CHAPITRE XII
ENTRE L’AMOUR ET LA GUERRE
Planté comme un piquet au bord de la
prairie avec le cordon de troupes, l’échine raide et le regard à
dix pas, Gilles Goëlo s’efforçait de ne pas voir le gibet, que l’on
avait dressé à peu de distance de la ferme où Washington avait son
quartier général. On était à Tappan, le 2 octobre, et le major
André allait mourir pendu, comme un coquin qu’il n’était pas.
Le Breton avait horreur de ce qui se
préparait. Non parce qu’un homme allait mourir : c’était la
guerre et dans sa Bretagne natale la corde était fort employée mais
l’Anglais ne méritait pas de mourir le chanvre au cou. Qu’on l’eût
fusillé et Gilles eût considéré que tout était dans l’ordre car le
peloton c’était la mort d’un soldat donnée par des soldats. La
potence signifiait la main d’un bourreau et le bourreau aujourd’hui
ce serait un « Cow-Boy » prisonnier dont on masquerait le
visage sous une couche de suie.
On n’avait pas le droit de faire ça !
On n’avait pas le droit de faire ça au prisonnier, ni à lui-même
car la joie de la récompense reçue en prenait un goût de fiel. Les
galons de lieutenant et la médaille d’argent gravé portant un
bouclier avec le mot « Fidélité », qu’il avait reçus, la
même médaille et la somme de 200 dollars que l’on avait donnée à
Tim qui voulait demeurer libre coureur des bois, c’était à l’homme
qui allait mourir de cet ignoble assemblage de poutres qu’ils les
devaient.
Avec sa franchise sans nuances, il l’avait
dit à Washington quand celui-ci lui avait annoncé qu’il avait écrit
à Rochambeau pour lui demander permission d’attacher désormais son
ex-secrétaire à son propre état-major.
— Je déplore cet état de fait autant
que vous, lui répondit le Généralissime. Mais le conseil de guerre
a jugé et le général Green qui le préside est intraitable : il
faut faire un exemple. J’ai fait tout ce que je pouvais car j’ai
même fait offrir à lord Clinton d’échanger André contre Arnold.
C’est Arnold lui-même qui m’a répondu.
— Et c’était ?
Washington haussa les épaules.
— Ce que l’on pouvait attendre d’un
tel homme : il exécutera les prisonniers américains détenus à
New York si nous fusillons André. Nous ne pouvons pas reculer. Tout
cela, ajouta-t-il avec tristesse, je l’ai expliqué tout à l’heure
au général La Fayette qui, comme vous-même, intercédait pour André.
La guerre est une chose terrible mais, pour nous qui avons choisi
la révolte, elle est la seule route possible et nous devons la
conduire jusqu’au bout. Si cela peut vous consoler, je pleurerai ce
pauvre garçon autant que vous car rarement ennemi a été plus
sympathique.
Rarement, en tout cas, on avait vu
exécution capitale se préparer dans une telle atmosphère de deuil.
L’amabilité et le courage du jeune Anglais lui avaient gagné
presque tous les cœurs… Tim lui-même, debout à quelques pas de
Gilles, devant le groupe des villageois, avait sa figure d’ours
grincheux et un regard un tout petit peu trop brillant. On allait
pendre un « espion anglais » au milieu des larmes de ses
ennemis !
Le premier coup de midi se fit entendre.
Les tambours roulèrent et la musique militaire, rangée sur le
chemin, qu’allait suivre le condamné, se mit à jouer Blue Bird. Alors, encadré d’un piquet de soldats,
le major André parut au seuil de la maison où il était gardé à vue.
Il était vêtu du costume dans lequel il avait été pris et qui
justifiait sa condamnation mais ses mains étaient libres et son
regard ferme. Il sourit même aux musiciens et, gentiment, les
félicita de leur talent. Mais tout à coup, ses yeux rencontrèrent
la potence et la charrette que l’on avait disposée dessous en guise
d’échafaud. Il baissa un peu la tête, frappa du pied avec colère,
mordit sa lèvre inférieure et l’on put l’entendre
soupirer :
— Dois-je ainsi mourir ?
Mais ce ne fut qu’un instant. Il se reprit,
marcha d’un pas assuré vers la charrette sur laquelle il grimpa
sans aide mais sans pouvoir retenir une grimace de dégoût en se
trouvant en face du bourreau à la figure noircie. Il lui tourna le
dos, ce qui lui permit de ne plus voir le nœud coulant et resta
debout, les mains aux hanches, regardant le piquet de garde. Ses
yeux rencontrèrent ceux de Gilles qu’il salua d’un signe de tête et
d’un demi-sourire. Mais l’officier qui l’accompagnait monta à
cheval et, d’une voix forte, lança :
— Major André, si vous avez quelque
chose à dire, vous pouvez parler parce que vous n’avez plus que peu
de temps à vivre !
Le condamné haussa les épaules.
— Je n’ai rien à dire sur ma sentence
mais seulement sur le mode d’exécution. Je vous prie seulement,
Messieurs, de témoigner que je meurs bravement.
À ce moment, le bourreau voulut lui passer
la corde autour du cou. Il le repoussa en lui disant qu’il avait
les mains sales, prit la corde, passa sa tête dedans et, avec un
rude courage, resserra lui-même le nœud. Puis il sortit un mouchoir
et le tendit à l’exécuteur afin qu’il pût lui lier les mains
derrière le dos, puis un autre pour lui bander les yeux.
À nouveau, les tambours battirent.
L’officier leva son épée. Le bourreau fouetta son cheval tandis
qu’un soldat escaladait la potence. La charrette avança,
abandonnant le corps du supplicié qui se balança un instant dans le
vide puis s’agita violemment. Alors, le soldat monté sur le gibet
se jeta sur ses épaules, pesant de tout son poids pour abréger
l’agonie. Le corps s’immobilisa…
Incapable de rester plus longtemps en face
de ce cadavre dont il se sentait un peu responsable, Gilles tourna
les talons et partit en courant. Il avait envie de cogner sur
quelque chose ou sur quelqu’un, sur le bourreau occasionnel, par
exemple, qui avait acquis sa grâce en exécutant un homme de son
bord… ou même sur le général Green, le président de la cour
martiale, qui avait refusé le peloton et qui impassible avait
assisté à cette misérable mort d’un homme d’honneur. Mieux valait
faire comme autrefois, gagner la profondeur des bois pour y
retrouver la sérénité des choses intactes.
Mais il n’alla pas loin. Un jeune soldat
qui criait son nom d’une voix enrouée galopait derrière lui et le
rejoignit.
— Eh bien ? aboya le Breton
tournant sa fureur contre cet innocent. Qu’as-tu à brailler de la
sorte ? Que me veux-tu ?
— Moi ? Rien, mon Lieutenant…
haleta le garçon. C’est… le général Washington qui vous demande.
Paraît que c’est pressé.
À grandes enjambées, Gilles remonta vers la
petite maison de brique aux volets clos où le généralissime avait
décidé de rester enfermé tout le jour, protestant ainsi à sa
manière contre une exécution qui ne lui convenait pas plus qu’à ses
soldats. Le milicien de garde salua, ouvrit la porte sans bouger de
sa place. La voix glacée de Washington cueillit l’arrivant dès le
seuil.
