CHAPITRE IX
CICÉRON ET ATTILA
Le couteau de Gunilla coupait bien. En
quelques instants Gilles et Tim retrouvèrent la liberté. Ce fut un
peu plus long pour l’usage normal de leurs membres engourdis.
— Que faisons-nous maintenant ?
souffla le chasseur. Comment franchir l’enceinte…
— L’un des pieux de la palissade est
coupé. Il est possible d’en déplacer un morceau… tout au moins pour
un homme. Moi, je n’ai jamais pu, sinon j’aurais fui depuis
longtemps.
— Eh bien, conclut Gilles, vous fuirez
avec nous. Montrez-nous le chemin.
Sans faire plus de bruit que des chats, ils
traversèrent l’espèce d’esplanade, l’un derrière l’autre. Tim
allait en tête puis l’esclave, puis Gilles. Mais, quand ils
atteignirent les huttes, le chemin indiqué par Gunilla passa devant
celle du chef et Gilles, retenu par une force plus puissante que sa
volonté, ralentit le pas… Là, tout près de lui, respirait cette
femme dont le souvenir le brûlait.
Tout était obscur dans la hutte. Le rideau
de daim cachait l’entrée mais il était mal attaché. Le vent de la
nuit le faisait bouger doucement, comme s’il demandait qu’une main
le soulevât… Le cœur de Gilles se mit à cogner lourdement dans sa
poitrine tandis que revenait, violemment impérieuse, irrésistible,
la flambée de désir qui tout à l’heure, alors même qu’il était
attaché au poteau de torture, lui avait fait oublier jusqu’à la
notion de sa mort prochaine.
Sitapanoki était là, à deux pas. Il
suffisait d’un geste pour l’approcher, pour la toucher… ou
simplement la regarder dormir…
« C’est de la folie ! souffla,
terrifiée, la voix intérieure de sa prudence. Ne tente pas le
diable. Fuis !… »
Mais les pieds de Gilles rivés à la terre
pesaient comme la pierre. S’il partait, il ne reverrait jamais
cette beauté surhumaine qui faisait de l’Indienne une vivante
déesse de l’Amour et cette idée lui fut insupportable. La
revoir ! La revoir encore une-fois, quitte à en mourir…
Une main saisit la sienne cherchant à
l’entraîner.
— Que faites-vous ? chuchota
Gunilla. Le temps presse…
— Un instant seulement…
Laissez-moi…
— Vous laisser ? Vous êtes
fou ?
— Allez-vous-en !… Rejoignez Tim,
je vous suis dans un instant ! Aidez-le à enlever le rondin et
laissez le passage ouvert.
Mais elle s’agrippa à lui et, dans l’ombre,
il vit ses yeux briller de colère.
— Avez-vous perdu l’esprit ?
C’est la hutte du chef. Si vous entrez là, rien ni personne ne
pourra plus vous sauver.
— Je sais, fit Gilles avec impatience.
Allez devant vous, dis-je…
Il allait détacher les mains crispées sur
son bras mais déjà, avec un gémissement terrifié, Gunilla
s’écartait. Le panneau de daim s’était soulevé. Une forme blanche
apparaissait et Gilles, malgré les ténèbres, crut que le soleil
venait de se lever.
Un instant, Sitapanoki demeura immobile en
face du jeune homme, si proche qu’il pouvait l’entendre respirer.
Sans regarder l’esclave, elle fit le geste de la chasser et Gunilla
s’évanouit dans l’ombre.
— Qu’attends-tu pour fuir ?
souffla rageusement l’Indienne. Depuis un moment j’observe
« la fille de la pierre ». Je savais qu’elle essaierait
de te délivrer. Alors, que fais-tu là ? Fuis !
Mais il était au-delà de tout raisonnement.
Saisissant la jeune femme, il la repoussa à l’intérieur de la hutte
afin que l’on ne pût les entendre. Une idée folle venait de germer
brusquement en lui.
— Je suis venu te chercher, fit-il. Je
sais tout de toi. Ces gens sont les ennemis des tiens comme ils
sont des miens. Laisse-moi t’emmener…
Dans l’obscurité il l’étreignit et le
contact de son corps réveilla le démon en lui. Elle ne se défendit
pas et, contre sa joue, il entendit un rire doux.
— Tu es aussi fou que jeune, toi dont
les yeux sont semblables à un glacier sous la lune. Mais je n’ai
pas envie de partir. Sagoyewatha m’aime… et c’est un grand
chef.
— Et toi, l’aimes-tu ? Oh, je
t’en prie, viens ! Si tu veux me suivre, je saurai t’aimer
comme jamais aucun autre homme ne le pourra…
— M’aimer ? Tu m’aimes et
cependant hier encore tu ne me connaissais pas ?
— Je ne cherche pas à expliquer. Vois,
j’aurais dû fuir trop heureux d’échapper à la mort qui m’attend et
cependant il m’a été impossible de m’éloigner de toi. Il fallait
que je te revoie, ne fût-ce qu’une fois. Je sais bien que tu me
prends pour un fou mais tu as mis du feu en moi, Sitapanoki…
— … et c’est le feu que tu risques si
tu ne pars pas immédiatement ! Toi qui sais mon nom,
ajouta-t-elle d’une voix émue, sais-tu quelle éternité de
souffrance te réserve Hiakin ? Tu hurleras pendant des jours,
peut-être, avant que la mort te prenne et moi je te verrai détruire
lentement sous mes yeux sans même pouvoir abréger ton
martyre ! Si « la fille de la pierre » ne t’avait
délivré, je jure par le Grand Esprit que je l’aurais fait mais
maintenant fuis…
— Pas sans toi…
Et, avant que la jeune femme ait pu
seulement faire un mouvement, il l’avait enlevée dans ses bras,
l’emportait hors de la hutte. Il était au-delà de toute logique, de
tout raisonnement. Le vieux sang paternel avec ses exigences
impérieuses, son goût du rapt et de la violence réclamait ses
droits. Quel que puisse être le danger, il voulait cette femme et
ne tolérait plus l’idée d’une séparation.
Sitapanoki n’avait pas poussé un cri, pas
même un soupir et cependant ce qui devait arriver arriva. Gilles
n’avait pas fait trois pas hors de la hutte qu’une haute forme
humaine lui barra le passage. Une torche allumée surgit sans qu’on
pût savoir d’où elle venait, puis une autre, puis une troisième. Et
Gilles, brutalement dégrisé, se retrouva en face de Hiakin et de
trois hommes. D’un souple mouvement de reins, l’Indienne glissa de
ses bras et disparut dans l’ombre comme une couleuvre.
— Pour avoir réussi à te libérer, il
faut que les esprits des ténèbres soient tes amis, gronda le
sorcier. Et tu osais voler l’une de nos femmes… mais tu ne pourras
plus échapper à ton sort. Regarde : le jour va naître…
En effet, vers l’est le ciel devenait plus
pâle derrière les montagnes. Un coq chanta quelque part et
brusquement tout le village fut dehors comme un essaim de guêpes
qu’on aurait dérangé d’un coup de pied. Des dizaines de mains
s’abattirent sur Gilles. On le traîna jusqu’au poteau et il y fut,
de nouveau, solidement arrimé après avoir été dépouillé de ses
vêtements tandis que des femmes entassaient des brassées de bois
pour allumer un nouveau feu.
Hiakin, bras croisés sur la poitrine,
considérait son prisonnier avec une joie féroce.
— Ton frère, l’homme aux cheveux
rouges, a échappé. C’est tant pis pour toi : tu souffriras
pour deux.
Et, complaisamment il se mit à lui
détailler tout ce qu’il aurait à endurer dès que les premiers
rayons du soleil s’abattraient sur le village. On allait lui brûler
lentement toutes les parties du corps au moyen de toute une
collection d’instruments que des femmes et des vieillards
apportaient au feu par brassées et cela jusqu’à ce que son corps ne
soit plus qu’une plaie, on lui mutilerait le visage de façon à le
rendre méconnaissable, on lui arracherait la peau du crâne et on la
remplacerait par un lit de braises ardentes, on lui casserait tous
les os l’un après l’autre…
Sous ce débordement d’horreur, Gilles, les
yeux grands ouverts, regardait le sommet des montagnes, s’efforçant
de ne pas entendre et de se raccrocher à la seule idée consolante
qui fût à sa disposition : Tim était sauf, Tim était hors des
griffes de ces brutes. Peut-être même avait-il réussi à voler un
mousquet grâce auquel il lui serait possible, de loin, de mettre
fin aux souffrances de son ami…
Deux hommes s’approchèrent du condamné,
armés de vases emplis de peinture noire et rouge avec lesquelles
ils se mirent à lui peindre tout le corps ainsi que le voulait la
coutume iroquoise.
