CHAPITRE IX
CICÉRON ET ATTILA
Le couteau de Gunilla coupait bien. En quelques instants Gilles et Tim retrouvèrent la liberté. Ce fut un peu plus long pour l’usage normal de leurs membres engourdis.
— Que faisons-nous maintenant ? souffla le chasseur. Comment franchir l’enceinte…
— L’un des pieux de la palissade est coupé. Il est possible d’en déplacer un morceau… tout au moins pour un homme. Moi, je n’ai jamais pu, sinon j’aurais fui depuis longtemps.
— Eh bien, conclut Gilles, vous fuirez avec nous. Montrez-nous le chemin.
Sans faire plus de bruit que des chats, ils traversèrent l’espèce d’esplanade, l’un derrière l’autre. Tim allait en tête puis l’esclave, puis Gilles. Mais, quand ils atteignirent les huttes, le chemin indiqué par Gunilla passa devant celle du chef et Gilles, retenu par une force plus puissante que sa volonté, ralentit le pas… Là, tout près de lui, respirait cette femme dont le souvenir le brûlait.
Tout était obscur dans la hutte. Le rideau de daim cachait l’entrée mais il était mal attaché. Le vent de la nuit le faisait bouger doucement, comme s’il demandait qu’une main le soulevât… Le cœur de Gilles se mit à cogner lourdement dans sa poitrine tandis que revenait, violemment impérieuse, irrésistible, la flambée de désir qui tout à l’heure, alors même qu’il était attaché au poteau de torture, lui avait fait oublier jusqu’à la notion de sa mort prochaine.
 
 
Sitapanoki était là, à deux pas. Il suffisait d’un geste pour l’approcher, pour la toucher… ou simplement la regarder dormir…
« C’est de la folie ! souffla, terrifiée, la voix intérieure de sa prudence. Ne tente pas le diable. Fuis !… »
Mais les pieds de Gilles rivés à la terre pesaient comme la pierre. S’il partait, il ne reverrait jamais cette beauté surhumaine qui faisait de l’Indienne une vivante déesse de l’Amour et cette idée lui fut insupportable. La revoir ! La revoir encore une-fois, quitte à en mourir…
Une main saisit la sienne cherchant à l’entraîner.
— Que faites-vous ? chuchota Gunilla. Le temps presse…
— Un instant seulement… Laissez-moi…
— Vous laisser ? Vous êtes fou ?
— Allez-vous-en !… Rejoignez Tim, je vous suis dans un instant ! Aidez-le à enlever le rondin et laissez le passage ouvert.
Mais elle s’agrippa à lui et, dans l’ombre, il vit ses yeux briller de colère.
— Avez-vous perdu l’esprit ? C’est la hutte du chef. Si vous entrez là, rien ni personne ne pourra plus vous sauver.
— Je sais, fit Gilles avec impatience. Allez devant vous, dis-je…
Il allait détacher les mains crispées sur son bras mais déjà, avec un gémissement terrifié, Gunilla s’écartait. Le panneau de daim s’était soulevé. Une forme blanche apparaissait et Gilles, malgré les ténèbres, crut que le soleil venait de se lever.
Un instant, Sitapanoki demeura immobile en face du jeune homme, si proche qu’il pouvait l’entendre respirer. Sans regarder l’esclave, elle fit le geste de la chasser et Gunilla s’évanouit dans l’ombre.
— Qu’attends-tu pour fuir ? souffla rageusement l’Indienne. Depuis un moment j’observe « la fille de la pierre ». Je savais qu’elle essaierait de te délivrer. Alors, que fais-tu là ? Fuis !
Mais il était au-delà de tout raisonnement. Saisissant la jeune femme, il la repoussa à l’intérieur de la hutte afin que l’on ne pût les entendre. Une idée folle venait de germer brusquement en lui.
— Je suis venu te chercher, fit-il. Je sais tout de toi. Ces gens sont les ennemis des tiens comme ils sont des miens. Laisse-moi t’emmener…
Dans l’obscurité il l’étreignit et le contact de son corps réveilla le démon en lui. Elle ne se défendit pas et, contre sa joue, il entendit un rire doux.
— Tu es aussi fou que jeune, toi dont les yeux sont semblables à un glacier sous la lune. Mais je n’ai pas envie de partir. Sagoyewatha m’aime… et c’est un grand chef.
— Et toi, l’aimes-tu ? Oh, je t’en prie, viens ! Si tu veux me suivre, je saurai t’aimer comme jamais aucun autre homme ne le pourra…
— M’aimer ? Tu m’aimes et cependant hier encore tu ne me connaissais pas ?
— Je ne cherche pas à expliquer. Vois, j’aurais dû fuir trop heureux d’échapper à la mort qui m’attend et cependant il m’a été impossible de m’éloigner de toi. Il fallait que je te revoie, ne fût-ce qu’une fois. Je sais bien que tu me prends pour un fou mais tu as mis du feu en moi, Sitapanoki…
— … et c’est le feu que tu risques si tu ne pars pas immédiatement ! Toi qui sais mon nom, ajouta-t-elle d’une voix émue, sais-tu quelle éternité de souffrance te réserve Hiakin ? Tu hurleras pendant des jours, peut-être, avant que la mort te prenne et moi je te verrai détruire lentement sous mes yeux sans même pouvoir abréger ton martyre ! Si « la fille de la pierre » ne t’avait délivré, je jure par le Grand Esprit que je l’aurais fait mais maintenant fuis…
— Pas sans toi…
Et, avant que la jeune femme ait pu seulement faire un mouvement, il l’avait enlevée dans ses bras, l’emportait hors de la hutte. Il était au-delà de toute logique, de tout raisonnement. Le vieux sang paternel avec ses exigences impérieuses, son goût du rapt et de la violence réclamait ses droits. Quel que puisse être le danger, il voulait cette femme et ne tolérait plus l’idée d’une séparation.
Sitapanoki n’avait pas poussé un cri, pas même un soupir et cependant ce qui devait arriver arriva. Gilles n’avait pas fait trois pas hors de la hutte qu’une haute forme humaine lui barra le passage. Une torche allumée surgit sans qu’on pût savoir d’où elle venait, puis une autre, puis une troisième. Et Gilles, brutalement dégrisé, se retrouva en face de Hiakin et de trois hommes. D’un souple mouvement de reins, l’Indienne glissa de ses bras et disparut dans l’ombre comme une couleuvre.
— Pour avoir réussi à te libérer, il faut que les esprits des ténèbres soient tes amis, gronda le sorcier. Et tu osais voler l’une de nos femmes… mais tu ne pourras plus échapper à ton sort. Regarde : le jour va naître…
En effet, vers l’est le ciel devenait plus pâle derrière les montagnes. Un coq chanta quelque part et brusquement tout le village fut dehors comme un essaim de guêpes qu’on aurait dérangé d’un coup de pied. Des dizaines de mains s’abattirent sur Gilles. On le traîna jusqu’au poteau et il y fut, de nouveau, solidement arrimé après avoir été dépouillé de ses vêtements tandis que des femmes entassaient des brassées de bois pour allumer un nouveau feu.
Hiakin, bras croisés sur la poitrine, considérait son prisonnier avec une joie féroce.
— Ton frère, l’homme aux cheveux rouges, a échappé. C’est tant pis pour toi : tu souffriras pour deux.
Et, complaisamment il se mit à lui détailler tout ce qu’il aurait à endurer dès que les premiers rayons du soleil s’abattraient sur le village. On allait lui brûler lentement toutes les parties du corps au moyen de toute une collection d’instruments que des femmes et des vieillards apportaient au feu par brassées et cela jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’une plaie, on lui mutilerait le visage de façon à le rendre méconnaissable, on lui arracherait la peau du crâne et on la remplacerait par un lit de braises ardentes, on lui casserait tous les os l’un après l’autre…
Sous ce débordement d’horreur, Gilles, les yeux grands ouverts, regardait le sommet des montagnes, s’efforçant de ne pas entendre et de se raccrocher à la seule idée consolante qui fût à sa disposition : Tim était sauf, Tim était hors des griffes de ces brutes. Peut-être même avait-il réussi à voler un mousquet grâce auquel il lui serait possible, de loin, de mettre fin aux souffrances de son ami…
Deux hommes s’approchèrent du condamné, armés de vases emplis de peinture noire et rouge avec lesquelles ils se mirent à lui peindre tout le corps ainsi que le voulait la coutume iroquoise.
