CHAPITRE PREMIER
LA SIRÈNE DE L’ESTUAIRE
La marée descendait depuis un moment déjà.
Une grande marée de septembre, puissante et gonflée. Elle
entraînait vers l’Océan les eaux bleuâtres du Blavet mêlées au flot
marin dont, deux fois par jour, les vagues pressées envahissaient
le double estuaire, bousculaient le petit fleuve, se liaient à lui
pour pénétrer profondément la terre bretonne et s’en aller à plus
de trois lieues, jusqu’à Hennebont en portant fièrement les barques
aux voiles rouges des pêcheurs.
C’était l’heure où le gros soleil orange
commençait à fondre derrière la ligne sombre de l’horizon, l’heure
où les échassiers tournoyaient lentement au-dessus de la rivière
pour guetter l’apparition des bancs de vase où ils se poseraient.
De temps en temps, une éclaboussure scintillante trahissait le
plongeon rapide d’une mouette qui cherchait sa pâture. Le ciel
devenait mauve. Les grosses barques ventrues descendaient sagement
vers la haute mer pour la pêche de nuit avec la majesté d’une
procession, couronnées d’une chanson que la brise fraîchissante
emportait.
Gilles se pencha pour saisir dans l’herbe
la ligne enroulée à ses pieds, en cercles concentriques. Il vérifia
l’attache du morceau de plomb, pesant bien dix onces, qui
l’alourdissait, fixa une arénicole 1 à chacun de ses deux hameçons.
Puis, saisissant la ligne à deux mains largement écartées, il fit
tournoyer le plomb au-dessus de sa tête et l’envoya dans l’eau
aussi loin qu’il put. Le plomb siffla puis disparut.
Une fois la ligne lancée, il la tendit en
la tenant entre deux doigts afin de bien percevoir la moindre
secousse du poisson, s’assit dans l’herbe et attendit sans plus
s’en occuper, confiant dans la sensibilité de ses doigts pour
ferrer quand le moment serait venu.
La flottille de pêche disparut, avalée par
un méandre de la rivière. Seul l’écho de la chanson demeurait,
mais, sans lui, Gilles eût pu se croire le maître unique de la
terre et des eaux. Il aimait cette heure mélancolique où le soleil
délaisse un monde pour s’en aller vers un autre. L’eau de la
rivière devenait lisse comme un miroir et le ciel se parait de
couleurs fabuleuses, comme un acteur qui, pour le dernier tableau
d’une féerie, revêt son plus magnifique costume. Les bruits du jour
s’éteignaient l’un après l’autre pour ne plus laisser que le
tintement lointain d’un Angélus… Oui, c’était une heure douce et
précieuse entre toutes mais ce soir elle avait quelque chose
d’enchanté, quelque chose d’inhabituel que le jeune homme ne
parvenait pas à définir. Cela venait peut-être de ces grands nuages
en forme de flèches qui accompagnaient la chute du soleil ou encore
de l’odeur de l’herbe à laquelle se mêlait une vague senteur
d’angélique…
Un frémissement léger au bout de ses doigts
ramena l’attention du pêcheur. La ligne avait bougé
imperceptiblement, pas assez cependant pour que ce fût sérieux et
il allait reprendre le fil de sa rêverie quand il vit la
barque.
Elle s’avançait, toute seule, au beau
milieu de la rivière, dans le courant qui l’emportait vers la mer,
à peine plus haute qu’un radeau et vide… absolument vide.
« En voilà un qui a dû mal attacher
son bateau et qui se désolera quand il s’apercevra qu’il n’est plus
là, pensa Gilles. Le courant est rapide, ce soir… »
Le petit bateau descendait vite, en effet.
Pensant au dommage que sa perte allait causer à quelque pauvre
homme, Gilles se leva quand il passa à l’aplomb du nid de grandes
herbes où il s’était installé, attacha sa ligne à un buisson.
Il allait ôter sa chemise quand il
remarqua, derrière la barque et à quelques brasses, un objet qui
lui arracha une exclamation. C’était une tête dont les cheveux,
trop longs pour être ceux d’un homme, accrochaient un éclat du
soleil mourant et mettaient, dans l’eau sombre, comme une tache de
cuivre…
L’esprit rapide du jeune homme traduisit
tout de suite ce qui s’était passé. La barque ne s’était pas
détachée seule. Une femme avait dû la prendre mais, inexpérimentée
ou maladroite, elle était tombée à l’eau. Peut-être en se blessant
car elle semblait glisser au fil de l’eau sans faire le plus petit
mouvement, comme une noyée. Elle était peut-être déjà morte…
Une seconde plus tard, et sans même prendre
la peine d’ôter sa chemise, Gilles se jetait à l’eau. Un plongeon
impeccable qui ne dérangea même pas un grand héron cendré absorbé
dans sa recherche des vers. Nageant de toute sa force, il se hâta
de rejoindre la tache rouge que le courant emportait et l’atteignit
très vite.
Ses doigts se nouèrent dans de longues
mèches qui ressemblaient à des algues. Il tira à lui. Avec un cri
vite étouffé par l’eau, la tête s’enfonça. Alors il tendit les
bras, empoigna en aveugle quelque chose de lisse et de glissant, un
corps dont il ne sentit que la peau et qui se débattit furieusement
contre lui tandis qu’ensemble, ils disparaissaient sous
l’eau.
Habitué depuis longtemps à nager en
immersion les yeux ouverts, il vit, à quelques centimètres de son
visage une figure juvénile déformée par une grimace et qu’il se
hâta de ramener en surface pour qu’elle pût respirer. Mais comme sa
propriétaire continuait à se débattre comme cela arrive souvent à
ceux qui se noient, il pensa qu’elle allait l’entraîner avec elle
et qu’il fallait l’immobiliser. Alors, d’un coup sec à la pointe du
menton, il l’étourdit afin de pouvoir la ramener sans danger vers
la berge. Puis, nageant d’un seul bras tandis que l’autre soutenait
la tête hors de l’eau, il revint à la rive, prit pied non sans
peine dans le sable mêlé de vase, tirant après lui sa protégée pour
l’étendre dans l’herbe.
À cette minute précise, il faillit bien la
lâcher et de saisissement et s’apercevant qu’hormis les longs
cheveux qui ruisselaient sur elle, la jeune fille (car elle n’avait
certainement pas plus de quinze ans) était entièrement nue.
