CHAPITRE XIV
AU RENDEZ-VOUS DU DESTIN…
Yorktown !… Sous les plis rouges et bleus de l’Union Jack, une forteresse de rondins hérissée de canons, érigée sur une pointe enfoncée dans la rivière York et protégée de deux solides redoutes. Des maisons basses dont le bois grisonne, des tours de guet, le clocher fragile d’une petite église. Et puis, tout autour, des marais, des roseaux, des pins maritimes, quelques collines jaunes, boisées et bien propres à servir de postes d’observation et enfin, vers l’est, l’énorme déchirure de la Chesapeake bâillant sur l’immense océan…
Appuyé à l’un des arbres qui abritaient son cantonnement, les bras croisés sur la poitrine, le lieutenant Goëlo observait, songeur, le gigantesque décor planté par le sort pour y jouer celui d’un peuple. Tout était en place pour le concert final. D’une rive à l’autre de la pointe dont la ville était le sommet, le haut commandement, uni comme on ne l’avait jamais été, avait tendu un véritable cordon de fer. En partant de Wormley’s Creek s’étiraient les troupes du général Greene remonté des Carolines, celles de La Fayette, celles du général Lincoln installées en dessous des lourds canons de l’artillerie américaine, voisine immédiate des quartiers de Rochambeau et de Washington situés tout près l’un de l’autre avec, devant eux, une partie de l’artillerie française. Ensuite venaient les régiments français rejoignant la rivière : celles du baron de Viomenil, celles du Vicomte son frère et enfin les trois mille hommes appartenant aux régiments de Gâtinais, d’Agenais et de Touraine, aux ordres du marquis de Saint-Simon, que l’amiral de Grasse avait débarqués, venant des Antilles…
Et puis là-bas, barrant l’estuaire entre le cap Henry et le cap Charles, les hautes pyramides blanches de la flotte française, maintenue sous voiles réduites et dressée autour de la Ville de Paris, l’énorme vaisseau de 104 canons portant la marque du comte de Grasse, la flotte confortablement installée sur les lauriers de sa récente victoire sur l’amiral Graves et l’amiral Hood repartis lécher leurs plaies sous New York, mais toujours sur le qui-vive cependant. Qui pouvait dire si le redoutable Rodney n’allait pas lui tomber dessus pour tenter de forcer l’entrée de la Chesapeake et de libérer Cornwallis ? En attendant mieux, le gigantesque Grasse montait la garde, auréolé non seulement de sa victoire mais de l’énorme succès qu’il s’était taillé dans l’armée en sautant au cou de Washington, lors de leur première entrevue en l’appelant « mon petit général !… ».
— Après toutes nos escarmouches, ça fait tout de même plaisir de voir enfin une grande bataille, marmotta Tim qui venait de rejoindre son ami. Il faut avouer que c’est assez impressionnant.
— Une bataille ? Mais elle n’a pas encore commencé.
— Tiens ? J’aurais cru…, hurla Tim pour se faire entendre par-dessus le vacarme des canons.
Il y avait quatre jours, et quatre nuits, en effet, qu’ils tonnaient sans interruption, noyant la plaine et les marais sous leur fumée blanche, ouvrant des brèches que l’on refermait aussitôt cependant que, depuis quinze jours, les sapeurs du général de Portail rampaient méthodiquement, inexorablement vers la ville assiégée, creusant sapes et tranchées. Bien sûr, la véritable bataille ne commencerait que lorsque serait donné l’ordre d’assaut. Pourtant, il y avait déjà des morts et de nombreux blessés gisaient dans l’ambulance de campagne installée à l’ouest, sur la route de Williamsburg et déjà trop petite.
Gilles haussa les épaules, avec un soupir :
— Ce ne sera pas encore pour aujourd’hui…
Le soir tombait, en effet. Derrière les collines, le soleil avait disparu englouti par les arbres. Les trompettes sonnaient quelque part et, sur tout le camp, s’allumaient les feux. Quelques cavaliers revenaient vers le Quartier Général suivant deux hautes silhouettes bien reconnaissables, Washington et Rochambeau qui, tout le jour, sillonnaient le champ de bataille. Dans un instant, il ferait froid…
Tim avait disparu mais quelqu’un d’autre s’approchait.
— Que veux-tu, Pongo ? demanda le Breton sans se retourner. Son oreille, rompue à la vie sauvage, savait maintenant percevoir les plus légers bruits et les identifier. Il est vrai que cette fois, la respiration rapide de l’Indien laissait entendre qu’il avait couru. Il lâcha un seul mot mais magique.
— Embuscade !…
Du coup l’officier se retourna.
— Où ça ?…
— Là-bas… dans le bois… route de Hampton !
Ses deux mains ouvertes montrèrent qu’il s’agissait d’une dizaine d’hommes.
— Mais qui sont-ils ? Des Français, des Américains ?
— Américains… mais pas soldats ! Eux cachés dans arbres… Eux gens du pays… attendre officier blanc.
— Je ne comprends rien à ton histoire mais allons-y voir quand même !
Empruntant le cheval du colonel de Gimat, Gilles prit Pongo en croupe et fonça vers les bois au milieu desquels s’enfonçait la route de Hampton mais en évitant soigneusement de suivre celle-ci. Parvenu à la lisière, il sauta à terre, attacha l’animal à un arbre et, d’un geste, fit comprendre à Pongo de lui montrer le chemin. La nuit était tombée mais elle était claire et les deux hommes avaient des yeux de chat. Sans que le plus léger froissement de feuilles vînt signaler leur présence, ils s’avancèrent sous le couvert.
Le bois était silencieux. De temps en temps, la fuite rapide d’un lapin ou le cri d’un nocturne mais rien d’autre. Soudain Pongo qui marchait presque accroupi s’arrêta. On était aux abords du chemin de Hampton.
Avec précaution, l’Indien leva un bras désignant un point dans les arbres. Il y avait là, en effet, des taches plus noires, mal dissimulées par le feuillage que l’automne clairsemait : des hommes étaient cachés, attendant quelque chose ou quelqu’un. Gilles fit signe qu’il avait compris et, surveillant le sommet des arbres, s’avança lentement, lentement jusqu’à n’être plus séparé du chemin que par un buisson de ronces. Parvenu là, il tira les deux pistolets chargés qui avec une longue épée composaient son armement puis s’immobilisa sans s’occuper davantage de Pongo. Dans ce genre d’affaire, il n’y avait jamais aucun ordre à lui donner : l’Indien savait d’instinct ce qu’il devait faire.
L’attente ne fut pas longue. Le martèlement allègre d’un cheval au galop se fit entendre et, en écho, une voix qui chuchotait :
— Le voilà !…
Gilles tendit le cou, aperçut le ruban de la route, la tache claire d’un cheval blanc surmonté d’un cavalier noir.
À la cocarde blanche qui timbrait son tricorne noir, Gilles identifia un officier français et un officier que, très certainement, il connaissait. La silhouette, enveloppée d’un grand manteau noir, était vague mais la façon de monter de l’homme, avec les rênes courtes, lui rappelait quelque chose.
Tout alla très vite. Le cavalier s’engouffra dans le bois, dépassa Gilles de quelques mètres, et s’arrêta net avec un cri de fureur : du haut des arbres, un grand filet de pêche s’était abattu sur lui l’enveloppant jusqu’aux sabots du cheval qui trébucha et s’affala avec un hennissement de douleur. En même temps, les hommes en embuscade dégringolèrent des arbres. Quelqu’un cria.
— Ne le tuez pas ! Je le veux vivant !… Ça serait trop facile comme ça !
Deux cris de douleur vinrent en écho. Gilles avait déchargé simultanément ses deux pistolets dans les jambes de ce qu’il supposait être des bandits. Puis, l’épée haute, il chargea en poussant un hurlement inhumain auquel répondit le hululement de Pongo qui avait choisi de tomber, lui aussi, des arbres.