Le feu flambait haut maintenant, dégageant une épaisse fumée. Les haches, les poinçons et les barres de fer que l’on y avait déposés rougissaient lentement. Hiakin se mit à ricaner.
— Tu n’essaies pas d’implorer notre pitié ? Qu’attends-tu pour nous supplier…
— Les hommes de ta race que tu mets à la torture te supplient-ils de les épargner ? jeta Gilles, méprisant.
— Les Indiens sont braves, quelle que soit leur tribu. Non seulement, ils ne pleurent pas mais ils chantent devant les apprêts de leur supplice et les plus vaillants chantent encore sous la torture.
— Ils chantent ?…
Avec l’énergie du désespoir, Gilles emplit d’air sa poitrine. Une chanson lui monta miraculeusement aux lèvres. C’était celle que, souvent, au camp de New-Port, chantaient le soir les soldats du régiment de Saintonge
Dans les jardins d’ mon père
Les lilas sont fleuris
Dans les jardins d’ mon père
Les lilas sont fleuris
Tous les oiseaux du monde
Viennent y faire leur nid
Auprès de ma blonde
Qu’il fait bon, fait bon, fait bon
Auprès de ma blonde
Le vacarme du village indien avait fait place à un silence profond. Les femmes et les vieillards avaient ralenti le pas en allant porter leurs outils au brasier. Il y avait moins de haine dans les regards où passait quelque chose qui ressemblait à du respect : le prisonnier chantait… Dans le silence des montagnes sa voix résonnait comme un cri de victoire et, soudain, au seuil de la grande hutte, Gilles vit paraître une forme blanche qui accéléra les battements de son cœur. Sa voix mourut sur les derniers mots. C’était l’ange de la mort qui venait à sa rencontre sous les traits de la femme qui lui avait fait perdre la tête !…
Mais d’un seul coup le soleil bondit dans le ciel comme une boule de feu et la vallée s’illumina. Ce fut le signal. Un vieil homme à peu près chauve à l’exception d’une maigre mèche grise qui lui pendait du crâne saisit une longue tige de fer rouge et marcha vers le poteau. Avec une sorte de fureur désespérée Gilles se remit à chanter.
La caille, la tourterelle et la jolie perdrix
Et ma jolie colombe… qui chante jour et nuit…
La dernière parole atteignit un aigu brutal. L’extrémité de la tige de fer venait d’être appliquée sur sa cuisse… En une seconde il fut inondé de sueur. La douleur avait été atroce et se poursuivait en élancements lourds tandis qu’une écœurante odeur de chair brûlée s’élevait. Il serra les dents, puis, cherchant l’air, tendit toute sa volonté pour reprendre sa chanson. C’était une vieille maintenant qui s’approchait armée d’une griffe rougie.
Qui chante… pour les filles… qui n’ont pas de mari…
La vieille souriait comme sourit une tête de mort en agitant sous le nez du prisonnier son horrible instrument dont il sentait déjà la chaleur. Mais soudain une clameur se fit entendre. Sur l’un des postes d’observation regardant la rivière, un Indien hurlait quelque chose en faisant de grands gestes… Une voix lui fit écho : celle de Sitapanoki.
— Sagoyewatha !… Il revient !…
L’attention, instantanément, se détourna du supplicié pour aller vers la grande porte de l’eau que l’on ouvrait largement. De son poteau, Gilles put voir le coude de la rivière littéralement couvert de canoës emplis de guerriers. Coiffé de plumes d’aigle, un homme grand et maigre au maintien imposant se tenait debout, bras croisés, à la proue du canot de tête. Telle une barbare divinité des eaux, il érigeait sur les nuages brumeux qui traînaient sur la rivière une haute statue de cuivre.
Tout le village explosa en une énorme acclamation. Quelques femmes arrachèrent leurs robes et, nues, plongèrent pour nager à la rencontre des arrivants tandis que les tambours se remettaient à ronfler.
Toujours rivé à son poteau, Gilles s’efforçait de ne pas permettre à l’espoir de l’envahir. Certes Tim prétendait que la présence de Sagoyewatha représentait leur seule chance de salut mais comment réagirait-il en face d’un homme qui avait, la nuit même, tenté d’enlever sa femme ?
Les canoës touchaient terre maintenant. Les nageuses nues sortaient de l’eau. Quelques-unes tenaient, entre leurs dents, les trophées guerriers de leurs époux : des têtes tranchées qu’elles portaient par les cheveux afin de pouvoir nager. Celles qui n’en avaient pas regardaient leurs sœurs avec une affreuse envie. Cette fois, Gilles ferma les yeux, pris d’une nausée qui, heureusement, passa très vite. Les têtes sanglantes avaient appartenu à des Blancs…
Quand il les rouvrit, le chef avait mis pied à terre et pénétré dans l’enceinte du village. Et Gilles, avec une brusque joie mêlée de reconnaissance, comprit pourquoi Sagoyewatha revenait tellement à point nommé : sa main s’appuyait sur l’épaule d’un enfant et cet enfant c’était Igrak. Igrak qui, renonçant à convaincre Hiakin de relâcher ses nouveaux amis, avait dû quitter secrètement le village dans la nuit pour rejoindre son frère. Heureusement, le chef Sénéca ne devait pas être très loin mais cela expliquait du même coup la hâte du sorcier à expédier les intrus.
Guidé par l’enfant, Sagoyewatha se dirigea droit vers le prisonnier, écartant d’un geste souverain les explications volubiles que lui fournissait Face d’Ours. Quand leurs regards se croisèrent, Gilles pensa qu’il avait rarement vu visage plus fier que celui de cet Indien. Son nez busqué, ses lèvres minces au dessin dédaigneux lui donnaient une certaine ressemblance avec l’oiseau dont il portait les dépouilles et le vieillissaient. Mais le cuivre lisse de sa peau, l’éclat sombre de ses yeux profondément enfoncés, l’aisance de son corps sec aux muscles allongés trahissaient la jeunesse. Son regard était sans colère et au contraire empreint de curiosité.
— Mon frère, « l’oiseau qui ne dort jamais » m’a dit que deux visiteurs étaient arrivés chez moi. Où est ton compagnon, homme du sel ?
— Il s’est enfui cette nuit. Pardonne-lui de ne pas s’être laissé tenter par l’hospitalité de ton peuple, fit Gilles en essayant de sourire.
— Notre hospitalité, nous ne l’aurions pas ménagée à l’homme magnanime qui, pouvant garder mon frère comme otage, prenait la peine de nous le ramener. Mais tu as enfreint nos lois les plus sacrées en tuant l’oiseau blanc qui frappe comme la foudre. En outre, tu allais fuir, toi aussi… en enlevant une de nos femmes.
« Une de nos femmes » ? Se pouvait-il qu’à la faveur de l’obscurité, Hiakin n’eût pas reconnu Sitapanoki ? En ce cas la chance était peut-être encore avec les envoyés de Washington… Avec un dédain superbe mais non sans difficultés à cause des cordes, Gilles haussa les épaules.
— Je le reconnais ! Le général Washington nous a chargés, Tim Thocker et moi, d’une mission auprès de toi. Ma sottise et la fureur de ton peuple nous ont empêchés de l’accomplir et je pensais, en prenant un otage, t’obliger à discuter tout de même avec moi.