Le feu flambait haut maintenant, dégageant
une épaisse fumée. Les haches, les poinçons et les barres de fer
que l’on y avait déposés rougissaient lentement. Hiakin se mit à
ricaner.
— Tu n’essaies pas d’implorer notre
pitié ? Qu’attends-tu pour nous supplier…
— Les hommes de ta race que tu mets à
la torture te supplient-ils de les épargner ? jeta Gilles,
méprisant.
— Les Indiens sont braves, quelle que
soit leur tribu. Non seulement, ils ne pleurent pas mais ils
chantent devant les apprêts de leur supplice et les plus vaillants
chantent encore sous la torture.
— Ils chantent ?…
Avec l’énergie du désespoir, Gilles emplit
d’air sa poitrine. Une chanson lui monta miraculeusement aux
lèvres. C’était celle que, souvent, au camp de New-Port, chantaient
le soir les soldats du régiment de Saintonge
Dans les jardins d’ mon
père
Les lilas sont
fleuris
Dans les jardins d’ mon
père
Les lilas sont
fleuris
Tous les oiseaux du
monde
Viennent y faire leur
nid
Auprès de ma
blonde
Qu’il fait bon, fait bon,
fait bon
Auprès de ma
blonde
Le vacarme du village indien avait fait
place à un silence profond. Les femmes et les vieillards avaient
ralenti le pas en allant porter leurs outils au brasier. Il y avait
moins de haine dans les regards où passait quelque chose qui
ressemblait à du respect : le prisonnier chantait… Dans le
silence des montagnes sa voix résonnait comme un cri de victoire
et, soudain, au seuil de la grande hutte, Gilles vit paraître une
forme blanche qui accéléra les battements de son cœur. Sa voix
mourut sur les derniers mots. C’était l’ange de la mort qui venait
à sa rencontre sous les traits de la femme qui lui avait fait
perdre la tête !…
Mais d’un seul coup le soleil bondit dans
le ciel comme une boule de feu et la vallée s’illumina. Ce fut le
signal. Un vieil homme à peu près chauve à l’exception d’une maigre
mèche grise qui lui pendait du crâne saisit une longue tige de fer
rouge et marcha vers le poteau. Avec une sorte de fureur désespérée
Gilles se remit à chanter.
La caille, la tourterelle
et la jolie perdrix
Et ma jolie colombe… qui
chante jour et nuit…
La dernière parole atteignit un aigu
brutal. L’extrémité de la tige de fer venait d’être appliquée sur
sa cuisse… En une seconde il fut inondé de sueur. La douleur avait
été atroce et se poursuivait en élancements lourds tandis qu’une
écœurante odeur de chair brûlée s’élevait. Il serra les dents,
puis, cherchant l’air, tendit toute sa volonté pour reprendre sa
chanson. C’était une vieille maintenant qui s’approchait armée
d’une griffe rougie.
Qui chante… pour les
filles… qui n’ont pas de mari…
La vieille souriait comme sourit une tête
de mort en agitant sous le nez du prisonnier son horrible
instrument dont il sentait déjà la chaleur. Mais soudain une
clameur se fit entendre. Sur l’un des postes d’observation
regardant la rivière, un Indien hurlait quelque chose en faisant de
grands gestes… Une voix lui fit écho : celle de
Sitapanoki.
— Sagoyewatha !… Il
revient !…
L’attention, instantanément, se détourna du
supplicié pour aller vers la grande porte de l’eau que l’on ouvrait
largement. De son poteau, Gilles put voir le coude de la rivière
littéralement couvert de canoës emplis de guerriers. Coiffé de
plumes d’aigle, un homme grand et maigre au maintien imposant se
tenait debout, bras croisés, à la proue du canot de tête. Telle une
barbare divinité des eaux, il érigeait sur les nuages brumeux qui
traînaient sur la rivière une haute statue de cuivre.
Tout le village explosa en une énorme
acclamation. Quelques femmes arrachèrent leurs robes et, nues,
plongèrent pour nager à la rencontre des arrivants tandis que les
tambours se remettaient à ronfler.
Toujours rivé à son poteau, Gilles
s’efforçait de ne pas permettre à l’espoir de l’envahir. Certes Tim
prétendait que la présence de Sagoyewatha représentait leur seule
chance de salut mais comment réagirait-il en face d’un homme qui
avait, la nuit même, tenté d’enlever sa femme ?
Les canoës touchaient terre maintenant. Les
nageuses nues sortaient de l’eau. Quelques-unes tenaient, entre
leurs dents, les trophées guerriers de leurs époux : des têtes
tranchées qu’elles portaient par les cheveux afin de pouvoir nager.
Celles qui n’en avaient pas regardaient leurs sœurs avec une
affreuse envie. Cette fois, Gilles ferma les yeux, pris d’une
nausée qui, heureusement, passa très vite. Les têtes sanglantes
avaient appartenu à des Blancs…
Quand il les rouvrit, le chef avait mis
pied à terre et pénétré dans l’enceinte du village. Et Gilles, avec
une brusque joie mêlée de reconnaissance, comprit pourquoi
Sagoyewatha revenait tellement à point nommé : sa main
s’appuyait sur l’épaule d’un enfant et cet enfant c’était Igrak.
Igrak qui, renonçant à convaincre Hiakin de relâcher ses nouveaux
amis, avait dû quitter secrètement le village dans la nuit pour
rejoindre son frère. Heureusement, le chef Sénéca ne devait pas
être très loin mais cela expliquait du même coup la hâte du sorcier
à expédier les intrus.
Guidé par l’enfant, Sagoyewatha se dirigea
droit vers le prisonnier, écartant d’un geste souverain les
explications volubiles que lui fournissait Face d’Ours. Quand leurs
regards se croisèrent, Gilles pensa qu’il avait rarement vu visage
plus fier que celui de cet Indien. Son nez busqué, ses lèvres
minces au dessin dédaigneux lui donnaient une certaine ressemblance
avec l’oiseau dont il portait les dépouilles et le vieillissaient.
Mais le cuivre lisse de sa peau, l’éclat sombre de ses yeux
profondément enfoncés, l’aisance de son corps sec aux muscles
allongés trahissaient la jeunesse. Son regard était sans colère et
au contraire empreint de curiosité.
— Mon frère, « l’oiseau qui ne
dort jamais » m’a dit que deux visiteurs étaient arrivés chez
moi. Où est ton compagnon, homme du sel ?
— Il s’est enfui cette nuit.
Pardonne-lui de ne pas s’être laissé tenter par l’hospitalité de
ton peuple, fit Gilles en essayant de sourire.
— Notre hospitalité, nous ne l’aurions
pas ménagée à l’homme magnanime qui, pouvant garder mon frère comme
otage, prenait la peine de nous le ramener. Mais tu as enfreint nos
lois les plus sacrées en tuant l’oiseau blanc qui frappe comme la
foudre. En outre, tu allais fuir, toi aussi… en enlevant une de nos
femmes.
« Une de nos femmes » ? Se
pouvait-il qu’à la faveur de l’obscurité, Hiakin n’eût pas reconnu
Sitapanoki ? En ce cas la chance était peut-être encore avec
les envoyés de Washington… Avec un dédain superbe mais non sans
difficultés à cause des cordes, Gilles haussa les épaules.
— Je le reconnais ! Le général
Washington nous a chargés, Tim Thocker et moi, d’une mission auprès
de toi. Ma sottise et la fureur de ton peuple nous ont empêchés de
l’accomplir et je pensais, en prenant un otage, t’obliger à
discuter tout de même avec moi.