— On vient d’arrêter aux avant-postes
ces deux femmes. Elles vous réclamaient. Voulez-vous me dire ce que
cela signifie ?
Assises côte à côte sur un banc comme deux
oiseaux sur une branche, Gunilla et Sitapanoki levaient sur le
jeune homme des yeux remplis d’appréhension. Il devint rouge vif
mais Washington ne lui laissa pas le temps d’apprécier si la
rencontre lui était agréable ou non.
— Tout ce que l’on a pu en tirer,
c’est qu’elles ont fui le camp de Sagoyewatha et qu’elles voulaient
vous voir à tout prix. Rien d’autre ! À croire qu’elles sont
stupides. Consentirez-vous à me dire qui elles sont ? Cette
Indienne surtout ? J’ai souvent entendu dire que les Français
étaient de redoutables coureurs de jupons mais vous me semblez
détenir une sorte de record.
Le drame de West Point, la mort du major
André avaient renvoyé les tribus sénécas à l’arrière-plan des
préoccupations du généralissime. Gilles lui avait bien rendu compte
rapidement de ce qui s’était passé sur les bords de la Susquehannah
mais il avait été écouté avec une certaine distraction. C’est ainsi
que, relatant comment Tim et lui-même avaient repris Sitapanoki aux
hommes de Cornplanter, il avait été interrompu par une porte qui
s’ouvrait.
— Excellent ! Excellent !
murmura Washington sans avoir l’air d’y penser et, tout de suite,
il s’était tourné vers le colonel Hamilton qui entrait. Gilles,
vexé, n’avait pas insisté…
— Vous faites erreur, mon Général,
riposta-t-il sèchement. Je n’ai pas séduit ces femmes et si vous
aviez daigné m’écouter jusqu’au bout, l’autre jour, vous sauriez
exactement qui elles sont. Cette jeune fille se nomme Gunilla
Söderstrom. Elle était depuis plusieurs années captive des Sénécas.
Elle nous a aidé à fuir et désire rejoindre la seule famille qui
lui reste : une tante à New York. Quant à celle-ci, c’est une
noble dame, la propre épouse de Sagoyewatha dont nous avons empêché
l’enlèvement par les Iroquois. Souvenez-vous que vous nous aviez
chargés d’avertir le chef Sénéca des menées traîtresses de
Cornplanter la concernant…
Washington changea de couleur. Son poing
s’abattit sur sa table de travail, faisant sauter les
papiers.
— Et vous l’avez incitée à vous
suivre ? Êtes-vous complètement idiot ? Ne savez-vous pas
que Sagoyewatha n’aura rien de plus pressé que nous accuser du rapt
et que Cornplanter sera trop heureux de renchérir ? Au lieu de
diviser les nations iroquoises, vous les aurez unies plus fermement
que jamais.
— Il n’y avait rien d’autre à faire,
mon Général ! Cette femme, rentrée au village indien, n’y
aurait eu aucune sécurité tant que son époux en était absent.
Hiakin, le medecine-man, était d’accord avec les ravisseurs, on
aurait recommencé le coup deux jours plus tard…
— Et qu’est-ce que cela pouvait bien
nous faire ? N’était-ce pas la preuve formelle que mon
avertissement était valable ? Les deux chefs se seraient
battus à mort…
Les yeux dorés de l’Indienne allaient de
l’un à l’autre des deux hommes avec une indignation grandissante.
Au dernier mot elle se dressa…
— Voilà donc ce que cachent les
paroles amicales des hommes à la peau blanche ? lança-t-elle
avec mépris. Le désir sournois de voir les tribus indiennes se
déchirer entre elles afin d’assurer plus solidement leur puissance.
Mon époux parle sagement quand il dit que l’homme rouge ne
connaissait pas le malheur jusqu’à ce que l’homme blanc vienne à
lui. Et moi, j’ai cru les discours de celui-ci, ton messager, quand
il m’a pressée de venir me mettre sous ta protection !
J’espérais être reçue avec honneur, comme il convient à l’épouse
d’un grand chef et je n’entends ici que des insultes. Tu oses
regretter que l’on n’ait pu me traîner jusqu’à la couche de
Cornplanter comme une esclave captive ? Et tu oses le
proclamer devant moi ?
Sa voix basse, un peu rauque, vibrait
d’indignation et de douleur. Sans un mot, Washington se détourna,
alla jusqu’à la fenêtre dont il repoussa légèrement les volets
clos. Un rayon de soleil fila dans l’entrebâillement, enveloppa de
lumière chaude la jeune femme qui ne cilla même pas. Pendant
quelques secondes le Général la contempla sans rien dire.
Malgré sa fatigue évidente, ses vêtements
misérables et la saleté qui la recouvrait, la beauté de l’Indienne
irradiait la pièce grise. Gilles, le cœur serré, repris par la
fascination qu’elle exerçait sur lui, la dévorait des yeux,
l’esprit déjà en déroute et prêt à toutes les folies.
Le silence qui suivit la tirade de
Sitapanoki ne dura qu’un instant. Déjà, avec toute l’élégance d’un
parfait gentilhomme, Washington s’inclinait légèrement devant la
jeune femme.
— Pardonne-moi ! dit-il
doucement. Mes paroles ont dépassé ma pensée et ma colère venait de
ce que j’étais affligé à la pensée de perdre à jamais une amitié
que je souhaitais conquérir, celle de Sagoyewatha, que l’on dit
sage entre les sages. Tu seras traitée selon ton rang tant que tu
resteras dans mon camp, ce qui ne durera guère. Dès que j’aurai
appris le retour de ton époux auprès de ses feux de campement, je
te ferai ramener à lui sous bonne escorte et avec une lettre de moi
qui lui expliquera la vérité. Dès maintenant, je te prie de te
considérer comme mon hôte ainsi que cette jeune fille. Tant que
durera le siège, il ne lui sera pas possible de gagner New York.
Dans un moment, je vous ferai conduire dans une maison où l’on
prendra soin de vous.
Courtoisement, il conduisit les deux femmes
dans la pièce voisine et revint vers Gilles qui, ne voyant plus
très bien quelle pouvait être encore son utilité, s’apprêtait à
sortir.
— Je n’en ai pas encore fini avec
vous ! fit-il avec brusquerie.
Parmi les papiers et les cartes qui
encombraient sa table, il choisit une lettre dont les yeux perçants
du Breton reconnurent instantanément le cachet : elle venait
de New-Port. Et, en effet :
— … Monsieur le comte de Rochambeau me
fait tenir des nouvelles qui vous intéressent, dit Washington. Il a
été heureux d’apprendre le rôle important que vous avez joué dans
la découverte des menées du traître Arnold et il consent très
volontiers à ce que vous serviez dorénavant sous mes ordres. Il se
dit très heureux qu’un soldat du régiment Royal-Deux-Ponts se
transforme en officier américain. Il est persuadé que vous vous
montrerez digne de votre promotion. Au surplus, voici, de sa main,
une lettre qui vous est destinée. Vous pouvez, dès maintenant, en
prendre connaissance… et disposer !