L’excuse était peut-être un peu tirée par les cheveux mais Sagoyewatha parut s’en contenter. Son regard grave s’attarda un moment sur le visage calme de son prisonnier. Ce qu’il y lut dut lui plaire. Le prisonnier avait déjà souffert dans sa chair ainsi que l’attestait la large brûlure de sa cuisse et cependant tout à l’heure, le chef Sénéca l’avait entendu chanter. Ses yeux froids, du bleu léger d’un ciel d’hiver, regardaient droit devant eux, avec fierté mais sans arrogance. Sagoyewatha hocha la tête.
— Le Grand Esprit est notre père mais la Terre est notre mère comme elle est la mère des hommes à la peau blanche qui lui demandent, comme nous, leur nourriture. Mais ils ne connaissent pas le Grand Esprit et pensent que tout ce qui vit sur la Terre a été créé à leur usage. Ils ne savent pas que l’oiseau blanc est d’essence divine…
Fasciné, Gilles écoutait. La voix du chef indien était une envoûtante musique, un velours sombre et chaud où les paroles tissaient d’étonnants reliefs. Il comprit pourquoi ce jeune homme possédait assez de prestige pour que le hautain Washington souhaitât l’attirer à lui. Néanmoins il tenta de secouer le charme.
— Eussé-je connu vos lois que j’aurais frappé tout de même ! lança-t-il audacieusement. Ton oiseau divin allait tuer une femme.
— Une esclave…
— Ma peau est de même couleur que celle de cette esclave. Si l’une de tes sœurs de race avait été attaquée, Sagoyewatha, l’aurais-tu laissée mourir ?
— Peut-être ! Quand le Grand Esprit se choisit une victime nous n’allons jamais contre sa volonté. Mais tu ne peux comprendre cela… et c’est pourquoi je te délivre.
Tirant un long couteau de sa ceinture, le chef trancha rapidement les liens qui retenaient le jeune homme au poteau. Qui le soutenaient aussi car lorsque Gilles voulut avancer, il fut pris d’un vertige. Il n’avait rien mangé, rien bu depuis la veille et l’épuisement de sa nuit d’agonie se faisait sentir. Il vacilla sur ses jambes, tâtonna à la recherche d’un point d’appui. Igrak se jeta contre lui et le soutint en criant quelque chose. Sagoyewatha sourit.
— L’enfant a raison : tu as besoin de nourriture et de repos. Viens ! Puisque tu portes la parole du grand chef blanc, tu es désormais mon hôte…
Il eut un geste impératif et deux de ces Indiens qui l’instant précédent étaient prêts à dépecer le Français en écoutant ses hurlements comme une douce musique l’emportèrent avec des soins de mère jusqu’à une hutte voisine de celle du chef.
Un moment plus tard, Gilles, nourri de maïs et de poisson grillé, un emplâtre d’herbes sur sa brûlure et enveloppé d’une chaude couverture entreprenait de réparer les dégâts des vingt-quatre heures les plus éprouvantes de sa vie en s’abîmant dans un profond sommeil…
 
 
Accroupies de part et d’autre de la couche de Gilles, les deux femmes offraient un contraste saisissant. La lueur du petit feu de branchages exaltait la beauté de Sitapanoki et accusait la décrépitude de sa compagne, sorte de momie desséchée qui fumait sa pipe avec la gravité d’un vieux pirate sur la dunette de son navire. Gilles préféra ne pas la regarder.
Se redressant sur un coude, il sourit à la jeune femme.
— Si ton époux fait de toi ma gardienne, il fait de moi l’homme le plus heureux du monde, murmura l’ancien élève de Saint-Yves, trouvant d’instinct les mots d’une galanterie toute française. Évidemment, celle-là est moins agréable ! ajouta-t-il en désignant d’un mouvement de tête la vieille à la pipe. Je m’en passerais volontiers.
— Sagoyewatha est trop sage pour ne pas savoir qu’on n’allume jamais de feu dans une forêt de pins desséchée par l’été. Quant à celle-ci, ce n’est pas toi qu’elle garde mais moi car elle est ma belle-mère. Elle se nomme Nemissa. Les terres où nous sommes lui appartiennent comme le veut la coutume des Iroquois.
Impressionné, Gilles inclina vaguement le buste en direction de la vieille femme qui le gratifia d’un coup d’œil glacé et se remit à tirer sur sa pipe comme s’il n’avait pas existé.
— On dirait que je ne lui suis guère sympathique, soupira-t-il. En tout cas il est temps de me lever. Je dois voir ton époux.
Il rejeta la couverture, se rappela juste à temps qu’il était entièrement nu dessous à l’exception de la peinture dont on l’avait enduit avant la torture et entreprit de se draper dans le tissu rugueux. Aussitôt, la vieille Nemissa fut debout et fit le geste de lui barrer le passage en prononçant quelques paroles incompréhensibles.
— Tu ne dois pas sortir, traduisit Sitapanoki. Si nous sommes ici, c’est justement pour t’en empêcher. Sagoyewatha reçoit un autre chef autour du feu du Conseil et il ne désire pas que cet autre connaisse ta présence ici.
— Qui est « cet autre » ?
— Kiontwogky, celui que l’on a surnommé le Planteur de Maïs…
— J’ai entendu parler de Cornplanter, fit Gilles se souvenant sans plaisir de l’étrange mission qui lui avait été confiée. On dit qu’il jalouse ton époux et qu’il te convoite. Que vient-il faire ici ?
— On dit vrai. Deux fois déjà, j’ai échappé à des tentatives d’enlèvement qui ne pouvaient venir que de lui mais Sagoyewatha refuse d’y croire car il est lui-même noble et droit.
— Les Iroquois ne savent-ils donc pas respecter l’épouse de leurs frères ?
— Si. Quand elles sont de leur race. Moi, je suis d’une race ennemie, une sorte de captive. Ce n’est pas un crime de voler une captive. Quant à ce que Cornplanter vient faire ici j’ai cru comprendre qu’il cherchait à entraîner Sagoyewatha dans une expédition contre les colons de Schoharie, plus haut dans la vallée…
Gilles fit un pas vers l’ouverture de la hutte. Nemissa se dressa devant lui, bras en croix, farouche et impérieuse… Doucement mais fermement il l’écarta.
— Dis-lui que je ne sortirai pas. Mais je veux apercevoir ce Cornplanter. Il faut que je sache à quoi il ressemble…
Il n’eut pas à écarter beaucoup la peau de cerf qui cachait l’entrée. Le Grand Conseil des Sénécas était juste dans son champ de vision. À nouveau la nuit était venue et, sur son obscurité, les silhouettes des Indiens éclairés par les flammes se détachaient vigoureusement. Gilles eut l’impression qu’il y en avait une multitude. Des hommes, jeunes pour la plupart, solidement bâtis sous les peintures violentes qui leur donnaient un aspect si redoutable. Il vit Sagoyewatha, toujours casqué de ses plumes d’aigle mais revêtu, sans doute pour la circonstance, d’un magnifique habit rouge d’officier anglais qui lui donnait un aspect étonnant. Il vit enfin, dressé en face de lui comme un coq de combat, un grand diable à la peau de cuivre clair dont le crâne rasé portait une sorte de diadème d’argent. L’épaisse mèche noire liée au sommet de sa tête était mêlée de plumes multicolores. De lourds bijoux d’argent étiraient les lobes largement percés de ses oreilles et s’incrustaient sous son nez arrogant. Ses yeux lançaient des flammes tandis que des paroles de colère jaillissaient comme un torrent de ses lèvres méprisantes…
— Il dit que jamais les récoltes n’ont été aussi belles autour de Schoharie, souffla Sitapanoki, que c’est le moment ou jamais pour faire connaître aux gens de la vallée que les Iroquois n’ont pas oublié leurs frères massacrés par le général Sullivan, qu’ils sont toujours là et réclament vengeance… Il veut brûler toute la vallée.
— Et que dit ton époux ?