L’excuse était peut-être un peu tirée par
les cheveux mais Sagoyewatha parut s’en contenter. Son regard grave
s’attarda un moment sur le visage calme de son prisonnier. Ce qu’il
y lut dut lui plaire. Le prisonnier avait déjà souffert dans sa
chair ainsi que l’attestait la large brûlure de sa cuisse et
cependant tout à l’heure, le chef Sénéca l’avait entendu chanter.
Ses yeux froids, du bleu léger d’un ciel d’hiver, regardaient droit
devant eux, avec fierté mais sans arrogance. Sagoyewatha hocha la
tête.
— Le Grand Esprit est notre père mais
la Terre est notre mère comme elle est la mère des hommes à la peau
blanche qui lui demandent, comme nous, leur nourriture. Mais ils ne
connaissent pas le Grand Esprit et pensent que tout ce qui vit sur
la Terre a été créé à leur usage. Ils ne savent pas que l’oiseau
blanc est d’essence divine…
Fasciné, Gilles écoutait. La voix du chef
indien était une envoûtante musique, un velours sombre et chaud où
les paroles tissaient d’étonnants reliefs. Il comprit pourquoi ce
jeune homme possédait assez de prestige pour que le hautain
Washington souhaitât l’attirer à lui. Néanmoins il tenta de secouer
le charme.
— Eussé-je connu vos lois que j’aurais
frappé tout de même ! lança-t-il audacieusement. Ton oiseau
divin allait tuer une femme.
— Une esclave…
— Ma peau est de même couleur que
celle de cette esclave. Si l’une de tes sœurs de race avait été
attaquée, Sagoyewatha, l’aurais-tu laissée mourir ?
— Peut-être ! Quand le Grand
Esprit se choisit une victime nous n’allons jamais contre sa
volonté. Mais tu ne peux comprendre cela… et c’est pourquoi je te
délivre.
Tirant un long couteau de sa ceinture, le
chef trancha rapidement les liens qui retenaient le jeune homme au
poteau. Qui le soutenaient aussi car lorsque Gilles voulut avancer,
il fut pris d’un vertige. Il n’avait rien mangé, rien bu depuis la
veille et l’épuisement de sa nuit d’agonie se faisait sentir. Il
vacilla sur ses jambes, tâtonna à la recherche d’un point d’appui.
Igrak se jeta contre lui et le soutint en criant quelque chose.
Sagoyewatha sourit.
— L’enfant a raison : tu as
besoin de nourriture et de repos. Viens ! Puisque tu portes la
parole du grand chef blanc, tu es désormais mon hôte…
Il eut un geste impératif et deux de ces
Indiens qui l’instant précédent étaient prêts à dépecer le Français
en écoutant ses hurlements comme une douce musique l’emportèrent
avec des soins de mère jusqu’à une hutte voisine de celle du
chef.
Un moment plus tard, Gilles, nourri de maïs
et de poisson grillé, un emplâtre d’herbes sur sa brûlure et
enveloppé d’une chaude couverture entreprenait de réparer les
dégâts des vingt-quatre heures les plus éprouvantes de sa vie en
s’abîmant dans un profond sommeil…
Accroupies de part et d’autre de la couche
de Gilles, les deux femmes offraient un contraste saisissant. La
lueur du petit feu de branchages exaltait la beauté de Sitapanoki
et accusait la décrépitude de sa compagne, sorte de momie desséchée
qui fumait sa pipe avec la gravité d’un vieux pirate sur la dunette
de son navire. Gilles préféra ne pas la regarder.
Se redressant sur un coude, il sourit à la
jeune femme.
— Si ton époux fait de toi ma
gardienne, il fait de moi l’homme le plus heureux du monde, murmura
l’ancien élève de Saint-Yves, trouvant d’instinct les mots d’une
galanterie toute française. Évidemment, celle-là est moins
agréable ! ajouta-t-il en désignant d’un mouvement de tête la
vieille à la pipe. Je m’en passerais volontiers.
— Sagoyewatha est trop sage pour ne
pas savoir qu’on n’allume jamais de feu dans une forêt de pins
desséchée par l’été. Quant à celle-ci, ce n’est pas toi qu’elle
garde mais moi car elle est ma belle-mère. Elle se nomme Nemissa.
Les terres où nous sommes lui appartiennent comme le veut la
coutume des Iroquois.
Impressionné, Gilles inclina vaguement le
buste en direction de la vieille femme qui le gratifia d’un coup
d’œil glacé et se remit à tirer sur sa pipe comme s’il n’avait pas
existé.
— On dirait que je ne lui suis guère
sympathique, soupira-t-il. En tout cas il est temps de me lever. Je
dois voir ton époux.
Il rejeta la couverture, se rappela juste à
temps qu’il était entièrement nu dessous à l’exception de la
peinture dont on l’avait enduit avant la torture et entreprit de se
draper dans le tissu rugueux. Aussitôt, la vieille Nemissa fut
debout et fit le geste de lui barrer le passage en prononçant
quelques paroles incompréhensibles.
— Tu ne dois pas sortir, traduisit
Sitapanoki. Si nous sommes ici, c’est justement pour t’en empêcher.
Sagoyewatha reçoit un autre chef autour du feu du Conseil et il ne
désire pas que cet autre connaisse ta présence ici.
— Qui est « cet
autre » ?
— Kiontwogky, celui que l’on a
surnommé le Planteur de Maïs…
— J’ai entendu parler de Cornplanter,
fit Gilles se souvenant sans plaisir de l’étrange mission qui lui
avait été confiée. On dit qu’il jalouse ton époux et qu’il te
convoite. Que vient-il faire ici ?
— On dit vrai. Deux fois déjà, j’ai
échappé à des tentatives d’enlèvement qui ne pouvaient venir que de
lui mais Sagoyewatha refuse d’y croire car il est lui-même noble et
droit.
— Les Iroquois ne savent-ils donc pas
respecter l’épouse de leurs frères ?
— Si. Quand elles sont de leur race.
Moi, je suis d’une race ennemie, une sorte de captive. Ce n’est pas
un crime de voler une captive. Quant à ce que Cornplanter vient
faire ici j’ai cru comprendre qu’il cherchait à entraîner
Sagoyewatha dans une expédition contre les colons de Schoharie,
plus haut dans la vallée…
Gilles fit un pas vers l’ouverture de la
hutte. Nemissa se dressa devant lui, bras en croix, farouche et
impérieuse… Doucement mais fermement il l’écarta.
— Dis-lui que je ne sortirai pas. Mais
je veux apercevoir ce Cornplanter. Il faut que je sache à quoi il
ressemble…
Il n’eut pas à écarter beaucoup la peau de
cerf qui cachait l’entrée. Le Grand Conseil des Sénécas était juste
dans son champ de vision. À nouveau la nuit était venue et, sur son
obscurité, les silhouettes des Indiens éclairés par les flammes se
détachaient vigoureusement. Gilles eut l’impression qu’il y en
avait une multitude. Des hommes, jeunes pour la plupart, solidement
bâtis sous les peintures violentes qui leur donnaient un aspect si
redoutable. Il vit Sagoyewatha, toujours casqué de ses plumes
d’aigle mais revêtu, sans doute pour la circonstance, d’un
magnifique habit rouge d’officier anglais qui lui donnait un aspect
étonnant. Il vit enfin, dressé en face de lui comme un coq de
combat, un grand diable à la peau de cuivre clair dont le crâne
rasé portait une sorte de diadème d’argent. L’épaisse mèche noire
liée au sommet de sa tête était mêlée de plumes multicolores. De
lourds bijoux d’argent étiraient les lobes largement percés de ses
oreilles et s’incrustaient sous son nez arrogant. Ses yeux
lançaient des flammes tandis que des paroles de colère
jaillissaient comme un torrent de ses lèvres méprisantes…
— Il dit que jamais les récoltes n’ont
été aussi belles autour de Schoharie, souffla Sitapanoki, que c’est
le moment ou jamais pour faire connaître aux gens de la vallée que
les Iroquois n’ont pas oublié leurs frères massacrés par le général
Sullivan, qu’ils sont toujours là et réclament vengeance… Il veut
brûler toute la vallée.
— Et que dit ton époux ?
— Que les fruits de la terre notre
mère doivent être respectés, que l’hiver sera bientôt là et que
nous aurons faim, qu’enfin, il est bon d’attaquer les soldats mais
que les paysans de Schoharie ne comptent pas beaucoup de guerriers.
