CHAPITRE XVIII

Un instinct face au complot

 

Rares étaient ceux qui se voyaient admis, seuls, en présence de la reine, pourtant elle m’avait convoquée dans une petite pièce, au bout d’une galerie dans ses appartements de Windsor. Cette pièce était peu meublée : une commode, une chaise et quelques coussins sur la profonde banquette attenante à la fenêtre. Quand Élisabeth souhaitait s’entretenir avec quelqu’un seule à seul, elle disposait pour ce faire, dans chaque palais, d’endroits semblables à celui-ci. Il suffisait d’ouvrir la porte pour appeler, sinon nous ne pourrions être entendues à moins de hurler.

J’étais retournée auprès de Cecil et je lui avais relaté mon entretien avec Lady Catherine, après quoi nous étions allés, ensemble, en aviser Élisabeth. J’avais eu la surprise, quelques jours plus tard, d’être ainsi convoquée. Peu après, elle tiendrait une audience publique à laquelle j’assisterais parmi ses dames d’honneur, aussi étions-nous vêtues avec apparat, quoique selon des styles opposés. J’étais en velours noir, non plus à cause de mon deuil mais pour mettre en valeur les manches de soie que j’avais mis tout l’été à confectionner. Élisabeth était en soie pêche couverte de broderies, sa taille fine serrée dans un large vertugadin espagnol, son menton pointu encadré, comme le mien, par une fraise blanche, quoique la sienne fût plus grande.

Nous offrions par ailleurs un autre contraste car, pendant que j’étais assise, les mains serrées sur mon giron, Élisabeth allait et venait en dépit de sa lourde robe. La fenêtre donnait sur les collines verdoyantes et paisibles du Berkshire. L’état d’esprit de la reine n’aurait pu moins s’accorder avec le paysage.

— Cette misérable a raison, bien entendu ! Chacun imaginerait le pire. Les trois meurtriers de votre John Wilton ont été arrêtés et votre oncle se repent de sa stupidité à la Tour, mais les assassins d’Amy Dudley ne pourront jamais être châtiés. Du moins, pas de manière officielle !

Elle fit volte-face dans un froissement de soie. Son visage, pâle d’ordinaire, était empourpré par une rage qui m’effraya, bien qu’elle ne fût pas dirigée contre moi. Nous mesurions à peu près la même taille, mais telle était la force de caractère d’Élisabeth qu’elle paraissait toujours beaucoup plus grande que moi.

— Catherine Grey ! fulmina-t-elle. Elle est pire que ces hommes. Elle en avait après mon trône ! Smith jure que Derby et lui agissaient au mieux de mes intérêts, par fidélité envers moi, et que la vie qu’ils ont ôtée était de toute manière promise à Dieu. Logique contestable, mais que je crois sincère. Derby a regagné ses terres ; on lui recommandera de ne pas les quitter. J’apprends que Cecil a déjà eu une vive discussion avec Smith. Bien, bien. Un jour, je trouverai le moyen d’employer leur fidélité à de meilleures fins. Je ne peux me dispenser de sujets loyaux, en vérité. Mais Catherine ! J’aimerais voir sa tête sur le billot !

Il y eut un silence – de ces silences qui emplissent une pièce, et durant lesquels surgissent des images aussi terrifiantes que dans un donjon sans lumière.

— Je ne le pensais pas, se reprit la reine. Non, pas le billot. Mais elle ne sera jamais mon héritière et je ne lui permettrai pas de se marier. Je vois clair en elle, à présent. Quant aux subalternes, Verney et Holme, ils obéissaient à leurs maîtres. On les surveillera à l’avenir, voilà tout. Les masques sont tombés. Nous vous devons bien des remerciements, Ursula. Cecil a-t-il veillé à ce que vous soyez récompensée ?

— Oui, madame. Il a en outre payé avec largesse mes serviteurs Brockley et Dale, pour leur comportement exemplaire envers moi.

— Et votre fille ? Il a porté cette question à mon attention. Une chaumière n’est pas le lieu qui convient aux filles de mes dames d’honneur. J’ai donné des ordres.