— Que les fruits de la terre notre mère doivent être respectés, que l’hiver sera bientôt là et que nous aurons faim, qu’enfin, il est bon d’attaquer les soldats mais que les paysans de Schoharie ne comptent pas beaucoup de guerriers. Mais ce sont là des raisons que Cornplanter ne comprend pas. Il n’aime que le sang et les cris des victimes. Les Iroquois sont cruels mais il est le pire de tous. J’ai entendu dire que coulait en lui du sang blanc et que c’est la cause de la haine insensée qu’il porte à tes pareils.
Longtemps, la discussion se poursuivit autour du feu sans résultat apparent. Cornplanter, soutenu d’ailleurs par Hiakin, soufflait le feu et la fureur tandis que Sagoyewatha opposait tous les arguments d’une profonde sagesse. Puis, brusquement, les voix baissèrent de ton et il ne fut plus possible de rien entendre jusqu’à ce qu’enfin Sagoyewatha jetât quelques mots d’une voix forte :
— Mon époux désire réfléchir cette nuit, traduisit Sitapanoki. Cornplanter va se retirer avec les siens. Demain, il reviendra chercher sa réponse… Mais je crains bien qu’il ne gagne la partie : il n’est jamais agréable de s’entendre traiter de lâche. Pourtant je ne comprends pas l’insistance de Cornplanter. Jamais il n’a combattu en compagnie de Sagoyewatha et ses guerriers sont bien assez nombreux pour submerger Schoharie sans l’aide des nôtres.
Ces derniers mots firent tressaillir Gilles, le ramenant à cette mise en garde que Washington les avait envoyés, lui et Tim, porter au chef du clan des Loups. Qu’il se laissât entraîner à la suite de Cornplanter et le village, comme lors de la capture des deux messagers, retomberait sous la responsabilité d’Hiakin… d’Hiakin qui, justement, semblait prendre si fort le parti de l’Iroquois, d’Hiakin qui haïssait Sitapanoki…
La vieille Nemissa saisit le bras de la jeune femme et lui montra la porte impérieusement.
Au-dehors, les guerriers se dispersaient. Seul Sagoyewatha demeurait encore auprès du feu dans les braises duquel se perdait son regard songeur.
— Je dois rejoindre mon époux, murmura Sitapanoki. Nemissa va rester avec toi jusqu’à ce qu’un guerrier vienne te garder à sa place. Je suis désolée…, ajouta-t-elle avec l’ombre d’un sourire.
— Pas tant que moi, grogna Gilles. Mais, je t’en prie, dis à ton époux que je désire lui parler cette nuit même. Il faut qu’il m’entende avant de prendre sa décision.
Les grands yeux dorés s’attardèrent un instant sur le visage assombri du jeune homme. Il comprit que, sans deviner le fond de sa pensée, elle était inquiète. Alors il lui sourit.
— … Je t’en prie, Sitapanoki, dis-lui que j’ai besoin de le voir, c’est important… pour nous tous.
Il refusa de s’expliquer davantage jugeant qu’il était inutile de l’effrayer en lui laissant voir le fond de sa pensée et le soupçon qui y grandissait : la troisième tentative d’enlèvement pourrait peut-être réussir quand l’Iroquois saurait le village privé de ses guerriers et aux mains de son allié Hiakin…
C’est ce qu’il fit entendre au sachem quand débarrassé de sa tunique rouge mais le visage fermé il se courba pour franchir l’entrée de la hutte d’où, aussitôt, Nemissa disparut.
— Cornplanter ne souhaite t’emmener avec lui qu’afin de t’éloigner de tes campements, affirma-t-il audacieusement. Tu seras auprès de lui, sous ses yeux. Alors il pourra envoyer quelques-uns de ses guerriers dans ton village réduit aux femmes et aux vieillards pour y prendre ce qu’il t’envie le plus. Tu dois te méfier de lui, Sagoyewatha, car il est jaloux et il te hait.
Le visage impassible du chef Sénéca ne révéla rien des pensées qui agitaient son esprit mais les yeux aigus de Gilles remarquèrent que ses poings se serraient imperceptiblement cependant que la belle voix grave, inaltérée, murmurait presque négligemment :
— C’est là ce que t’a chargé de m’apprendre le général Washington ? Que lui importent les biens et même l’honneur d’un ennemi ? Je suis un Indien et il est un gentilhomme de Virginie…
— On peut respecter et même admirer un ennemi quand il a ta noblesse. Le Général déplore que toi et les tiens vous dressiez contre lui alors qu’il lutte pour la liberté d’une terre où vous êtes nés l’un et l’autre. Pour moi, qui viens d’un pays dont l’Angleterre est l’ennemie héréditaire, il est difficile de comprendre votre lutte entre Américains, quelle que soit la couleur de la peau. Pourquoi donc choisis-tu d’être l’homme de l’Angleterre… au point de porter son habit ?
— Les Hommes aux Habits Rouges nous traitent en alliés et en égaux. Ceux que l’on appelle les colons nous considèrent comme des bêtes sauvages. Pourtant, quand leurs ancêtres ont traversé les grandes eaux pour poser le pied sur cette terre ils ont trouvé en nous des amis, pas des ennemis. Ils ont raconté qu’ils avaient quitté leur pays aux mains des mauvais hommes et qu’ils venaient ici pour jouir de leur religion. Nous les avons pris en pitié. Nous avons pourvu à leurs demandes et ils se sont assis parmi nous. Nous leur avons donné du maïs et de la viande… en échange, ils nous ont donné du poison… l’eau de feu qui brûle et qui, en effet, nous change en bêtes. Quand tu retourneras vers les tiens… si je te rends la liberté, dis à ton Général que Sagoyewatha n’a pas besoin de ses avis, qu’il sait se garder et qu’en outre il méprise les voix doucereuses qui murmurent sournoisement afin de séparer le frère du frère.
— Ainsi, tu es décidé à suivre Cornplanter ?
— Je viens de te dire qu’il est mon frère…
— C’est faux ! Et il n’est pas non plus un véritable Indien. Sais-tu qu’il est né d’un colon ? Que son père vit encore à Fort Plain et qu’il se nomme John O’Bail ? Si tu l’ignores, le Général lui le sait et c’est pourquoi il m’a envoyé vers toi pour te dire : « Grand Chef, prends garde à l’homme que tu crois de ton sang et qui ne l’est qu’à moitié car, bien qu’il n’y ait aucun droit, il rêve de dominer les Six Nations Iroquoises. Pour y parvenir il est prêt à écraser tous les autres chefs, toi le premier.
Pour la première fois, une flamme de colère s’alluma dans le regard de Sagoyewatha et sa voix trembla.
— Ta langue siffle comme celle du serpent ! Si ambitieux que soit Cornplanter il ne peut espérer vaincre le plus grand de nous tous, le chef mohawk Thayendanega ! Alors qu’a-t-il à faire de moi qui suis moins puissant que lui ?
— Ton chef mohawk possède-t-il la plus belle des femmes ?…
Un instant, Gilles crut que le Sénéca allait lui sauter à la gorge mais la puissance sur lui-même de cet homme était exceptionnelle. Comme naguère au poteau du supplice le regard noir et le regard clair se croisèrent, s’accrochèrent… puis, avec un dédaigneux haussement d’épaules, le sachem se détourna.
— Nos paroles s’en vont avec le vent qui bientôt balayera l’armée des colons. La trahison s’y glisse et, avant qu’il soit longtemps, leur chef ne songera plus à offrir son amitié à qui que ce soit, même au plus misérable d’entre nous. Quant à toi, je déciderai demain si tu dois vivre ou mourir…
Indifférent à la menace, Gilles n’avait retenu qu’un mot parmi ceux que venait de prononcer le sachem.
— La trahison ? Que veux-tu dire ?
Mais, sans lui répondre, Sagoyewatha quitta la hutte, Gilles s’élançait pour le suivre quand, devant son nez, deux lances brusquement se croisèrent et il comprit qu’il avait encore une fois changé de statut dans le camp indien. De candidat au martyr il était passé au rang d’hôte et maintenant une raison inconnue le ramenait soudain à l’état de prisonnier.