Mais ce sont là des raisons que Cornplanter ne comprend pas. Il
n’aime que le sang et les cris des victimes. Les Iroquois sont
cruels mais il est le pire de tous. J’ai entendu dire que coulait
en lui du sang blanc et que c’est la cause de la haine insensée
qu’il porte à tes pareils.
Longtemps, la discussion se poursuivit
autour du feu sans résultat apparent. Cornplanter, soutenu
d’ailleurs par Hiakin, soufflait le feu et la fureur tandis que
Sagoyewatha opposait tous les arguments d’une profonde sagesse.
Puis, brusquement, les voix baissèrent de ton et il ne fut plus
possible de rien entendre jusqu’à ce qu’enfin Sagoyewatha jetât
quelques mots d’une voix forte :
— Mon époux désire réfléchir cette
nuit, traduisit Sitapanoki. Cornplanter va se retirer avec les
siens. Demain, il reviendra chercher sa réponse… Mais je crains
bien qu’il ne gagne la partie : il n’est jamais agréable de
s’entendre traiter de lâche. Pourtant je ne comprends pas
l’insistance de Cornplanter. Jamais il n’a combattu en compagnie de
Sagoyewatha et ses guerriers sont bien assez nombreux pour
submerger Schoharie sans l’aide des nôtres.
Ces derniers mots firent tressaillir
Gilles, le ramenant à cette mise en garde que Washington les avait
envoyés, lui et Tim, porter au chef du clan des Loups. Qu’il se
laissât entraîner à la suite de Cornplanter et le village, comme
lors de la capture des deux messagers, retomberait sous la
responsabilité d’Hiakin… d’Hiakin qui, justement, semblait prendre
si fort le parti de l’Iroquois, d’Hiakin qui haïssait
Sitapanoki…
La vieille Nemissa saisit le bras de la
jeune femme et lui montra la porte impérieusement.
Au-dehors, les guerriers se dispersaient.
Seul Sagoyewatha demeurait encore auprès du feu dans les braises
duquel se perdait son regard songeur.
— Je dois rejoindre mon époux, murmura
Sitapanoki. Nemissa va rester avec toi jusqu’à ce qu’un guerrier
vienne te garder à sa place. Je suis désolée…, ajouta-t-elle avec
l’ombre d’un sourire.
— Pas tant que moi, grogna Gilles.
Mais, je t’en prie, dis à ton époux que je désire lui parler cette
nuit même. Il faut qu’il m’entende avant de prendre sa
décision.
Les grands yeux dorés s’attardèrent un
instant sur le visage assombri du jeune homme. Il comprit que, sans
deviner le fond de sa pensée, elle était inquiète. Alors il lui
sourit.
— … Je t’en prie, Sitapanoki, dis-lui
que j’ai besoin de le voir, c’est important… pour nous tous.
Il refusa de s’expliquer davantage jugeant
qu’il était inutile de l’effrayer en lui laissant voir le fond de
sa pensée et le soupçon qui y grandissait : la troisième
tentative d’enlèvement pourrait peut-être réussir quand l’Iroquois
saurait le village privé de ses guerriers et aux mains de son allié
Hiakin…
C’est ce qu’il fit entendre au sachem quand
débarrassé de sa tunique rouge mais le visage fermé il se courba
pour franchir l’entrée de la hutte d’où, aussitôt, Nemissa
disparut.
— Cornplanter ne souhaite t’emmener
avec lui qu’afin de t’éloigner de tes campements, affirma-t-il
audacieusement. Tu seras auprès de lui, sous ses yeux. Alors il
pourra envoyer quelques-uns de ses guerriers dans ton village
réduit aux femmes et aux vieillards pour y prendre ce qu’il t’envie
le plus. Tu dois te méfier de lui, Sagoyewatha, car il est jaloux
et il te hait.
Le visage impassible du chef Sénéca ne
révéla rien des pensées qui agitaient son esprit mais les yeux
aigus de Gilles remarquèrent que ses poings se serraient
imperceptiblement cependant que la belle voix grave, inaltérée,
murmurait presque négligemment :
— C’est là ce que t’a chargé de
m’apprendre le général Washington ? Que lui importent les
biens et même l’honneur d’un ennemi ? Je suis un Indien et il
est un gentilhomme de Virginie…
— On peut respecter et même admirer un
ennemi quand il a ta noblesse. Le Général déplore que toi et les
tiens vous dressiez contre lui alors qu’il lutte pour la liberté
d’une terre où vous êtes nés l’un et l’autre. Pour moi, qui viens
d’un pays dont l’Angleterre est l’ennemie héréditaire, il est
difficile de comprendre votre lutte entre Américains, quelle que
soit la couleur de la peau. Pourquoi donc choisis-tu d’être l’homme
de l’Angleterre… au point de porter son habit ?
— Les Hommes aux Habits Rouges nous
traitent en alliés et en égaux. Ceux que l’on appelle les colons
nous considèrent comme des bêtes sauvages. Pourtant, quand leurs
ancêtres ont traversé les grandes eaux pour poser le pied sur cette
terre ils ont trouvé en nous des amis, pas des ennemis. Ils ont
raconté qu’ils avaient quitté leur pays aux mains des mauvais
hommes et qu’ils venaient ici pour jouir de leur religion. Nous les
avons pris en pitié. Nous avons pourvu à leurs demandes et ils se
sont assis parmi nous. Nous leur avons donné du maïs et de la
viande… en échange, ils nous ont donné du poison… l’eau de feu qui
brûle et qui, en effet, nous change en bêtes. Quand tu retourneras
vers les tiens… si je te rends la liberté, dis à ton Général que
Sagoyewatha n’a pas besoin de ses avis, qu’il sait se garder et
qu’en outre il méprise les voix doucereuses qui murmurent
sournoisement afin de séparer le frère du frère.
— Ainsi, tu es décidé à suivre
Cornplanter ?
— Je viens de te dire qu’il est mon
frère…
— C’est faux ! Et il n’est pas
non plus un véritable Indien. Sais-tu qu’il est né d’un
colon ? Que son père vit encore à Fort Plain et qu’il se nomme
John O’Bail ? Si tu l’ignores, le Général lui le sait et c’est
pourquoi il m’a envoyé vers toi pour te dire : « Grand
Chef, prends garde à l’homme que tu crois de ton sang et qui ne
l’est qu’à moitié car, bien qu’il n’y ait aucun droit, il rêve de
dominer les Six Nations Iroquoises. Pour y parvenir il est prêt à
écraser tous les autres chefs, toi le premier.
Pour la première fois, une flamme de colère
s’alluma dans le regard de Sagoyewatha et sa voix trembla.
— Ta langue siffle comme celle du
serpent ! Si ambitieux que soit Cornplanter il ne peut espérer
vaincre le plus grand de nous tous, le chef mohawk
Thayendanega ! Alors qu’a-t-il à faire de moi qui suis moins
puissant que lui ?
— Ton chef mohawk possède-t-il la plus
belle des femmes ?…
Un instant, Gilles crut que le Sénéca
allait lui sauter à la gorge mais la puissance sur lui-même de cet
homme était exceptionnelle. Comme naguère au poteau du supplice le
regard noir et le regard clair se croisèrent, s’accrochèrent… puis,
avec un dédaigneux haussement d’épaules, le sachem se
détourna.
— Nos paroles s’en vont avec le vent
qui bientôt balayera l’armée des colons. La trahison s’y glisse et,
avant qu’il soit longtemps, leur chef ne songera plus à offrir son
amitié à qui que ce soit, même au plus misérable d’entre nous.
Quant à toi, je déciderai demain si tu dois vivre ou mourir…
Indifférent à la menace, Gilles n’avait
retenu qu’un mot parmi ceux que venait de prononcer le
sachem.
— La trahison ? Que veux-tu
dire ?
Mais, sans lui répondre, Sagoyewatha quitta
la hutte, Gilles s’élançait pour le suivre quand, devant son nez,
deux lances brusquement se croisèrent et il comprit qu’il avait
encore une fois changé de statut dans le camp indien. De candidat
au martyr il était passé au rang d’hôte et maintenant une raison
inconnue le ramenait soudain à l’état de prisonnier.
