s’agita
rageusement.
— Qui diable êtes-vous ?
grogna-t-il. Un Français, j’imagine, et d’ailleurs votre voix me
dit quelque chose, mais on n’y voit goutte et vous feriez mieux de
me tirer de là.
— On s’en occupe ! Si toutefois
vous voulez bien cesser de remuer. Le couteau de Pongo coupe comme
un rasoir. Cela m’ennuierait de ne pas vous sortir tout
entier.
L’Indien eut vite fait de trancher les
mailles et Fersen put se dégager mais ce fut pour se pencher
aussitôt sur son cheval qui restait couché sur le flanc, agité de
frissons spasmodiques et l’examiner attentivement.
— Je crains qu’il n’y ait rien à
faire, dit le Breton. La jambe est cassée.
Le Suédois jura entre ses dents, caressa
avec tendresse l’encolure de l’animal qui tourna la tête vers lui,
mais n’hésita qu’un instant. Saisissant son pistolet, à sa
ceinture, il en approcha le canon de la longue oreille soyeuse,
détourna la tête et tira… Le cheval eut un soubresaut et ne bougea
plus.
Muet et tendu, Gilles l’avait regardé
mourir. Jusque dans le plus infime de ses nerfs, il ressentait
l’émotion de l’homme obligé d’abattre son compagnon. La guerre
l’avait accoutumé à tuer avec une sorte d’indifférence mais il ne
saurait jamais voir mourir un cheval ou un chien sans en souffrir…
Fersen, cependant, avait ramassé une branche de pin séchée et
l’enflammait. La scène s’éclaira faisant surgir de la nuit le grand
cadavre blanc, la silhouette rouge de Pongo debout près des deux
blessés dont les yeux brillaient de fureur dans des visages noircis
à la suie et enfin la figure de Gilles que Fersen accueillit avec
une exclamation de joie.
— Monsieur de Goëlo ! Vrai
Dieu ! C’est un bonheur d’être sauvé par vous ! Votre
réputation est venue jusqu’à moi… Elle est grande, aussi bien parmi
les Français que chez les Insurgents. Vous faites honneur à votre
pays…
— Je vous remercie, dit Gilles en
riant. Mais si grande que soit cette réputation que vous me prêtez,
elle ne saurait m’avoir anobli. Le « de » est de
trop !
— Je ne le regretterai jamais
assez ! D’ailleurs, il ne le sera peut-être pas toujours.
Quand nous serons rentrés en France, comptez sur moi pour agir à la
Cour où j’ai quelque crédit afin que mon sauveur soit honoré comme
il le mérite. Vous avez ma parole et maintenant votre main pour
sceller à la manière de ce pays un accord et une amitié.
Un gémissement où entrait autant de douleur
que de colère les rappela à l’existence des blessés. L’un s’était
évanoui en essayant de se relever mais l’autre écumait de fureur
impuissante.
— Au lieu de vous congratuler vous
feriez mieux de nous achever ! brailla-t-il. Je souffre comme
un damné !…
— Au fait, demanda le Breton, me
direz-vous la raison de cette embuscade ? Vous étiez dix
contre un homme seul et qui plus est un homme assez généreux pour
être venu servir votre pays…
— Servir notre pays ? ricana
l’homme qui était jeune et ressemblait à un faune en colère.
D’abord on ne vous a rien demandé. Ensuite si vous êtes venus nous
servir en sautant nos filles, vous auriez aussi bien fait de rester
chez vous.
— Si vous me disiez ce qui s’est
passé ? dit Gilles en se penchant pour examiner la jambe
blessée.
Elle n’était pas belle à voir. Le tibia
avait été brisé et une longue esquille blanchâtre pointait hors des
chairs meurtries. L’homme resterait boiteux.
— Je m’appelle Arthur Collins. Je suis
pêcheur et j’ai une petite maison pas loin d’ici. J’y vis avec ma
jeune sueur Margaret… Elle est assez belle pour avoir plu à ce
monsieur et voici plusieurs nuits qu’il venait la rejoindre pendant
que j’étais en mer. Hier matin, je suis arrivé juste à temps pour
le voir sauter par la fenêtre et s’en aller…
« J’ai cru devenir fou. Ma sœur !
Il a osé toucher à ma sœur, ce misérable. Comme si c’était une
fille publique…
— Il ne l’a tout de même pas violée,
j’imagine ?
— Non. Cette pauvre sotte s’est laissé
entortiller par de belles paroles. Il lui a dit qu’elle
ressemblait à une dame européenne… une très grande dame. Elle me
l’a avoué en pleurant et maintenant qu’elle se prend pour une
princesse, elle m’a injurié et j’ai dû l’enfermer pour l’empêcher
d’aller le rejoindre… Qu’est-ce que vous avez à dire à ça ?
Pour moi ça vaut la mort… et pas n’importe laquelle, je voulais le
faire bouffer par des requins !…
Gilles haussa les épaules avec dégoût. La
haine de cet homme était presque palpable.
— Rien ! Si ce n’est que partout
l’amour fait faire des bêtises, que vous n’avez rien à envier aux
Iroquois les plus féroces… et que vous avez le plus grand besoin
d’être soigné. On va vous mettre sur mon cheval et vous conduire à
l’hôpital de l’armée.
— Pour qu’on nous y assassine ?
Jamais de la vie ! Et d’ailleurs, je ne veux pas de votre
aide. Si vous ne vous décidez pas à nous achever, laissez-nous ici
et allez-vous-en. On viendra à notre secours dès que vous serez
partis avec votre sauvage !
— Comme vous voudrez. Mais quand vous
avez des comptes de ce genre à régler, venez en plein jour en
demander raison et ne vous conduisez pas comme des bandits de grand
chemin… Venez, monsieur…
Il prit le bras du Suédois pour l’entraîner
mais celui-ci, doucement, se dégagea, revint vers l’homme étendu,
sortit sa bourse et la déposa près de lui.
— Trouvez un bon médecin pour vous et
votre ami. Quant à Margaret, dites-lui que je ne l’ai pas trompée
et que je garderai son souvenir !
— Allez vous faire foutre ! Je ne
veux pas de votre argent.
Mais, déjà Fersen avait rejoint ses
compagnons. Ensemble, ils regagnèrent l’endroit où Gilles avait
attaché le cheval.
— Prenez-le pour rentrer, dit-il au
Suédois. Vous avez plus de chemin à faire que moi. Seulement
renvoyez-le-nous dès votre retour. Je l’ai emprunté au colonel de
Gimat.
La lune se levait, éclairant le visage
calme du beau Suédois, sa tête nue dont les cheveux blonds
s’ébouriffaient. Il avait dans l’aventure perdu sa perruque,
malencontreusement tombée dans une ornière boueuse et parfaitement
inutilisable mais ainsi il paraissait plus jeune. Le manteau rejeté
sur l’épaule laissait voir l’impeccable uniforme bleu et jaune, les
buffleteries et les manchettes d’une blancheur absolue. Il sortait
de son filet de pêche aussi élégant que s’il allait au bal. Mais il
refusa le cheval.