Gilles prit la lettre, la glissa dans son
ceinturon mais ne bougea pas.
— Puis-je dire encore quelque chose,
mon Général ?
— Dites ! Mais soyez
bref !
— Je voudrais obtenir une
faveur : celle de… faire partie de l’escorte qui ramènera
l’épouse de Sagoyewatha à ses campements.
— Curieuse demande ! La raison,
je vous prie ?
— Elle est simple : c’est moi qui
l’ai emmenée et c’est en conséquence moi qui suis accusé de l’avoir
enlevée. Il me paraît donc normal que ce soit moi qui la ramène. Ne
fût-ce que pour rendre raison à Sagoyewatha s’il estime en avoir à
demander.
Un instant, le gentilhomme de Virginie
considéra sans rien dire le garçon raidi dans un garde-à-vous
impeccable. Les mains nouées derrière son dos, il en fit même
lentement le tour avant de revenir planter dans les siens ses yeux
graves.
— Hum !… Je saisis ! Sens de
l’honneur à fleur de peau, n’est-ce pas ?… Bien
français !… Mais… pouvez-vous me jurer, sur ce même honneur,
que ce grand désir de vous disculper devant le chef Sénéca est
l’unique raison de votre demande ?
— N… on, mon Général !
— C’est bien ce que je pensais. Cessez
de contempler les volets et regardez-moi, s’il vous plaît.
Maintenant écoutez-moi bien : vous n’escorterez pas la
princesse indienne parce que je n’ai pas envie de perdre un homme
de votre valeur. Avant quinze jours certainement cette femme aura
quitté Tappan sous la garde d’hommes dont je pourrai être certain
qu’ils seront insensibles à son charme : un pasteur et de
vieux routiers de la guerre indienne. Vous êtes beaucoup trop jeune
pour ce rôle… et elle est beaucoup trop belle.
La décision de Washington était dictée par
la sagesse. Pourtant, quand il fut dehors, Gilles y retrouva
aggravé, le malaise qui l’avait saisi en face de la potence. Cela
ne lui avait fait aucun bien de revoir Sitapanoki. Il s’était cru
délivré de la fascination qu’elle avait exercée sur lui mais il
s’était retrouvé devant elle aussi faible qu’un enfant. Un seul
regard des grands yeux d’or avait rallumé l’incendie de son sang et
maintenant il n’avait plus qu’une idée : la revoir…
Ce fut presque distraitement qu’il lut la
lettre de Rochambeau. Elle était pourtant intéressante car elle
constituait pour lui-même et pour Tim une manière de
réhabilitation. Le chef du corps expéditionnaire français y faisait
savoir à son ancien secrétaire qu’il était lavé de l’accusation
d’assassinat.
Le soldat du régiment
des Hussards de Lauzun connu sous le nom de Samson la Rogne a été
capturé au moment où, avec la complicité de trois camarades, il
tentait d’intercepter le chargement d’or peu après son départ de
New-Port. Deux des malandrins ont été tués. Malheureusement ceux
qui sont restés entre nos mains ont réussi à s’enfuir. Samson était
l’un d’eux et nous n’avons pu le retrouver. Sachez donc que vous
avez retrouvé l’estime de vos camarades, avec l’approbation de
Monsieur le duc de Lauzun et qu’au jour où Dieu permettra notre
retour vers la France, vous retrouverez auprès de moi la place que
je n’ai jamais songé à vous retirer…
Gilles froissa la lettre entre ses doigts
nerveux. Il était plus mécontent que satisfait. Certes, il était
agréable de ne plus être proscrit par les siens mais il se sentait
atteint dans son orgueil. Washington avait fait de lui un officier.
Cependant s’il revenait dans les rangs français ce serait pour y
reprendre son encrier et son porte-plume ? Eh bien, si
l’Amérique voulait l’adopter, elle l’adopterait jusqu’au
bout…
Au fond, ce qui lui causait le plus de
plaisir dans cette lettre, c’était encore d’apprendre que Morvan
avait échappé à la justice militaire. La mort de Morvan, elle
appartenait à Gilles Goëlo. Personne, pas même le Roi, n’avait le
droit de la lui enlever. La haine qui s’était tissée entre eux
était trop vivace pour s’achever ainsi stupidement sans qu’au moins
ils pussent se regarder en face !
— Ces fichus maladroits de la Prévôté
n’ont pas été capables de le retrouver, marmotta-t-il en mâchonnant
un brin d’herbe, mais moi je sais bien que j’y arriverai, tôt ou
tard, et où qu’il se trouve…
La foule qui avait été ensevelir au petit
cimetière de Tappan le malheureux major André revenait 1.
Gilles aperçut Tim qui pérorait au milieu de trois ou quatre hommes
qu’il dépassait de la tête et l’appela pour aller vider ensemble
quelques gobelets de rhum à l’auberge. La lettre de Rochambeau
était sans doute de celles qu’il convient d’arroser mais, venant
après le gibet et le retour inattendu de l’Indienne elle donnait à
Gilles une furieuse envie de s’enivrer…
Il s’efforça consciencieusement d’y
parvenir, encouragé par Tim qui voyait d’un très mauvais œil la
réapparition de Sitapanoki.
— Si seulement tu pouvais ne pas
décuiter jusqu’à ce que cette maudite femelle ait quitté le
village, je serais beaucoup plus tranquille, déclara-t-il en
versant à son ami de généreuses rasades. Tu as suffisamment risqué
ta peau pour elle et je ne suis pas certain que tu n’aies pas envie
de recommencer.
— Ce n’est pas de mourir que j’ai
envie… c’est d’elle ! Il me semble que si je pouvais l’avoir…
rien qu’une fois, je serais exorcisé…
— Ou plus pincé que jamais ! Il y
a des femmes qui sont comme l’alcool : quand on y a goûté, on
a envie d’y revenir. Essaie de penser à autre chose, ça vaudra
mieux. Et à la tienne !
Mais, bizarrement, l’ivresse ne voulut pas
de Gilles. Ce fut Tim qui s’écroula, le nez sur la table et qui se
mit à ronfler. Le Breton le considéra un moment d’un œil
morose : ce n’était pas drôle de boire seul et si Tim
l’abandonnait, il n’avait plus rien à faire dans cette auberge.
Jetant quelques pièces de monnaie sur la table, il s’éloigna d’un
pas un peu incertain, sortit de la taverne et s’aperçut qu’il
faisait nuit.
À longs traits, il aspira l’air froid qui
chassa les brumes de son cerveau. Les feux des différents postes
disposés autour de Tappan faisaient la nuit rouge mais tout était
calme, bien que New York, la ville assiégée, ne fût guère qu’à deux
lieues. Les canons se taisaient et si, parfois, un coup de feu
éclatait dans le lointain, ce n’était peut-être qu’un chasseur
attardé. L’automne était là et, comme la terre, la guerre allait
s’endormir, chacun maintenant ses positions dans l’attente du
printemps qui apporterait quoi ?… d’autres moyens de
l’emporter, plus d’armes, plus d’hommes, plus d’argent ? D’un
côté comme de l’autre, il fallait que les soldats redevinssent
paysans pour que les champs puissent être ensemencés et la décision
n’était pas pour cette année…
Avec un soupir, Gilles se mit en marche
pour regagner son cantonnement mais sans trop savoir où il allait.