— En effet, madame, et je vous en suis reconnaissante. Meg et sa nourrice vont s’installer chez des amis de Lady Cecil, tout près de Richmond. Meg recevra l’éducation d’une jeune fille bien née, mais gardera toujours sa nourrice auprès d’elle et je la verrai régulièrement.

— Bien. Elle se verra pourvue d’une dot. Un jour, nous danserons peut-être à son mariage.

Élisabeth cessa de faire les cent pas.

— Je vous ai fait appeler, et alors que je comptais vous remercier, je me laisse emporter par la colère. Je suis navrée, Ursula. Vous avez consenti à un immense sacrifice, par amour pour votre reine : celui de votre mariage. Je ne m’enquerrai pas de vos sentiments ; ceux-ci dépassent mon imagination. D’après Cecil, vous vous réjouissez que messire de la Roche se soit échappé. N’ayez pas peur de l’admettre ! Nous ne vous décapiterons pas pour cela !

— Oui, madame, j’en suis heureuse.

Je l’avais placé dans un tel danger ! Peut-être ma conception de ma loyauté envers Élisabeth était-elle tortueuse. Il se trouvait sans doute dans la vallée de la Loire, à présent. Si j’étais restée avec lui, nous y serions ensemble. Dans l’intimité de ces quelques nuits, il m’avait parlé du fleuve au cours paresseux, entre les douces collines, et m’avait dépeint la vie qu’il voulait que nous menions en France. Aurais-je trouvé le bonheur là-bas, après tout ? Je ne le saurais jamais.

— Il est une autre chose pour laquelle je dois vous remercier, Ursula. Non contente de déjouer deux complots, vous avez en outre lavé le nom de Dudley, du moins en ce qui me concerne. La vérité restera secrète, mais nous sommes satisfaite de savoir qu’il n’a eu aucune part dans la mort de son épouse.

Je ne dis mot. Il était évident pour la cour entière qu’il conservait tous ses espoirs, mais je priais afin qu’elle ne le choisît pas pour mari. Un homme capable de s’éprendre d’une femme, de coucher avec elle, puis de lui reprendre son amour aussi complètement que Dudley l’avait fait avec Amy pouvait agir de même envers une autre. Qu’éprouvait Élisabeth ? Elle était soulagée qu’il fût innocent, mais elle parlait de lui avec froideur et avait employé le pluriel royal. Cette femme était une énigme.

Elle m’adressa un léger sourire.

— Vous semblez intriguée, Ursula. Je vais vous faire un aveu ou, disons, une confidence. Vous avez déjà démontré que vous méritez ma confiance. Vous aimez de la Roche, pourtant vous avez renoncé à lui. Pour cela, je vous admire. Je sais, moi aussi, ce que c’est que d’aimer et de se détourner de cet amour. J’ai compris dès le début que je n’épouserais jamais Robin Dudley, même si Amy n’existait pas.

J’étais perplexe, en effet, et mon expression devait le révéler. Sans précaution pour son vertugadin, Élisabeth se jeta sur la banquette, près de la fenêtre.

— Il lui faudra longtemps avant de le comprendre, et alors il livrera bataille, mais il perdra. Je peux accepter son amitié et son soutien ; son amour me restera pour toujours interdit. Et maintenant, vous me prenez pour une héroïne, telles les gentes dames que chantent les troubadours, ou comme vous, ma vaillante petite Ursula. Vous pensez que je l’ai écarté parce que le royaume ne l’accepterait pas et que mon devoir va à mon royaume. Est-ce là ce que vous croyez ?

— Eh bien…

Élisabeth sembla enfin accorder un peu d’attention au paysage et se détourna pour le contempler. Puis elle me regarda bien en face.

— Lady Katherine Knollys et Kat Ashley vous ont-elles avertie que je ne fais aucune allusion à ma mère ?

— Oui, madame.