— Ma foi non, mon ami. Je vais rentrer
à pied.
— En bottes ?
— Eh oui, en bottes ! Ma légèreté
mérite une punition et il n’y a aucune raison pour que vous fassiez
pénitence à ma place. Et puis, la marche est bonne pour la pensée.
La nuit est belle… Je rêverai.
— À cette grande dame, si belle, dont
vous cherchez le souvenir, jusqu’auprès des sœurs de pêcheurs de
Virginie ? fit Gilles hardiment.
Fersen tressaillit. Son regard qui avait
toujours tendance à se perdre dans des lointains invisibles revint
se poser gravement sur son interlocuteur.
— Ne dites pas le souvenir… dites
l’image, mon ami, car elle n’est pour moi qu’un rêve… un rêve
inaccessible. Ou mieux : … ne m’en parlez jamais ! Puis,
sans transition, il se mit à rire : Dites-moi donc à votre
tour : je vous croyais officier ?
— Je le suis : lieutenant dans la
légion du marquis de La Fayette ! Je sais que ce n’est pas
évident mais mon bel uniforme noir est resté quelque part dans un
taillis près de Richmond. J’ai dû faire appel aux talents de
tailleur de mon Indien. Vous l’ignorez peut-être mais nous sommes
très pauvres, nous autres Américains.
— Je comprends ! Pourtant je vous
refuse le droit de l’être, à l’avenir ! La France aura
désormais beaucoup à vous offrir. Au fait, on m’a dit que vos
hommes vous donnaient un surnom… un nom d’oiseau, je crois.
— En effet, ils m’appellent le
Gerfaut, dit Gilles en riant, et vous n’imaginez pas comme j’en
suis fier ! Je n’ai jamais eu de si beau nom.
Un instant, Fersen considéra le jeune
homme, sa haute taille mince sanglée dans le daim grossier, les
traits fermes de son visage tanné, son nez arrogant et la dureté de
son regard que le reflet de la lune faisait d’acier.
— Vous avez raison, dit-il, songeur,
il vous va mieux qu’à quiconque. Le Gerfaut vit volontiers dans mon
pays et j’ai pu constater que vous frappiez aussi vite que lui.
C’est un rude chasseur. Mais… vous avez un bien vilain plumage,
seigneur Gerfaut, beaucoup plus digne du hibou que d’un roi des
nuages. À vous revoir…
Et, s’enveloppant dans son manteau, le
Suédois s’engagea résolument dans le chemin cahoteux qui portait le
nom pompeux de route de Hampton faisant crier à chaque pas ses
élégantes bottes vernies.
— Eh bien ! marmotta Gilles,
goguenard, sa rêverie pourrait bien être douloureuse ! Il aura
des cors aux pieds avant d’arriver. Allons-y, Pongo ! On
rentre…
Le lendemain, quand Gilles s’éveilla à
l’appel de la diane il vit entrer sous sa tente l’Indien portant
avec gravité un grand paquet enveloppé d’une forte toile grise sur
lequel était épinglé une lettre.
— Soldat apporter ça pour toi, fit-il
en déposant le tout en travers des jambes du jeune homme.
La lettre était de Fersen.
Au cas où vous
l’auriez oublié, mon ami, je tiens à vous rappeler que votre nom
est toujours inscrit au rôle du Régiment Royal-Deux-Ponts et que
M. le Comte de Deux-Ponts, notre Colonel-Général, ne vous en
tient pas quitte. Il vous fait dire par ma plume que vous y
figurerez à l’avenir avec ce grade de Lieutenant qui vous a été
conféré par le général Washington auquel vous voudrez bien
préciser, ainsi d’ailleurs qu’au marquis de La Fayette, que nous
vous avons seulement prêté.
Vous trouverez ici de
quoi figurer selon vos mérites, dans le combat ou à l’heure de la
victoire. L’épée me vient de famille et je sais que vous en ferez
bon usage. Le tout est un témoignage d’amitié d’Axel de
Fersen…
P.-S. : L’assaut
est pour aujourd’hui.
Le paquet contenait un uniforme tout neuf
d’officier du Royal-Deux-Ponts. Rien n’y manquait : ni l’habit
bleu roi à plastron jonquille, ni le hausse-col de cuivre aux armes
du Régiment, ni les épaulettes d’or, ni le tricorne à plumet jaune.
Une magnifique épée à poignée dorée y était jointe. La solide lame
d’acier bleu dont Gilles, enchanté, fouetta l’air, portait gravé le
mot Semper.
Le premier mouvement du jeune homme fut
d’endosser immédiatement ce brillant plumage. Il dépliait déjà la
chemise de fine batiste mais, devant l’ouverture de sa tente, il
vit soudain passer l’un de ses subordonnés, le sergent Parker.
Celui-là était habillé n’importe comment, de culottes rayées, trop
courtes et rapiécées, de bas sans couleur tombant sur des souliers
dont l’un bâillait comme une huître et d’une veste verdâtre qui
n’avait plus ni boutons ni revers mais montrait, par contre, une
assez jolie collection de trous et d’effilochures…
Alors, Gilles rangea soigneusement
l’élégant uniforme dans sa toile grise et remit son informe costume
de daim fatigué. Puisque l’assaut était pour aujourd’hui, il ne
conduirait pas ses hommes au-devant de la mitraille anglaise sous
un accoutrement qui le séparerait d’eux. En face des magnifiques
régiments blancs et bleus des Français, des brillantes tuniques
rouges des Anglais qui faisaient ressembler parfois la ville
assiégée à une énorme fraise, les troupes américaines avaient
triste apparence, mais, si le soleil de la gloire voulait bien
briller pour elles, alors cette misère deviendrait sublime.
— Ces pauvres hardes qui ont tant
connu de peine ont bien le droit d’aller jusqu’à l’honneur… ou
jusqu’à la mort ! murmura-t-il pour lui-même. Fersen
comprendra…
Cependant il prit l’épée avec
reconnaissance car ce n’était pas une arme de parade mais une
véritable rapière, solide et redoutable, une véritable lame de
guerrier qui remplacerait avantageusement la sienne dont la garde
était faussée. Avec orgueil, il l’accrocha à son vieux baudrier de
cuir brut, s’agenouilla pour une rapide prière afin de mettre son
âme en paix avec Dieu si la mort, tout à l’heure, venait à lui et
sortit enfin pour aller prendre les ordres du Général. Pour la
première fois depuis longtemps, il se sentait pleinement heureux et
en paix avec lui-même. Peut-être parce qu’à cette heure suprême,
plus rien n’avait réellement d’importance… Sinon, que l’on allât
monter à l’assaut !
Dehors, il lui parut qu’une sorte de rideau
se levait sur le dernier acte d’une grande tragédie et qu’il
regardait pour la première fois ce paysage chaque jour plus
défiguré.