En quelques passes, car son épée ne rencontra que de longs couteaux, le Breton mit deux hommes hors de combat tandis que Pongo achevait d’assommer sa deuxième victime. Le reste prit la fuite, laissant sur place les blessés et le cavalier toujours pris dans son filet, sur son cheval abattu. Gilles s’accroupit auprès de lui.
— Êtes-vous blessé, Monsieur ?…
— En aucune façon, grâce à vous. Mais je crains que mon cheval n’ait une jambe cassée…
L’inconnu parlait un français châtié avec un accent que Gilles n’eut aucune peine à identifier. Il se mit à rire.
— Eh ! Mais c’est M. de Fersen ? Comment diable vous y êtes-vous pris, Monsieur le Comte, pour inciter ces gens à vous pêcher en pleine forêt ?
Le prisonnier du filet s’agita rageusement.
— Qui diable êtes-vous ? grogna-t-il. Un Français, j’imagine, et d’ailleurs votre voix me dit quelque chose, mais on n’y voit goutte et vous feriez mieux de me tirer de là.
— On s’en occupe ! Si toutefois vous voulez bien cesser de remuer. Le couteau de Pongo coupe comme un rasoir. Cela m’ennuierait de ne pas vous sortir tout entier.
L’Indien eut vite fait de trancher les mailles et Fersen put se dégager mais ce fut pour se pencher aussitôt sur son cheval qui restait couché sur le flanc, agité de frissons spasmodiques et l’examiner attentivement.
— Je crains qu’il n’y ait rien à faire, dit le Breton. La jambe est cassée.
Le Suédois jura entre ses dents, caressa avec tendresse l’encolure de l’animal qui tourna la tête vers lui, mais n’hésita qu’un instant. Saisissant son pistolet, à sa ceinture, il en approcha le canon de la longue oreille soyeuse, détourna la tête et tira… Le cheval eut un soubresaut et ne bougea plus.
Muet et tendu, Gilles l’avait regardé mourir. Jusque dans le plus infime de ses nerfs, il ressentait l’émotion de l’homme obligé d’abattre son compagnon. La guerre l’avait accoutumé à tuer avec une sorte d’indifférence mais il ne saurait jamais voir mourir un cheval ou un chien sans en souffrir… Fersen, cependant, avait ramassé une branche de pin séchée et l’enflammait. La scène s’éclaira faisant surgir de la nuit le grand cadavre blanc, la silhouette rouge de Pongo debout près des deux blessés dont les yeux brillaient de fureur dans des visages noircis à la suie et enfin la figure de Gilles que Fersen accueillit avec une exclamation de joie.
— Monsieur de Goëlo ! Vrai Dieu ! C’est un bonheur d’être sauvé par vous ! Votre réputation est venue jusqu’à moi… Elle est grande, aussi bien parmi les Français que chez les Insurgents. Vous faites honneur à votre pays…
— Je vous remercie, dit Gilles en riant. Mais si grande que soit cette réputation que vous me prêtez, elle ne saurait m’avoir anobli. Le « de » est de trop !
— Je ne le regretterai jamais assez ! D’ailleurs, il ne le sera peut-être pas toujours. Quand nous serons rentrés en France, comptez sur moi pour agir à la Cour où j’ai quelque crédit afin que mon sauveur soit honoré comme il le mérite. Vous avez ma parole et maintenant votre main pour sceller à la manière de ce pays un accord et une amitié.
Un gémissement où entrait autant de douleur que de colère les rappela à l’existence des blessés. L’un s’était évanoui en essayant de se relever mais l’autre écumait de fureur impuissante.
— Au lieu de vous congratuler vous feriez mieux de nous achever ! brailla-t-il. Je souffre comme un damné !…
— Au fait, demanda le Breton, me direz-vous la raison de cette embuscade ? Vous étiez dix contre un homme seul et qui plus est un homme assez généreux pour être venu servir votre pays…
— Servir notre pays ? ricana l’homme qui était jeune et ressemblait à un faune en colère. D’abord on ne vous a rien demandé. Ensuite si vous êtes venus nous servir en sautant nos filles, vous auriez aussi bien fait de rester chez vous.
— Si vous me disiez ce qui s’est passé ? dit Gilles en se penchant pour examiner la jambe blessée.
Elle n’était pas belle à voir. Le tibia avait été brisé et une longue esquille blanchâtre pointait hors des chairs meurtries. L’homme resterait boiteux.
— Je m’appelle Arthur Collins. Je suis pêcheur et j’ai une petite maison pas loin d’ici. J’y vis avec ma jeune sueur Margaret… Elle est assez belle pour avoir plu à ce monsieur et voici plusieurs nuits qu’il venait la rejoindre pendant que j’étais en mer. Hier matin, je suis arrivé juste à temps pour le voir sauter par la fenêtre et s’en aller…
« J’ai cru devenir fou. Ma sœur ! Il a osé toucher à ma sœur, ce misérable. Comme si c’était une fille publique…
— Il ne l’a tout de même pas violée, j’imagine ?
— Non. Cette pauvre sotte s’est laissé entortiller par de belles paroles. Il lui a dit qu’elle ressemblait à une dame européenne… une très grande dame. Elle me l’a avoué en pleurant et maintenant qu’elle se prend pour une princesse, elle m’a injurié et j’ai dû l’enfermer pour l’empêcher d’aller le rejoindre… Qu’est-ce que vous avez à dire à ça ? Pour moi ça vaut la mort… et pas n’importe laquelle, je voulais le faire bouffer par des requins !…
Gilles haussa les épaules avec dégoût. La haine de cet homme était presque palpable.
— Rien ! Si ce n’est que partout l’amour fait faire des bêtises, que vous n’avez rien à envier aux Iroquois les plus féroces… et que vous avez le plus grand besoin d’être soigné. On va vous mettre sur mon cheval et vous conduire à l’hôpital de l’armée.
— Pour qu’on nous y assassine ? Jamais de la vie ! Et d’ailleurs, je ne veux pas de votre aide. Si vous ne vous décidez pas à nous achever, laissez-nous ici et allez-vous-en. On viendra à notre secours dès que vous serez partis avec votre sauvage !
— Comme vous voudrez. Mais quand vous avez des comptes de ce genre à régler, venez en plein jour en demander raison et ne vous conduisez pas comme des bandits de grand chemin… Venez, monsieur…
Il prit le bras du Suédois pour l’entraîner mais celui-ci, doucement, se dégagea, revint vers l’homme étendu, sortit sa bourse et la déposa près de lui.
— Trouvez un bon médecin pour vous et votre ami. Quant à Margaret, dites-lui que je ne l’ai pas trompée et que je garderai son souvenir !
— Allez vous faire foutre ! Je ne veux pas de votre argent.
Mais, déjà Fersen avait rejoint ses compagnons. Ensemble, ils regagnèrent l’endroit où Gilles avait attaché le cheval.
— Prenez-le pour rentrer, dit-il au Suédois. Vous avez plus de chemin à faire que moi. Seulement renvoyez-le-nous dès votre retour. Je l’ai emprunté au colonel de Gimat.
La lune se levait, éclairant le visage calme du beau Suédois, sa tête nue dont les cheveux blonds s’ébouriffaient. Il avait dans l’aventure perdu sa perruque, malencontreusement tombée dans une ornière boueuse et parfaitement inutilisable mais ainsi il paraissait plus jeune. Le manteau rejeté sur l’épaule laissait voir l’impeccable uniforme bleu et jaune, les buffleteries et les manchettes d’une blancheur absolue. Il sortait de son filet de pêche aussi élégant que s’il allait au bal. Mais il refusa le cheval.
— Ma foi non, mon ami. Je vais rentrer à pied.