Circonstance dont son sauveur ne s’était même pas aperçu dans le
feu de l’action et qui lui mit instantanément le feu aux joues, et,
au cœur, un émoi plein d’angoisse. Il se ressaisit cependant et,
aussi doucement qu’il put, il étendit l’inconnue dans l’herbe avant
de se laisser tomber à genoux près d’elle, cherchant son souffle,
ne sachant plus très bien s’il devait fuir ou demeurer. Il lui
sembla entendre tout à coup tonner dans le vent du soir, la voix
sévère de l’abbé Delourme, censeur du collège Saint-Yves de Vannes
où il était élève.
— La beauté de la Femme est le piège
maudit où se perdent l’âme et la raison de l’Homme. Fuyez la femme,
vous qui voulez servir Dieu seul…
Terrifié, il ferma les yeux, se signa trois
ou quatre fois en récitant l’oraison contre les esprits mauvais.
Mais il ne bougea pas et, au bout d’un instant, il rouvrit les
yeux…
Il sut alors que, dût-il vivre cent ans, il
ne pourrait plus oublier ce qu’il découvrait car c’était la toute
première fois qu’il lui était donné de contempler un corps féminin
et le sort voulait que celui-là fût ravissant. Rien de comparable à
ce qu’il avait pu entrevoir parfois, sur le port de Vannes.
Les filles qui s’y tenaient debout près de
maisons aux volets clos, appelant à elles les matelots qui
passaient, avaient l’habitude d’entrouvrir leurs robes d’un geste
rapide pour montrer une cuisse ou un sein. Mais Gilles, depuis
qu’il avait remarqué leur manège, s’était toujours détourné avec
une sorte de nausée, de ces chairs lourdes, souvent fatiguées et
toujours sales. Leur vue corroborait trop bien les diatribes du
censeur, à cela près qu’il était difficile d’y voir un piège
quelconque. Il n’en allait pas de même pour la fille qui reposait
dans l’herbe roussie par les soleils d’été car elle semblait faite
d’une tout autre matière…
Elle était rose et dorée, avec une peau
aussi douce qu’un pétale de fleur. Son corps gracieux était svelte,
racé comme celui d’un pur-sang avec une taille incroyablement fine
qui se creusait au-dessus du doux renflement des hanches minces et
du ventre ombré d’or. Les seins étaient encore menus mais d’une
forme exquise et délicatement couronnés de rose. Seule note un peu
discordante dans ce joli poème, les bras et les longues jambes
étaient, jusqu’aux coudes et jusqu’aux genoux, d’une nuance
nettement plus foncée que le reste du corps, comme s’ils avaient
été longuement exposés au soleil.
« Une fille de pêcheur, sans
doute… » pensa Gilles mais sans arriver à y croire vraiment.
D’abord, il connaissait toutes les familles de pêcheurs et la
mignonne nymphe des eaux lui était inconnue. En outre, la forme des
mains et des pieds, le long cou mince, le petit nez délicat relié à
la courte lèvre supérieure par un léger vallon, la grâce
inconsciente de la pose, tout cela s’inscrivait en faux contre ce
diagnostic hâtif. Cette jeune fille n’avait jamais subi la rude vie
des filles de la côte. Elle était d’une autre essence.
Brusquement, elle ouvrit les yeux, de très
grands yeux sombres pailletés d’or sur la couleur desquels Gilles
n’eut guère le temps de s’interroger car presque instantanément, il
reçut une si vigoureuse paire de gifles que, d’agenouillé qu’il
était, il se retrouva assis dans l’herbe tandis que la rescapée,
hurlant comme une possédée, se jetait sur lui toutes griffes dehors
dans l’intention évidente de lui crever les yeux.
Un instant, ils luttèrent sans qu’il
parvînt à placer seulement une parole tant la jeune furie mettait
d’ardeur dans son attaque et ses injures. Finalement, il parvint à
la maîtriser en la plaquant à terre, les poignets solidement
maintenus derrière son dos. Réduite à l’impuissance mais non à la
résignation, elle lui cracha au visage comme une chatte furieuse en
dardant sur lui un regard si fulgurant qu’il touchait à la
folie.
— Espèce de sale croquant !
hurla-t-elle, si tu ne me lâches pas tout de suite, je te ferai
arracher la peau du dos et je la jetterai aux chiens !
Le visage juvénile était tellement déformé
par la colère qu’il n’était plus dangereux du tout. Par contre, il
avait beaucoup gagné en comique et Gilles, sans lâcher prise, se
mit à rire.
— Vous avez une curieuse façon de
remercier quand on vous sauve la vie, Mademoiselle !
Le calme de sa voix, ses inflexions
élégantes frappèrent la jeune furie. Elle cessa de cracher mais
fronçant les sourcils observa son sauveur à travers ses paupières
mi-closes.
— Où avez-vous pris que ma vie était
en danger ? s’écria-t-elle abandonnant d’instinct le
tutoiement. N’a-t-on plus le droit de prendre un bain sans qu’un
énergumène se jette sur vous, vous assomme et vous traîne sur la
première rive venue ?
— Un bain ? Dans
l’estuaire ? Avec les courants qu’il y a et à marée
descendante ? C’est de la folie pure. Vous ne nagiez même
pas.
— Non ! Je me laissais porter.
C’est tellement agréable ! C’est même merveilleux.
Malheureusement, cela vous mène droit dans l’autre monde. En tout
cas, n’importe qui, à ma place, aurait agi comme je l’ai fait. Où
sont vos vêtements ?
Elle eut un rire trop nerveux pour ne pas
traduire la colère.
— Où voulez-vous qu’ils soient ?
Dans la barque, voyons ! Vous n’avez plus qu’à courir
après…
Il se redressa, fouillant des yeux le
crépuscule. La barque était déjà loin. Prise par un courant plus
rapide, elle était à peine visible et, dans un instant, elle
atteindrait la mer.
— C’est impossible, murmura-t-il
tandis que son regard, comme attiré par un aimant, revenait se
poser sur le corps que la jeune fille ne semblait nullement songer
à dissimuler.
Au contraire, elle s’étira dans l’herbe
avec un bâillement qui découvrit l’intérieur rose de sa bouche et
ses petites dents blanches.
— Eh bien, voilà ! soupira-t-elle
avec un sourire tellement acide que Gilles la soupçonna de prendre
secrètement plaisir à la situation. Il ne me reste plus qu’à
rentrer au château dans cette tenue sommaire ! Je me demande
ce que l’on en dira.
— Au château ?
Elle désigna du menton les grands toits
bleus que l’on apercevait au-dessus des arbres.
— Celui-là ! Le château de
Locguenolé bien sûr ! J’y séjourne chez mes cousins Perrien
mais comme ils sont un peu à cheval sur les principes, il ne nous
reste plus qu’une solution : vous allez me donner vos
vêtements.