Le léger doute qu’il conservait encore fut levé quand deux hommes envahirent son logement. L’un portait une écuelle pleine de bouillie de maïs accompagnée de poisson et d’une cruche d’eau, l’autre des piquets, des cordes et un maillet. On lui fit comprendre par gestes qu’il avait à se nourrir rapidement, ce qu’il fit sans le moindre plaisir et uniquement pour entretenir ses forces car ce ragoût indien n’avait rien de succulent. Impassibles, les deux Indiens le regardèrent faire puis, la dernière bouchée avalée, lui sautèrent dessus sans autre préavis. On le coucha sur le sol, bras et jambes écartés et l’on attacha ses chevilles et ses poignets aux quatre piquets prestement plantés dans le sol de la hutte, sans d’ailleurs paraître s’intéresser le moins du monde à ses protestations furieuses. Apparemment, Sagoyewatha n’avait aucune confiance dans la solidité de ses constructions et tenait à s’assurer que son invité ne profiterait pas de la nuit pour faire un trou dans une paroi et gagner le large. C’était d’ailleurs point par point ce que Gilles avait l’intention de faire.
Réduit à l’impuissance, furieux et humilié, très inquiet aussi, le jeune homme passa une nuit à la fois inconfortable et exténuante sous une collection de points d’interrogation qui lui tinrent lieu d’étoiles. Qu’est-ce que l’Iroquois avait bien pu dire à Sagoyewatha ? Qu’était-ce que cette trahison qui menaçait Washington et devait le conduire à une si humiliante défaite ? Où diable pouvait bien être passés Tim et la fille qui s’appelait Gunilla ?
Il réussit à s’assoupir vers la fin de la nuit mais le vacarme qui envahit le village avec les premiers rayons du soleil le tira de ce repos précaire. Il voulut bouger, poussa un gémissement de douleur et tout de suite après se mit à jurer comme un vieux troupier. Son corps était raide comme une planche, sa bouche desséchée et il avait l’impression de sentir aussi mauvais que tout le campement réuni. En outre, la peinture qui avait séché sur son corps le grattait furieusement…
Au prix d’une nouvelle douleur, il redressa un peu la tête pour mieux entendre. Aucun doute sur l’origine de ce tintamarre. Les guerriers sénécas allaient une fois de plus quitter leur village pour suivre Cornplanter dans le raid mortel qu’il projetait contre les paisibles colons de Schoharie. Les démons rouges allaient tomber comme la foudre sur un village dorant ses moissons mûres au soleil d’été, tout mettre à feu et à sang, ne laissant derrière eux que de la terre brûlée et des monceaux de cadavres dépouillés de leurs chevelures. Et rien ni personne ne pouvait rien pour éviter ce drame…
Le faible espoir qu’il conservait de convaincre peut-être Sagoyewatha quand il viendrait l’informer de ses décisions le concernant s’évanouit quand une ombre immense s’interposa entre lui et le trou lumineux de sa porte relevée. À sa couronne de poils raides il reconnut Hiakin et recommanda son âme au ciel. Pour que le sorcier vînt lui-même, il fallait que les nouvelles fussent mauvaises. Très certainement, on allait le ramener au damné poteau de torture pour y reprendre les réjouissances locales là où on les avait laissées.
Trop jeune pour endurer sans mot dire l’examen narquois du sorcier, le jeune Breton gronda.
— Qu’est-ce que tu viens chercher ici, Hiakin ? La fin de ma chanson ?
Face d’Ours haussa le paquet de muscles qui lui servait d’épaules.
— S’il ne tenait qu’à moi tu pourrais l’entonner tout de suite, grogna-t-il dans le meilleur style de son modèle. Mais Sagoyewatha pense que tu lui seras plus utile comme otage car, lorsque le Virginien sera vaincu et renvoyé dans sa tanière, les guerriers venus d’au-delà des grandes eaux seront peut-être généreux pour retrouver leurs prisonniers et les ramener au pays.
— Et toi, rétorqua Gilles, tu le penses aussi ? Tu crois à cette idiotie colportée par Cornplanter, à cette invraisemblable histoire de trahison qui doit, selon lui, livrer l’armée américaine aux Habits Rouges ? Je te croyais plus intelligent. Aucun des soldats de Washington n’est capable de ça !
— Sauf celui que brûle la soif de l’or ! Une histoire invraisemblable, dis-tu ? s’écria Hiakin laissant la colère l’entraîner dans le piège tendu à son orgueil. Sache donc, homme aux cheveux pâles, que le guerrier qui commande à West Point, le valeureux général Benedict Arnold, échange depuis des semaines des paroles avec ses anciens maîtres pour faire plaisir à sa squaw ! Avant la prochaine lune il aura livré, contre beaucoup d’or, la forteresse de l’Hudson. Ton grand chef blanc alors disparaîtra comme la brume du matin…
Les derniers mots se perdirent dans l’éclat de rire de Gilles, un éclat de rire d’autant plus sonore qu’il cachait plus d’inquiétude car ce que venait de lui révéler Face d’Ours rendait un sinistre son de vérité. Cela répondait trop bien aux doutes émis à Peekskill par le colonel Hamilton visant la confiance que l’on pouvait accorder au héros de Saratoga. Si Arnold livrait West Point, non seulement Washington perdrait sa plus solide position mais encore l’or de France irait en droite ligne dans la poche de ses ennemis. Que pourraient faire alors Rochambeau et ses cinq mille hommes accrochés à leur île entre la flotte anglaise et cet énorme continent où il n’aurait plus le moindre appui ?
— Pourquoi ris-tu ? demanda Hiakin, mécontent.
— Parce que vous êtes encore plus fous que je ne le croyais. Voilà donc pourquoi Sagoyewatha refuse d’entendre les paroles de paix de mon maître ? Pauvres imbéciles ! Croyez-vous donc que West Point soit la seule force de Washington ? Va dire à ton chef qu’il interroge son jeune frère. Igrak pourra lui dire à quoi ressemblent les guerriers du roi de France, leurs armes et leurs vaisseaux ! Des guerriers qui ne sont qu’une avant-garde car bientôt d’autres vont venir, avec encore plus d’armes, encore plus de canons, encore plus de vaisseaux. Tes amis les Habits Rouges seront balayés comme les feuilles par la tempête… et vous avec. Tue-moi si tu veux, maintenant… mais n’oublie pas mes paroles quand l’heure sera venue…
Un furieux coup de pied allongé dans ses côtes fut la seule réponse du medecine-man qui disparut beaucoup plus vite qu’il n’était venu.
Au-dehors, le vacarme devenait infernal. Des chants sauvages, coupés de hurlements hystériques, s’élevaient sur le roulement enragé des tambours de guerre. La terre même tremblait sous le trépignement de centaines de pieds rythmant une danse guerrière. Par la porte demeurée ouverte, un nuage de poussière envahit la hutte et submergea Gilles qui se mit à tousser, la gorge arrachée, ce qui augmenta sa rage. Attila avait vaincu Cicéron et, avec ses hordes barbares, s’en allait porter la mort et la désolation jusqu’au cœur de ce beau pays, tandis que la basse avidité d’un homme sans honneur poignarderait dans le dos l’un des plus grands hommes jamais nés sur la terre, un homme qui était aussi un ami.
À moitié fou de fureur, Gilles se mit à tirer sauvagement sur les liens qui le retenaient à ses piquets, cherchant au moins à ébranler ceux-ci dans l’espoir de les arracher. Mais ils tenaient bon. Le sang coulait de sa peau entamée sans que les piquets eussent seulement frémi. Pourtant, il fallait qu’il sorte de là, à n’importe quel prix, il fallait qu’il puisse quitter ce maudit village. Le danger d’enlèvement que courait la belle Sitapanoki s’estompait devant le péril mortel des Insurgents aux prises avec la trahison d’un des leurs…
— Seigneur, pria-t-il à haute voix, et vous Notre Dame qui défendez les justes causes, aidez-moi ! Tirez-moi de là afin que je puisse les sauver ! Envoyez-moi du secours… ou dites-moi ce que fait cet abruti de Tim Thocker !