Le léger doute qu’il conservait encore fut
levé quand deux hommes envahirent son logement. L’un portait une
écuelle pleine de bouillie de maïs accompagnée de poisson et d’une
cruche d’eau, l’autre des piquets, des cordes et un maillet. On lui
fit comprendre par gestes qu’il avait à se nourrir rapidement, ce
qu’il fit sans le moindre plaisir et uniquement pour entretenir ses
forces car ce ragoût indien n’avait rien de succulent. Impassibles,
les deux Indiens le regardèrent faire puis, la dernière bouchée
avalée, lui sautèrent dessus sans autre préavis. On le coucha sur
le sol, bras et jambes écartés et l’on attacha ses chevilles et ses
poignets aux quatre piquets prestement plantés dans le sol de la
hutte, sans d’ailleurs paraître s’intéresser le moins du monde à
ses protestations furieuses. Apparemment, Sagoyewatha n’avait
aucune confiance dans la solidité de ses constructions et tenait à
s’assurer que son invité ne profiterait pas de la nuit pour faire
un trou dans une paroi et gagner le large. C’était d’ailleurs point
par point ce que Gilles avait l’intention de faire.
Réduit à l’impuissance, furieux et humilié,
très inquiet aussi, le jeune homme passa une nuit à la fois
inconfortable et exténuante sous une collection de points
d’interrogation qui lui tinrent lieu d’étoiles. Qu’est-ce que
l’Iroquois avait bien pu dire à Sagoyewatha ? Qu’était-ce que
cette trahison qui menaçait Washington et devait le conduire à une
si humiliante défaite ? Où diable pouvait bien être passés Tim
et la fille qui s’appelait Gunilla ?
Il réussit à s’assoupir vers la fin de la
nuit mais le vacarme qui envahit le village avec les premiers
rayons du soleil le tira de ce repos précaire. Il voulut bouger,
poussa un gémissement de douleur et tout de suite après se mit à
jurer comme un vieux troupier. Son corps était raide comme une
planche, sa bouche desséchée et il avait l’impression de sentir
aussi mauvais que tout le campement réuni. En outre, la peinture
qui avait séché sur son corps le grattait furieusement…
Au prix d’une nouvelle douleur, il redressa
un peu la tête pour mieux entendre. Aucun doute sur l’origine de ce
tintamarre. Les guerriers sénécas allaient une fois de plus quitter
leur village pour suivre Cornplanter dans le raid mortel qu’il
projetait contre les paisibles colons de Schoharie. Les démons
rouges allaient tomber comme la foudre sur un village dorant ses
moissons mûres au soleil d’été, tout mettre à feu et à sang, ne
laissant derrière eux que de la terre brûlée et des monceaux de
cadavres dépouillés de leurs chevelures. Et rien ni personne ne
pouvait rien pour éviter ce drame…
Le faible espoir qu’il conservait de
convaincre peut-être Sagoyewatha quand il viendrait l’informer de
ses décisions le concernant s’évanouit quand une ombre immense
s’interposa entre lui et le trou lumineux de sa porte relevée. À sa
couronne de poils raides il reconnut Hiakin et recommanda son âme
au ciel. Pour que le sorcier vînt lui-même, il fallait que les
nouvelles fussent mauvaises. Très certainement, on allait le
ramener au damné poteau de torture pour y reprendre les
réjouissances locales là où on les avait laissées.
Trop jeune pour endurer sans mot dire
l’examen narquois du sorcier, le jeune Breton gronda.
— Qu’est-ce que tu viens chercher ici,
Hiakin ? La fin de ma chanson ?
Face d’Ours haussa le paquet de muscles qui
lui servait d’épaules.
— S’il ne tenait qu’à moi tu pourrais
l’entonner tout de suite, grogna-t-il dans le meilleur style de son
modèle. Mais Sagoyewatha pense que tu lui seras plus utile comme
otage car, lorsque le Virginien sera vaincu et renvoyé dans sa
tanière, les guerriers venus d’au-delà des grandes eaux seront
peut-être généreux pour retrouver leurs prisonniers et les ramener
au pays.
— Et toi, rétorqua Gilles, tu le
penses aussi ? Tu crois à cette idiotie colportée par
Cornplanter, à cette invraisemblable histoire de trahison qui doit,
selon lui, livrer l’armée américaine aux Habits Rouges ? Je te
croyais plus intelligent. Aucun des soldats de Washington n’est
capable de ça !
— Sauf celui que brûle la soif de
l’or ! Une histoire invraisemblable, dis-tu ? s’écria
Hiakin laissant la colère l’entraîner dans le piège tendu à son
orgueil. Sache donc, homme aux cheveux pâles, que le guerrier qui
commande à West Point, le valeureux général Benedict Arnold,
échange depuis des semaines des paroles avec ses anciens maîtres
pour faire plaisir à sa squaw ! Avant la prochaine lune il
aura livré, contre beaucoup d’or, la forteresse de l’Hudson. Ton
grand chef blanc alors disparaîtra comme la brume du matin…
Les derniers mots se perdirent dans l’éclat
de rire de Gilles, un éclat de rire d’autant plus sonore qu’il
cachait plus d’inquiétude car ce que venait de lui révéler Face
d’Ours rendait un sinistre son de vérité. Cela répondait trop bien
aux doutes émis à Peekskill par le colonel Hamilton visant la
confiance que l’on pouvait accorder au héros de Saratoga. Si Arnold
livrait West Point, non seulement Washington perdrait sa plus
solide position mais encore l’or de France irait en droite ligne
dans la poche de ses ennemis. Que pourraient faire alors Rochambeau
et ses cinq mille hommes accrochés à leur île entre la flotte
anglaise et cet énorme continent où il n’aurait plus le moindre
appui ?
— Pourquoi ris-tu ? demanda
Hiakin, mécontent.
— Parce que vous êtes encore plus fous
que je ne le croyais. Voilà donc pourquoi Sagoyewatha refuse
d’entendre les paroles de paix de mon maître ? Pauvres
imbéciles ! Croyez-vous donc que West Point soit la seule
force de Washington ? Va dire à ton chef qu’il interroge son
jeune frère. Igrak pourra lui dire à quoi ressemblent les guerriers
du roi de France, leurs armes et leurs vaisseaux ! Des
guerriers qui ne sont qu’une avant-garde car bientôt d’autres vont
venir, avec encore plus d’armes, encore plus de canons, encore plus
de vaisseaux. Tes amis les Habits Rouges seront balayés comme les
feuilles par la tempête… et vous avec. Tue-moi si tu veux,
maintenant… mais n’oublie pas mes paroles quand l’heure sera
venue…
Un furieux coup de pied allongé dans ses
côtes fut la seule réponse du medecine-man qui disparut beaucoup
plus vite qu’il n’était venu.
Au-dehors, le vacarme devenait infernal.
Des chants sauvages, coupés de hurlements hystériques, s’élevaient
sur le roulement enragé des tambours de guerre. La terre même
tremblait sous le trépignement de centaines de pieds rythmant une
danse guerrière. Par la porte demeurée ouverte, un nuage de
poussière envahit la hutte et submergea Gilles qui se mit à
tousser, la gorge arrachée, ce qui augmenta sa rage. Attila avait
vaincu Cicéron et, avec ses hordes barbares, s’en allait porter la
mort et la désolation jusqu’au cœur de ce beau pays, tandis que la
basse avidité d’un homme sans honneur poignarderait dans le dos
l’un des plus grands hommes jamais nés sur la terre, un homme qui
était aussi un ami.
À moitié fou de fureur, Gilles se mit à
tirer sauvagement sur les liens qui le retenaient à ses piquets,
cherchant au moins à ébranler ceux-ci dans l’espoir de les
arracher. Mais ils tenaient bon. Le sang coulait de sa peau entamée
sans que les piquets eussent seulement frémi. Pourtant, il fallait
qu’il sorte de là, à n’importe quel prix, il fallait qu’il puisse
quitter ce maudit village. Le danger d’enlèvement que courait la
belle Sitapanoki s’estompait devant le péril mortel des Insurgents
aux prises avec la trahison d’un des leurs…
— Seigneur, pria-t-il à haute voix, et
vous Notre Dame qui défendez les justes causes, aidez-moi !