Il ne l’écoutait pas. Son regard, fasciné,
suivait chacun des mouvements souples de cette chair dévoilée.
Quelque chose d’inconnu et de terrible s’éveillait en lui balayant
toutes les idées reçues. Le sang battait dans sa gorge, à ses
tempes, brouillant sa vision, annihilant sa volonté et sa raison.
L’impression que ce corps appartenait au sien depuis toujours,
qu’il lui fallait le rejoindre, se souder à lui pour qu’il ne
s’écartât plus jamais… C’était un besoin presque douloureux, comme
la faim ou la soif. Tout son être se tendait, avide de saisir,
d’étreindre, de soumettre.
Un changement subit dans l’expression de
son visage alerta la jeune fille. Son sourire s’effaça et,
soudainement, d’un mouvement souple et rapide, elle se releva,
battit en retraite vers un buisson derrière lequel elle se cacha.
Gilles ne vit plus qu’une fusée de genêts au-dessus de laquelle
émergeait un jeune visage courroucé sous la masse rougeoyante des
cheveux en désordre.
— Eh bien ? N’avez-vous pas
entendu, fit-elle aigrement. Je vous ai dit de me donner vos
vêtements ?
Il retomba sur terre si rudement que le
choc lui arracha une grimace comme si réellement sa peau venait de
s’écorcher.
— Mes vêtements ? Et je rentrerai
comment ?
— Voilà qui m’est égal. L’important
est que moi je ne reparaisse pas toute nue au château. Allons,
vite !… Et ne me dites pas qu’ils sont mouillés, cela n’a
aucune importance ! Si vous ne vous exécutez pas, je crierai
si fort que l’on m’entendra ! Je dirai que vous m’avez
attaquée, malmenée… et si l’on ne vous pend pas, au moins on vous
bastonnera !
Il haussa les épaules, indifférent à la
menace mais n’hésita cependant pas une seconde de plus. Elle avait
raison en disant qu’il lui était impossible de rentrer nue au
château. La comtesse de Perrien, propriétaire de Locguenolé que
l’on disait austère serait capable d’en avoir une attaque. Lui-même
attendrait la nuit noire pour rentrer à Kervignac sans ameuter les
foules et tout serait dit.
Rapidement, il ôta sa chemise et sa culotte
de toile trempées, les jeta par-dessus les genêts, ne gardant
autour des hanches qu’un étroit caleçon de lin. Il tournait le dos,
beaucoup plus gêné que ne l’avait été la jeune fille tout à
l’heure. Ne lui serinait-on pas, au collège, que la nudité était,
de toute façon, une honte insoutenable ? Il avait envie de
s’enfuir mais quelque chose de plus fort que lui le retenait,
Soudain, une voix paisible lui parvint.
— Ce n’est pas la peine d’avoir honte,
disait-elle. Vous êtes très beau ! C’est seulement quand on
est laid qu’il faut se cacher.
Alors, il se retourna, la regarda et se mit
à rire avec un profond sentiment de soulagement. Vêtue de ses
habits, beaucoup trop grands, elle était ridicule et charmante.
Mais elle ne riait pas. Perplexe, elle le considérait gravement,
comme s’il représentait pour elle un problème difficile à
résoudre.
— Je ne vous ai jamais vu, dit-elle
enfin, comment vous appelez-vous ?
— Gilles. Gilles… Goëlo !
J’habite à Kervignac.
Dieu que son nom avait eu du mal à
passer ! En face de cette fille qu’il devinait noble malgré
ses étranges manières il eût donné n’importe quoi pour pouvoir
s’annoncer Rohan ou Penthièvre… Il sentit d’ailleurs aussitôt
qu’elle était déçue, à un plissement léger de sa bouche, à un
imperceptible haussement d’épaules.
— Ah ! dit-elle seulement.
Puis, virant brusquement sur elle-même et,
sans rien ajouter, elle se mit à courir vers le parc du château.
Alors, les mains en porte-voix, il cria :
— Et vous ? Comment vous
appelez-vous ?
Elle s’arrêta net, se retourna mais la nuit
venait vite et il ne pouvait plus distinguer l’expression de son
visage. Il sentit cependant qu’elle hésitait puis sa voix lui
parvint, lointaine et froide.
— Je ne tiens pas à ce que vous vous
rappeliez mon nom, dit-elle. Mais je n’ai pas le droit de vous le
refuser. Je suis Judith de Saint-Mélaine !…
Aussitôt elle partit, sans plus se
retourner, disparut sous les arbres tandis que Gilles, humilié et
furieux, transi par-dessus le marché, prenait sa course à travers
la lande pour regagner son village de Kervignac, distant d’une
bonne lieue.
Il ne savait pas très bien à qui
s’adressait en priorité sa colère. À qui en voulait-il
davantage ? À lui-même, assez idiot pour aller assommer une
innocente baigneuse qui ne lui demandait rien (encore qu’elle
risquât indubitablement sa vie). À la petite furie rousse,
impudique comme une vraie sirène et dont le sourire avait tant de
charme, mais qui, prête peut-être à lier connaissance, s’était
refermée comme une huître en découvrant qu’il n’appartenait pas à
son univers de châteaux et de préjugés ? Ou encore au destin
diabolique qui ne les avait mis en présence que pour mieux faire
sentir à un garçon, séduit pour la première fois de sa vie, l’abîme
infranchissable qui le séparait à jamais de cette jolie
créature ? Judith de Saint-Mélaine avait été déçue par son nom
trop simple. Comment eût-elle réagi si elle avait pu savoir que
Gilles ne le tenait que de sa mère et qu’il était bâtard ? À
imaginer le mépris, voire le dégoût plissant le petit nez aux
taches de rousseur, pinçant les lèvres fraîches, le jeune homme
sentait monter en lui une rage meurtrière. Pourquoi Dieu lui
avait-il fait cela ?
Quand, dans un accès de rage, il lui
arrivait de poser cette question à Rozenn, la vieille servante qui
l’avait pratiquement élevé, elle se contentait de sourire
tendrement et de lui caresser la joue. Puis elle
ajoutait :
— Sans doute qu’il te voulait pour lui
dès avant ta naissance, petit ! Tu sais bien que tu dois le
servir toute ta vie.
Cette explication l’avait satisfait
longtemps. Mais depuis deux ans, depuis ses quatorze ans, elle
s’était réduite aux dimensions d’une simple hypothèse. Encore
s’acharnait-il à la détruire avec tous les arguments de sa jeune
logique. Dieu ne pouvait pas avoir décidé, avant même qu’un être
humain ne vînt au monde, qu’il était irrévocablement destiné à
l’Église. Et, s’il lui arrivait de le faire, il prenait au moins la
peine d’inspirer à son élu une solide vocation.