Il n’avait pas envie de rentrer, il n’avait pas envie de dormir et,
en fait, il ne savait pas trop de quoi il avait envie sinon
peut-être de se débarrasser d’une tête qui battait comme un bourdon
de cathédrale. Soudain, il heurta quelque chose et jura
grossièrement puis, tout aussitôt, s’excusa en constatant que
c’était une femme.
— Je vous cherchais, fit la voix
tranquille de Gunilla. Mais ne criez pas si fort. Vous allez
ameuter le village.
Il la regarda, incrédule, debout dans la
lumière jaune venue des fenêtres d’une maison voisine.
— Je ne vous aurais jamais reconnue,
fit-il, sidéré. Peut-être parce que vous ne m’avez jamais
regardée.
C’était vrai. Depuis qu’il l’avait sauvée
des griffes du gerfaut, elle n’avait été à ses yeux qu’une ombre
grise, un paquet de hardes malpropres, sommé d’un tas de chaume
d’un jaune sale, quelque chose de misérable tenant le milieu entre
la chèvre et le tas de fumier en admettant que l’un ou l’autre
pussent être doués de parole. Et maintenant il avait devant lui une
mince jeune fille dont la robe noire faisait ressortir la finesse
de la taille. Les mains qui sortaient des manchettes de toile
blanche et le visage sous le bonnet bien repassé étaient peut-être
un peu foncés par les intempéries et le trop grand soleil mais les
yeux clairs avaient la couleur des fleurs de lin et l’épais chignon
massé dans le cou semblait fait de soie pâle. L’image était si
agréable que Gilles lui sourit.
— Je suis impardonnable, Gunilla. Vous
êtes réellement charmante…
Le compliment ne la fit pas sourire. Elle
eut même un haussement d’épaules agacé.
— Gardez vos compliments ! Ce
n’est pas pour les entendre que je vous cherchais, c’est parce
qu’elle me l’a demandé. Elle veut vous voir.
— Elle ?
— Ne faites pas l’imbécile ! Qui
voulez-vous que ce soit ? Sitapanoki, bien sûr ! Elle ne
peut pas sortir dans le village, le général Washington lui a
demandé de ne pas se montrer. Et elle m’a fait promettre de vous
ramener. Venez-vous ?
— Je vous suis. Où
allons-nous ?
— On nous a confiées à la femme du
pasteur. C’est une femme généreuse quoique d’idées austères. Elle
m’a accueillie comme si j’étais sa fille mais elle n’était pas trop
contente d’avoir une Indienne sous son toit…
— Et vous prétendez faire entrer un
homme dans cette maison ? Mais elle va me jeter
dehors !
— Elle n’en saura rien. Mrs Gibson est
de ces femmes qui ont des solutions pour chaque problème. Elle a
installé Sitapanoki dans le bâtiment où se trouve la salle
d’ouvroir sous prétexte du respect dû à son rang… d’ailleurs
celle-ci refusait de vivre sous le même toit que le prêtre du Grand
Esprit Étranger. Cela se trouve au fond du verger. Personne ne vous
verra entrer.
— Que me veut Sitapanoki ?
Gunilla s’était remise à marcher devant
Gilles. La question qu’il posait était anodine, pourtant il vit se
raidir le dos mince de la jeune fille qui, brusquement, se retourna
les yeux flambants de colère.
— Je n’en sais rien et je ne veux pas
le savoir ! Je suis venue vous chercher parce qu’elle m’a
menacée d’y aller elle-même si je ne le faisais pas… mais je
voudrais la voir au diable, cette Indienne ! C’est un démon,
comme ses frères !
Et, sans vouloir s’expliquer davantage,
Gunilla ramassa ses jupes et se mit à courir vers le bout du
village, suivie du Breton qui fut bien obligé d’adopter la même
allure. Il connaissait la maison du pasteur Gibson mais il ne
savait pas quel chemin souhaitait emprunter son guide. Elle lui fit
en effet contourner l’enclos, franchir une haie de cornouillers et
finalement s’arrêta devant un étroit escalier de bois.
— Vous n’avez qu’à monter. C’est
là-haut ! fit-elle en désignant une fenêtre éclairée. Vous
pourriez repartir par le même chemin. Adieu !
Elle se fondit dans les ombres du verger
tandis que Gilles, le cœur battant, escaladait quatre à quatre les
marches fragiles. Sous sa main impatiente, la porte sembla s’ouvrir
d’elle-même révélant une chambre claire et simple, pourvue de
meubles rustiques et d’attendrissants rideaux à volants de
mousseline qui lui donnaient un aspect virginal. Seul, le feu qui
brûlait dans la cheminée l’éclairait et il ne vit pas tout de suite
Sitapanoki. C’est seulement en se tournant vers le lit dressé dans
le coin le plus éloigné de la cheminée qu’il l’aperçut. Elle était
couchée, les couvertures remontées jusqu’au menton et semblait
dormir.
Il s’approcha doucement, maudissant les
lames du parquet de sapin qui criaient sous son poids et resta un
moment à la contempler, retenant son souffle, jouissant avidement
de sa beauté.
La masse de ses cheveux défaits entourait
la jeune femme d’un halo sombre dans lequel son visage brillait
comme une fleur d’or. Ses longs cils mettaient une ombre douce sur
ses joues que la chaleur teintait de rose et ses lèvres humides
s’entrouvraient comme si, dans son sommeil, elle attendait un
baiser. Émerveillé, Gilles ne pouvait encore croire que de la nuit
froide du dehors il fût passé à ce délicieux paradis féminin.
Il allait peut-être se pencher sur la
dormeuse quand, sans même ouvrir les yeux, elle
murmura :
— Tu es venu vite ! Je n’ai pas
eu le temps de m’endormir. C’est très aimable à toi…
L’ironie du ton rompit le charme. Gilles se
raidit.
— Tu m’as demandé. Je n’avais aucune
raison de te faire attendre. Que veux-tu de moi ?
— Un simple renseignement. Est-ce toi
qui me reconduiras auprès de mon sage époux
Sagoyewatha ?
— Non. Le général Washington ne le
veut pas…
Soudainement, elle ouvrit les yeux,
l’enveloppant de leur chaleur lumineuse où pétillait une moquerie
légère.
— Tu le lui as donc
demandé ?
— En effet ! J’estimais qu’il
était de mon devoir de te reconduire moi-même et, en même temps, de
me laver, aux yeux de ton époux, de l’accusation d’enlèvement que
Hiakin a dû faire peser sur moi.
L’Indienne sourit, referma à demi ses yeux,
examinant sournoisement le jeune homme à travers la frange de ses
cils, s’avouant que jamais homme ne lui avait plu autant que
celui-là. La guerre lui allait bien. Ces dernières semaines avaient
durci son visage, lui ôtant à jamais les dernières traces de
l’adolescence ; et Sitapanoki n’avait qu’à rappeler ses
proches souvenirs pour retrouver, sous le sombre drap d’uniforme,
la perfection d’une musculature sans défaut. Et puis, il y avait ce
regard de glace bleue, ce pli à la fois ironique et désabusé au
coin des lèvres dures. Un bel animal en vérité, aussi beau que
Cornplanter mais infiniment plus attirant !