— En bottes ?
— Eh oui, en bottes ! Ma légèreté mérite une punition et il n’y a aucune raison pour que vous fassiez pénitence à ma place. Et puis, la marche est bonne pour la pensée. La nuit est belle… Je rêverai.
— À cette grande dame, si belle, dont vous cherchez le souvenir, jusqu’auprès des sœurs de pêcheurs de Virginie ? fit Gilles hardiment.
Fersen tressaillit. Son regard qui avait toujours tendance à se perdre dans des lointains invisibles revint se poser gravement sur son interlocuteur.
— Ne dites pas le souvenir… dites l’image, mon ami, car elle n’est pour moi qu’un rêve… un rêve inaccessible. Ou mieux : … ne m’en parlez jamais ! Puis, sans transition, il se mit à rire : Dites-moi donc à votre tour : je vous croyais officier ?
— Je le suis : lieutenant dans la légion du marquis de La Fayette ! Je sais que ce n’est pas évident mais mon bel uniforme noir est resté quelque part dans un taillis près de Richmond. J’ai dû faire appel aux talents de tailleur de mon Indien. Vous l’ignorez peut-être mais nous sommes très pauvres, nous autres Américains.
— Je comprends ! Pourtant je vous refuse le droit de l’être, à l’avenir ! La France aura désormais beaucoup à vous offrir. Au fait, on m’a dit que vos hommes vous donnaient un surnom… un nom d’oiseau, je crois.
— En effet, ils m’appellent le Gerfaut, dit Gilles en riant, et vous n’imaginez pas comme j’en suis fier ! Je n’ai jamais eu de si beau nom.
Un instant, Fersen considéra le jeune homme, sa haute taille mince sanglée dans le daim grossier, les traits fermes de son visage tanné, son nez arrogant et la dureté de son regard que le reflet de la lune faisait d’acier.
— Vous avez raison, dit-il, songeur, il vous va mieux qu’à quiconque. Le Gerfaut vit volontiers dans mon pays et j’ai pu constater que vous frappiez aussi vite que lui. C’est un rude chasseur. Mais… vous avez un bien vilain plumage, seigneur Gerfaut, beaucoup plus digne du hibou que d’un roi des nuages. À vous revoir…
Et, s’enveloppant dans son manteau, le Suédois s’engagea résolument dans le chemin cahoteux qui portait le nom pompeux de route de Hampton faisant crier à chaque pas ses élégantes bottes vernies.
— Eh bien ! marmotta Gilles, goguenard, sa rêverie pourrait bien être douloureuse ! Il aura des cors aux pieds avant d’arriver. Allons-y, Pongo ! On rentre…
Le lendemain, quand Gilles s’éveilla à l’appel de la diane il vit entrer sous sa tente l’Indien portant avec gravité un grand paquet enveloppé d’une forte toile grise sur lequel était épinglé une lettre.
— Soldat apporter ça pour toi, fit-il en déposant le tout en travers des jambes du jeune homme.
La lettre était de Fersen.
 
Au cas où vous l’auriez oublié, mon ami, je tiens à vous rappeler que votre nom est toujours inscrit au rôle du Régiment Royal-Deux-Ponts et que M. le Comte de Deux-Ponts, notre Colonel-Général, ne vous en tient pas quitte. Il vous fait dire par ma plume que vous y figurerez à l’avenir avec ce grade de Lieutenant qui vous a été conféré par le général Washington auquel vous voudrez bien préciser, ainsi d’ailleurs qu’au marquis de La Fayette, que nous vous avons seulement prêté.
Vous trouverez ici de quoi figurer selon vos mérites, dans le combat ou à l’heure de la victoire. L’épée me vient de famille et je sais que vous en ferez bon usage. Le tout est un témoignage d’amitié d’Axel de Fersen…
 
P.-S. : L’assaut est pour aujourd’hui.
 
Le paquet contenait un uniforme tout neuf d’officier du Royal-Deux-Ponts. Rien n’y manquait : ni l’habit bleu roi à plastron jonquille, ni le hausse-col de cuivre aux armes du Régiment, ni les épaulettes d’or, ni le tricorne à plumet jaune. Une magnifique épée à poignée dorée y était jointe. La solide lame d’acier bleu dont Gilles, enchanté, fouetta l’air, portait gravé le mot Semper.
Le premier mouvement du jeune homme fut d’endosser immédiatement ce brillant plumage. Il dépliait déjà la chemise de fine batiste mais, devant l’ouverture de sa tente, il vit soudain passer l’un de ses subordonnés, le sergent Parker. Celui-là était habillé n’importe comment, de culottes rayées, trop courtes et rapiécées, de bas sans couleur tombant sur des souliers dont l’un bâillait comme une huître et d’une veste verdâtre qui n’avait plus ni boutons ni revers mais montrait, par contre, une assez jolie collection de trous et d’effilochures…
Alors, Gilles rangea soigneusement l’élégant uniforme dans sa toile grise et remit son informe costume de daim fatigué. Puisque l’assaut était pour aujourd’hui, il ne conduirait pas ses hommes au-devant de la mitraille anglaise sous un accoutrement qui le séparerait d’eux. En face des magnifiques régiments blancs et bleus des Français, des brillantes tuniques rouges des Anglais qui faisaient ressembler parfois la ville assiégée à une énorme fraise, les troupes américaines avaient triste apparence, mais, si le soleil de la gloire voulait bien briller pour elles, alors cette misère deviendrait sublime.
— Ces pauvres hardes qui ont tant connu de peine ont bien le droit d’aller jusqu’à l’honneur… ou jusqu’à la mort ! murmura-t-il pour lui-même. Fersen comprendra…
Cependant il prit l’épée avec reconnaissance car ce n’était pas une arme de parade mais une véritable rapière, solide et redoutable, une véritable lame de guerrier qui remplacerait avantageusement la sienne dont la garde était faussée. Avec orgueil, il l’accrocha à son vieux baudrier de cuir brut, s’agenouilla pour une rapide prière afin de mettre son âme en paix avec Dieu si la mort, tout à l’heure, venait à lui et sortit enfin pour aller prendre les ordres du Général. Pour la première fois depuis longtemps, il se sentait pleinement heureux et en paix avec lui-même. Peut-être parce qu’à cette heure suprême, plus rien n’avait réellement d’importance… Sinon, que l’on allât monter à l’assaut !
Dehors, il lui parut qu’une sorte de rideau se levait sur le dernier acte d’une grande tragédie et qu’il regardait pour la première fois ce paysage chaque jour plus défiguré.
Il voyait devant lui fumer Yorktown, au-delà d’une gigantesque esplanade hérissée de troupes, crevée de tranchées où les plaques grises des marais mettaient autant de pièges : une masse de décombres où il ne restait plus un seul civil mais où grouillaient toujours les opiniâtres fourmis rouges sous la musique lancinante et têtue des cornemuses du 71e régiment d’infanterie écossaise. Et puis là-bas, sur la rivière, les carcasses noires des frégates Loyalist et Guadeloupe qui flambaient encore auprès du vaisseau Charon à demi immergé. Les artilleries du comte de Choisy et du général Knox avaient fait du bon travail et le continuaient car le duel d’artillerie était loin de s’achever. La ville se défendait avec rage bien que ses parapets fussent sans cesse éboulés. Ses deux redoutes tenaient bon. Mais, à mesure que se resserrait l’étreinte patiente de Rochambeau, les mines sautaient les unes après les autres… les hommes aussi et les plaintes des mourants et des blessés se mêlaient au grondement incessant des canons. Malgré le soleil, malgré la mer bleue et les joyeuses couleurs des drapeaux voltigeant dans le vent frais du matin, cela ressemblait assez à l’enfer, un enfer dont, cependant, aucun de ces hommes n’avait envie de sortir et où Gilles brûlait de plonger.