Or ce n’était pas le cas de Gilles. Sa
piété était sincère, profonde même mais elle était ni plus ni moins
ardente que celle de tous les jeunes Bretons de son âge. Dieu était
pour lui une entité immense, mystérieuse, effrayante et vaguement
cruelle dont les meilleurs serviteurs se devaient de renoncer
totalement à tout ce que ce même Dieu avait créé de plus
magnifique : la terre, ses immenses richesses et son infinie
douceur. Et plus Gilles grandissait, plus l’austérité de ce service
difficile le rebutait. Il s’imaginait tellement mieux sous le
tricorne galonné d’or d’un soldat du Roi que sous la lévite noire,
étriquée et lustrée aux coudes d’un homme de Dieu !
Malheureusement, sa mère avait une fois pour toutes décidé qu’il
serait prêtre.
Sa mère ! Quand il évoquait le visage
de Marie-Jeanne Goëlo, Gilles se sentait envahi d’un curieux
sentiment fait de tant d’impressions qu’il ne parvenait pas à
démêler laquelle dominait. C’était une sorte de dévotion mêlée de
crainte et, depuis le début de son adolescence, d’une espèce de
rancune coléreuse. Si elle l’avait voulu, l’enfant, en échange d’un
peu d’amour, eût donné tout ce qu’il y avait en lui d’adoration et
de tendresse. Mais Marie-Jeanne ne l’avait jamais voulu… Aussi loin
que pouvaient remonter ses souvenirs, Gilles avait été tenu à
distance par une mère qui ne l’avait jamais embrassé et, sans la
chaude présence de Rozenn, débordante d’activité et d’affection, la
vie commune de ces deux êtres, liés cependant par le plus étroit
des liens du sang, n’eût été qu’un long silence jusqu’au départ du
garçon pour le collège, six ans plus tôt.
C’était par Rozenn encore que Gilles avait
connu, en partie, les événements qui avaient précédé sa naissance,
brisé la vie de sa mère et fait de lui un bâtard. C’était une
histoire banale, au fond : la classique histoire de la fille
séduite et abandonnée mais le caractère farouche de Marie-Jeanne
l’avait élevée à la hauteur d’une tragédie grecque.
Fille d’un chirurgien de marine retraité à
la suite d’une blessure reçue au combat et retiré au bourg de
Pont-Scorff, Marie-Jeanne Goëlo n’avait pas connu sa mère morte en
couches. Celle-ci avait été la plus jolie des caméristes de la
comtesse de Talhouët-Grationnaye dont le château du Leslé était
voisin de Pont-Scorff. C’était la Comtesse qui l’avait mariée à
Ronan Goëlo, elle encore qui s’était chargée de la petite fille
après la mort de sa mère.
Par ses soins, l’enfant avait reçu une
excellente éducation dans un bon couvent de Quimperlé où les
Talhouët passaient les mois d’hiver. C’était une enfant grave, peu
démonstrative, attachante cependant par sa beauté un peu sévère
faite de lignes pures, d’épais cheveux bruns et de très beaux yeux
de même nuance. Elle était surtout d’une extrême piété et il avait
été très vite acquis, chez les Talhouët, que Marie-Jeanne, l’âge
venu, ne quitterait son couvent un peu mondain que pour un autre,
infiniment plus sévère, celui des Bénédictines de Locmaria.
Et puis, à la fin de l’un de ces étés qui
ramenaient chaque année toute la famille Talhouët et Marie-Jeanne
au Leslé cela avait été le drame : la future nonne était
enceinte ! Avec le visage d’une morte et des yeux sans larmes,
elle avait avoué elle-même son état à la Comtesse mais il avait été
parfaitement impossible de lui tirer un mot sur les circonstances
de ce malheur et sur le nom du coupable. Enfermée dans un silence
farouche, cette enfant de seize ans avait refusé à la fois la
dénonciation et la pitié : ce qu’elle attendait de sa
bienfaitrice, c’était plus une sentence qu’une aide.
Et les Talhouët, qui, pourvus de quatre
enfants, recevaient beaucoup et beaucoup de jeunesse en avaient été
réduits aux conjectures car jamais personne n’avait remarqué une
attirance quelconque entre Marie-Jeanne et l’un ou l’autre des
hôtes du château.
L’hiver qui suivit, Marie-Jeanne ne rentra
pas à Quimperlé. Elle resta cachée au Leslé sous la garde de Rozenn
Tanguy, la femme de charge du château et au mois de mai 1764,
Gilles venait au monde. Mais, malgré l’abri de ses forêts et de ses
étangs, le Leslé n’était pas assez à l’écart encore pour qu’aucun
bruit n’en transpirât… et quinze jours après la naissance
clandestine, on trouvait Ronan Goëlo, l’ancien chirurgien de marine
pendu à la maîtresse poutre de sa maison au-dessus d’une collection
de bouteilles de rhum vides.
Comprenant alors qu’il allait falloir
compter avec les ragots et la calomnie, que Marie-Jeanne et son
bébé ne seraient peut-être pas longtemps en sûreté sur ses terres,
Mme de Talhouët avait entrepris de leur chercher un refuge.
Justement son fils cadet, l’abbé Vincent qui avait tenu à être
parrain de l’enfant et qui avait été renvoyé dans ses foyers après
la dispersion des Jésuites, venait d’être nommé recteur de la ville
d’Hennebont, voisine. Ce fut lui qui se chargea de la mère et de
l’enfant. En compagnie de Rozenn, qui s’était passionnément
attachée au bébé, ils partirent pour Hennebont et s’installèrent
dans une petite maison près des remparts.
Mais Marie-Jeanne aspirait à plus de
silence et de solitude encore. Au fond de ce cœur muet, le regret
du cloître était plus vivace que jamais. Les bruits de la ville et
du port lui faisaient horreur. Aussi, avec le petit héritage
qu’elle avait eu de son père, acheta-t-elle près de Kervignac, un
village de la lande, une maison et un jardin abrités derrière
d’épais buissons d’ajoncs et d’épine noire. Puis, elle s’y enferma,
avec Rozenn et le bébé pour y mener une vie d’austérité dans
laquelle la prière tenait la plus grande place.
Auprès de cette mère indifférente qu’il
n’avait jamais vue sourire, le petit garçon grandit en solitaire.