Tirez-moi de là afin que je puisse les sauver ! Envoyez-moi du
secours… ou dites-moi ce que fait cet abruti de Tim
Thocker !
Il avait hurlé son étrange prière comme
s’il espérait être entendu au plus haut du ciel mais sa voix se
perdit dans le tintamarre où se mêlaient maintenant les
hennissements des chevaux.
Un souffle tiède lui balaya la
figure.
— Chut !… fit une petite voix et
Gilles qui avait fermé les yeux les rouvrit sur le visage anxieux
d’Igrak agenouillé près de sa tête, un doigt sur la bouche. Il lui
sourit mais déjà l’enfant s’attelait de toutes ses forces à l’un
des piquets qu’il secoua avec une énergie farouche. Les muscles
naissants saillaient sous sa peau cuivrée qui bientôt fut couverte
de sueur. Mais, au bout d’un moment, le piquet bougea suffisamment
pour que grandît enfin l’espoir de l’arracher. Avec un sourire de
triomphe, le petit guerrier se jeta sur l’autre pièce de bois mais,
au-dehors, quelqu’un cria son nom.
L’enfant tressaillit et Gilles vit
l’angoisse passer sur son visage crispé.
— Va vite ! souffla-t-il, je
ferai le reste tout seul ! Merci… cent fois merci…
Les yeux soudain brillants, Igrak se releva
et prestement glissa un couteau sous les épaules de Gilles.
— Ami…, fit-il.
Puis, avec la souplesse d’une anguille, il
se glissa dans un trou à ras du sol qu’il avait dû percer dans la
paroi et que Gilles n’avait pas remarqué. Resté seul, il commença
par écouter intensément. Le bruit commençait à faiblir. Les pas des
hommes et des chevaux incontestablement s’éloignaient… Sans doute
ne s’occuperait-on pas de lui avant quelque temps mais peut-être
valait-il mieux attendre la nuit pour achever sa libération.
D’autre part, si l’on venait lui apporter quelque nourriture, il se
pouvait que l’on s’aperçût des dommages subis par le piquet, auquel
cas tout serait à recommencer et sans l’aide d’Igrak. Après tout,
si l’enfant avait, à cet instant, entrepris de le délivrer c’est
qu’il y avait une chance à saisir… Alors, bandant ses muscles il se
mit à tirer de toutes ses forces. Sous son dos, il sentait la lame
du couteau et puisait dans ce contact un regain d’énergie. Il tira,
tira… et retint un cri de triomphe quand, brusquement, le piquet
s’arracha…
Sa main droite libérée, il se tordit pour
saisir le couteau, réussit à refermer ses doigts engourdis dessus.
Tout son corps courbatu criait de douleur mais l’excitation de
sentir la liberté si proche le soulevait. La lame mordit les cordes
qui liaient sa main gauche. Igrak avait bien fait les choses :
le couteau coupait comme un rasoir. En quelques instants, les
torons de chanvre cédèrent. Dès lors, libérer ses pieds fut pour le
jeune homme une simple gymnastique.
Debout, il s’étira plusieurs fois, plia les
genoux. La circulation, douloureusement d’abord, puis de plus en
plus librement, se rétablissait. Alors, Gilles alla prudemment
jeter un coup d’œil au-dehors.
Il n’y avait personne en vue. Tous ceux qui
ne partaient pas étaient massés à l’entrée donnant sur la rivière
où l’on mettait les canoës à l’eau. Ceux des Indiens qui étaient
montés étaient partis à cheval, les autres dans les longues
pirogues peintes mais personne ne faisait attention à ce qui se
passait dans le village vidé, chacun ayant sans doute à cœur de
saluer les guerriers. Avec un battement de cœur, Gilles s’aperçut
qu’il n’y avait personne à l’entrée donnant sur les champs de maïs.
Alors, saisissant la couverture laissée dans un coin et dont il
comptait se faire un vêtement quand il en aurait le temps, il
s’élança, aussi nu que la main, courut à s’en faire éclater le cœur
en priant le Ciel que personne ne l’aperçût, franchit l’enceinte et
plongea enfin en plein cœur du champ de maïs qui l’engloutit comme
une vague…
Il ne s’y arrêta qu’un instant. Sa fuite
pouvait être découverte d’une minute à l’autre. Il ne devait pas
s’attarder. À l’aide de son couteau, il coupa une large bande dans
sa couverture, s’en fit une sorte de pagne, y glissa la lame
providentielle puis roulant le reste sous son bras en prévision de
la nuit, il entreprit de traverser la mer verte en direction des
bois qui coulaient presque jusqu’au fond de la vallée.
Le soleil tapait dur et, quand il
l’atteignit, la fraîcheur des bois lui fit du bien. Ils étaient
touffus et sombres avec d’épais buissons d’airelles et de mûres qui
le griffaient mais auxquels, au passage, il rafla quelque
nourriture. Les fruits sauvages étaient acides et lui brûlèrent
l’estomac mais ils étanchèrent sa soif.
La pente boisée était rude, et, dans la
poitrine de Gilles, son cœur battait comme un tambour. Sa
respiration faisait autant de bruit qu’un soufflet de forge. Il
songea que, si les Sénécas se lançaient à sa poursuite, il serait
rapidement rattrapé et repris. Mieux valait peut-être ne pas
s’éloigner beaucoup, chercher une cachette et s’y tenir en
attendant la nuit. Ses poursuivants n’imagineraient sans doute pas
qu’il ait pu rester si près du camp mais la difficulté majeure
consistait dans ses traces. Tim, cent fois, lui avait vanté le
flair incroyable des Indiens pour les relever.
Le bruit d’un ruisseau l’attira. Ils
étaient des centaines comme lui à descendre vers la rivière.
Gilles, pensant que c’était la meilleure manière de brouiller ses
traces, y entra et entreprit de le remonter, non sans plaisir car
la fraîcheur de l’eau soulagea ses pieds nus abondamment
écorchés.
Des hurlements encore beaucoup trop proches
lui parvinrent. Ils venaient du village où, plus que certainement
sa fuite avait été découverte. Cette fois, la chasse avait commencé
et s’il ne trouvait pas rapidement un asile, ses chances d’échapper
allaient se réduire à peu de chose…
Il chercha autour de lui. Son regard
s’arrêta sur un gros arbre, sans doute fort âgé qui se dressait sur
le bord du ruisseau. Une branche s’avançait au-dessus de l’eau, une
branche qu’il serait peut-être possible d’attraper…
Se hissant sur une pierre que l’eau
recouvrait à peine, il tendit les bras, prit son élan, sauta en
priant le Bon Dieu que son élan fût assez fort car il lui serait
difficile de se recevoir sur la pierre glissante. Ses mains
touchèrent le bois, s’y agrippèrent. Un instant, il demeura
suspendu entre l’arbre et l’eau, cherchant son souffle pour tenter
un rétablissement, le réussit et se retrouva à califourchon sur la
branche d’où il examina l’arbre.
C’était un vieux hêtre, l’un de ces gros
fayards comme il en avait rencontré beaucoup dans ses forêts
bretonnes et il pensa que le Ciel était avec lui car, souvent,
quand l’arbre avait beaucoup vécu, sa maîtresse-fourche présentait
un trou dans lequel un homme pouvait se cacher. Et, sans perdre de
temps, il entreprit l’escalade.
Le hêtre était haut mais talonné par le
danger car ses poursuivants devaient se rapprocher dangereusement,
bien que l’on n’entendît plus grand-chose, Gilles le gravit dans un
temps record et poussa un soupir de soulagement : le creux
était bien là où il l’avait souhaité, formant, au départ des
branches feuillues, comme un profond berceau dans lequel il
s’installa avec un soupir de bonheur. D’en bas, il devait être
parfaitement invisible, et la mousse fraîche qui tapissait son
refuge était singulièrement agréable à la peau écorchée de son dos
où se réveillaient les morsures récentes des coups de ceinturon. Il
était grand temps qu’il disparût de la surface du sol…
Aucun bruit ne se faisait plus entendre
mais, entre les arbres, des formes silencieuses venaient
d’apparaître, glissant comme des fantômes sur leurs légers
mocassins de daim. Les Sénécas n’avaient que trop aisément relevé
la piste du fugitif !