Il voyait devant lui fumer Yorktown,
au-delà d’une gigantesque esplanade hérissée de troupes, crevée de
tranchées où les plaques grises des marais mettaient autant de
pièges : une masse de décombres où il ne restait plus un seul
civil mais où grouillaient toujours les opiniâtres fourmis rouges
sous la musique lancinante et têtue des cornemuses du 71e régiment d’infanterie écossaise. Et puis là-bas, sur
la rivière, les carcasses noires des frégates Loyalist et Guadeloupe
qui flambaient encore auprès du vaisseau Charon à demi immergé. Les artilleries du comte de
Choisy et du général Knox avaient fait du bon travail et le
continuaient car le duel d’artillerie était loin de s’achever. La
ville se défendait avec rage bien que ses parapets fussent sans
cesse éboulés. Ses deux redoutes tenaient bon. Mais, à mesure que
se resserrait l’étreinte patiente de Rochambeau, les mines
sautaient les unes après les autres… les hommes aussi et les
plaintes des mourants et des blessés se mêlaient au grondement
incessant des canons. Malgré le soleil, malgré la mer bleue et les
joyeuses couleurs des drapeaux voltigeant dans le vent frais du
matin, cela ressemblait assez à l’enfer, un enfer dont, cependant,
aucun de ces hommes n’avait envie de sortir et où Gilles brûlait de
plonger.
Sous la tente de La Fayette, les officiers
de son état-major étaient réunis. Il y avait là Hamilton et Barber
et Laurens et Poor et Gimat mais le Général lui-même était absent.
Aucun d’eux ne parlait. Chacun restait dans son coin, enfermé dans
son silence, dans ses pensées et dans son impatience. Le bruit
avait couru, en effet, que l’attaque pourrait bien être pour le
jour même, mais personne n’osait y croire. Hamilton, qui s’était
fait rabrouer une fois de plus par Washington quand il était allé
aux nouvelles, boudait près de l’entrée et rongeait ses ongles.
Quand le lieutenant entra à son tour, il lui sauta littéralement
dessus.
— Eh bien et vous ? Avez-vous
entendu dire quelque chose ? Est-ce pour aujourd’hui ou pour
demain…
— Si j’en crois une lettre que je
viens de recevoir de l’un des aides de camp du comte de Rochambeau,
c’est pour aujourd’hui.
Le visage d’Hamilton s’illumina et il serra
le jeune homme dans ses bras.
— Puissiez-vous dire vrai ! C’est
à devenir fou de voir tomber des hommes et de rester là à ne rien
faire… Si cela continue Yorktown sera conquise par les sapeurs et
les canonniers sans que nous ayons seulement tiré l’épée.
Au même instant, La Fayette dégringolait de
son cheval devant l’entrée et pénétrait en trombe, l’œil étincelant
et la perruque de travers, visiblement sous le coup d’une vive
émotion mais personne ne pouvait dire si c’était la joie ou la
fureur. Pour sa part, le lieutenant Goëlo pensa qu’il y avait un
peu des deux.
— Messieurs ! clama-t-il en
lançant son chapeau dans un coin, nous aurons aujourd’hui l’honneur
d’attaquer l’une des deux redoutes : celle de droite, tandis
que les Français attaqueront celle de gauche.
— Nous ? fit Hamilton.
Qu’entendez-vous par là ? Toutes nos troupes ?
— Non, monsieur. Quand je dis nous,
c’est nous… la division La Fayette de même que, pour les Français,
c’est le baron de Viomenil qui mènera l’assaut avec un ou deux
régiments… (Il s’arrêta, vira au rouge brique et tout à coup se mit
à hurler de cette affreuse voix aigre qui était si pénible à
entendre) … et j’entends que nous en ayons terminé avant que
ce jean-foutre de Viomenil ait seulement atteint le parapet !
Savez-vous… savez-vous ce qu’il a osé dire, tout à l’heure quand le
général Washington et le général Rochambeau ont donné leurs
ordres ?
Il laissa peser sur tous un regard enflammé
tandis que la colère le faisait trembler de la tête aux
pieds.
— Il a osé mettre en doute la valeur
de mes soldats, il a osé dire que nous ne savions pas assez bien
nous battre pour arracher la redoute aux Anglais ! Alors,
messieurs, prévenez vos hommes : On brûlera la cervelle au
premier qui fait seulement mine d’hésiter. J’exige, vous entendez,
j’exige que nous en ayons terminé avant eux. Allez prendre vos
dispositions, maintenant, nous attaquerons à la fin du jour !…
Nous saurons l’heure exacte plus tard.
Les officiers sortirent sans rien dire.
Gilles s’apprêtait à les suivre mais le jeune Général le
retint :
— Un instant, s’il vous plaît !
fit-il sèchement. Je dois vous féliciter, Lieutenant ! Il
n’est bruit que de vos exploits chez messieurs les aides de camp du
comte de Rochambeau. Vous auriez sauvé, cette nuit, le comte de
Fersen ?
— La chose ne vaut pas la peine qu’on
en parle, mon Général…
Le ton de La Fayette avait quelque chose
d’agressif dont il ne comprenait pas la raison mais qu’il n’aimait
pas.
— Croyez-vous ? Je pense, au
contraire que vous avez fait là une opération excellente, la
meilleure sans doute de toute votre vie car désormais votre avenir
est assuré. La Reine n’aura rien à vous refuser !
— La R…
— Ne me regardez pas de cet air
effaré ? Oui, la Reine ! M. de Fersen est fort de
ses amis… et elle déteste qu’on lui abîme ses amis, notre
éblouissante souveraine. Ah ! je vous félicite ! Ce
muguet de cour lui est fort cher !…
Ainsi donc, c’était cela, le secret du
Suédois ? Il tenait en deux petits mots, en sept lettres
brèves et redoutables : la Reine ! C’était la Reine qu’il
aimait et, tout à coup, Gilles absurdement, eut envie de voir à
quoi ressemblait cette Margaret Collins, à cause de qui le Suédois
avait failli finir dans l’estomac d’un requin.
Mais que Fersen aimât ou non l’épouse de
son Roi, cela n’expliquait pas le ton hargneux de La Fayette, le
pli méprisant de sa bouche et ce regard plein de rancune. Quels
étaient donc ses sentiments à lui envers Marie-Antoinette ? Le
Breton n’ignorait pas ce qu’il pensait des rois en général mais il
considérait plutôt ses tirades enflammées comme autant de vues de
l’esprit suggérées par l’aventure que tous vivaient depuis des
mois. La Fayette, nourri au lait de l’Encyclopédie, affilié à des
loges maçonniques ne pouvait professer d’idées essentiellement
monarchiques. Mais la Reine était une femme…
— Monsieur le Marquis, dit Gilles
froidement en appuyant intentionnellement sur le titre, Sa Majesté
ne me connaît pas et ne me connaîtra sans doute jamais. Cependant
vous me permettrez de m’étonner d’avoir entendu, sur une terre
étrangère, son nom prononcé sans respect par un gentilhomme
français.