— Était-ce la seule raison ? Ne
souhaitais-tu réellement que me remettre aux mains d’un époux ou
bien…
— Ou bien quoi ? articula-t-il
sur la défensive.
— Oh rien !… J’ai dû rêver qu’un
soir, dans mon wigwam, tu m’avais suppliée de te suivre… Les rêves
sont une chose étrange, vois-tu, car je crois même entendre encore
tes paroles. Tu disais : « Si tu veux me suivre, je
saurai t’aimer comme jamais aucun autre homme ne le
pourra… »
— Tu n’as pas rêvé. Ces mots, je les
ai dits et je ne les renie pas mais…
— Mais ? C’est là un mot que les
femmes n’aiment guère.
— Pardonne-moi. J’étais sincère alors
mais tant de choses ont changé. Je ne m’appartiens plus… Je suis
officier du général Washington.
— Tu veux dire que tu ne m’aimes
plus ?… Dommage ! Car moi, vois-tu, j’étais prête à
t’aimer…
D’un geste brutal, elle rejeta ses
couvertures et, aussi nue que la vérité, se dressa devant le jeune
homme, rejetant derrière son dos la masse sombre de ses cheveux
dans un mouvement qui fit saillir ses seins dressés comme de fières
collines de chair. Mais elle ne s’approcha pas de lui et comme s’il
avait cessé soudainement d’exister, elle passa devant lui et marcha
vers le feu, balançant sur de longues cuisses des fesses hautes et
fermes qui apparaissaient sous le rideau luisant des cheveux.
La gorge soudain plus sèche qu’un désert de
sable en été et le sang aux tempes, Gilles la regarda marcher vers
la cheminée, découpant sur le fond rougeoyant, la forme parfaite de
son corps. D’une voix rauque qui lui parut venir des profondeurs de
la terre, il s’entendit murmurer :
— Quel jeu joues-tu ? Tu étais
prête à m’aimer dis-tu ?
— Sinon pourquoi serais-je venue te
chercher jusqu’ici quand il était si simple de rentrer chez moi
lorsque les Skinners ont tué l’Avenger et brûlé la
ferme ?
Elle se détourna lentement pour lui offrir
l’affolant profil de son corps ; la courbe hardie des seins
dominant celle infiniment émouvante du ventre plat et le doux
renflement d’un pubis soigneusement épilé… Sa voix se fit plus
basse et passa comme une râpe sur les nerfs du jeune homme.
— … Je te désirais au camp de mon
époux et je te désire à présent ! Oh ! Je sais ce qui te
retient. Tu crains de déplaire à l’homme que tu as choisi de
servir… mais cela ne suffit pas. Après tout, peut-être me suis-je
trompée… peut-être que tu n’es pas vraiment un homme ?
Alors il s’empara d’elle. Brutalement et
totalement. Tout aussi totalement elle répondit à son étreinte sous
laquelle elle plia. Le sol recouvert d’un candide tapis au crochet,
œuvre de la sage Mrs Gibson, monta vers eux avec la chaleur
des flammes. La chair de l’Indienne était brûlante mais les mains
de Gilles étaient glacées. Comme une petite bête sauvage, elle lui
mordit doucement la bouche puis le repoussa, s’agenouillant auprès
de lui.
— Laisse-moi t’enlever ces habits
ridicules ! Tu es tellement plus beau sans eux.
Impatiente de l’étreindre encore, il
arrachait son habit, son long gilet blanc, s’attaquait à la cravate
mais elle s’arrêta.
— Non ! Je veux le faire
moi-même. Nous autres, filles de la forêt, on nous apprend comment
faire durer très longtemps le plaisir du maître que nous nous
choisissons.
— Aussi bien que vous savez prolonger
les tortures ? fit Gilles en riant.
Mais elle demeura grave.
— C’est la même chose. L’amour est une
mort lente dont on renaît sans cesse. Le plaisir comme la douleur
doit être un paroxysme…
Devant le feu qui lui aussi se mourait ce
fut, entre leurs deux corps, un jeu subtil, cruel et délicieux.
Avant de s’ouvrir enfin pour lui, vaincue et délirante, Sitapanoki
conduisit, avec une science raffinée, le désir de son partenaire
jusqu’aux limites d’une souffrance dont il se délivra dans un râle
de fauve auquel fit écho le cri haletant de la femme. Puis tout
disparut…
Gilles s’éveilla le premier du bienheureux
anéantissement de l’amour et, doucement, se dégagea. Le feu n’était
plus que braises. Il y posa quelques bûches et le ranima. De hautes
flammes claires jaillirent enveloppant de lumière la femme
endormie. La sueur traçait de petits ruisseaux brillants sur sa
peau mate. D’un doigt léger, Gilles suivit le tracé de l’un d’eux
qui se perdait dans l’ombre des cuisses entrouvertes… Du fond de
son sommeil superficiel Sitapanoki sentit la caresse, gémit, se
tendit vers elle sans ouvrir les yeux.
Le désir s’enfla de nouveau dans les reins
du jeune homme mais, durant de longues minutes, il demeura à
genoux, jouant comme d’une harpe de ce corps féminin qui haletait
et se soulevait sous ses doigts, jouissant de ses plaintes jusqu’à
ce que, se relevant d’une brusque torsion, la femme vint s’abattre
sur lui, l’enveloppant de toute sa chair et de l’odeur poivrée de
ses cheveux et manquant de les jeter dans le feu tous les deux.
Alors, Gilles l’emporta jusqu’au lit pour s’y anéantir avec elle
dans la blancheur des draps…
Trois fois encore ils firent l’amour sans
parvenir à se rassasier l’un de l’autre. Leurs corps semblaient
avoir été créés de tout temps pour s’adapter l’un à l’autre et ne
plus pouvoir se séparer. Mais, enfin, Sitapanoki sembla chercher un
peu de repos et nicha sa tête contre le cou de son amant qu’elle
enveloppa de ses bras.
Un instant, elle garda le silence et il
crut qu’elle allait s’endormir quand il sentit soudain des baisers
légers sur sa peau et l’entendit chuchoter.
— Emmène-moi !…
— Où veux-tu que je t’emmène ?
Chez toi ? Je t’ai déjà dit…
— Chez moi… oui… mais pas chez mon
époux.
Elle se redressa sur un coude, l’embrassa
longuement tandis que ses doigts glissaient doucement à travers la
légère toison qui moussait sur la poitrine du garçon, suivant le
dessin des muscles.