Sous la tente de La Fayette, les officiers de son état-major étaient réunis. Il y avait là Hamilton et Barber et Laurens et Poor et Gimat mais le Général lui-même était absent. Aucun d’eux ne parlait. Chacun restait dans son coin, enfermé dans son silence, dans ses pensées et dans son impatience. Le bruit avait couru, en effet, que l’attaque pourrait bien être pour le jour même, mais personne n’osait y croire. Hamilton, qui s’était fait rabrouer une fois de plus par Washington quand il était allé aux nouvelles, boudait près de l’entrée et rongeait ses ongles. Quand le lieutenant entra à son tour, il lui sauta littéralement dessus.
— Eh bien et vous ? Avez-vous entendu dire quelque chose ? Est-ce pour aujourd’hui ou pour demain…
— Si j’en crois une lettre que je viens de recevoir de l’un des aides de camp du comte de Rochambeau, c’est pour aujourd’hui.
Le visage d’Hamilton s’illumina et il serra le jeune homme dans ses bras.
— Puissiez-vous dire vrai ! C’est à devenir fou de voir tomber des hommes et de rester là à ne rien faire… Si cela continue Yorktown sera conquise par les sapeurs et les canonniers sans que nous ayons seulement tiré l’épée.
Au même instant, La Fayette dégringolait de son cheval devant l’entrée et pénétrait en trombe, l’œil étincelant et la perruque de travers, visiblement sous le coup d’une vive émotion mais personne ne pouvait dire si c’était la joie ou la fureur. Pour sa part, le lieutenant Goëlo pensa qu’il y avait un peu des deux.
— Messieurs ! clama-t-il en lançant son chapeau dans un coin, nous aurons aujourd’hui l’honneur d’attaquer l’une des deux redoutes : celle de droite, tandis que les Français attaqueront celle de gauche.
— Nous ? fit Hamilton. Qu’entendez-vous par là ? Toutes nos troupes ?
— Non, monsieur. Quand je dis nous, c’est nous… la division La Fayette de même que, pour les Français, c’est le baron de Viomenil qui mènera l’assaut avec un ou deux régiments… (Il s’arrêta, vira au rouge brique et tout à coup se mit à hurler de cette affreuse voix aigre qui était si pénible à entendre) … et j’entends que nous en ayons terminé avant que ce jean-foutre de Viomenil ait seulement atteint le parapet ! Savez-vous… savez-vous ce qu’il a osé dire, tout à l’heure quand le général Washington et le général Rochambeau ont donné leurs ordres ?
Il laissa peser sur tous un regard enflammé tandis que la colère le faisait trembler de la tête aux pieds.
— Il a osé mettre en doute la valeur de mes soldats, il a osé dire que nous ne savions pas assez bien nous battre pour arracher la redoute aux Anglais ! Alors, messieurs, prévenez vos hommes : On brûlera la cervelle au premier qui fait seulement mine d’hésiter. J’exige, vous entendez, j’exige que nous en ayons terminé avant eux. Allez prendre vos dispositions, maintenant, nous attaquerons à la fin du jour !… Nous saurons l’heure exacte plus tard.
Les officiers sortirent sans rien dire. Gilles s’apprêtait à les suivre mais le jeune Général le retint :
— Un instant, s’il vous plaît ! fit-il sèchement. Je dois vous féliciter, Lieutenant ! Il n’est bruit que de vos exploits chez messieurs les aides de camp du comte de Rochambeau. Vous auriez sauvé, cette nuit, le comte de Fersen ?
— La chose ne vaut pas la peine qu’on en parle, mon Général…
Le ton de La Fayette avait quelque chose d’agressif dont il ne comprenait pas la raison mais qu’il n’aimait pas.
— Croyez-vous ? Je pense, au contraire que vous avez fait là une opération excellente, la meilleure sans doute de toute votre vie car désormais votre avenir est assuré. La Reine n’aura rien à vous refuser !
— La R…
— Ne me regardez pas de cet air effaré ? Oui, la Reine ! M. de Fersen est fort de ses amis… et elle déteste qu’on lui abîme ses amis, notre éblouissante souveraine. Ah ! je vous félicite ! Ce muguet de cour lui est fort cher !…
Ainsi donc, c’était cela, le secret du Suédois ? Il tenait en deux petits mots, en sept lettres brèves et redoutables : la Reine ! C’était la Reine qu’il aimait et, tout à coup, Gilles absurdement, eut envie de voir à quoi ressemblait cette Margaret Collins, à cause de qui le Suédois avait failli finir dans l’estomac d’un requin.
Mais que Fersen aimât ou non l’épouse de son Roi, cela n’expliquait pas le ton hargneux de La Fayette, le pli méprisant de sa bouche et ce regard plein de rancune. Quels étaient donc ses sentiments à lui envers Marie-Antoinette ? Le Breton n’ignorait pas ce qu’il pensait des rois en général mais il considérait plutôt ses tirades enflammées comme autant de vues de l’esprit suggérées par l’aventure que tous vivaient depuis des mois. La Fayette, nourri au lait de l’Encyclopédie, affilié à des loges maçonniques ne pouvait professer d’idées essentiellement monarchiques. Mais la Reine était une femme…
— Monsieur le Marquis, dit Gilles froidement en appuyant intentionnellement sur le titre, Sa Majesté ne me connaît pas et ne me connaîtra sans doute jamais. Cependant vous me permettrez de m’étonner d’avoir entendu, sur une terre étrangère, son nom prononcé sans respect par un gentilhomme français.
Il crut, un instant, que le général allait éclater sous l’afflux violent du sang.
— Le respect ? Pauvre imbécile ! On voit bien que vous venez de votre province ! Allez une fois, une seule fois à la cour, regardez le cercle de la Reine et venez ensuite me dire combien de ces beaux gentilshommes qui l’entourent pensent à elle comme à leur souveraine ou bien rêvent tout simplement de la mettre dans leur lit.
Les yeux de glace bleue dévisagèrent La Fayette parvenu aux limites extrêmes de la fureur puis, du haut de sa taille, le Gerfaut laissa tomber, dédaigneusement :
— Il ne me convient pas d’en entendre davantage. Je viens de ma province en effet qui, d’ailleurs, vaut bien la vôtre ; mais vos propos sont de nature à me laisser croire que vous avez fait partie de ces gentilshommes dont vous me parlez… et que vous êtes tout simplement jaloux de M. de Fersen ! Car, si j’ai bien compris, vous me reprochez d’avoir sauvé un compagnon d’armes !
Il sortit juste à temps pour éviter le jet brutal d’un encrier, dont les éclaboussures lui firent cadeau de quelques taches supplémentaires et retrouva le soleil avec un soulagement physique. La scène qui venait de se passer lui déplaisait car il avait commencé de s’attacher à un chef dont il admirait le courage et il n’aimait pas avoir à revenir sur ses sentiments.
— Que se passe-t-il ? demanda Tim qui vint à sa rencontre. Je l’ai entendu crier depuis le bas de la colline ! Qu’est-ce que tu lui as fait ?
Le sourire de Gilles se fit provocant tandis que d’un geste nonchalant il ôtait son tricorne cabossé pour en considérer la plume rouge.
— Rien du tout ! Un point de protocole sur lequel nous ne sommes pas d’accord. Vois-tu, je crois que M. de La Fayette est devenu trop bon Américain pour être encore un Français convenable… Je lui croyais le cœur plus grand.
Et, comme par mégarde, il ouvrit les doigts, laissant le vent emporter la plume rouge qui voltigea doucement vers la plaine.