Il apprit à jouer sans bruit pour ne pas gêner les méditations de
la nonne manquée. Dans les rares occasions où elle lui adressait la
parole, c’était pour lui parler de Dieu, de la Vierge et des
saints, pour lui apprendre des prières et tenter de lui inspirer le
dégoût de la terre. Et, pour mieux l’en convaincre, elle lui
apprit, très tôt, qu’il n’était pas un enfant comme les autres mais
une sorte de réprouvé qui ne trouverait le salut et la paix du cœur
qu’au sein de l’Église.
— Les gens du siècle te repousseront
comme un objet d’horreur, disait-elle. Dieu seul t’ouvrira les
bras…
Malgré les remontrances de l’abbé de
Talhouët, malgré les larmes de Rozenn qui ne pouvait supporter de
voir souffrir « son petiot » Marie-Jeanne Goëlo, semaine
après semaine, mois après mois, année après année, tenta
d’implanter dans la tête de son fils l’idée qu’il ne pourrait être
dans la vie que prêtre ou maudit. À moins qu’il ne choisît les
voies du démon qui n’avaient d’autre aboutissement que
l’échafaud…
Elle ne réussit qu’à moitié. L’enfant avait
des yeux pour voir et ce monde qu’on lui disait mauvais, dangereux,
pourri, il ne parvenait pas à le trouver repoussant. Il y avait
toute la beauté de la campagne au printemps, il y avait la mer, le
vent, les nuits étoilées, l’odeur de la terre sous le soleil, le
chant des oiseaux, les arbres et tous les animaux qui peuplaient
son univers enfantin de petit paysan. Il y avait les chevaux, ces
bêtes immenses et superbes qu’il adorait d’instinct comme des
créatures fabuleuses. Il y avait aussi les chansons de Rozenn et
l’infinité des contes merveilleux de la vieille Bretagne dont elle
semblait posséder une réserve inépuisable.
On lui avait tant dit qu’il n’était pas un
enfant comme les autres, qu’il en chercha la raison, apprit que
cela tenait à ce qu’il n’avait pas de père. Alors, il voulut en
savoir plus, harcela Rozenn de questions auxquelles la pauvre femme
était bien incapable de répondre.
— C’était un seigneur, avoua-t-elle un
jour, mais je ne sais pas son nom parce que ta mère n’a jamais
voulu le dire…
Avec les années, l’image de ce père dont
Rozenn ne lui parlait qu’avec tant de réticences, se mit à hanter
l’imagination de Gilles et y prit peu à peu des couleurs
brillantes. Peut-être parce que sa mère lui refusait l’amour dont,
comme tous les enfants, il avait un besoin vital, il s’attacha
davantage à l’absent, refusant de voir en lui un séducteur sans
scrupules pour le parer de tout le rayonnement d’un coureur de
grande aventure et d’un homme épris de liberté.
Et ainsi à mesure que grandissait en lui la
silhouette de ce père sans visage, se développait un besoin encore
aveugle de le rejoindre d’une manière ou d’une autre, par-delà le
temps et l’espace, de s’identifier à lui en quelque sorte. Alors,
il cessa d’interroger Rozenn, qui n’avait d’ailleurs plus rien à
lui apprendre, par crainte obscure d’un trait qui pût abîmer son
héros intime. Et il ne répondit plus rien quand, par hasard, sa
mère évoquait le temps où il pourrait commencer ses études en
théologie.
Être prêtre ? Il ne l’avait jamais
réellement souhaité mais ce soir, en courant à travers la lande
piquée de grandes pierres levées comme les sentinelles de pierre
d’un royaume mystérieux, il rejeta pour toujours cette idée qui ne
lui appartenait pas. Comment offrir librement à Dieu un cœur envahi
par l’image impudique d’une petite sirène aux cheveux couleur de
feu ?
Quand il atteignit enfin sa maison, tapie
comme un gros chat au creux d’un vallonnement court entouré
d’épines blanches, de ronces et de genêts, il hésita un instant,
pris d’inquiétude à l’idée de se retrouver en face de sa mère dans
la tenue sommaire qui était la sienne. À imaginer le regard glacé
dont elle couvrirait sa nudité, il sentit un frisson lui courir le
long de l’échine.
Prudemment, il s’approcha de la petite
fenêtre basse qui s’ouvrait comme un gros œil dans la nuit,
espérant que Marie-Jeanne serait déjà retirée dans sa chambre, à
ses dévotions, étant donné l’heure tardive. En effet, elle ne
s’occupait jamais de ce qu’il faisait durant ses vacances et
soupait à son heure, sans l’attendre car parfois Gilles passait la
nuit en mer, à pêcher avec les fils du pilote Le Mang, les seuls
amis qu’il eût jamais au village.
Collant le nez à la vitre, il vit qu’en
effet la salle était vide. Un seul couvert était disposé sur la
longue table de chêne ciré et Rozenn, assise sur un banc près de
l’âtre, disait son chapelet en somnolant vaguement comme elle en
avait l’habitude, piquant parfois du nez sur sa poitrine.
Il sourit à cette image rassurante, ouvrit
la porte tout doucement et se glissa dans la salle sans faire plus
de bruit qu’un chat. En trois sauts, il atteignit le grand
coffre-banc qui régnait le long de la paroi sculptée où se
cachaient les lits-clos, en ouvrit un compartiment, tira une
chemise de grosse toile semblable à celle qu’il avait abandonnée,
une culotte assortie et les revêtit.
Puis, regagnant la porte, il ressortit pour
effectuer aussitôt une nouvelle entrée, infiniment plus bruyante
que la première.
— Je suis en retard, s’écria-t-il,
mais il faisait si beau au bord de la rivière que je n’ai pas vu
passer le temps. Pardonne-moi !
Rozenn sursauta, relevant sur le jeune
homme un regard bleu, effaré sous l’accent circonflexe de
mousseline accroché à son chignon gris et qui lui tenait lieu de
coiffe, à la mode des femmes d’Auray.
— Ah ! c’est toi ! fit-elle
en se levant avec effort. Je crois que je me suis un peu
assoupie.
— Assoupie ? Je crois, moi que tu
dormais profondément. Pourquoi n’es-tu pas couchée ? Je suis
assez grand pour me servir tout seul, tu sais ?
Elle hocha la tête, mécontente qu’il remît
sur le tapis ce vieux sujet de querelle entre eux deux.
— Cela ne se fait pas ! Combien
de fois faudra-t-il te dire que tu es d’un sang dont les hommes,
jamais, ne se sont servis eux-mêmes ? Assieds-toi et
mange !
— Où est ma mère ? Déjà
couchée ?