Il crut, un instant, que le général allait
éclater sous l’afflux violent du sang.
— Le respect ? Pauvre
imbécile ! On voit bien que vous venez de votre
province ! Allez une fois, une seule fois à la cour, regardez
le cercle de la Reine et venez ensuite me dire combien de ces beaux
gentilshommes qui l’entourent pensent à elle comme à leur
souveraine ou bien rêvent tout simplement de la mettre dans leur
lit.
Les yeux de glace bleue dévisagèrent La
Fayette parvenu aux limites extrêmes de la fureur puis, du haut de
sa taille, le Gerfaut laissa tomber, dédaigneusement :
— Il ne me convient pas d’en entendre
davantage. Je viens de ma province en effet qui, d’ailleurs, vaut
bien la vôtre ; mais vos propos sont de nature à me laisser
croire que vous avez fait partie de ces gentilshommes dont vous me
parlez… et que vous êtes tout simplement jaloux de M. de
Fersen ! Car, si j’ai bien compris, vous me reprochez d’avoir
sauvé un compagnon d’armes !
Il sortit juste à temps pour éviter le jet
brutal d’un encrier, dont les éclaboussures lui firent cadeau de
quelques taches supplémentaires et retrouva le soleil avec un
soulagement physique. La scène qui venait de se passer lui
déplaisait car il avait commencé de s’attacher à un chef dont il
admirait le courage et il n’aimait pas avoir à revenir sur ses
sentiments.
— Que se passe-t-il ? demanda Tim
qui vint à sa rencontre. Je l’ai entendu crier depuis le bas de la
colline ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Le sourire de Gilles se fit provocant
tandis que d’un geste nonchalant il ôtait son tricorne cabossé pour
en considérer la plume rouge.
— Rien du tout ! Un point de
protocole sur lequel nous ne sommes pas d’accord. Vois-tu, je crois
que M. de La Fayette est devenu trop bon Américain pour être
encore un Français convenable… Je lui croyais le cœur plus
grand.
Et, comme par mégarde, il ouvrit les
doigts, laissant le vent emporter la plume rouge qui voltigea
doucement vers la plaine.
L’assaut commença vers cinq heures.
Appuyées par le tir incessant des canons de Knox et de Choisy, les
deux vagues s’élancèrent vers les redoutes. Les troupes royales
partirent comme à la parade, dans un ordre impressionnant emmenées
par le baron de Viomenil et le comte de Deux-Ponts. Deux régiments
seulement : le Royal Deux-Ponts et le Régiment de Saintonge,
deux murs, blanc et garance, bleu et jaune, qui, au son des fifres
et des tambours, marchèrent vers la mitraille anglaise sans qu’un
pas plus rapide vînt troubler la magnifique ordonnance…
Côté américain, ce fut tout
différent.
— En avant ! hurla La Fayette,
chargez !
Il fonça, l’épée haute, suivi d’Hamilton de
Gimat et de toute sa bande. Les hommes chargèrent avec fureur se
ruant comme des lions à l’escalade des parapets. Pour la première
fois, Gilles connut la griserie du combat sous un ciel vide. Tandis
que Tim se servait alternativement de sa baïonnette ou de la crosse
de son fusil comme d’une massue, il escalada l’escarpement l’épée
haute, Pongo sur ses talons jouait du tomahawk en virtuose sans se
soucier des balles qui sifflaient autour de lui. Le parapet
atteint, Gilles plongea avec un cri de triomphe, dans ce qui lui
parut une fourmilière de bonnets pointus : les Hessois du
régiment von Bose. Le goût héréditaire de la bataille le possédait
à présent tout entier, vieille résurgence née dans la nuit des
temps, l’emportant au-delà de tout raisonnement, balayant
l’élémentaire instinct de conservation. D’un élan irrésistible, il
troua la masse humaine qui s’ouvrit devant lui, aperçut le drapeau
troué par les balles mais encore debout sur un tas de décombres,
courut à lui et l’arracha.
Un « Hurrah ! » triomphal
répondit à son cri de victoire. Il s’aperçut alors que le combat
cessait d’un seul coup, que la redoute était prise. Ses défenseurs
étaient tous morts ou prisonniers. Tout était fini…
déjà !
Déçu que la chose eût été si rapide, il
sauta de son tas de décombres, le drapeau d’une main et se trouva
nez à nez avec La Fayette qui lui sourit encore que ce sourire
n’atteignît pas ses yeux froids.
— Beau travail, Lieutenant ! Il
est seulement dommage que vous ayez perdu votre plume dans l’ardeur
du combat.
— Je ne l’ai pas perdue, monsieur, je
l’ai enlevée.
— Ah !… Je comprends ! Eh
bien, Lieutenant, puisque vous semblez brûler de vous distinguer,
et que les troupes royales vous intéressent tant je vais vous
confier une mission…
— À vos ordres !
La Fayette se détourna, alla jusqu’au
parapet d’où l’on pouvait découvrir l’autre redoute. Un tir nourri
l’enveloppait toujours et, de ce fait, les troupes françaises
avançaient plus lentement.
— Comme vous pouvez le constater, ils
ne sont pas encore arrivés.
— Les défenseurs me paraissent aussi
plus nombreux.
— C’est possible ! Néanmoins,
allez trouver de ma part le baron de Viomenil, faites-lui mes
compliments… et dites-lui que s’il avait, d’aventure, besoin d’un
peu d’aide, nous nous ferions un plaisir de lui prêter
main-forte.
Le jeune homme s’inclina avec un froid
sourire.
— C’est avec plaisir, mon Général, que
je ferai votre commission… mais moins pour celui de river son clou
au baron que pour la joie de combattre encore…
Et, sautant le parapet, il repartit à la
bataille avec enthousiasme toujours suivi de l’Indien. Mais quelque
diligence qu’il pût faire, il n’en arriva pas moins trop
tard : la seconde redoute à son tour venait de tomber. La
ville assiégée n’avait plus d’avant-postes et sa chute n’était plus
qu’une question de temps. Pour la première fois depuis tant de
jours, les canons se turent tandis que de longues files de blessés
se mettaient en route vers les ambulances surchargées.
Dans le cercle d’officiers entourant le
baron de Viomenil auquel Gilles, imperturbable, délivra sans y
changer une syllabe l’insolent message de La Fayette, le jeune
homme retrouva Fersen, noir de poudre et soutenant son bras qu’un
coup de baïonnette avait atteint. Le Suédois grimaça un
sourire.
— Toujours votre vilain plumage ?
Qu’avez-vous fait de mes présents ?
— Je les garde pour le soleil de la
victoire finale. Aujourd’hui, ce n’était pas possible. Mes hommes
n’auraient pas compris. Voyez-vous, eux aussi ressemblent bien
davantage à des hiboux qu’à des soldats…
— Il est rare qu’un chef ait de ces
délicatesses mais je ne peux que vous approuver.