L’assaut commença vers cinq heures. Appuyées par le tir incessant des canons de Knox et de Choisy, les deux vagues s’élancèrent vers les redoutes. Les troupes royales partirent comme à la parade, dans un ordre impressionnant emmenées par le baron de Viomenil et le comte de Deux-Ponts. Deux régiments seulement : le Royal Deux-Ponts et le Régiment de Saintonge, deux murs, blanc et garance, bleu et jaune, qui, au son des fifres et des tambours, marchèrent vers la mitraille anglaise sans qu’un pas plus rapide vînt troubler la magnifique ordonnance…
Côté américain, ce fut tout différent.
— En avant ! hurla La Fayette, chargez !
Il fonça, l’épée haute, suivi d’Hamilton de Gimat et de toute sa bande. Les hommes chargèrent avec fureur se ruant comme des lions à l’escalade des parapets. Pour la première fois, Gilles connut la griserie du combat sous un ciel vide. Tandis que Tim se servait alternativement de sa baïonnette ou de la crosse de son fusil comme d’une massue, il escalada l’escarpement l’épée haute, Pongo sur ses talons jouait du tomahawk en virtuose sans se soucier des balles qui sifflaient autour de lui. Le parapet atteint, Gilles plongea avec un cri de triomphe, dans ce qui lui parut une fourmilière de bonnets pointus : les Hessois du régiment von Bose. Le goût héréditaire de la bataille le possédait à présent tout entier, vieille résurgence née dans la nuit des temps, l’emportant au-delà de tout raisonnement, balayant l’élémentaire instinct de conservation. D’un élan irrésistible, il troua la masse humaine qui s’ouvrit devant lui, aperçut le drapeau troué par les balles mais encore debout sur un tas de décombres, courut à lui et l’arracha.
Un « Hurrah ! » triomphal répondit à son cri de victoire. Il s’aperçut alors que le combat cessait d’un seul coup, que la redoute était prise. Ses défenseurs étaient tous morts ou prisonniers. Tout était fini… déjà !
Déçu que la chose eût été si rapide, il sauta de son tas de décombres, le drapeau d’une main et se trouva nez à nez avec La Fayette qui lui sourit encore que ce sourire n’atteignît pas ses yeux froids.
— Beau travail, Lieutenant ! Il est seulement dommage que vous ayez perdu votre plume dans l’ardeur du combat.
— Je ne l’ai pas perdue, monsieur, je l’ai enlevée.
— Ah !… Je comprends ! Eh bien, Lieutenant, puisque vous semblez brûler de vous distinguer, et que les troupes royales vous intéressent tant je vais vous confier une mission…
— À vos ordres !
La Fayette se détourna, alla jusqu’au parapet d’où l’on pouvait découvrir l’autre redoute. Un tir nourri l’enveloppait toujours et, de ce fait, les troupes françaises avançaient plus lentement.
— Comme vous pouvez le constater, ils ne sont pas encore arrivés.
— Les défenseurs me paraissent aussi plus nombreux.
— C’est possible ! Néanmoins, allez trouver de ma part le baron de Viomenil, faites-lui mes compliments… et dites-lui que s’il avait, d’aventure, besoin d’un peu d’aide, nous nous ferions un plaisir de lui prêter main-forte.
Le jeune homme s’inclina avec un froid sourire.
— C’est avec plaisir, mon Général, que je ferai votre commission… mais moins pour celui de river son clou au baron que pour la joie de combattre encore…
Et, sautant le parapet, il repartit à la bataille avec enthousiasme toujours suivi de l’Indien. Mais quelque diligence qu’il pût faire, il n’en arriva pas moins trop tard : la seconde redoute à son tour venait de tomber. La ville assiégée n’avait plus d’avant-postes et sa chute n’était plus qu’une question de temps. Pour la première fois depuis tant de jours, les canons se turent tandis que de longues files de blessés se mettaient en route vers les ambulances surchargées.
Dans le cercle d’officiers entourant le baron de Viomenil auquel Gilles, imperturbable, délivra sans y changer une syllabe l’insolent message de La Fayette, le jeune homme retrouva Fersen, noir de poudre et soutenant son bras qu’un coup de baïonnette avait atteint. Le Suédois grimaça un sourire.
— Toujours votre vilain plumage ? Qu’avez-vous fait de mes présents ?
— Je les garde pour le soleil de la victoire finale. Aujourd’hui, ce n’était pas possible. Mes hommes n’auraient pas compris. Voyez-vous, eux aussi ressemblent bien davantage à des hiboux qu’à des soldats…
— Il est rare qu’un chef ait de ces délicatesses mais je ne peux que vous approuver.
Le sourire de Fersen s’acheva dans une grimace tandis qu’il essayait de soutenir son bras blessé.
— Vous ne pouvez pas rester ainsi, dit Gilles. Laissez-moi vous conduire à l’ambulance.
— Certainement pas. Mes gens prendront soin de moi 1. Il n’y a pas de balle à extraire et les quelques médecins sont débordés. Je serai bien mieux chez moi. Et puis, M. de La Fayette ne vous pardonnerait pas de quitter le combat sans son autorisation… Nous nous reverrons bientôt.
Revenu au milieu des siens, Gilles considéra la plaine et les marais d’un œil désenchanté. Le fracas des canons avait fait place à l’écho des plaintes, exhibant sans pudeur l’affreux revers de la gloire. L’excitation de la bataille tombée, il ne restait plus que la misère et la souffrance. Fauchés par la mitraille, des hommes gisaient un peu partout, les yeux vides, les mains crispées sur des corps où le sang collait les uniformes déchirés aux lèvres des plaies. D’autres, que la mort n’avait pas encore pris, essayaient de traîner leurs carcasses devenues trop lourdes pour leurs forces éteintes, pleurant comme des enfants perdus ou aboyant hargneusement des chapelets de jurons. Il leur fallait maintenant se battre contre les nuées de mouches et contre les moustiques, locataires habituels des marais. L’odeur du sang se mêlait à celle de la vase et au milieu de tout cela, de rares silhouettes d’infirmiers erraient, impuissantes, se livrant à Dieu sait quel choix imbécile et tragique.
— Mon Dieu ! balbutia Gilles, atterré. Comment cela est-il possible ?
— Vous n’aviez encore jamais vu de bataille, n’est-ce pas ? fit le colonel Hamilton. Les hommes que vous aviez vu mourir jusqu’à présent étaient tués… proprement en quelque sorte, d’un coup de feu ou à l’arme blanche ? La mitraille et les canons massacrent de plus vilaine façon. Ils déchirent et écrasent. Non… ce n’est pas beau à voir.
La nuit tombait. Les feux s’allumaient un peu partout piquant la plaine de points lumineux. Sur les redoutes conquises, les vainqueurs prenaient position tandis que l’on évacuait les derniers blessés. Le colonel de Gimat s’éloigna porté sur un brancard en compagnie du chevalier de Lameth gravement atteint aux jambes. Au large, les bateaux amenaient leurs voiles et sur le Ville de Paris le gigantesque amiral de Grasse repliait sa longue-vue et regagnait son fauteuil sur deux cannes, jurant et sacrant contre l’accès de goutte qui lui enflammait les orteils. Sur Yorktown, le silence se faisait et dans l’un et l’autre camp les hommes épuisés allaient s’endormir. Les ténèbres allaient apporter leur trêve bienfaisante…
Dans la nuit, pourtant, le combat reprit brusquement comme une flamme rejaillit d’un feu mal éteint. À la faveur de l’obscurité, lord Cornwallis parvenu au bout de ses réserves en vivres et en munitions tenta le coup du désespoir. Une poignée de volontaires réussit à quitter subrepticement Yorktown, atteignit les premières défenses françaises, franchit le premier barrage de canons en se faisant passer pour des Américains et tomba comme un orage sur la deuxième parallèle. Mais, avant même que le Haut Commandement eût réagi, le chevalier de Chastellux avait volé au secours des canons avec une partie du régiment de Bourbonnais et quelques hussards de Lauzun. En un clin d’œil tout rentra dans l’ordre. Les volontaires étaient morts ou prisonniers. La dernière chance des assiégés était passée… Plus aucun secours n’était possible. La reddition ne tarderait guère.