— Non. À l’Église. Il y a Adoration
Perpétuelle. Ta mère y passera la nuit.
— La nuit ? N’est-ce pas
beaucoup ?
La vieille servante haussa les épaules
donnant ainsi la juste mesure de ce qu’elle pensait des exercices
religieux excessifs de Marie-Jeanne.
— Un de ces jours, elle demandera le
poste de sacristine pour pouvoir y passer aussi ses jours. Sainte
Anne bénie ! Cette femme n’est pas raisonnable.
Gilles approuva de la tête et attaqua sa
soupe avec le bel appétit de son âge. Son sauvetage et sa course à
travers la lande l’avaient affamé. Et bien qu’il eût envie de
continuer à poser des questions, il se tut car il n’était pas
d’usage qu’un homme parlât en mangeant. Ce fut seulement quand il
eut achevé son repas qu’il releva sur Rozenn, demeurée debout à son
côté, un regard brillant de curiosité.
— Ma mère ne sort jamais et ne
fréquente personne, dit-il en manière de préambule, mais toi,
Rozenn, tu connais tout le pays jusqu’à Hennebont et jusqu’à
Port-Louis ?
— Je n’ai aucune raison de ne pas être
polie, bougonna-t-elle déjà sur la défensive. Quand on me parle, je
réponds ! Ça signifie quoi, ta question ?
— Pas grand-chose ! Je voudrais
seulement savoir si tu connais une famille de
Saint-Mélaine ?
Les sourcils gris se rejoignirent sous leur
petit toit amidonné.
— Mais… au fait, ajouta-t-elle, d’un
ton soupçonneux, pourquoi est-ce que tu me parles de ces
gens-là ?
— Oh !… pour rien ! fit
Gilles en se levant pour éviter une trop longue explication. En
revenant le long du parc de Locguénolé, j’ai rencontré une jeune
fille qui m’a dit s’appeler ainsi et séjourner au château. Mais
c’est sans importance…
Et, pour se donner une contenance, il
quitta la maison en annonçant qu’il allait voir si les poules
étaient bien enfermées « parce qu’on avait signalé un renard
dans les environs ». Il était bien certain que Rozenn, dont la
curiosité était le péché mignon, n’aurait de cesse d’avoir mené à
bien sa petite enquête. Et, tandis qu’il faisait consciencieusement
le tour du petit enclos, il entreprit de bâtir une histoire de
chute dans un fossé et de cheville tordue qui ménagerait à la fois
son amour-propre et la pudeur de Judith.
Son espoir ne fut pas déçu. Rozenn
s’entendait comme personne à poser, sans avoir l’air d’y toucher,
les questions les plus précises. Elle eût fait un confesseur hors
concours car non seulement aucune commère, à dix lieues à la ronde,
n’était capable de lui résister mais elle savait aussi faire parler
les plus coriaces des vieux pêcheurs, ceux dont les bouches
édentées ne desserraient leurs pipes que pour laisser passer les
réconfortantes rasades de cidre ou d’eau-de-vie.
— Elle serait capable de confesser
notre évêque en personne… ou encore mon bedeau ! avait coutume
de dire l’abbé Vincent, parrain de Gilles, qui connaissait la
vieille femme depuis sa naissance. Quand j’étais enfant, elle
faisait parler jusqu’aux braconniers du Leslé, leur prenait une
partie de leur butin et les renvoyait avec le reste, plus un sermon
et une fiole d’eau-de-vie.
Grâce à elle, donc, Gilles sut bien vite
tout ce qu’il désirait savoir.
Orpheline de mère depuis quelques mois,
Judith de Saint-Mélaine venait d’être admise comme pensionnaire à
Hennebont au couvent de Notre-Dame-de-la-Joie où Mme Clothilde
de La Bourdonnaye, abbesse, et ses Bernardines se chargeaient de
l’éducation des filles nobles et peu fortunées pour en faire la
plupart du temps des religieuses. Son père, vieux gentilhomme à peu
près ruiné, avait dû quitter le petit domaine du Fresne, près de
Ploermel, qui avait été la dot de sa femme et leur seule fortune,
pour s’établir à Hennebont, dans un vieil hôtel lézardé de la
Ville-Close qu’un cousin oublié venait de lui léguer.
Le baron et sa fille étaient donc venus
habiter l’étroite et sombre maison du cousin défunt et, grâce à la
protection des La Bourdonnaye dont les terres avoisinaient le
Fresne, grâce aussi à celle de sa marraine la comtesse de Perrien,
Judith avait été admise à Notre-Dame-de-la-Joie pour y entamer une
éducation entièrement négligée jusqu’à présent car, entre une mère
toujours malade et deux frères à peu près sauvages, elle avait
poussé aussi naturellement qu’une herbe des champs et sans plus de
soins.
— Tu vois, conclut Rozenn en reprenant
son tricot mais en laissant peser sur le jeune homme un regard
singulier qui le fit rougir, ta jeune fille du château n’a guère
plus de chance que toi. Tu n’as pas de père, elle n’a plus de mère,
elle est noble mais elle est pauvre comme Job. Tu seras prêtre et
elle sera nonne. Inutile d’y penser davantage.
— Où as-tu pris que j’y pensais ?
fit Gilles avec humeur.
Rozenn ôta ses lunettes, les essuya au coin
de son tablier et eut un petit rire sans gaîté.
— Mon pauvre garçon ! Si tu n’y
pensais pas, il y a beau temps que tu m’aurais envoyée promener
avec mon histoire en disant qu’elle ne t’intéressait guère. Mais tu
m’as écouté tout au long sans rien dire, avec des yeux comme des
étoiles. Elle est si jolie que cela ?
Gilles tourna le dos brusquement et se mit
à fourrager dans son épaisse chevelure blond foncé comme s’il y
traquait une pensée importune.
— Oui… je suppose que oui !
Qu’est-ce que cela fait au fond ? Tu dis qu’elle n’est pas
mieux partagée que moi mais tu te trompes. Même si son sort n’était
pas tracé d’avance, elle ne pourrait jamais rien avoir de commun
avec moi car si elle est pauvre elle demeure noble et si elle n’a
plus de mère du moins porte-t-elle le nom de son père. Elle est
née, elle, régulièrement et moi je ne suis qu’un bâtard.
C’est-à-dire rien dans un monde où la naissance représente le seul
passeport valable pour une vraie vie. Nous n’en parlerons plus
jamais…
Et, pour ne pas se laisser aller, devant
les yeux navrés de Rozenn, au flot d’amertume qui l’envahissait, il
s’échappa de la maison et courut la lande jusqu’à la nuit
close.