— Écoute… à bien des journées de
marche en suivant le fleuve qui coule près d’ici, on trouve un
fleuve plus grand encore, celui que les Français ont appelé
Saint-Laurent. Autrefois, les miens régnaient sur d’immenses
territoires au nord de ce fleuve. Les Iroquois les ont massacrés et
les rares groupes qui ont pu échapper ont fui vers l’ouest. La
tribu de mon père a pu demeurer plus longtemps que les autres grâce
à un refuge dont moi seule et quelques autres, maintenant,
connaissons l’emplacement. Un jour de malheur, il a fallu qu’ils en
sortent, attirés dans un piège. Bien peu ont échappé aux flèches
iroquoises et moi je suis devenue captive. Mais le refuge, l’ennemi
n’a jamais pu le découvrir et je crois que quelques-uns y vivent
encore. Viens avec moi… Tu deviendras leur chef, tu seras mon époux
et je te donnerai des fils…
Doucement Gilles se dégagea, obligea la
jeune femme à se recoucher et la regarda longuement au fond des
yeux.
— Tu es folle, Sita !… Tu rêves
tout éveillée. Comment ceux de ta race accepteraient-ils un
Blanc ? Et moi, je ne veux pas déserter, car c’est à cela que
reviendrait une fuite avec toi.
— Tu dis que tu m’aimes, fit-elle
amèrement, et quand je t’offre de te donner toute ma vie, tu dis
que je suis folle. Je l’ai été, sans doute, de me donner à toi… à
toi qui acceptes calmement mon retour auprès de mon époux.
Rapide comme une couleuvre, elle glissa du
lit, s’étirant comme une chatte dans la lumière mourante du
feu.
— Qui te dit que je l’accepte ?
soupira Gilles qui l’observait redressé sur les oreillers. Mais je
ne vois aucun moyen de l’empêcher sans me déshonorer !
Elle ne répondit pas et même ne parut pas
entendre ses paroles. Le regard agrandi, fixant les braises comme
si elle y apercevait d’étranges images, elle murmura, comme pour
elle-même :
— Sagoyewatha ne me punira pas car il
croira les paroles du Grand Chef Blanc mais peut-être ne
voudra-t-il plus de moi pour épouse ?… ma vie sera alors
misérable. Il me faudra le reconquérir peut-être et, pour cela, lui
donner bien plus d’amour encore que je ne t’en ai jamais
donné…
Et doucement, d’une voix de confidence elle
se mit à décrire comme pour elle-même et avec une affolante
précision les caresses dont il lui faudrait faire usage. C’était un
murmure léger, une sorte d’incantation sensuelle, un récit d’une
puissante poésie charnelle qui chargea l’atmosphère d’électricité
comme si elle eût été seule. En même temps, ses longues mains
brunes lissaient rêveusement ses hanches, remontant vers les seins
qu’elles emprisonnèrent.
Gilles crut soudain la voir entre les bras
de l’Indien, sauta du lit et voulut s’emparer d’elle. Mais elle le
repoussa avec colère…
— Tu es encore là ? Qu’attends-tu
pour t’en aller ? Je me suis trompée en t’accueillant ce soir
et tu m’as fait comprendre mon erreur. Je ne dois plus penser qu’à
mon époux. Va-t’en…
— Pourquoi te fâcher ? Ne peux-tu
comprendre ?
— Rien ! Je ne peux rien
comprendre sinon ceci : l’homme auquel j’appartiens doit
m’appartenir lui aussi. Tu n’acceptes pas, je ne suis plus à
toi…
— Mais enfin raisonne un peu ! Ce
que tu demandes est grave et tu devrais le comprendre. Quel homme
parmi les tiens accepterait ainsi, en une minute, d’abandonner ses
armes, ses frères, son devoir, sa race pour s’enfuir avec l’épouse
d’un autre ? Il y a peut-être une solution mais laisse-moi au
moins le temps d’y réfléchir. Tu ne pars pas demain !
Imperceptiblement, il s’était approché
d’elle, l’attirait contre lui et, cette fois, elle ne se défendit
qu’à peine. Au bout d’un moment, elle se mit à rire et lui offrit
ses lèvres.
— Tu as raison… mais vois-tu, je
t’aime tant déjà que je ne peux même plus imaginer de me séparer de
toi dans l’avenir…
— Moi aussi, je t’aime. Est-ce que tu
ne l’as pas encore compris ? Comment pourrais-je vivre sans
toi ?
Elle se blottit contre lui, l’épousant de
chaque pouce de son corps tandis que ses hanches, très doucement,
commençaient à onduler.
— Alors prouve-le-moi encore !
souffla-t-elle. Le jour va bientôt se lever… et les heures seront
si longues jusqu’à ce soir…
En quittant la chambre tiède, une heure
plus tard, pour plonger dans le froid humide du petit matin, Gilles
se sentait l’âme d’un conquérant et en oubliait de raisonner. Il
avait eu une peine infinie à s’arracher des bras de Sitapanoki. La
dernière capitulation de la belle Indienne l’emplissait d’un
orgueil démesuré car elle s’était faite infiniment douce et même
humble pour qu’il lui pardonne d’avoir osé prétendre le détourner
de ses devoirs de guerrier. Durant cette dernière heure, elle
l’avait comblé de caresses et de baisers dont le souvenir collait à
sa peau tandis que, sifflotant une marche guerrière, il regagnait
le cœur du village, les jambes un peu molles mais la tête
ensoleillée. La nuit qui venait de s’écouler avait définitivement
effacé en lui les dernières traces de l’adolescence car l’amant
d’une femme telle que Sitapanoki ne pouvait être qu’un homme
véritable.
Il ne devina même pas la mince silhouette
blanche, immobile et désolée derrière l’une des fenêtres noires de
la maison Gibson, qui l’avait regardé franchir la haie d’un bond
avec des yeux pleins de larmes…
Toute la journée, le lieutenant Goëlo
expédia son travail avec un certain automatisme et un prodigieux
manque d’enthousiasme. Avec un grand sens pratique, mais une
certaine absence de psychologie, le général Washington, se
souvenant des fonctions occupées naguère par son nouvel officier
auprès de Rochambeau, l’avait prié de remettre de l’ordre dans les
registres administratifs de son groupe d’armée et de recenser les
réserves bien maigres hélas ! dont on pourrait disposer cet
hiver. Ce travail de bureaucrate déplaisait prodigieusement au
jeune homme dont l’œil revint bien souvent se fixer sur la pendule
de la cheminée tandis que, la plume en l’air et l’esprit ailleurs,
il survolait en pensée des perspectives qui n’avaient pas
grand-chose à voir avec les gallons de bière et les sacs de
farine.
Il ne sortit réellement de sa voluptueuse
rêverie que pour faire à son ami Tim des adieux distraits. Le
coureur des forêts repartait pour New-Port, chargé par Washington
d’une mission auprès des chefs français et très heureux au fond
d’aller offrir ses hommages à Miss Martha Carpenter qu’il se
reprochait d’avoir quelque peu négligée dans les derniers temps. Et
le dernier coup de neuf heures le retrouva dans les cornouillers,
franchissant la haie, un œil fixé sur la fenêtre rose derrière
laquelle sa maîtresse l’attendait. La porte n’était pas refermée
qu’elle était dans ses bras… et tout recommença.