Le soleil en se levant trouva le lieutenant Goëlo et son ombre indienne, sur le chemin qui menait au camp des Français. À la pointe du jour, l’un des serviteurs de Fersen était venu lui dire que son maître le réclamait de toute urgence.
Il trouva le Suédois, le bras en écharpe, en train de boire du café. Sa blessure ne paraissait pas le gêner beaucoup car, en dehors du fait qu’il portait son habit sur une seule épaule, sa toilette était faite avec autant de soin que de coutume et son élégance intacte. Il accueillit le Français avec ce demi-sourire un peu triste qui lui était particulier.
— Pardonnez-moi de vous avoir appelé si tôt, lui dit-il en lui versant d’autorité une grande tasse de café, mais je crois que vous me pardonnerez quand vous aurez vu ce que j’ai à vous montrer… et vous admettrez que cela ne pouvait attendre bien longtemps. Buvez ceci tout de même car il ne fait guère chaud ce matin.
Gilles avala le café avec gratitude. Sa chaleur parfumée lui fit du bien car, après l’alerte de la nuit, il n’avait pas pu se rendormir. Mais pourquoi donc le Suédois le dévisageait-il avec cette insistance ? On aurait pu croire qu’il ne l’avait jamais vu et qu’il cherchait à graver ses traits dans sa mémoire.
— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? ne put-il s’empêcher de demander en reposant la tasse vide.
— Je crois que vous allez comprendre. Suivez-moi !
Derrière lui, Gilles passa dans l’autre compartiment de la tente qui, comme celle de tous les officiers supérieurs des régiments français, était vaste et infiniment plus confortable que celles des Américains. Là, sur un lit de camp, un blessé était étendu, sous la surveillance d’un homme vêtu de noir qui, de temps en temps, lui rafraîchissait le front avec un linge humide.
L’intérieur de ce compartiment était obscur, éclairé seulement par une grosse lanterne et la tête du blessé se trouvait dans l’ombre. Sa respiration pénible emplissait l’espace clos mais il ne gémissait pas. De temps en temps seulement sa main se crispait sur la couverture. Un uniforme blanc, maculé de sang et déchiré gisait dans un coin.
— Hier, en rentrant ici, j’ai trouvé cet homme qui se traînait hors des roseaux du marais, expliqua Axel à mi-voix. Il est tombé évanoui presque à mes pieds. Je n’ai donc pas pu faire autrement que le regarder. Ce que j’ai vu m’a tellement frappé que je me suis résolu à le faire porter ici. Voyez plutôt…
Écartant son serviteur, il saisit la lanterne, l’éleva au-dessus du lit, éclairant le visage aux yeux clos du blessé…
Malgré l’extrême maîtrise qu’il avait de lui-même, Gilles crut que le sol se dérobait sous ses pieds car ce qu’il voyait était proprement inimaginable : avec une différence d’âge de vingt ou vingt-cinq ans, son propre visage venait de surgir de l’ombre.
Un visage à la peau grise, creusé par la souffrance, marqué de ces ombres sinistres qui semblent le reflet même du tombeau mais un visage à ce point identique qu’il en était hallucinant. C’étaient les mêmes maxillaires puissants, le même dessin précis des traits dans une peau qui avait vu beaucoup de soleil, le même nez arrogant avec sa courbure où s’esquissait le profil du rapace, le même pli sarcastique des lèvres bien dessinées, les mêmes sourcils droits légèrement relevés vers les tempes… mais avec la jeunesse en moins et le désenchantement en plus. Et Gilles eut l’impression terrifiante de se voir lui-même tel qu’il serait après vingt ou trente ans de vie difficile comme dans le miroir maléfique de quelque sorcière…
— Savez-vous… qui est cet homme ? balbutia-t-il.
Fersen haussa les épaules.
— Un soldat du régiment de Touraine, l’un de ceux du marquis de Saint-Simon que la flotte a pris aux Antilles. Mais il n’en est pas moins breton… comme vous ! Les renseignements que j’ai pu obtenir m’ont appris qu’il s’agissait d’un certain Pierre Barac’h, originaire du pays de Retz…
Gilles ne répondit rien. Devant les yeux de sa mémoire infaillible repassait la page d’un vieux livre, celui qu’un soir, à Hennebont, il avait pu lire dans la maison de son parrain le recteur, une page d’armorial breton.
« Seigneur de Botloy, de Lézardrieux, du Plessis-Eon, de Kermeno, de Coetmeur, de Barac’h… En même temps s’élevait la voix de l’abbé de Talhouët : Il s’appelait Pierre… »
Se pouvait-il que le destin l’eût mis, enfin, en face de l’homme dont toute sa courte vie il avait rêvé comme d’un impossible mirage ? Bouleversé, il se pencha sur le corps inerte, scrutant avidement ce reflet de lui-même, ce reflet qui expliquait si bien la haine irréductible de sa mère, une haine plus grande chaque année à mesure qu’il grandissait, que la ressemblance s’affirmait avec celui dont le souvenir lui faisait horreur.
À regarder ce visage immobile, il éprouvait une joie mêlée de désespoir, et à ce désespoir il comprit que son cœur ne le trompait pas. Il avait tant souhaité approcher cet homme, tant désiré lui donner tout l’amour dont Marie-Jeanne ne voulait pas… que son désir avait pris chair ! Et voilà qu’il allait mourir sans même savoir qu’il laisserait derrière lui un chagrin, sans même qu’un signe de tendresse fût possible.
La voix d’Axel lui parvint comme à travers un brouillard.
— À Brest, quand nous nous sommes battus… vous m’avez dit que vous n’aviez jamais connu votre père, que…
— Que j’étais un bâtard ! N’ayez donc pas peur du mot, Monsieur le comte. J’en ai tellement l’habitude.
— Je n’en ai pas peur. Il y a eu des bâtards illustres. Comment s’appelait votre père ?
— Pierre… Pierre de Tournemine.
— Savez-vous… quelles étaient ses armes ?
— Un écu simplement écartelé d’or et d’azur avec la devise Aultre n’auray.
Sans un mot, le Suédois mit quelque chose dans la main de Gilles dont les doigts, instinctivement, se refermèrent. C’était un lourd anneau d’or, une bague dont le chaton émaillé reproduisait exactement la figure héraldique qu’il venait de décrire. Les yeux brouillés de larmes, il regarda un instant sans surprise le joyau bleu et or puis doucement, avec un respect infini, il y posa ses lèvres avant de le rendre à Fersen.
— Où l’avez-vous trouvé ? À son doigt ?
— Non. Il portait cette bague dans un petit sachet de peau pendu à son cou par un lacet de cuir. Je vais d’ailleurs l’y remettre.
Il le fit d’une main si légère que le blessé ne parut pas s’en apercevoir. Il ne s’agita qu’un moment après en poussant une faible plainte.
— Il est gravement blessé, n’est-ce pas ? demanda Gilles le cœur serré. Il va mourir…
— Certainement. Un boulet lui a écrasé la hanche gauche mais il peut vivre encore quelques heures… ou même quelques jours. Pour le moment, il est sous l’influence d’un calmant que lui a donné mon fidèle Sven qui a quelques lumières en médecine.
Alors seulement Gilles regarda l’homme qu’il avait trouvé assis auprès du lit. Contrairement aux autres serviteurs, il ne portait pas de livrée mais un simple costume noir qui ne rappelait rien au jeune homme.
— Vous ne le connaissez pas, expliqua le comte. Il ne m’a rejoint qu’au printemps, envoyé par ma sœur Sophie qui se tourmentait à mon sujet. C’est un homme habile. Votre père ne peut être dans de meilleures mains…
Le mot toucha Gilles mais il le refusa.