Pendant les jours de vacances qui lui
restaient, avant sa rentrée au collège qui avait lieu après la
Toussaint, il ne prononça plus jamais le nom de Judith mais on ne
le vit guère à la maison.
Pourtant, il n’allait plus en mer comme
naguère avec les fils Le Mang, il ne pêchait plus dans la rivière.
Même les remparts de Port-Louis, la forteresse maritime voisine où
il aimait à errer et les quais de L’Orient où il avait plaisir à se
rendre parfois pour humer les senteurs fortes des grands navires
retour des Indes ne le virent plus. Pendant des heures, il restait
assis au bord du Blavet, dans le nid de hautes herbes où il avait,
un soir, tiré un corps inerte, regardant couler l’eau changeante
sans plus songer à y jeter une ligne.
Deux ou trois fois, il alla jusqu’à
Hennebont, erra longuement sur le sentier tracé entre la rivière et
les hauts murs du couvent puis revint à Kervignac sans même une
visite à son parrain que, cependant, il aimait de tout son cœur
pour son inépuisable bonté et pour l’affection vigilante qu’il lui
donnait. Trop vigilante peut-être en pareil cas ! Gilles
craignait surtout que le regard perspicace du prêtre n’eût tôt fait
de lui extirper son secret.
Il ne revenait à la maison qu’à la nuit
tombée, pour avaler quelque chose et dormir sans avoir prononcé
plus de dix paroles. Il était devenu presque aussi taciturne que sa
mère, ce dont celle-ci, d’ailleurs, ne s’apercevait même pas,
toujours plongée qu’elle était dans d’interminables dévotions, Mais
Rozenn se tourmentait pour deux et guettait sur le visage du jeune
homme, les progrès d’un mal qu’elle devinait trop bien.
Un soir, elle retint Marie-Jeanne au moment
où elle s’enveloppait de sa mante noire pour aller au salut.
— Oublie un peu le Ciel et regarde sur
la terre, lui dit-elle rudement. Regarde ton fils. Il ne mange
plus, ne rit plus, ne parle plus… Ne vois-tu pas qu’il est
malheureux ?
L’étroit visage de cette mère de
trente-trois ans qui en paraissait cinquante s’éclaira d’un sourire
tandis que les yeux sombres, sous la coiffe de veuve qu’elle
portait depuis la naissance de l’enfant, brillèrent d’un feu
fanatique.
— Malheureux ? Parce qu’il a
entendu la Voix qui le détourne du monde et de ses futilités ?
Tu dis qu’il ne rit plus, qu’il ne parle plus ? Alors,
réjouis-toi, folle que tu es, au lieu de gémir. S’il se tait, c’est
pour mieux entendre Dieu qui l’appelle. Que son Saint Nom soit béni
dans l’éternité ! Laisse-moi, maintenant ! Je suis en
retard.
Et elle s’enfuit, courant presque, sans que
Rozenn, découragée, fît un geste pour la retenir ! Quelle
folie, en effet, d’avoir essayé d’intéresser cette femme au cœur
détruit à un enfant dont, généralement, elle ne semblait même pas
soupçonner la présence ! Depuis qu’il séjournait la plupart du
temps au collège, elle ne lui parlait, que pour dire bonjour,
bonsoir et s’informer s’il avait dit ses prières. En dehors de
cela, elle ne s’intéressait pas plus à lui que s’il eût été fait de
verre, comme la vitre d’une fenêtre.
— Elle ne voit rien, n’entend rien,
s’indigna la vieille femme. Dieu ! Le Ciel !
L’Église ! Elle ne connaît que cela et à cette heure, elle va
conter à l’abbé Séveno, son confesseur et le recteur de notre
village, que Gilles a été touché par la grâce ! Et qu’importe
si le petit est malheureux ! La grâce ? Allons
donc ! Le beau curé que nous allons avoir là s’il a pris le
mal d’amour…
Mais Rozenn savait qu’il n’y avait rien à
faire et, pour la première fois de sa vie, elle trouva que les
vacances duraient trop longtemps, que l’heure où Gilles quitterait
des terres si dangereuses pour lui et regagnerait Vannes ne
viendrait jamais assez tôt.
Sans le savoir, elle était, en cela,
d’accord avec Gilles lui-même. Le jeune homme ne comprenait rien à
ce qui lui arrivait, à cette douleur sourde installée au creux de
sa poitrine comme un minuscule rongeur, à cette image obsédante qui
ne le quittait ni jour ni nuit, à cette envie brûlante de revoir,
ne fût-ce qu’une fois le visage qui le hantait. Les sévères mises
en garde de l’abbé Delourme, vitupérant la femme et ses dangers,
étaient bien loin maintenant. Il n’en recevait même plus l’écho
mais il pensait que Dieu était à la fois injuste et cruel de lui
avoir montré Judith puisqu’elle ne serait jamais pour lui qu’un
rêve impossible. Et il souhaitait, naïvement, s’éloigner pour
toujours…
Mais son besoin de revoir la jeune fille
fut plus fort que sa raison. Le jour de la Toussaint, qui précédait
celui de son départ pour le collège, il décida d’aller entendre les
obligatoires Vêpres des Morts à Notre-Dame du Paradis, l’église
principale d’Hennebont. Il savait que toute la ville y
serait.
Et, en effet, Judith était là, accompagnant
son père qui lui donnait le bras. Mais, tout d’abord, il eut peine
à reconnaître la petite furie qui avait essayé de lui crever les
yeux dans la jeune fille aux yeux baissés, aux boucles sages sous
la grande mante brune à capuchon qui s’avançait à pas comptés dans
la nef pour gagner les bancs de la noblesse.
Caché derrière un pilier, il vit que ses
cheveux lisses brillaient comme du cuivre à la lumière des cierges
et, quand elle releva les paupières pour regarder l’autel il reçut
en plein cœur l’éclat de ses yeux, brillants comme des diamants
noirs.
Durant l’interminable office, il demeura
figé dans l’ombre de son pilier, sans même un regard pour le chœur
où tout le clergé, en chapes noir et argent, officiait, avec
l’impression déchirante que sa vie allait finir au moment où ses
yeux se détacheraient de Judith.
Mais, quand le dernier Requiem tonna sous
les vieilles voûtes, clamé par les solides gosiers des
Hennebontais, Gilles eut la réaction normale de tout jeune amoureux
qui aperçoit, à l’église, celle qu’il aime et se jeta littéralement
vers le bénitier pour lui offrir l’eau sainte quand elle passerait
devant lui.