Il avait hurlé son étrange prière comme s’il espérait être entendu au plus haut du ciel mais sa voix se perdit dans le tintamarre où se mêlaient maintenant les hennissements des chevaux.
Un souffle tiède lui balaya la figure.
— Chut !… fit une petite voix et Gilles qui avait fermé les yeux les rouvrit sur le visage anxieux d’Igrak agenouillé près de sa tête, un doigt sur la bouche. Il lui sourit mais déjà l’enfant s’attelait de toutes ses forces à l’un des piquets qu’il secoua avec une énergie farouche. Les muscles naissants saillaient sous sa peau cuivrée qui bientôt fut couverte de sueur. Mais, au bout d’un moment, le piquet bougea suffisamment pour que grandît enfin l’espoir de l’arracher. Avec un sourire de triomphe, le petit guerrier se jeta sur l’autre pièce de bois mais, au-dehors, quelqu’un cria son nom.
L’enfant tressaillit et Gilles vit l’angoisse passer sur son visage crispé.
— Va vite ! souffla-t-il, je ferai le reste tout seul ! Merci… cent fois merci…
Les yeux soudain brillants, Igrak se releva et prestement glissa un couteau sous les épaules de Gilles.
— Ami…, fit-il.
Puis, avec la souplesse d’une anguille, il se glissa dans un trou à ras du sol qu’il avait dû percer dans la paroi et que Gilles n’avait pas remarqué. Resté seul, il commença par écouter intensément. Le bruit commençait à faiblir. Les pas des hommes et des chevaux incontestablement s’éloignaient… Sans doute ne s’occuperait-on pas de lui avant quelque temps mais peut-être valait-il mieux attendre la nuit pour achever sa libération. D’autre part, si l’on venait lui apporter quelque nourriture, il se pouvait que l’on s’aperçût des dommages subis par le piquet, auquel cas tout serait à recommencer et sans l’aide d’Igrak. Après tout, si l’enfant avait, à cet instant, entrepris de le délivrer c’est qu’il y avait une chance à saisir… Alors, bandant ses muscles il se mit à tirer de toutes ses forces. Sous son dos, il sentait la lame du couteau et puisait dans ce contact un regain d’énergie. Il tira, tira… et retint un cri de triomphe quand, brusquement, le piquet s’arracha…
Sa main droite libérée, il se tordit pour saisir le couteau, réussit à refermer ses doigts engourdis dessus. Tout son corps courbatu criait de douleur mais l’excitation de sentir la liberté si proche le soulevait. La lame mordit les cordes qui liaient sa main gauche. Igrak avait bien fait les choses : le couteau coupait comme un rasoir. En quelques instants, les torons de chanvre cédèrent. Dès lors, libérer ses pieds fut pour le jeune homme une simple gymnastique.
Debout, il s’étira plusieurs fois, plia les genoux. La circulation, douloureusement d’abord, puis de plus en plus librement, se rétablissait. Alors, Gilles alla prudemment jeter un coup d’œil au-dehors.
Il n’y avait personne en vue. Tous ceux qui ne partaient pas étaient massés à l’entrée donnant sur la rivière où l’on mettait les canoës à l’eau. Ceux des Indiens qui étaient montés étaient partis à cheval, les autres dans les longues pirogues peintes mais personne ne faisait attention à ce qui se passait dans le village vidé, chacun ayant sans doute à cœur de saluer les guerriers. Avec un battement de cœur, Gilles s’aperçut qu’il n’y avait personne à l’entrée donnant sur les champs de maïs. Alors, saisissant la couverture laissée dans un coin et dont il comptait se faire un vêtement quand il en aurait le temps, il s’élança, aussi nu que la main, courut à s’en faire éclater le cœur en priant le Ciel que personne ne l’aperçût, franchit l’enceinte et plongea enfin en plein cœur du champ de maïs qui l’engloutit comme une vague…
Il ne s’y arrêta qu’un instant. Sa fuite pouvait être découverte d’une minute à l’autre. Il ne devait pas s’attarder. À l’aide de son couteau, il coupa une large bande dans sa couverture, s’en fit une sorte de pagne, y glissa la lame providentielle puis roulant le reste sous son bras en prévision de la nuit, il entreprit de traverser la mer verte en direction des bois qui coulaient presque jusqu’au fond de la vallée.
Le soleil tapait dur et, quand il l’atteignit, la fraîcheur des bois lui fit du bien. Ils étaient touffus et sombres avec d’épais buissons d’airelles et de mûres qui le griffaient mais auxquels, au passage, il rafla quelque nourriture. Les fruits sauvages étaient acides et lui brûlèrent l’estomac mais ils étanchèrent sa soif.
La pente boisée était rude, et, dans la poitrine de Gilles, son cœur battait comme un tambour. Sa respiration faisait autant de bruit qu’un soufflet de forge. Il songea que, si les Sénécas se lançaient à sa poursuite, il serait rapidement rattrapé et repris. Mieux valait peut-être ne pas s’éloigner beaucoup, chercher une cachette et s’y tenir en attendant la nuit. Ses poursuivants n’imagineraient sans doute pas qu’il ait pu rester si près du camp mais la difficulté majeure consistait dans ses traces. Tim, cent fois, lui avait vanté le flair incroyable des Indiens pour les relever.
Le bruit d’un ruisseau l’attira. Ils étaient des centaines comme lui à descendre vers la rivière. Gilles, pensant que c’était la meilleure manière de brouiller ses traces, y entra et entreprit de le remonter, non sans plaisir car la fraîcheur de l’eau soulagea ses pieds nus abondamment écorchés.
Des hurlements encore beaucoup trop proches lui parvinrent. Ils venaient du village où, plus que certainement sa fuite avait été découverte. Cette fois, la chasse avait commencé et s’il ne trouvait pas rapidement un asile, ses chances d’échapper allaient se réduire à peu de chose…
Il chercha autour de lui. Son regard s’arrêta sur un gros arbre, sans doute fort âgé qui se dressait sur le bord du ruisseau. Une branche s’avançait au-dessus de l’eau, une branche qu’il serait peut-être possible d’attraper…
Se hissant sur une pierre que l’eau recouvrait à peine, il tendit les bras, prit son élan, sauta en priant le Bon Dieu que son élan fût assez fort car il lui serait difficile de se recevoir sur la pierre glissante. Ses mains touchèrent le bois, s’y agrippèrent. Un instant, il demeura suspendu entre l’arbre et l’eau, cherchant son souffle pour tenter un rétablissement, le réussit et se retrouva à califourchon sur la branche d’où il examina l’arbre.
C’était un vieux hêtre, l’un de ces gros fayards comme il en avait rencontré beaucoup dans ses forêts bretonnes et il pensa que le Ciel était avec lui car, souvent, quand l’arbre avait beaucoup vécu, sa maîtresse-fourche présentait un trou dans lequel un homme pouvait se cacher. Et, sans perdre de temps, il entreprit l’escalade.
Le hêtre était haut mais talonné par le danger car ses poursuivants devaient se rapprocher dangereusement, bien que l’on n’entendît plus grand-chose, Gilles le gravit dans un temps record et poussa un soupir de soulagement : le creux était bien là où il l’avait souhaité, formant, au départ des branches feuillues, comme un profond berceau dans lequel il s’installa avec un soupir de bonheur. D’en bas, il devait être parfaitement invisible, et la mousse fraîche qui tapissait son refuge était singulièrement agréable à la peau écorchée de son dos où se réveillaient les morsures récentes des coups de ceinturon. Il était grand temps qu’il disparût de la surface du sol…
Aucun bruit ne se faisait plus entendre mais, entre les arbres, des formes silencieuses venaient d’apparaître, glissant comme des fantômes sur leurs légers mocassins de daim. Les Sénécas n’avaient que trop aisément relevé la piste du fugitif !