Le sourire de Fersen s’acheva dans une
grimace tandis qu’il essayait de soutenir son bras blessé.
— Vous ne pouvez pas rester ainsi, dit
Gilles. Laissez-moi vous conduire à l’ambulance.
— Certainement pas. Mes gens prendront
soin de moi 1. Il n’y a pas de balle à extraire et les
quelques médecins sont débordés. Je serai bien mieux chez moi. Et
puis, M. de La Fayette ne vous pardonnerait pas de quitter le
combat sans son autorisation… Nous nous reverrons bientôt.
Revenu au milieu des siens, Gilles
considéra la plaine et les marais d’un œil désenchanté. Le fracas
des canons avait fait place à l’écho des plaintes, exhibant sans
pudeur l’affreux revers de la gloire. L’excitation de la bataille
tombée, il ne restait plus que la misère et la souffrance. Fauchés
par la mitraille, des hommes gisaient un peu partout, les yeux
vides, les mains crispées sur des corps où le sang collait les
uniformes déchirés aux lèvres des plaies. D’autres, que la mort
n’avait pas encore pris, essayaient de traîner leurs carcasses
devenues trop lourdes pour leurs forces éteintes, pleurant comme
des enfants perdus ou aboyant hargneusement des chapelets de
jurons. Il leur fallait maintenant se battre contre les nuées de
mouches et contre les moustiques, locataires habituels des marais.
L’odeur du sang se mêlait à celle de la vase et au milieu de tout
cela, de rares silhouettes d’infirmiers erraient, impuissantes, se
livrant à Dieu sait quel choix imbécile et tragique.
— Mon Dieu ! balbutia Gilles,
atterré. Comment cela est-il possible ?
— Vous n’aviez encore jamais vu de
bataille, n’est-ce pas ? fit le colonel Hamilton. Les hommes
que vous aviez vu mourir jusqu’à présent étaient tués… proprement
en quelque sorte, d’un coup de feu ou à l’arme blanche ? La
mitraille et les canons massacrent de plus vilaine façon. Ils
déchirent et écrasent. Non… ce n’est pas beau à voir.
La nuit tombait. Les feux s’allumaient un
peu partout piquant la plaine de points lumineux. Sur les redoutes
conquises, les vainqueurs prenaient position tandis que l’on
évacuait les derniers blessés. Le colonel de Gimat s’éloigna porté
sur un brancard en compagnie du chevalier de Lameth gravement
atteint aux jambes. Au large, les bateaux amenaient leurs voiles et
sur le Ville de Paris le gigantesque
amiral de Grasse repliait sa longue-vue et regagnait son fauteuil
sur deux cannes, jurant et sacrant contre l’accès de goutte qui lui
enflammait les orteils. Sur Yorktown, le silence se faisait et dans
l’un et l’autre camp les hommes épuisés allaient s’endormir. Les
ténèbres allaient apporter leur trêve bienfaisante…
Dans la nuit, pourtant, le combat reprit
brusquement comme une flamme rejaillit d’un feu mal éteint. À la
faveur de l’obscurité, lord Cornwallis parvenu au bout de ses
réserves en vivres et en munitions tenta le coup du désespoir. Une
poignée de volontaires réussit à quitter subrepticement Yorktown,
atteignit les premières défenses françaises, franchit le premier
barrage de canons en se faisant passer pour des Américains et tomba
comme un orage sur la deuxième parallèle. Mais, avant même que le
Haut Commandement eût réagi, le chevalier de Chastellux avait volé
au secours des canons avec une partie du régiment de Bourbonnais et
quelques hussards de Lauzun. En un clin d’œil tout rentra dans
l’ordre. Les volontaires étaient morts ou prisonniers. La dernière
chance des assiégés était passée… Plus aucun secours n’était
possible. La reddition ne tarderait guère.
Le soleil en se levant trouva le lieutenant
Goëlo et son ombre indienne, sur le chemin qui menait au camp des
Français. À la pointe du jour, l’un des serviteurs de Fersen était
venu lui dire que son maître le réclamait de toute urgence.
Il trouva le Suédois, le bras en écharpe,
en train de boire du café. Sa blessure ne paraissait pas le gêner
beaucoup car, en dehors du fait qu’il portait son habit sur une
seule épaule, sa toilette était faite avec autant de soin que de
coutume et son élégance intacte. Il accueillit le Français avec ce
demi-sourire un peu triste qui lui était particulier.
— Pardonnez-moi de vous avoir appelé
si tôt, lui dit-il en lui versant d’autorité une grande tasse de
café, mais je crois que vous me pardonnerez quand vous aurez vu ce
que j’ai à vous montrer… et vous admettrez que cela ne pouvait
attendre bien longtemps. Buvez ceci tout de même car il ne fait
guère chaud ce matin.
Gilles avala le café avec gratitude. Sa
chaleur parfumée lui fit du bien car, après l’alerte de la nuit, il
n’avait pas pu se rendormir. Mais pourquoi donc le Suédois le
dévisageait-il avec cette insistance ? On aurait pu croire
qu’il ne l’avait jamais vu et qu’il cherchait à graver ses traits
dans sa mémoire.
— Pourquoi me regardez-vous
ainsi ? ne put-il s’empêcher de demander en reposant la tasse
vide.
— Je crois que vous allez comprendre.
Suivez-moi !
Derrière lui, Gilles passa dans l’autre
compartiment de la tente qui, comme celle de tous les officiers
supérieurs des régiments français, était vaste et infiniment plus
confortable que celles des Américains. Là, sur un lit de camp, un
blessé était étendu, sous la surveillance d’un homme vêtu de noir
qui, de temps en temps, lui rafraîchissait le front avec un linge
humide.
L’intérieur de ce compartiment était
obscur, éclairé seulement par une grosse lanterne et la tête du
blessé se trouvait dans l’ombre. Sa respiration pénible emplissait
l’espace clos mais il ne gémissait pas. De temps en temps seulement
sa main se crispait sur la couverture. Un uniforme blanc, maculé de
sang et déchiré gisait dans un coin.
— Hier, en rentrant ici, j’ai trouvé
cet homme qui se traînait hors des roseaux du marais, expliqua Axel
à mi-voix. Il est tombé évanoui presque à mes pieds. Je n’ai donc
pas pu faire autrement que le regarder. Ce que j’ai vu m’a
tellement frappé que je me suis résolu à le faire porter ici. Voyez
plutôt…
Écartant son serviteur, il saisit la
lanterne, l’éleva au-dessus du lit, éclairant le visage aux yeux
clos du blessé…
Malgré l’extrême maîtrise qu’il avait de
lui-même, Gilles crut que le sol se dérobait sous ses pieds car ce
qu’il voyait était proprement inimaginable : avec une
différence d’âge de vingt ou vingt-cinq ans, son propre visage
venait de surgir de l’ombre.