Les nuits suivantes furent aussi folles et
aussi brûlantes. Sitapanoki aimait l’amour. Elle en savait tous les
détours, tous les raffinements dont bien souvent elle avait
constaté la puissance sur un époux cependant sage et plein de
raison. Avec ce magnifique garçon, jeune et ardent, elle atteignait
au sublime. Entre des instants de sommeil qui ne les séparaient
d’ailleurs pas, les deux amants s’aimaient avec une ardeur qui ne
faisait que grandir chaque nuit leur mutuelle passion.
L’Indienne n’avait plus proposé à Gilles de
fuir avec elle et même, quand il avait voulu remettre le sujet sur
les draps ravagés de leur lit, elle lui avait fermé la bouche d’un
long baiser.
— Laisse ! tout s’arrangera… nous
trouverons un moyen…
Mais, peu à peu, elle l’enfermait dans
l’invisible filet de ses caresses. Sa beauté, encore magnifiée par
la passion, devenait lentement une redoutable drogue dont le jeune
homme se montrait de plus en plus avide. Sitapanoki savait se
montrer tour à tour ardente, dominatrice ou soumise jusqu’à la
prosternation, superbe panthère sombre ronronnante et domptée qui
s’étirait dans ses bras avec des gémissements heureux. Et chaque
aube qui revenait rendait la séparation plus difficile et le jeune
homme plus sombre. La petite chambre devenait pour lui un univers
clos, divinement paradisiaque où régnait dans sa glorieuse nudité
la belle Indienne, à la fois Ève et serpent, la belle Indienne qui
s’était juré de l’avoir tout entier à elle et pour toujours.
Elle comprit que la victoire était acquise
quand, un matin, à l’instant des derniers baisers il l’étreignit
avec plus de passion encore que de coutume. Il l’avait aimée toute
la nuit avec une sorte de fureur désespérée sans qu’elle réussît à
lui arracher une explication. Mais, au moment de la quitter, il
murmura les lèvres contre son cou :
— Le Général a décidé ton départ,
Sita. Dans trois jours tu dois rejoindre le camp de ton
époux.
Elle tressaillit, se raidit.
— Trois jours ? fit-elle d’une
toute petite voix douloureuse. Seulement trois jours ?
Mais il la serra plus fort comme s’il
cherchait à l’incruster en lui.
— Oui… mais, la nuit prochaine, je
viendrai te chercher ! Nous fuirons tous les deux… où tu
voudras… vers le grand lac dont tu m’as parlé.
C’était si soudain, si inattendu qu’elle en
fut presque effrayée. Doucement, elle le repoussa, scrutant avec
inquiétude son visage creusé par la fatigue et l’angoisse.
— Tu veux… véritablement
m’emmener ? Abandonner toute ta vie ?
— Ma vie, c’est toi ! Chaque
heure qui passe m’attache davantage à toi. Je t’aime, Sita, je
t’aime comme un fou. Je ne peux pas rester là, à gratter du papier
interminablement tandis que tu vas t’éloigner pour toujours. Tu ne
peux pas savoir à quel point je t’aime !
— Moi aussi je t’aime, dit-elle
gravement. Je ne croyais pas en venir à t’aimer autant. Tu me
plaisais et j’avais envie de toi mais maintenant je ne peux même
plus imaginer la vie sans toi : tu es mon maître. Mais ne
vas-tu pas regretter ce que tu abandonnes ? Pourras-tu
supporter…
— Il n’y a qu’une chose que je ne
pourrais pas supporter, Sita, c’est de te savoir auprès d’un autre,
dans les bras d’un autre, dans le lit d’un autre.
— Mais ton pays, ta famille… ta
carrière ?
— Je n’ai plus de famille en admettant
que j’en aie eu une un jour, je ne suis rien dans mon pays et voici
longtemps que je souhaite me faire adopter par celui-ci. Quant à ma
carrière… Washington m’a donné des galons d’officier cependant mes
armes sont un porte-plume et un encrier. Que finisse la guerre et
je ne serai plus rien ! Non, Sita, je partirai sans regret
puisque je t’aurai. Ce soir, je viendrai à l’heure habituelle mais
avec des habits d’homme que tu revêtiras et nous fuirons tous les
deux.
Elle avait trop envie de le croire pour
refuser plus longtemps sa victoire.
— Toute ma vie passera à essayer de te
rendre heureux. Tu verras comme c’est beau de vivre libre, au fond
des forêts, près des grandes eaux qui bondissent sur les rochers.
La guerre finira un jour, alors nous deviendrons des colons, nous
aurons des enfants, des terres que nous défricherons, une maison où
je m’efforcerai de devenir une épouse à la manière des femmes de
ton pays, un empire peut-être… Notre pays est immense et tout y est
possible. Et puis je t’aimerai, je t’aimerai comme jamais femme
n’aura aimé un homme !…
Entre ses mains, Gilles prit le beau visage
aux yeux rayonnants et le considéra un instant avec une infinie
tendresse.
— Peut-être qu’il n’y aura rien de
tout cela… peut-être qu’au bout du chemin nous trouverons la mort
si ton époux réussit à nous rejoindre mais peut-être que c’est là
le suprême bonheur : mourir ensemble car il n’y a plus alors
ni remords ni regret possible. À ce soir…
Le baiser qu’ils échangèrent fut d’une
absolue chasteté. Un vrai baiser de fiançailles qui balayait les
calculs et les violences avides des corps à corps. Il n’y avait
plus ni vainqueur ni vaincu dans cette joute ardente où chacun
d’eux avait cherché, inconsciemment, à tirer de l’autre ce qu’il en
voulait, mais deux êtres qui avaient choisi d’écarter tout ce qui
les séparait, tout ce qui, à la fin du compte, avait moins
d’importance que l’amour, pour être tout simplement l’un à l’autre.
Elle n’était plus princesse indienne, il n’était plus breton, ni
soldat du Roi Louis XVI ni officier dans l’armée rebelle des jeunes
États-Unis : ils étaient deux êtres neufs à l’aurore du monde.
Les corps soudés par le désir avaient entraîné les cœurs alors même
que leurs possesseurs s’y attendaient le moins.
Cette fois, la journée passa comme un rêve.
Gilles s’appliqua comme jamais encore il ne l’avait fait à la tâche
qui le rebutait encore vingt-quatre heures plus tôt, prépara un
léger bagage comportant une tenue de garçon pour Sitapanoki,
quelques vivres et les armes indispensables pour qui souhaite
s’enfoncer dans la forêt primitive. Puis il écrivit trois lettres à
laisser derrière lui : une pour Washington, une pour
Rochambeau, une pour Tim dont il savait que l’aide ne lui ferait
jamais défaut. Enfin, au lieu de partager le repas des autres
officiers de l’État-Major, il soupa seul dans un coin de l’auberge
et fuma tranquillement une pipe en attendant l’heure de rejoindre
sa maîtresse.
Il se sentait curieusement allégé, délivré
comme il arrive souvent lorsque l’on a pris une décision difficile.