Comme il l’avait fait lui-même, ils
remontèrent le ruisseau, guettant visiblement sur les berges les
traces de sortie. Le grand hêtre, vu sa hauteur, ne les intéressa
qu’à peine quand ils passèrent sous son ombrage. Pas un instant,
ils ne soupçonnèrent que leur gibier retenait son souffle au sommet
de ce géant. En quelques instants ils disparurent sans avoir fait
plus de bruit qu’un friselis à peine accentué de l’eau.
Longtemps après leur départ, Gilles demeura
tapi dans son asile de mousse épiant le moindre froissement de
feuilles, le plus léger cri d’oiseau, fouillant des yeux les
profondeurs vertes de la forêt et attendant pour bouger que les
Indiens reviennent. Mais rien ne vint sinon le sommeil qui,
brusquement, réclama son corps exténué et Gilles perdit la notion
du temps comme celle du monde extérieur.
Il s’éveilla tremblant de froid et de
fièvre. Le soleil avait disparu. L’humidité montait des profondeurs
de la vallée. La chaleur du jour avait cédé au vent du soir. Avec
précaution, Gilles déplia ses membres engourdis. Il lui fallait,
sans plus tarder, se chercher un autre abri car, à mesure que la
saison s’avançait, les nuits devenaient plus froides. En passer une
à peu près nu au sommet d’un arbre avec un bout de couverture pour
toute protection, relevait de la folie pure. En outre, il devenait
urgent de trouver quelque chose à manger car jamais son ventre
n’avait crié famine à ce point.
Prudemment, il entreprit de redescendre. Ce
fut infiniment plus difficile que l’escalade avec ses muscles
douloureux et les frissons qui le rendaient maladroit. Mais une
fois à terre, Gilles se mit à courir pour essayer de se réchauffer
un peu. Son intention était de regagner les bords de la rivière car
il ne fallait pas songer à franchir les montagnes de nuit et sans
autres armes qu’un couteau, à la merci de la première bête sauvage
venue. Mieux valait encore, malgré le danger, la proximité du
campement… et de son champ de maïs ! Les contreforts de la
montagne pouvaient en bordure de la Susquehanna offrir l’abri d’une
grotte.
Il ne chercha pas longtemps. Dans l’ombre
grandissante, il distingua une fissure noire, s’en approcha aussi
prudemment que l’eût fait un Indien, franchit le seuil… et
s’écroula sans connaissance. Une invisible main venait de lui
assener sur le crâne un coup vigoureux…
Quand il refit surface, il se crut en
paradis bien que sa tête sonnât comme un bourdon de cathédrale car
la voix qui jurait superbement à ses côtés était celle de
Tim.
— Mille millions de tonnerre de bon
sang de bois ! Tu peux te vanter de nous avoir fait faire du
mauvais sang. Qu’est-ce qui t’a pris, bougre d’imbécile, d’entrer
dans ce wigwam au lieu de prendre la poudre d’escampette avec nous
l’autre nuit ? Nous serions déjà loin ! Tandis que voilà
deux jours qu’on se ronge le foie, cette brave fille et moi, à
essayer de trouver un moyen de sauver ta peau. Et tout ça pour une
foutue femelle à la peau noire…
Jamais Gilles ne l’avait vu encore dans une
telle fureur. Il écumait littéralement et sa voix râpeuse,
répercutée par la voûte de l’étroite grotte où il avait tiré le
corps inerte de son ami, venait frapper douloureusement sur le
crâne de celui-ci. D’une main incertaine, Gilles tâta sa tête où
s’enflait une respectable bosse tandis que son regard embrassait le
décor environnant : une petite caverne qui devait être
profonde car l’entrée ne se voyait pas. En outre, un feu de
broussailles y avait été allumé qui réchauffait agréablement son
corps transi. Gunilla, l’esclave échappée, se tenait accroupie à
côté sans prêter plus d’attention aux deux hommes que s’ils
n’avaient pas existé. Plus que jamais d’ailleurs, elle ressemblait
à un paquet grisâtre avec ses bras noués autour de ses genoux et
les mèches sales de ses cheveux qui retombaient sur son visage.
Elle décourageait l’intérêt à force de crasse mais Gilles était
trop heureux d’avoir retrouvé Tim pour s’arrêter à de si minces
détails. La force tranquille de son ami rendait tout
possible.
— Crie tant que tu veux ! fit-il
en riant. Tu as raison sur toute la ligne mais pourquoi diable
m’as-tu assommé ?
— Je t’ai pris pour un Sénéca. Dans
l’ombre, j’ai aperçu un type nu. Et avec cette peinture, faut
avouer que tu leur ressembles bougrement !… Qu’est-ce qui
t’est arrivé ? De là-haut, ajouta-t-il en désignant de la tête
la montagne qui les recouvrait, j’ai pu observer ce qui se passait
dans le village. J’ai vu revenir Sagoyewatha… au moment où je me
demandais si je n’allais pas essayer de te loger une balle dans la
tête malgré la distance, j’ai vu aussi arriver le Planteur de Maïs
et ses démons rouges et j’ai vu enfin tout ce monde repartir bras
dessus bras dessous ce matin… mais je ne t’ai pas vu filer. Aussi
je m’apprêtais à faire cette nuit même une petite incursion dans ce
village où tu as l’air de te plaire tellement.
— Je sais que j’ai fait l’imbécile,
grogna Gilles, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. C’était plus fort
que moi, il fallait que je parle à cette femme. Mais tu vas voir
que mes torts sont moins grands qu’il n’y paraît.
Et le jeune homme rendit, aussi fidèlement
que possible, les étranges nouvelles que Cornplanter avait
apportées au campement de Sagoyewatha. Il s’attendait, de la part
de Tim Thocker, à une explosion de fureur, à des cris d’indignation
quand il prononça le nom du commandant de West Point. Mais il
attendit en vain. Tim se contenta de devenir d’une curieuse couleur
verdâtre qui s’étendit sur son large et joyeux visage et le figea.
Un instant, Tim offrit l’image d’un homme frappé à mort et Gilles,
inquiet, se demanda s’il n’allait pas s’abattre d’un seul coup,
comme une masse. Mais cela ne dura pas. Tim tourna le dos à son ami
tandis que sa poitrine laissait échapper un soupir dont l’énormité
donnait la mesure de son émotion.
— Tu as raison, fit-il enfin. Ça
valait la peine de rester un peu plus longtemps pour apprendre ça.
Seulement on a perdu assez de temps. Il faut filer et un peu
vite ! Washington doit être averti. Mais, en attendant qu’on
atteigne un lieu civilisé, il va falloir que tu te contentes de ta
peinture et de ton bout de couverture comme vêtements. Je vais
seulement essayer…
Il s’interrompit. Gunilla, qui avait
disparu quand Gilles avait ouvert la bouche, revint en courant et
se mit à éteindre vivement le feu à l’aide de terre chassée à coups
de pied.
— Ça va pas, non ? gronda Tim.
Qu’est-ce qui te prend ? Nous voilà dans le noir !
— Vous aimez mieux qu’on nous
repère ? Il y a sur la rivière un canoë monté par quatre
Iroquois qui se dirigent vers le village. Ils ne font aucun bruit
et semblent se cacher car la nuit est assez claire, je ne comprends
pas ce qu’ils vont faire.
— Moi je comprends, dit Gilles qui
était déjà debout et tâtonnait pour trouver la sortie en attendant
que ses yeux se fussent accoutumés à l’obscurité. Ils viennent
enlever Sitapanoki pour le compte de Cornplanter et Hiakin très
certainement les laissera faire. Je parierais que la porte de l’eau
est mal fermée au camp. Les misérables !…
La lueur des étoiles innombrables
permettait de voir nettement la rivière mais il fallait de bons
yeux pour distinguer, presque contre la rive d’en face, la
silhouette du canoë qui glissait sans que les rameurs donnassent un
coup de pagaie, se laissant porter par le courant. Dans quelques
instants, ils disparaîtraient derrière la palissade du
village.
— Ils vont l’enlever, ragea Gilles. On
ne peut pas laisser faire ça…
— Et pourquoi pas ? gronda Tim.