Un visage à la peau grise, creusé par la
souffrance, marqué de ces ombres sinistres qui semblent le reflet
même du tombeau mais un visage à ce point identique qu’il en était
hallucinant. C’étaient les mêmes maxillaires puissants, le même
dessin précis des traits dans une peau qui avait vu beaucoup de
soleil, le même nez arrogant avec sa courbure où s’esquissait le
profil du rapace, le même pli sarcastique des lèvres bien
dessinées, les mêmes sourcils droits légèrement relevés vers les
tempes… mais avec la jeunesse en moins et le désenchantement en
plus. Et Gilles eut l’impression terrifiante de se voir lui-même
tel qu’il serait après vingt ou trente ans de vie difficile comme
dans le miroir maléfique de quelque sorcière…
— Savez-vous… qui est cet homme ?
balbutia-t-il.
Fersen haussa les épaules.
— Un soldat du régiment de Touraine,
l’un de ceux du marquis de Saint-Simon que la flotte a pris aux
Antilles. Mais il n’en est pas moins breton… comme vous ! Les
renseignements que j’ai pu obtenir m’ont appris qu’il s’agissait
d’un certain Pierre Barac’h, originaire du pays de Retz…
Gilles ne répondit rien. Devant les yeux de
sa mémoire infaillible repassait la page d’un vieux livre, celui
qu’un soir, à Hennebont, il avait pu lire dans la maison de son
parrain le recteur, une page d’armorial breton.
« Seigneur de Botloy, de Lézardrieux,
du Plessis-Eon, de Kermeno, de Coetmeur, de Barac’h… En même temps
s’élevait la voix de l’abbé de Talhouët : Il s’appelait
Pierre… »
Se pouvait-il que le destin l’eût mis,
enfin, en face de l’homme dont toute sa courte vie il avait rêvé
comme d’un impossible mirage ? Bouleversé, il se pencha sur le
corps inerte, scrutant avidement ce reflet de lui-même, ce reflet
qui expliquait si bien la haine irréductible de sa mère, une haine
plus grande chaque année à mesure qu’il grandissait, que la
ressemblance s’affirmait avec celui dont le souvenir lui faisait
horreur.
À regarder ce visage immobile, il éprouvait
une joie mêlée de désespoir, et à ce désespoir il comprit que son
cœur ne le trompait pas. Il avait tant souhaité approcher cet
homme, tant désiré lui donner tout l’amour dont Marie-Jeanne ne
voulait pas… que son désir avait pris chair ! Et voilà qu’il
allait mourir sans même savoir qu’il laisserait derrière lui un
chagrin, sans même qu’un signe de tendresse fût possible.
La voix d’Axel lui parvint comme à travers
un brouillard.
— À Brest, quand nous nous sommes
battus… vous m’avez dit que vous n’aviez jamais connu votre père,
que…
— Que j’étais un bâtard ! N’ayez
donc pas peur du mot, Monsieur le comte. J’en ai tellement
l’habitude.
— Je n’en ai pas peur. Il y a eu des
bâtards illustres. Comment s’appelait votre père ?
— Pierre… Pierre de Tournemine.
— Savez-vous… quelles étaient ses
armes ?
— Un écu simplement écartelé d’or et
d’azur avec la devise Aultre
n’auray.
Sans un mot, le Suédois mit quelque chose
dans la main de Gilles dont les doigts, instinctivement, se
refermèrent. C’était un lourd anneau d’or, une bague dont le chaton
émaillé reproduisait exactement la figure héraldique qu’il venait
de décrire. Les yeux brouillés de larmes, il regarda un instant
sans surprise le joyau bleu et or puis doucement, avec un respect
infini, il y posa ses lèvres avant de le rendre à Fersen.
— Où l’avez-vous trouvé ? À son
doigt ?
— Non. Il portait cette bague dans un
petit sachet de peau pendu à son cou par un lacet de cuir. Je vais
d’ailleurs l’y remettre.
Il le fit d’une main si légère que le
blessé ne parut pas s’en apercevoir. Il ne s’agita qu’un moment
après en poussant une faible plainte.
— Il est gravement blessé, n’est-ce
pas ? demanda Gilles le cœur serré. Il va mourir…
— Certainement. Un boulet lui a écrasé
la hanche gauche mais il peut vivre encore quelques heures… ou même
quelques jours. Pour le moment, il est sous l’influence d’un
calmant que lui a donné mon fidèle Sven qui a quelques lumières en
médecine.
Alors seulement Gilles regarda l’homme
qu’il avait trouvé assis auprès du lit. Contrairement aux autres
serviteurs, il ne portait pas de livrée mais un simple costume noir
qui ne rappelait rien au jeune homme.
— Vous ne le connaissez pas, expliqua
le comte. Il ne m’a rejoint qu’au printemps, envoyé par ma sœur
Sophie qui se tourmentait à mon sujet. C’est un homme habile. Votre
père ne peut être dans de meilleures mains…
Le mot toucha Gilles mais il le
refusa.
— Ne lui donnez pas ce nom, monsieur.
Il n’en voudrait peut-être pas…, ajouta-t-il avec tristesse.
Les yeux du Suédois plongèrent droit au
fond des siens.
— Étant donné ce que vous êtes cela
m’étonnerait. Ou alors nous nous trompons tous les deux et il n’est
pas votre père, car alors il ne le mériterait pas.
Le blessé s’agitait de plus en plus et Sven
poussa doucement les deux hommes dans l’autre partie de la
tente.
— Il faut le laisser reposer en paix,
dit-il. Je vais faire en sorte qu’il dorme jusqu’à ce soir.
— Ne puis-je rester près de lui ?
pria le jeune homme. Je ne bougerai pas, je ne…
— Non. Il y a un léger mieux et je
pense que, ce soir peut-être, il reprendra connaissance. Revenez à
ce moment-là !
— Venez souper avec moi ! dit
Fersen. S’il se produisait quelque chose, soyez sans crainte, je
vous appellerai ! Laissez-moi votre Indien, je vous l’enverrai
en cas de besoin et reposez-vous sur moi, mon ami. Je crois qu’en
mettant ce blessé sur mon chemin, la main de Dieu s’est étendue sur
vous. Comptez sur moi pour l’aider de toutes mes forces. De toute
façon, je vais faire demander l’un des aumôniers de l’armée… si
toutefois il veut bien franchir le seuil d’un
protestant !
Avec une affection de frère, il embrassa le
jeune homme et le poussa dehors où Pongo, les bras croisés sur la
poitrine, attendait, immobile comme une statue d’acajou. Avec son
impassibilité coutumière, il accueillit sans un mot l’ordre de
demeurer à la disposition du comte de Fersen, se contentant de
s’asseoir, les jambes croisées au pied de la tente pour y attendre
sans boire, sans manger et sans même lever un sourcil aussi
longtemps qu’il plairait à celui qu’il s’était donné pour
maître.
Gilles regagna ses quartiers dans un état
voisin du somnambulisme, sans rien voir et sans rien entendre.