Comme il l’avait fait lui-même, ils remontèrent le ruisseau, guettant visiblement sur les berges les traces de sortie. Le grand hêtre, vu sa hauteur, ne les intéressa qu’à peine quand ils passèrent sous son ombrage. Pas un instant, ils ne soupçonnèrent que leur gibier retenait son souffle au sommet de ce géant. En quelques instants ils disparurent sans avoir fait plus de bruit qu’un friselis à peine accentué de l’eau.
Longtemps après leur départ, Gilles demeura tapi dans son asile de mousse épiant le moindre froissement de feuilles, le plus léger cri d’oiseau, fouillant des yeux les profondeurs vertes de la forêt et attendant pour bouger que les Indiens reviennent. Mais rien ne vint sinon le sommeil qui, brusquement, réclama son corps exténué et Gilles perdit la notion du temps comme celle du monde extérieur.
Il s’éveilla tremblant de froid et de fièvre. Le soleil avait disparu. L’humidité montait des profondeurs de la vallée. La chaleur du jour avait cédé au vent du soir. Avec précaution, Gilles déplia ses membres engourdis. Il lui fallait, sans plus tarder, se chercher un autre abri car, à mesure que la saison s’avançait, les nuits devenaient plus froides. En passer une à peu près nu au sommet d’un arbre avec un bout de couverture pour toute protection, relevait de la folie pure. En outre, il devenait urgent de trouver quelque chose à manger car jamais son ventre n’avait crié famine à ce point.
Prudemment, il entreprit de redescendre. Ce fut infiniment plus difficile que l’escalade avec ses muscles douloureux et les frissons qui le rendaient maladroit. Mais une fois à terre, Gilles se mit à courir pour essayer de se réchauffer un peu. Son intention était de regagner les bords de la rivière car il ne fallait pas songer à franchir les montagnes de nuit et sans autres armes qu’un couteau, à la merci de la première bête sauvage venue. Mieux valait encore, malgré le danger, la proximité du campement… et de son champ de maïs ! Les contreforts de la montagne pouvaient en bordure de la Susquehanna offrir l’abri d’une grotte.
Il ne chercha pas longtemps. Dans l’ombre grandissante, il distingua une fissure noire, s’en approcha aussi prudemment que l’eût fait un Indien, franchit le seuil… et s’écroula sans connaissance. Une invisible main venait de lui assener sur le crâne un coup vigoureux…
 
 
Quand il refit surface, il se crut en paradis bien que sa tête sonnât comme un bourdon de cathédrale car la voix qui jurait superbement à ses côtés était celle de Tim.
— Mille millions de tonnerre de bon sang de bois ! Tu peux te vanter de nous avoir fait faire du mauvais sang. Qu’est-ce qui t’a pris, bougre d’imbécile, d’entrer dans ce wigwam au lieu de prendre la poudre d’escampette avec nous l’autre nuit ? Nous serions déjà loin ! Tandis que voilà deux jours qu’on se ronge le foie, cette brave fille et moi, à essayer de trouver un moyen de sauver ta peau. Et tout ça pour une foutue femelle à la peau noire…
Jamais Gilles ne l’avait vu encore dans une telle fureur. Il écumait littéralement et sa voix râpeuse, répercutée par la voûte de l’étroite grotte où il avait tiré le corps inerte de son ami, venait frapper douloureusement sur le crâne de celui-ci. D’une main incertaine, Gilles tâta sa tête où s’enflait une respectable bosse tandis que son regard embrassait le décor environnant : une petite caverne qui devait être profonde car l’entrée ne se voyait pas. En outre, un feu de broussailles y avait été allumé qui réchauffait agréablement son corps transi. Gunilla, l’esclave échappée, se tenait accroupie à côté sans prêter plus d’attention aux deux hommes que s’ils n’avaient pas existé. Plus que jamais d’ailleurs, elle ressemblait à un paquet grisâtre avec ses bras noués autour de ses genoux et les mèches sales de ses cheveux qui retombaient sur son visage. Elle décourageait l’intérêt à force de crasse mais Gilles était trop heureux d’avoir retrouvé Tim pour s’arrêter à de si minces détails. La force tranquille de son ami rendait tout possible.
— Crie tant que tu veux ! fit-il en riant. Tu as raison sur toute la ligne mais pourquoi diable m’as-tu assommé ?
— Je t’ai pris pour un Sénéca. Dans l’ombre, j’ai aperçu un type nu. Et avec cette peinture, faut avouer que tu leur ressembles bougrement !… Qu’est-ce qui t’est arrivé ? De là-haut, ajouta-t-il en désignant de la tête la montagne qui les recouvrait, j’ai pu observer ce qui se passait dans le village. J’ai vu revenir Sagoyewatha… au moment où je me demandais si je n’allais pas essayer de te loger une balle dans la tête malgré la distance, j’ai vu aussi arriver le Planteur de Maïs et ses démons rouges et j’ai vu enfin tout ce monde repartir bras dessus bras dessous ce matin… mais je ne t’ai pas vu filer. Aussi je m’apprêtais à faire cette nuit même une petite incursion dans ce village où tu as l’air de te plaire tellement.
— Je sais que j’ai fait l’imbécile, grogna Gilles, mais je n’ai pas pu m’en empêcher. C’était plus fort que moi, il fallait que je parle à cette femme. Mais tu vas voir que mes torts sont moins grands qu’il n’y paraît.
Et le jeune homme rendit, aussi fidèlement que possible, les étranges nouvelles que Cornplanter avait apportées au campement de Sagoyewatha. Il s’attendait, de la part de Tim Thocker, à une explosion de fureur, à des cris d’indignation quand il prononça le nom du commandant de West Point. Mais il attendit en vain. Tim se contenta de devenir d’une curieuse couleur verdâtre qui s’étendit sur son large et joyeux visage et le figea. Un instant, Tim offrit l’image d’un homme frappé à mort et Gilles, inquiet, se demanda s’il n’allait pas s’abattre d’un seul coup, comme une masse. Mais cela ne dura pas. Tim tourna le dos à son ami tandis que sa poitrine laissait échapper un soupir dont l’énormité donnait la mesure de son émotion.
— Tu as raison, fit-il enfin. Ça valait la peine de rester un peu plus longtemps pour apprendre ça. Seulement on a perdu assez de temps. Il faut filer et un peu vite ! Washington doit être averti. Mais, en attendant qu’on atteigne un lieu civilisé, il va falloir que tu te contentes de ta peinture et de ton bout de couverture comme vêtements. Je vais seulement essayer…
Il s’interrompit. Gunilla, qui avait disparu quand Gilles avait ouvert la bouche, revint en courant et se mit à éteindre vivement le feu à l’aide de terre chassée à coups de pied.
— Ça va pas, non ? gronda Tim. Qu’est-ce qui te prend ? Nous voilà dans le noir !
— Vous aimez mieux qu’on nous repère ? Il y a sur la rivière un canoë monté par quatre Iroquois qui se dirigent vers le village. Ils ne font aucun bruit et semblent se cacher car la nuit est assez claire, je ne comprends pas ce qu’ils vont faire.
— Moi je comprends, dit Gilles qui était déjà debout et tâtonnait pour trouver la sortie en attendant que ses yeux se fussent accoutumés à l’obscurité. Ils viennent enlever Sitapanoki pour le compte de Cornplanter et Hiakin très certainement les laissera faire. Je parierais que la porte de l’eau est mal fermée au camp. Les misérables !…
La lueur des étoiles innombrables permettait de voir nettement la rivière mais il fallait de bons yeux pour distinguer, presque contre la rive d’en face, la silhouette du canoë qui glissait sans que les rameurs donnassent un coup de pagaie, se laissant porter par le courant. Dans quelques instants, ils disparaîtraient derrière la palissade du village.