Qu’ils l’enlèvent, si c’est leur idée. Qu’est-ce que ça nous
fait ? Sagoyewatha n’a pas tenu compte de nos avertissements,
il n’aura que ce qu’il mérite. D’ailleurs, Cornplanter nous rend
service en corroborant nos dires. Grâce à lui notre mission est
remplie… et au-delà de nos espérances, C’est le moment d’en
profiter pour filer ! Avant longtemps, les Iroquois se
déchireront entre eux. Ce sera une nouvelle guerre de Troie…
— Es-tu bien sûr que Sagoyewatha
accusera son frère d’armes ? Hiakin est trop malin pour ça et
je commence à me demander si ma fuite n’a pas été un peu trop
facile. Qui te dit que l’on ne m’accusera pas du rapt et, à travers
moi, ce sera Washington que Sagoyewatha rendra responsable. Va
l’avertir de ce qui l’attend à West Point, toi ! On n’a pas
besoin d’être deux pour ça. Moi, je reste !
— Et que vas-tu faire, pauvre
idiot ? Attaquer tout seul une escouade d’Iroquois avec un
couteau et de la bonne volonté ? Te faire tuer bêtement pour
une squaw ?
— C’est mon problème et c’est ma vie.
Je ne laisserai pas ces sauvages enlever Sitapanoki.
— Et qu’est-ce qu’elle est d’autre
qu’une sauvage ?
Chuchotées, les ripostes sifflaient comme
des balles. Les deux garçons se dressaient l’un contre l’autre,
oubliant l’amitié, les buts communs, prêts à se taper dessus pour
faire triompher chacun son point de vue. Gunilla les sépara
brusquement.
— Vous n’êtes pas un peu fous ?
Pourquoi ne criez-vous pas ? La vallée répercute les voix et
les Iroquois ont des oreilles de loups ! Ce n’est pas parce
que vous ne les voyez plus qu’ils ne risquent pas de vous
entendre.
Ramenés à la réalité, Gilles et Tim
retinrent leur souffle. Le canoë, en effet, avait disparu et,
autour d’eux tout n’était que silence, un silence épais comme il
s’en produit à l’approche d’un danger quand la nature, elle aussi,
paraît retenir son souffle.
— Allons-nous-en, grogna Tim. Cela ne
nous regarde pas.
Mais il ne bougea pas, retenu par la main
devenue singulièrement dure de l’ancienne esclave.
— Sitapanoki est bonne, fit-elle, et
Cornplanter n’est qu’une brute.
Frappé, Gilles tourna la tête. Pour la
première fois, il regarda celle qui se rangeait si soudainement à
son côté. La lune, un instant apparue au-dessus de la montagne
avant de plonger dans un nuage blanc, lui montra deux yeux clairs
qui lui souriaient timidement.
— Je t’aiderai, si tu veux ! dit
Gunilla avec simplicité.
Le soupir de Tim aurait pu faire gonfler
les voiles d’un vaisseau de ligne mais, sans plus hésiter, il se
mit à se déshabiller.
— Et moi, bien sûr, je vais vous
laisser choir dans cet affreux pétrin, grogna-t-il. J’ai toujours
dit qu’il fallait savoir choisir ses amis et se garder des fous. Ça
me servira de leçon. Allez ! À l’eau ! Ils ne vont pas
tarder à reparaître, j’imagine. Et puis, décidément, tu as besoin
d’un bon bain…
Un instant plus tard, les deux garçons se
laissaient couler sans bruit dans l’eau froide de la Susquehanna en
prenant bien soin de demeurer à l’abri des berges car la lune
maintenant éclairait en plein. D’où ils étaient, ils pouvaient
apercevoir le canoë arrêté tout près de l’entrée du village indien.
Un seul rameur y demeurait, surveillant les alentours. Pour la
forme sans doute, car le camp de Sagoyewatha était curieusement
silencieux. Même les sentinelles avaient disparu.
— Quand je disais que ce truand de
Hiakin était d’accord ! marmotta Gilles. Je suis prêt à parier
que cette malheureuse femme a déjà été réduite à l’immobilité par
ses soins afin que ses cris ne donnent pas l’alerte. Tiens,
regarde !
En effet, les Iroquois reparaissaient. L’un
d’eux portait sur son dos une forme blanche qui semblait
parfaitement inerte.
— Ça va être à nous, souffla Tim. Tu
sais nager sous l’eau ?
— Je suis Breton, rétorqua l’autre. Ça
veut dire à moitié poisson !
Trois mots rapides décidèrent du plan que
l’on allait suivre puis, prenant une longue respiration, les deux
garçons, avec un bel ensemble, disparurent dans la rivière tenant
chacun un couteau entre les dents tandis que Gunilla, tapie dans
les herbes de la rive, se résignait à attendre.
Le canoë dont les pagaies étaient maniées
vigoureusement avançait vite bien qu’il dût remonter la rivière.
Les Iroquois étaient pressés. En peu de temps, ils atteignirent le
poste de guet de Gunilla. Alors, tout alla très vite. Brusquement,
la frêle embarcation, basculée par d’invisibles mains, chavira
jetant ses occupants à la rivière. La surprise joua à plein. L’un
des Indiens tomba presque dans les bras de Gilles qui leva son
couteau, frappa et dégagea l’arme juste à temps pour faire face à
un nouvel adversaire. Cette fois, il fallut se battre. L’Iroquois
semblait vigoureusement bâti et, de toute évidence, ce n’était pas
la première fois qu’il se battait dans l’eau. Mais Gilles était
dans son élément et il avait pour lui rapidité et souplesse. Il
glissa des mains qui cherchaient à l’étrangler, se retourna, frappa
de toutes ses forces. La lame disparut jusqu’à la garde dans le
ventre de l’homme dont le gémissement bref fut immédiatement
étouffé par l’eau. Alors, revenant en surface, le jeune Breton
regarda autour de lui. Le coup avait réussi : quatre cadavres
s’en allaient au fil de l’eau et, près de la berge, Tim remorquait
une longue forme qui mettait dans l’eau une traînée blanche.
Vivement, Gilles accrocha l’un des Indiens
morts pour le ramener à terre : le peu de vêtements de cet
homme et surtout ses mocassins, lui seraient d’une grande utilité
sans parler de ses armes.
Quand il atteignit la rive, Gunilla aidait
Tim à tirer de l’eau le corps inerte de Sitapanoki qu’ils
étendirent dans l’herbe sans qu’elle fît le moindre
mouvement.
— Tu avais raison, fit Tim à l’adresse
de son ami. Le coup était prémédité : cette femme est
inconsciente. Elle a été droguée.
— Tu es certain. Elle n’est pas…
— Penses-tu ! Elle respire et
cela ne nous arrange pas. J’avais pensé la convaincre de retourner
au camp comme si de rien n’était…
— Retourner… Tu as perdu
l’esprit ?… Pour que Hiakin réussisse demain ce qu’il aura
manqué aujourd’hui ? Notre seule chance d’arracher Sitapanoki
à Cornplanter est de l’emmener avec nous…
— L’emmener ? Tu veux dire
l’emporter. Dieu sait combien de temps durera son sommeil.
— Eh bien, je l’emporterai…
Gilles avait tout oublié de sa fatigue, de
ses blessures, de la faim qui l’avait tenaillé durant toute la fin
de ce jour. La mince silhouette blanche que la lune habillait
d’argent, le doux visage aux yeux clos qui reposait à ses pieds, la
pensée des heures vécues en commun qui les attendaient, tout cela
agissait sur lui comme un baume et comme un merveilleux tonique. Il
se sentait la force de dix hommes et le cœur assez vaillant pour
lutter seul contre une armée, à la manière des guerriers vénètes,
ses ancêtres pour qui le combat à un contre un était presque un
déshonneur.
En quelques secondes, il eut débarrassé sa
victime de ses culottes en peau de daim, de ses mocassins et de sa
ceinture où demeuraient encore un long couteau et un lourd
tomahawk. Il revêtit le tout puis, se penchant vers la terre,
courba le dos.
— Mets-la sur mes épaules, dit-il
simplement. Et marchons ! Il faut qu’au lever du jour nous
ayons fait déjà du chemin…
La jeune femme était lourde, mais le cœur
de Gilles était léger et plein de joie tandis qu’il commençait à
gravir la longue pente qui menait de l’autre côté de la
montagne.