Tout était devenu si simple d’un seul coup ! Il avait suffi de
dire non à l’ambition, à la vie normale, au vieux monde qui dans le
carcan rigide des anciennes monarchies ne pouvait lui offrir qu’une
existence étroite, amoindrie, à… Judith enfin qui l’attendrait en
vain en admettant que son rendez-vous en forme de défi eût été
sincère. La petite sirène rousse du Blavet avait rejoint les rêves
du petit matin qu’un rayon de soleil efface. Elle était, au fond de
son souvenir, une blancheur à peine charnelle, une fleur sans
parfum, un reflet que l’eau emporte… Elle aussi était
vaincue !
La nuit venue, alors que les trompettes
sonnaient le couvre-feu, il quitta l’auberge avec un salut
négligent à la ronde, gagna le cimetière où il avait caché son
bagage au creux noir d’une haie et, le chargeant sur son dos, prit
sa course vers la maison du pasteur. Il se sentait léger comme un
oiseau. Les choses, en effet, lui avaient été singulièrement
facilitées par le fait qu’il n’avait pas vu Washington de la
journée : le Général en chef était parti en tournée
d’inspection avec le colonel Hamilton et Gilles s’en réjouit car il
ne savait pas très bien ce qu’il serait devenu sous le regard sans
ombre du Général.
Il vit de loin briller la fenêtre, comme
une étoile dorée dans la nuit, pénétra dans l’enclos et, sans faire
plus de bruit qu’un chat, escalada l’escalier, ouvrit la porte d’un
geste devenu familier, souriant d’avance à l’image heureuse qu’il
allait découvrir. Sita devait l’attendre comme chaque soir, à demi
couchée devant le feu, comme une sirène au bord des vagues mais
cette nuit sans doute elle aurait gardé ses vêtements car l’amour
n’était pas inscrit au programme des heures à venir.
Il ouvrit la porte en grand, prêt à la
recevoir dans ses bras.
— Entrez donc ! fit une voix
froide.
La petite chambre sembla soudain rétrécie.
Sitapanoki avait mystérieusement disparu. En revanche la grande
silhouette du général Washington s’érigeait sur le fond rougeoyant
de l’âtre qu’il tisonnait.
Le crépitement familier des bûches emplit
le silence soudain. Tout était comme d’habitude. L’odeur de résine
chaude et de sapin brûlé, les rideaux blancs avec leurs volants
bêtes et le tapis au crochet qui n’était plus que ce qu’il était
avec le seul décor des souliers à boucles d’argent du Général. Et
pourtant, le monde avait l’air de tourner dans l’autre sens :
le paradis sans Ève ressemblait à un étroit purgatoire.
— … Fermez donc la porte !
ordonna Washington. Il vient un vent glacé. Et posez ce paquet dans
un coin.
Il rejeta le tisonnier, frotta ses mains
l’une contre l’autre pour les débarrasser d’une éventuelle
poussière. Elles apparaissaient longues et belles sous leurs
manchettes de batiste immaculée et il en avait le plus grand
soin.
— Où est-elle ? demanda Gilles
sans se préoccuper de vaine politesse.
— L’épouse du sachem Sagoyewatha est
en route pour rejoindre son foyer. Je l’ai fait partir discrètement
aux premières heures du jour et je l’ai moi-même escortée pour lui
faire honneur durant une lieue. Avez-vous quelque chose à dire
contre cela ? Ou bien avez-vous oublié entièrement ce que
cette femme représente, indépendamment du fait que nous sommes en
guerre et que vous êtes soldat ? Quel nom votre chef peut-il
donner à ce que vous alliez faire avec ce bagage ?
— De la désertion, riposta Gilles
audacieusement.
— Et cela mérite ?
— La mort. Faites-moi fusiller… ou
pendre puisque apparemment c’est désormais le sort réservé aux
soldats.
— Je ne vous conseille pas
l’insolence. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ?
— Rien ! sinon que j’aime cette
femme et qu’elle m’aime.
— Et après ? Qui êtes-vous donc
pour vous jeter ainsi en travers de mes desseins ? Dans le
drame que nous vivons nous n’avons que faire d’une seconde guerre
de Troie qui jetterait sur nous les Six Nations au grand complet.
Vous n’êtes pas Pâris, elle n’est pas Hélène ! Mais quelle
damnée habitude avez-vous donc, vous les Français, de toujours
mettre l’amour en avant ? Vous le brandissez comme un drapeau,
vous vous en parez comme d’une médaille… Moi, je n’ai pas de temps
pour l’amour ! C’est la Liberté qui m’intéresse et je croyais
qu’il en allait de même pour vous, sinon je n’aurais pas fait de
Don Juan un officier de mon armée. Mais, après tout, peut-être
êtes-vous un lâche malgré les apparences ?…
Gilles blêmit, serra les poings tout près
de se jeter sur Washington.
— Tuez-moi, mon Général, mais ne
m’insultez pas.
— Et vous, cessez une bonne fois de me
rebattre les oreilles de votre exécution. Je n’ai que faire d’un
mort de plus quand j’ai tant besoin d’hommes vivants. Et maintenant
écoutez-moi bien : Personne, excepté moi, ne sait que vous
étiez sur le point de nous fausser compagnie. L’expérience prouve
que j’ai eu raison de vous refuser d’escorter cette femme car vous
ne seriez pas revenu mais j’ai eu tort de vous faire travailler
auprès de moi. Vous êtes fait pour les coups de main : dans la
lutte vous raisonnez droit et vous ne faites pas de bêtises.
Voulez-vous vous battre ?
— Je n’ai jamais rien souhaité
d’autre, si ce n’est…
— Je vous interdis d’y penser
encore ! Rentrez chez vous pour vous y préparer. Nous avons
appris par un espion, un certain Champ, l’endroit exact où se
trouve Arnold. Le général La Fayette qui, comme vous, ne peut se
consoler de la mort d’André, part à l’aube avec un détachement de
ses riflemen pour tenter de s’emparer
de lui. Allez le rejoindre !
Il n’était pas possible de résister à
Washington quand il employait certain ton, certaines paroles, car
nul comme lui ne connaissait les hommes. Dompté, mais la mort dans
l’âme Gilles rectifia la position, claqua des talons et salua
réglementairement.
— Je suis toujours à vos ordres, mon
Général, et je vous remercie de vouloir bien considérer que rien ne
s’est passé. Il me sera peut-être possible de vous le prouver en
vous donnant ma vie. Il ne me reste plus qu’à rentrer au
cantonnement… et brûler certaines lettres qui ne doivent guère vous
intéresser maintenant.
Brusquement Washington se mit à rire. Il
s’approcha du jeune homme et, de son poing fermé, lui allongea une
bourrade dans l’épaule.
— Sacrée tête de mule de Breton !
Je viens de m’évertuer à vous expliquer que je vous voulais vivant.
Et puis… (sa voix s’adoucit mais redevint grave le sourire
s’attardant seulement dans ses yeux fatigués :) Et puis,
croyez-moi, aucune femme, même la plus belle, ne vaut qu’un homme
doué de talents détruise son destin pour elle. Demandez plutôt à
Arnold si vous le trouvez. Sans l’amour insensé qu’il porte à la
ravissante Peggy, son épouse, il serait peut-être encore un honnête
homme et un héros.
1. La guerre terminée il fut ramené en
Angleterre… et enterré à Westminster.