— Ne lui donnez pas ce nom, monsieur. Il n’en voudrait peut-être pas…, ajouta-t-il avec tristesse.
Les yeux du Suédois plongèrent droit au fond des siens.
— Étant donné ce que vous êtes cela m’étonnerait. Ou alors nous nous trompons tous les deux et il n’est pas votre père, car alors il ne le mériterait pas.
Le blessé s’agitait de plus en plus et Sven poussa doucement les deux hommes dans l’autre partie de la tente.
— Il faut le laisser reposer en paix, dit-il. Je vais faire en sorte qu’il dorme jusqu’à ce soir.
— Ne puis-je rester près de lui ? pria le jeune homme. Je ne bougerai pas, je ne…
— Non. Il y a un léger mieux et je pense que, ce soir peut-être, il reprendra connaissance. Revenez à ce moment-là !
— Venez souper avec moi ! dit Fersen. S’il se produisait quelque chose, soyez sans crainte, je vous appellerai ! Laissez-moi votre Indien, je vous l’enverrai en cas de besoin et reposez-vous sur moi, mon ami. Je crois qu’en mettant ce blessé sur mon chemin, la main de Dieu s’est étendue sur vous. Comptez sur moi pour l’aider de toutes mes forces. De toute façon, je vais faire demander l’un des aumôniers de l’armée… si toutefois il veut bien franchir le seuil d’un protestant !
Avec une affection de frère, il embrassa le jeune homme et le poussa dehors où Pongo, les bras croisés sur la poitrine, attendait, immobile comme une statue d’acajou. Avec son impassibilité coutumière, il accueillit sans un mot l’ordre de demeurer à la disposition du comte de Fersen, se contentant de s’asseoir, les jambes croisées au pied de la tente pour y attendre sans boire, sans manger et sans même lever un sourcil aussi longtemps qu’il plairait à celui qu’il s’était donné pour maître.
Gilles regagna ses quartiers dans un état voisin du somnambulisme, sans rien voir et sans rien entendre. Pourtant, sur son chemin, les troupes éclataient de joie à cause d’un simple morceau d’étoffe blanche qui, sur les ruines de la ville assiégée, venait de remplacer le drapeau anglais. C’était la reddition. Cornwallis abandonnait la partie et demandait à parlementer. C’était peut-être la fin de cinq années de lutte et de misère mais Gilles, pour la première fois, ne se sentait pas concerné. Seul comptait pour lui égoïstement son bouleversement intérieur.
Sa course aveugle s’acheva dans les bras de Tim qui, hilare, lui barrait le chemin.
— Eh bien ! Où cours-tu comme ça avec une tête de catastrophe ? C’est la joie, c’est la victoire et toi, tu as l’air de revenir de l’autre monde…
— C’est que j’en viens peut-être ! J’en suis même à me demander si je ne suis pas en train de devenir fou… ou si je rêve. Depuis une heure… j’ai vécu l’impossible !
Le rire de Tim s’éteignit. Sans lâcher le jeune homme qu’il tenait aux épaules, il scruta son visage défait.
— Un ami, dit-il gravement, ça doit pouvoir comprendre même l’impossible. Et je suis ton ami. Raconte !
Il l’entraîna sous sa tente, lui ingurgita une solide ration d’un rhum dont il semblait détenir une inépuisable provision et regarda avec satisfaction les couleurs revenir au visage gris de son ami.
— Il paraît que tu as été appelé chez le colonel suédois ! dit-il. La Fayette est furieux et il a peut-être raison si c’est lui qui t’a mis dans cet état.
— Au diable La Fayette et ses idées tordues ! hurla Gilles. Ce que Fersen a fait pour moi je ne vois guère que toi au monde pour en être capable. Écoute plutôt…
Tim écouta sans mot dire le récit haletant du jeune homme. Quand ce fut fini il ne montra pas davantage d’émotion mais, prenant Gilles par la main il l’amena jusqu’à la petite croix de bois grossier qu’en bon chrétien le Breton avait accrochée au piquet central de sa tente.
— Le Suédois a raison, dit-il enfin, la main de Dieu est là. Prions ensemble pour qu’il accorde à ton père le temps d’apprendre qu’il a un fils…
— Qui te dit qu’il n’en a pas d’autres ? Qui te dit qu’il en serait heureux ?
— Rien du tout, admit Tim avec simplicité… si ce n’est qu’un homme pourvu d’une famille et d’un établissement convenable, ne se cache pas sous un nom d’emprunt ! Prions, te dis-je.
Docilement, Gilles s’agenouilla auprès de son ami et entama avec lui les prières communes à leurs religions différentes. Il s’en trouva bien mais n’en refusa pas moins de se mêler à l’allégresse générale. Son esprit ne pouvait se détacher de la fragile demeure de toile à l’abri de laquelle vacillait une vie devenue en si peu de temps étonnamment chère et précieuse.
— Reste chez toi, lui conseilla Tim. Je dirai que tu as la fièvre. La bataille est finie : on n’a plus besoin de toi.
En voyant surgir Pongo, aux environs de cinq heures, Gilles eut un coup au cœur mais l’Indien l’apaisa d’un geste, avant même qu’il ait pu ouvrir la bouche.
— L’homme n’a pas encore rejoint ses ancêtres, dit-il en tendant un billet plié et ton ami m’a donné pour toi le papier qui parle.
Le billet ne contenait qu’une seule ligne.
Venez, écrivait Fersen, mais faites-moi la grâce de mettre l’uniforme que je vous ai envoyé.
Une demi-heure plus tard, Gilles lavé, rasé, peigné, brossé, emperruqué, transformé comme par magie en brillant officier du Roi quittait sa tente comme un papillon sa chrysalide. Un juron admiratif l’accueillit au seuil :
— Par Abraham et tous les Prophètes ! s’écria Tim qui fumait sa pipe à l’ombre d’un pin échevelé. Te voilà brillant comme le soleil. Tiens, ajouta-t-il en tirant de derrière l’arbre le cheval tout sellé qu’il tenait par la bride, le colonel Hamilton m’a dit de t’amener ce canasson sous prétexte que tu serais sûrement pressé.
— Comment le sait-il ? Quelqu’un lui a dit quelque chose ?
— Pas moi, en tout cas. Je viens de le voir pour la première fois de la journée et il avait l’air encore plus pressé que toi. Il m’a presque jeté ce bestiau dans les bras…
Mais Gilles était déjà en selle. Il était inutile de chercher à comprendre. Apparemment, c’était le jour des miracles… En quelques minutes de galop il atterrit devant la tente dont les toiles étaient largement relevées mais au seuil, il hésita, pris d’une étrange timidité, ôta son chapeau et le mit sous son bras. La voix familière de Fersen lui parvint, encourageante.
— Entrez, mon ami. Nous vous attendions…
Il fit deux pas et s’arrêta, raidi, la gorge étranglée sous le hausse-col de cuivre. Étayé par une pile d’oreillers et de manteaux roulés, le blessé le regardait…
Le lit avait été apporté dans la pièce principale de la tente et installé en plein milieu, comme un trône ou un autel. Une chemise blanche moussait sur la poitrine haletante du moribond. Car la mort, visiblement, approchait. Pierre de Tournemine était plus blême que le matin, les ombres de ses orbites plus grises encore mais ses yeux, d’un bleu de lac, les yeux mêmes de Gilles, étaient grands ouverts et regardaient droit…
Ils s’emparèrent du jeune homme avec une sorte d’avidité détaillant silencieusement son visage, sa silhouette athlétique, le port un peu hautain de sa tête, ses mains dont l’une blanchissait aux jointures crispée sur la corne noire du chapeau. Cela dura quelques secondes mais, pour Gilles, cela dura des siècles. Il espérait et redoutait tout à la fois les mots qui allaient sortir de cette bouche desséchée que Sven humectait de temps en temps. Quand ils vinrent enfin, il eut l’impression qu’ils provenaient des profondeurs mêmes de la terre tant la voix était faible et basse.