Il attendit un bon moment, avec la crainte
grandissante qu’elle ne fût sortie par une autre porte car il avait
vu passer son père donnant la main à la vieille Mme de La
Foret qui était sourde comme un pot et percluse de
rhumatismes.
Elle parut enfin, avec les derniers
fidèles, accompagnée d’une jeune fille de son âge, aussi brune
qu’elle était rousse mais pourvue d’une paire d’yeux verts
particulièrement vifs. Gilles s’avança vivement et, plongeant la
main dans la coupe de granit avec tant d’ardeur qu’il mouilla sa
manche jusqu’au coude, il la lui offrit toute ruisselante.
Elle tressaillit, plongea un instant son
regard sombre dans les yeux bleus du jeune homme, puis, considérant
sévèrement cette main trempée :
— Toujours aussi maladroit, à ce que
je vois ? fit-elle sans approcher la sienne.
— La paix pour l’éternité aux âmes des
Trépassés ! murmura-t-il en constatant avec horreur que sa
voix tremblait.
Judith ne répondit pas. Immobile à deux pas
de lui, elle le dévisageait avec une insolente insistance tandis
que sa compagne, visiblement ravie de l’aventure, chuchotait
quelque chose à son oreille.
— Amen ! fit-elle enfin. Mais la
paix des trépassés ne vous autorise pas à m’offrir l’eau
bénite ! Je t’en prie, Azénor, cesse de me tourmenter pour que
je te présente ce garçon ! ajouta t-elle vivement à l’adresse
de son amie. On ne présente pas n’importe qui à une fille de bonne
maison ! Quant à vous, Monsieur, je croyais vous avoir dit que
je ne tenais pas à ce que vous vous rappeliez mon nom ? À plus
forte raison ma personne !
— Mais, enfin, qui est-ce ?
insista la jeune Azénor incapable apparemment de contenir sa
curiosité, je ne l’ai jamais vu !
— C’est sans importance ! Si tu y
tiens vraiment, il s’appelle Gilles Goëlo. C’est un futur curé de
campagne, Viens ! Il ne faut pas manquer la procession…
Et elle s’éloigna dans le jour gris, portée
par les derniers rugissements de l’orgue.
Gilles ne sut jamais combien de temps il
était resté là, debout près de ce bénitier, les pieds rivés aux
dalles froides sur lesquelles le vent de pluie chassait quelques
feuilles flétries, la main toujours levée, foudroyé par ce dédain
avec, dans la poitrine, une masse de plomb…
Peut-être fût-il resté là jusqu’au Jugement
dernier si le fracas des cloches et l’attaque d’un cantique par les
voix grêles des enfants de chœur ne l’avaient tiré de sa torpeur.
Il vit la procession s’avancer vers lui depuis le fond de l’église,
la grande croix d’argent qui avançait lentement balancée sur le
fond bleu des bannières, les ornements de deuil sur les épaules des
prêtres aux visages mornes. Quelque chose se noua dans sa gorge,
quelque chose qu’il ne connaissait pas et qui était peut-être de la
peur. C’était comme si l’église entamait les funérailles de sa vie
et de ses espoirs en lui rappelant son destin.
— Un futur curé de campagne !… Un
futur curé de campagne !…
La voix dédaigneuse emplissait ses
oreilles, dominant le tumulte du glas, des chœurs et de l’orgue.
Alors, emporté par une sorte de panique, il s’enfuit, bousculant
les groupes qui, près de l’enclos des morts, attendaient le
cortège, et, dévalant la pente raide menant à la rivière, il
disparut dans le brouillard de novembre…
En arrivant à la maison, il trouva Rozenn
occupée à recouvrir la table d’une nappe blanche sur laquelle, dans
un instant elle disposerait le cidre, les crêpes et le lait caillé
destinés aux trépassés qui, cette nuit-là, avaient le privilège de
revenir sur terre et de retrouver leurs anciens logis. Mais il ne
lui prêta aucune attention.
Courant au coffre où il rangeait ses
vêtements, il en tira toutes ses affaires, les empila dans un vieux
sac de matelot avec des gestes si brusques, des mains si nerveuses
que la vieille femme s’inquiéta.
— Sainte Anne bénie ! Que fais-tu
là, petit ? Est-ce que tu t’en vas ?
— Oui… Je pars… Tout de suite… Il faut
que je m’en aille, que je rentre au collège…
— Mais il n’y a pas de presse !
C’est seulement demain matin que le coche part pour Vannes. Et ta
mère…
Il saisit Rozenn aux épaules, embrassa
l’une après l’autre ses joues ridées, bousculant la coiffe de
mousseline qui glissa en arrière.
— Dis-lui adieu pour moi ! Dis…
que je lui écrirai ! Au surplus, cela lui sera égal. Je vais
jusqu’à la côte. Dans trois heures la marée sera haute et je
trouverai bien un bateau pour me conduire à Vannes ! Dieu te
bénisse, ma Rozenn !
Elle eut peur, tout à coup de cette voix
saccadée, de ce visage blême, de ces traits tirés où presque rien à
cette minute ne restait de l’enfance. Et, nouant ses bras autour de
lui, elle essaya de le retenir.
— Gilles ! Mon petit… C’est bien
à Vannes que tu vas ? Tu le jures ?
Il eut un petit rire sec, si triste qu’elle
eut envie de pleurer.
— À Vannes, oui ! Où veux-tu que
j’aille ? Il faut aller au collège, continuer les études.
Est-ce que je ne dois pas devenir un jour curé de campagne ?
On ne se hâte jamais assez quand un destin si brillant vous
attend…
Il s’arracha des bras de la vieille femme.
La porte retomba sur sa fuite avec un bruit sourd. Rozenn, les
jambes fauchées, alla s’asseoir sur un banc, écoutant décroître
au-dehors les pas pressés de ce garçon qu’elle aimait comme son
propre fils, plus, peut-être, car son amour l’avait choisi.
— Mon Dieu ! fit-elle. C’est
encore plus grave que je ne pensais.
Et, toute la nuit, en entretenant le feu
qui devait brûler jusqu’à ce que revienne le jour afin que les âmes
pussent s’y chauffer, Rozenn demeura assise sur la pierre de
l’âtre, écoutant le glas qui, lui aussi, devait sonner jusqu’au
jour et priant, au fond de son cœur simple, pour que Dieu eût pitié
de Gilles et ne lui rendît pas l’épreuve trop cruelle.
— Il est si jeune ! répétait-elle
tout bas. Si jeune ! Il ne saura pas souffrir…
1. Sorte de ver de sable.