Pourtant, sur son chemin, les troupes éclataient de joie à cause
d’un simple morceau d’étoffe blanche qui, sur les ruines de la
ville assiégée, venait de remplacer le drapeau anglais. C’était la
reddition. Cornwallis abandonnait la partie et demandait à
parlementer. C’était peut-être la fin de cinq années de lutte et de
misère mais Gilles, pour la première fois, ne se sentait pas
concerné. Seul comptait pour lui égoïstement son bouleversement
intérieur.
Sa course aveugle s’acheva dans les bras de
Tim qui, hilare, lui barrait le chemin.
— Eh bien ! Où cours-tu comme ça
avec une tête de catastrophe ? C’est la joie, c’est la
victoire et toi, tu as l’air de revenir de l’autre monde…
— C’est que j’en viens
peut-être ! J’en suis même à me demander si je ne suis pas en
train de devenir fou… ou si je rêve. Depuis une heure… j’ai vécu
l’impossible !
Le rire de Tim s’éteignit. Sans lâcher le
jeune homme qu’il tenait aux épaules, il scruta son visage
défait.
— Un ami, dit-il gravement, ça doit
pouvoir comprendre même l’impossible. Et je suis ton ami.
Raconte !
Il l’entraîna sous sa tente, lui ingurgita
une solide ration d’un rhum dont il semblait détenir une
inépuisable provision et regarda avec satisfaction les couleurs
revenir au visage gris de son ami.
— Il paraît que tu as été appelé chez
le colonel suédois ! dit-il. La Fayette est furieux et il a
peut-être raison si c’est lui qui t’a mis dans cet état.
— Au diable La Fayette et ses idées
tordues ! hurla Gilles. Ce que Fersen a fait pour moi je ne
vois guère que toi au monde pour en être capable. Écoute
plutôt…
Tim écouta sans mot dire le récit haletant
du jeune homme. Quand ce fut fini il ne montra pas davantage
d’émotion mais, prenant Gilles par la main il l’amena jusqu’à la
petite croix de bois grossier qu’en bon chrétien le Breton avait
accrochée au piquet central de sa tente.
— Le Suédois a raison, dit-il enfin,
la main de Dieu est là. Prions ensemble pour qu’il accorde à ton
père le temps d’apprendre qu’il a un fils…
— Qui te dit qu’il n’en a pas
d’autres ? Qui te dit qu’il en serait heureux ?
— Rien du tout, admit Tim avec
simplicité… si ce n’est qu’un homme pourvu d’une famille et d’un
établissement convenable, ne se cache pas sous un nom
d’emprunt ! Prions, te dis-je.
Docilement, Gilles s’agenouilla auprès de
son ami et entama avec lui les prières communes à leurs religions
différentes. Il s’en trouva bien mais n’en refusa pas moins de se
mêler à l’allégresse générale. Son esprit ne pouvait se détacher de
la fragile demeure de toile à l’abri de laquelle vacillait une vie
devenue en si peu de temps étonnamment chère et précieuse.
— Reste chez toi, lui conseilla Tim.
Je dirai que tu as la fièvre. La bataille est finie : on n’a
plus besoin de toi.
En voyant surgir Pongo, aux environs de
cinq heures, Gilles eut un coup au cœur mais l’Indien l’apaisa d’un
geste, avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche.
— L’homme n’a pas encore rejoint ses
ancêtres, dit-il en tendant un billet plié et ton ami m’a donné
pour toi le papier qui parle.
Le billet ne contenait qu’une seule
ligne.
Venez, écrivait
Fersen, mais faites-moi la grâce de mettre
l’uniforme que je vous ai envoyé.
Une demi-heure plus tard, Gilles lavé,
rasé, peigné, brossé, emperruqué, transformé comme par magie en
brillant officier du Roi quittait sa tente comme un papillon sa
chrysalide. Un juron admiratif l’accueillit au seuil :
— Par Abraham et tous les
Prophètes ! s’écria Tim qui fumait sa pipe à l’ombre d’un pin
échevelé. Te voilà brillant comme le soleil. Tiens, ajouta-t-il en
tirant de derrière l’arbre le cheval tout sellé qu’il tenait par la
bride, le colonel Hamilton m’a dit de t’amener ce canasson sous
prétexte que tu serais sûrement pressé.
— Comment le sait-il ? Quelqu’un
lui a dit quelque chose ?
— Pas moi, en tout cas. Je viens de le
voir pour la première fois de la journée et il avait l’air encore
plus pressé que toi. Il m’a presque jeté ce bestiau dans les
bras…
Mais Gilles était déjà en selle. Il était
inutile de chercher à comprendre. Apparemment, c’était le jour des
miracles… En quelques minutes de galop il atterrit devant la tente
dont les toiles étaient largement relevées mais au seuil, il
hésita, pris d’une étrange timidité, ôta son chapeau et le mit sous
son bras. La voix familière de Fersen lui parvint,
encourageante.
— Entrez, mon ami. Nous vous
attendions…
Il fit deux pas et s’arrêta, raidi, la
gorge étranglée sous le hausse-col de cuivre. Étayé par une pile
d’oreillers et de manteaux roulés, le blessé le regardait…
Le lit avait été apporté dans la pièce
principale de la tente et installé en plein milieu, comme un trône
ou un autel. Une chemise blanche moussait sur la poitrine haletante
du moribond. Car la mort, visiblement, approchait. Pierre de
Tournemine était plus blême que le matin, les ombres de ses orbites
plus grises encore mais ses yeux, d’un bleu de lac, les yeux mêmes
de Gilles, étaient grands ouverts et regardaient droit…
Ils s’emparèrent du jeune homme avec une
sorte d’avidité détaillant silencieusement son visage, sa
silhouette athlétique, le port un peu hautain de sa tête, ses mains
dont l’une blanchissait aux jointures crispée sur la corne noire du
chapeau. Cela dura quelques secondes mais, pour Gilles, cela dura
des siècles. Il espérait et redoutait tout à la fois les mots qui
allaient sortir de cette bouche desséchée que Sven humectait de
temps en temps. Quand ils vinrent enfin, il eut l’impression qu’ils
provenaient des profondeurs mêmes de la terre tant la voix était
faible et basse.
— Ainsi… tu es l’enfant de
Marie-Jeanne ? M. de Fersen m’a dit… Mon Dieu !… si
j’avais pu savoir… tant de choses auraient pu changer… tant de
choses… Et j’ai si peu de temps à cette heure… Approche !…
Approche… mon fils !
Les jambes fauchées, Gilles s’abattit à
genoux auprès du lit, les yeux pleins de larmes.
— Père !… balbutia-t-il, ébloui
par le son clair de ce tout petit mot qu’il n’avait jamais eu le
droit de prononcer. Père… J’ai tant rêvé de vous… Je vous ai tant
appelé…
La main tremblante du mourant chercha la
sienne, s’y cramponna. Elle était sèche et froide comme une
serre.
— Tu ne me détestais donc pas ?
Ta mère ne t’a pas appris à me haïr ? Je lui ai tellement
fait… horreur !