— Ils vont l’enlever, ragea Gilles. On ne peut pas laisser faire ça…
— Et pourquoi pas ? gronda Tim. Qu’ils l’enlèvent, si c’est leur idée. Qu’est-ce que ça nous fait ? Sagoyewatha n’a pas tenu compte de nos avertissements, il n’aura que ce qu’il mérite. D’ailleurs, Cornplanter nous rend service en corroborant nos dires. Grâce à lui notre mission est remplie… et au-delà de nos espérances, C’est le moment d’en profiter pour filer ! Avant longtemps, les Iroquois se déchireront entre eux. Ce sera une nouvelle guerre de Troie…
— Es-tu bien sûr que Sagoyewatha accusera son frère d’armes ? Hiakin est trop malin pour ça et je commence à me demander si ma fuite n’a pas été un peu trop facile. Qui te dit que l’on ne m’accusera pas du rapt et, à travers moi, ce sera Washington que Sagoyewatha rendra responsable. Va l’avertir de ce qui l’attend à West Point, toi ! On n’a pas besoin d’être deux pour ça. Moi, je reste !
— Et que vas-tu faire, pauvre idiot ? Attaquer tout seul une escouade d’Iroquois avec un couteau et de la bonne volonté ? Te faire tuer bêtement pour une squaw ?
— C’est mon problème et c’est ma vie. Je ne laisserai pas ces sauvages enlever Sitapanoki.
— Et qu’est-ce qu’elle est d’autre qu’une sauvage ?
Chuchotées, les ripostes sifflaient comme des balles. Les deux garçons se dressaient l’un contre l’autre, oubliant l’amitié, les buts communs, prêts à se taper dessus pour faire triompher chacun son point de vue. Gunilla les sépara brusquement.
— Vous n’êtes pas un peu fous ? Pourquoi ne criez-vous pas ? La vallée répercute les voix et les Iroquois ont des oreilles de loups ! Ce n’est pas parce que vous ne les voyez plus qu’ils ne risquent pas de vous entendre.
Ramenés à la réalité, Gilles et Tim retinrent leur souffle. Le canoë, en effet, avait disparu et, autour d’eux tout n’était que silence, un silence épais comme il s’en produit à l’approche d’un danger quand la nature, elle aussi, paraît retenir son souffle.
— Allons-nous-en, grogna Tim. Cela ne nous regarde pas.
Mais il ne bougea pas, retenu par la main devenue singulièrement dure de l’ancienne esclave.
— Sitapanoki est bonne, fit-elle, et Cornplanter n’est qu’une brute.
Frappé, Gilles tourna la tête. Pour la première fois, il regarda celle qui se rangeait si soudainement à son côté. La lune, un instant apparue au-dessus de la montagne avant de plonger dans un nuage blanc, lui montra deux yeux clairs qui lui souriaient timidement.
— Je t’aiderai, si tu veux ! dit Gunilla avec simplicité.
Le soupir de Tim aurait pu faire gonfler les voiles d’un vaisseau de ligne mais, sans plus hésiter, il se mit à se déshabiller.
— Et moi, bien sûr, je vais vous laisser choir dans cet affreux pétrin, grogna-t-il. J’ai toujours dit qu’il fallait savoir choisir ses amis et se garder des fous. Ça me servira de leçon. Allez ! À l’eau ! Ils ne vont pas tarder à reparaître, j’imagine. Et puis, décidément, tu as besoin d’un bon bain…
Un instant plus tard, les deux garçons se laissaient couler sans bruit dans l’eau froide de la Susquehanna en prenant bien soin de demeurer à l’abri des berges car la lune maintenant éclairait en plein. D’où ils étaient, ils pouvaient apercevoir le canoë arrêté tout près de l’entrée du village indien. Un seul rameur y demeurait, surveillant les alentours. Pour la forme sans doute, car le camp de Sagoyewatha était curieusement silencieux. Même les sentinelles avaient disparu.
— Quand je disais que ce truand de Hiakin était d’accord ! marmotta Gilles. Je suis prêt à parier que cette malheureuse femme a déjà été réduite à l’immobilité par ses soins afin que ses cris ne donnent pas l’alerte. Tiens, regarde !
En effet, les Iroquois reparaissaient. L’un d’eux portait sur son dos une forme blanche qui semblait parfaitement inerte.
— Ça va être à nous, souffla Tim. Tu sais nager sous l’eau ?
— Je suis Breton, rétorqua l’autre. Ça veut dire à moitié poisson !
Trois mots rapides décidèrent du plan que l’on allait suivre puis, prenant une longue respiration, les deux garçons, avec un bel ensemble, disparurent dans la rivière tenant chacun un couteau entre les dents tandis que Gunilla, tapie dans les herbes de la rive, se résignait à attendre.
Le canoë dont les pagaies étaient maniées vigoureusement avançait vite bien qu’il dût remonter la rivière. Les Iroquois étaient pressés. En peu de temps, ils atteignirent le poste de guet de Gunilla. Alors, tout alla très vite. Brusquement, la frêle embarcation, basculée par d’invisibles mains, chavira jetant ses occupants à la rivière. La surprise joua à plein. L’un des Indiens tomba presque dans les bras de Gilles qui leva son couteau, frappa et dégagea l’arme juste à temps pour faire face à un nouvel adversaire. Cette fois, il fallut se battre. L’Iroquois semblait vigoureusement bâti et, de toute évidence, ce n’était pas la première fois qu’il se battait dans l’eau. Mais Gilles était dans son élément et il avait pour lui rapidité et souplesse. Il glissa des mains qui cherchaient à l’étrangler, se retourna, frappa de toutes ses forces. La lame disparut jusqu’à la garde dans le ventre de l’homme dont le gémissement bref fut immédiatement étouffé par l’eau. Alors, revenant en surface, le jeune Breton regarda autour de lui. Le coup avait réussi : quatre cadavres s’en allaient au fil de l’eau et, près de la berge, Tim remorquait une longue forme qui mettait dans l’eau une traînée blanche.
Vivement, Gilles accrocha l’un des Indiens morts pour le ramener à terre : le peu de vêtements de cet homme et surtout ses mocassins, lui seraient d’une grande utilité sans parler de ses armes.
Quand il atteignit la rive, Gunilla aidait Tim à tirer de l’eau le corps inerte de Sitapanoki qu’ils étendirent dans l’herbe sans qu’elle fît le moindre mouvement.
— Tu avais raison, fit Tim à l’adresse de son ami. Le coup était prémédité : cette femme est inconsciente. Elle a été droguée.
— Tu es certain. Elle n’est pas…
— Penses-tu ! Elle respire et cela ne nous arrange pas. J’avais pensé la convaincre de retourner au camp comme si de rien n’était…
— Retourner… Tu as perdu l’esprit ?… Pour que Hiakin réussisse demain ce qu’il aura manqué aujourd’hui ? Notre seule chance d’arracher Sitapanoki à Cornplanter est de l’emmener avec nous…
— L’emmener ? Tu veux dire l’emporter. Dieu sait combien de temps durera son sommeil.
— Eh bien, je l’emporterai…
Gilles avait tout oublié de sa fatigue, de ses blessures, de la faim qui l’avait tenaillé durant toute la fin de ce jour. La mince silhouette blanche que la lune habillait d’argent, le doux visage aux yeux clos qui reposait à ses pieds, la pensée des heures vécues en commun qui les attendaient, tout cela agissait sur lui comme un baume et comme un merveilleux tonique. Il se sentait la force de dix hommes et le cœur assez vaillant pour lutter seul contre une armée, à la manière des guerriers vénètes, ses ancêtres pour qui le combat à un contre un était presque un déshonneur.
En quelques secondes, il eut débarrassé sa victime de ses culottes en peau de daim, de ses mocassins et de sa ceinture où demeuraient encore un long couteau et un lourd tomahawk. Il revêtit le tout puis, se penchant vers la terre, courba le dos.
— Mets-la sur mes épaules, dit-il simplement. Et marchons ! Il faut qu’au lever du jour nous ayons fait déjà du chemin…
La jeune femme était lourde, mais le cœur de Gilles était léger et plein de joie tandis qu’il commençait à gravir la longue pente qui menait de l’autre côté de la montagne.