— Ainsi… tu es l’enfant de Marie-Jeanne ? M. de Fersen m’a dit… Mon Dieu !… si j’avais pu savoir… tant de choses auraient pu changer… tant de choses… Et j’ai si peu de temps à cette heure… Approche !… Approche… mon fils !
Les jambes fauchées, Gilles s’abattit à genoux auprès du lit, les yeux pleins de larmes.
— Père !… balbutia-t-il, ébloui par le son clair de ce tout petit mot qu’il n’avait jamais eu le droit de prononcer. Père… J’ai tant rêvé de vous… Je vous ai tant appelé…
La main tremblante du mourant chercha la sienne, s’y cramponna. Elle était sèche et froide comme une serre.
— Tu ne me détestais donc pas ? Ta mère ne t’a pas appris à me haïr ? Je lui ai tellement fait… horreur !
— Elle n’a jamais parlé de vous…
— Alors qui… qui ? Mon Dieu… je voudrais tant savoir. Dis-moi ! Parle-moi… de toi… de ton enfance… Un bâtard… Voilà ce que tu étais…, par ma faute sans doute… mais aussi par la sienne, à elle. Je l’aimais, vois-tu, et elle aussi m’a aimé ! Oh ! pas longtemps !… Rien qu’un moment, rien qu’une nuit… celle qui me l’a donnée ! Mais ensuite… elle a tout repris, tout d’elle-même et quand je l’ai suppliée de tout quitter… de me suivre en Afrique… de devenir ma femme, elle m’a chassé avec dégoût en m’appelant Satan… Parle, mon fils… parle-moi de toi ! J’ai si peu de temps pour te connaître…
De l’autre côté du lit, la silhouette blanche d’Axel apparut et se pencha :
— Monsieur, dit-il doucement, il vous faut différer un peu ! Ceux que vous attendez sont là. Tout est prêt.
Un faible sourire étira les lèvres grises.
— C’est trop juste ! Je dois employer au mieux les minutes qui me restent encore… Priez-les de venir jusqu’ici… Relève-toi, mon fils…
La tente s’emplit d’un groupe silencieux et chamarré. Redressé mais ses doigts toujours noués à ceux de son père Gilles effaré vit entrer le vicomte de Noailles, le comte de Charlus, le duc de Lauzun superbe sous son dolman rouge de hussard, le marquis de Saint-Simon, le comte de Deux-Ponts et enfin le général de Rochambeau lui-même de chaque côté duquel les autres se rangèrent. La robe brune d’un moine tranchait sur la splendeur des uniformes. Le mourant les accueillit d’un sourire et d’un signe de tête :
— Je vous rends grâce, messieurs, d’être venus jusqu’à moi… afin de m’aider à réparer la plus grave de mes fautes avant de… paraître devant Dieu. Le Seigneur a bien voulu permettre que ma race ne s’éteigne pas avec le dernier et misérable rameau que je suis. Sans le savoir, j’avais laissé en France un fils, connu sous le nom de sa mère et élevé par elle. Ce fils, le voilà… messieurs, je vous demande d’être témoins de la déclaration solennelle que… je fais ici, à cette heure suprême…
Il s’arrêta, regarda Fersen déroulant devant lui une feuille de papier.
— Par cet acte qu’à défaut de notaire a bien voulu établir le Père Verdier, aumônier du régiment de Touraine ici présent, je reconnais et légitime mon fils bâtard Gilles Goëlo comme l’unique et dernier descendant de la maison de Tournemine de la Hunaudaye afin qu’il puisse à l’avenir et s’il plaît au Roi, porter… le nom et les armes qui sont siens par droit naturel. Monsieur le comte…, ajouta-t-il en tournant la tête vers Rochambeau, je crois… que vous l’avez connu avant moi. Voulez-vous nous faire à l’un et l’autre l’honneur d’apposer ici, et le premier, votre signature ?
— L’honneur est pour moi, Monsieur le comte ! Tous ici, tant que nous sommes, avons appris à connaître et à apprécier ce jeune homme. Moins sans doute que nos amis Américains auprès desquels il a désormais sa légende mais assez pour vous féliciter de vous continuer dans un tel fils. Mourez en paix car, sur mon honneur, votre descendance est en bonnes mains.
Saisissant la plume que lui tendait Sven, le Général signa rapidement. Les autres suivirent. Quand ce fut fini, le moribond demanda qu’on voulût bien le soulever afin de lui permettre d’apposer à son tour son nom. L’effort lui coûta un redoublement de souffrance mais il y parvint non sans que la plume n’eût taché le papier avant de s’échapper de ses mains. On le reposa doucement dans son lit.
— Merci…, souffla-t-il, merci à tous ! Que Dieu… qui vous a donné la victoire… vous garde et vous aide…
L’un après l’autre, les officiers saluèrent et sortirent de la tente. Seuls demeurèrent Fersen et son serviteur. Gilles reprit auprès du lit sa pose agenouillée et, doucement, porta à ses lèvres la main du blessé sans chercher à dissimuler les larmes qui coulaient sur ses joues.
— Mon père ! murmura-t-il. Comment vous dire…
— Rien !… Tu n’as rien à dire. C’est justice… Et j’en ai tant de joie ! Maintenant, parle-moi… Je sens que ma vie s’en va. Je l’ai retenue autant que j’ai pu… La nuit vient… elle va me prendre mais près de toi, je m’endormirai plus doucement ! Parle… Raconte. Je veux t’entendre jusqu’au bout…
Longtemps, Gilles parla. Il parla de sa mère, de son enfance, de tous ceux qu’il avait connus, de la Bretagne, de l’Amérique aussi. Sa voix basse emplissait la tente sur les parois de laquelle la lumière des chandelles jetait des ombres dansantes. Il aurait voulu pouvoir, à son tour, interroger son père, apprendre de lui ce qu’avait été sa vie avant cette minute, le drame de son départ de France, de cet amour survenu trop tard dans une vie déjà marquée par le plaisir et que Marie-Jeanne avait repoussé avec horreur… mais Pierre de Tournemine ne bougeait plus qu’à peine. Ses yeux ne s’ouvraient plus et par moments sa respiration disparaissait. Gilles alors se taisait, mais la main qu’il tenait toujours se serrait imperceptiblement.
— Continue…, soufflait le mourant.
Et il continua, de plus en plus doucement, de plus en plus bas, jusqu’à ce qu’enfin les doigts glacés se détendissent entre les siens. Le souffle s’exhala et ne revint pas… Le silence s’installa… Pierre de Tournemine avait cessé de vivre.
Quelque part un coq chanta. L’aube allait venir…Vers le levant, déjà, le ciel pâlissait.
— Tout à l’heure, fit la voix enrouée de Fersen qui avait veillé toute la nuit, les troupes anglaises sortiront de Yorktown et viendront remettre leurs armes au général Washington et au général de Rochambeau mais, ce soir, nous rendrons à la dépouille de votre père les honneurs qui sont dus à un soldat mort à l’ennemi. Allez vous reposer… Monsieur de Tournemine.
Les yeux las de Gilles dévisagèrent le Suédois. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais l’émotion l’en empêcha. Il regarda alors le corps à jamais inerte dans ses draps tachés de sang. Une brusque douleur lui vrilla le cœur et, avec un cri rauque, il s’abattit secoué de sanglots sur le cadavre de l’homme qu’on ne lui avait pas laissé le temps d’aimer.
1Partant en guerre, un gentilhomme emmenait toujours avec lui quelques serviteurs.