— Elle n’a jamais parlé de vous…
— Alors qui… qui ? Mon Dieu… je
voudrais tant savoir. Dis-moi ! Parle-moi… de toi… de ton
enfance… Un bâtard… Voilà ce que tu étais…, par ma faute sans
doute… mais aussi par la sienne, à elle. Je l’aimais, vois-tu, et
elle aussi m’a aimé ! Oh ! pas longtemps !… Rien
qu’un moment, rien qu’une nuit… celle qui me l’a donnée ! Mais
ensuite… elle a tout repris, tout d’elle-même et quand je l’ai
suppliée de tout quitter… de me suivre en Afrique… de devenir ma
femme, elle m’a chassé avec dégoût en m’appelant Satan… Parle, mon
fils… parle-moi de toi ! J’ai si peu de temps pour te
connaître…
De l’autre côté du lit, la silhouette
blanche d’Axel apparut et se pencha :
— Monsieur, dit-il doucement, il vous
faut différer un peu ! Ceux que vous attendez sont là. Tout
est prêt.
Un faible sourire étira les lèvres
grises.
— C’est trop juste ! Je dois
employer au mieux les minutes qui me restent encore… Priez-les de
venir jusqu’ici… Relève-toi, mon fils…
La tente s’emplit d’un groupe silencieux et
chamarré. Redressé mais ses doigts toujours noués à ceux de son
père Gilles effaré vit entrer le vicomte de Noailles, le comte de
Charlus, le duc de Lauzun superbe sous son dolman rouge de hussard,
le marquis de Saint-Simon, le comte de Deux-Ponts et enfin le
général de Rochambeau lui-même de chaque côté duquel les autres se
rangèrent. La robe brune d’un moine tranchait sur la splendeur des
uniformes. Le mourant les accueillit d’un sourire et d’un signe de
tête :
— Je vous rends grâce, messieurs,
d’être venus jusqu’à moi… afin de m’aider à réparer la plus grave
de mes fautes avant de… paraître devant Dieu. Le Seigneur a bien
voulu permettre que ma race ne s’éteigne pas avec le dernier et
misérable rameau que je suis. Sans le savoir, j’avais laissé en
France un fils, connu sous le nom de sa mère et élevé par elle. Ce
fils, le voilà… messieurs, je vous demande d’être témoins de la
déclaration solennelle que… je fais ici, à cette heure
suprême…
Il s’arrêta, regarda Fersen déroulant
devant lui une feuille de papier.
— Par cet acte qu’à défaut de notaire
a bien voulu établir le Père Verdier, aumônier du régiment de
Touraine ici présent, je reconnais et légitime mon fils bâtard
Gilles Goëlo comme l’unique et dernier descendant de la maison de
Tournemine de la Hunaudaye afin qu’il puisse à l’avenir et s’il
plaît au Roi, porter… le nom et les armes qui sont siens par droit
naturel. Monsieur le comte…, ajouta-t-il en tournant la tête vers
Rochambeau, je crois… que vous l’avez connu avant moi. Voulez-vous
nous faire à l’un et l’autre l’honneur d’apposer ici, et le
premier, votre signature ?
— L’honneur est pour moi, Monsieur le
comte ! Tous ici, tant que nous sommes, avons appris à
connaître et à apprécier ce jeune homme. Moins sans doute que nos
amis Américains auprès desquels il a désormais sa légende mais
assez pour vous féliciter de vous continuer dans un tel fils.
Mourez en paix car, sur mon honneur, votre descendance est en
bonnes mains.
Saisissant la plume que lui tendait Sven,
le Général signa rapidement. Les autres suivirent. Quand ce fut
fini, le moribond demanda qu’on voulût bien le soulever afin de lui
permettre d’apposer à son tour son nom. L’effort lui coûta un
redoublement de souffrance mais il y parvint non sans que la plume
n’eût taché le papier avant de s’échapper de ses mains. On le
reposa doucement dans son lit.
— Merci…, souffla-t-il, merci à
tous ! Que Dieu… qui vous a donné la victoire… vous garde et
vous aide…
L’un après l’autre, les officiers saluèrent
et sortirent de la tente. Seuls demeurèrent Fersen et son
serviteur. Gilles reprit auprès du lit sa pose agenouillée et,
doucement, porta à ses lèvres la main du blessé sans chercher à
dissimuler les larmes qui coulaient sur ses joues.
— Mon père ! murmura-t-il.
Comment vous dire…
— Rien !… Tu n’as rien à dire.
C’est justice… Et j’en ai tant de joie ! Maintenant,
parle-moi… Je sens que ma vie s’en va. Je l’ai retenue autant que
j’ai pu… La nuit vient… elle va me prendre mais près de toi, je
m’endormirai plus doucement ! Parle… Raconte. Je veux
t’entendre jusqu’au bout…
Longtemps, Gilles parla. Il parla de sa
mère, de son enfance, de tous ceux qu’il avait connus, de la
Bretagne, de l’Amérique aussi. Sa voix basse emplissait la tente
sur les parois de laquelle la lumière des chandelles jetait des
ombres dansantes. Il aurait voulu pouvoir, à son tour, interroger
son père, apprendre de lui ce qu’avait été sa vie avant cette
minute, le drame de son départ de France, de cet amour survenu trop
tard dans une vie déjà marquée par le plaisir et que Marie-Jeanne
avait repoussé avec horreur… mais Pierre de Tournemine ne bougeait
plus qu’à peine. Ses yeux ne s’ouvraient plus et par moments sa
respiration disparaissait. Gilles alors se taisait, mais la main
qu’il tenait toujours se serrait imperceptiblement.
— Continue…, soufflait le
mourant.
Et il continua, de plus en plus doucement,
de plus en plus bas, jusqu’à ce qu’enfin les doigts glacés se
détendissent entre les siens. Le souffle s’exhala et ne revint pas…
Le silence s’installa… Pierre de Tournemine avait cessé de
vivre.
Quelque part un coq chanta. L’aube allait
venir…Vers le levant, déjà, le ciel pâlissait.
— Tout à l’heure, fit la voix enrouée
de Fersen qui avait veillé toute la nuit, les troupes anglaises
sortiront de Yorktown et viendront remettre leurs armes au général
Washington et au général de Rochambeau mais, ce soir, nous rendrons
à la dépouille de votre père les honneurs qui sont dus à un soldat
mort à l’ennemi. Allez vous reposer… Monsieur de Tournemine.
Les yeux las de Gilles dévisagèrent le
Suédois. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais l’émotion
l’en empêcha. Il regarda alors le corps à jamais inerte dans ses
draps tachés de sang. Une brusque douleur lui vrilla le cœur et,
avec un cri rauque, il s’abattit secoué de sanglots sur le cadavre
de l’homme qu’on ne lui avait pas laissé le temps d’aimer.
1. Partant en guerre, un gentilhomme
emmenait toujours avec lui quelques serviteurs.