— C’est la vérité. Cependant, comme votre mère l’a servie, je vous parlerai d’elle à présent, de ma mère, la reine Anne Boleyn. Cette fois seulement, afin que vous sachiez que, malgré mon silence, je pense à elle. Souvent. Surtout à la manière dont elle est morte, sur l’ordre de son époux. Je pense souvent, aussi, à ma jeune belle-mère, Kate Howard, qui fut la cinquième femme de mon père. Elle ne savait rien refuser aux hommes, la pauvrette, mais elle me montrait de la bonté et a payé cher sa faiblesse. En un instant, l’époux éperdu d’amour signait son acte d’exécution. J’ai ressenti pour elle une immense pitié. Me comprenez-vous, Ursula ?

— Je… Je ne sais pas, madame.

Le message était trop subtil, trop bien codé. Élisabeth m’adressa un sourire fin comme un rasoir.

— Pouvez-vous imaginer, Ursula, ce que c’est que d’avoir des souvenirs pareils à des serviteurs dévoués, mais qui ne savent distinguer l’ami de l’ennemi et renvoient tous les nouveaux venus ?

Alors, je compris. Je discernai, enfin, la raison de l’impression étrange qu’Élisabeth avait toujours produite sur moi : celle d’une jeune femme à jamais retranchée derrière un bouclier ou le mur d’une forteresse.

Je n’y croyais pas tout à fait. Je songeai à Matthew, que j’avais fui. Si j’avais dû vivre tout près de lui, le voyant sans cesse, je n’aurais jamais réussi à conserver ma réserve. Selon toute vraisemblance, Dudley resterait à la cour. Combien de temps lui résisterait-elle ? Il sortirait vainqueur, à la fin. Il prendrait la citadelle, même celle-là.

Et cela valait mieux. Élisabeth avait besoin d’un époux, et le royaume d’un héritier.

— Madame, vous êtes la reine ! Vous pouvez à coup sûr dominer le plus obstiné des serviteurs.

— Je suis la reine, et j’occupe donc la place de mon père, qui était roi, plutôt que celle de ma mère et de ma belle-mère, qui n’étaient que consorts ?

— Quelque chose de ce genre, madame.

Lentement, elle secoua la tête, et j’eus l’impression étrange qu’elle disait non à une voix importune à l’intérieur d’elle-même.

— Une chose qu’une reine n’a pas à redouter, c’est la solitude dans son vieil âge. Votre avenir pourrait être plus solitaire que le mien. Vous l’a-t-on appris ?

— Oui, confirmai-je, soulagée d’en finir avec le sujet délicat des amours d’Élisabeth. Il semble que les circonstances de mon mariage n’aient pas été assez brutales pour justifier l’annulation. J’avais agréé les attentions du gentilhomme à la cour, je n’ai pas été traînée de force devant l’autel, ni menacée de violences physiques.

— J’en suis bien marrie, dit Élisabeth. Mais peut-être pourrons-nous vous distraire, avec le temps, de ce second deuil, car Cecil me dit que vous le ressentez comme tel. Un travail vous attend à la cour, à notre service, dans lequel vous pourrez exercer vos talents surprenants. Vous l’a-t-on dit ? Y consentez-vous ?

— On me l’a dit, et j’y consens.

Bien qu’on eût pourvu à l’avenir de Meg, il me serait difficile de joindre les deux bouts. J’avais envie d’offrir des cadeaux à ma fille et je m’acquittais toujours des gages de Bridget ; tels étaient les termes de l’accord. Je désirais aussi continuer à employer Brockley et Dale. J’en étais venue à m’appuyer sur lui et sur ma chère Dale, constante et dévouée ; en dépit de ses récriminations, et pour reprendre son expression favorite, je ne pouvais souffrir de me passer d’elle à présent.

En fait, il semblait très probable que bientôt, si je voulais l’un, il me faudrait garder les deux. D’un jour à l’autre, ils me demanderaient mon consentement. Tous les signes concordaient. Une fois, je les avais même aperçus en train d’échanger un baiser.

Cependant, les employer supposait de les rémunérer, et je devais aussi maintenir un train de vie seyant à une dame de la cour. Je me rendais compte que l’argent de Dudley ne durerait pas toujours, si généreux qu’il eût été. Car il savait se montrer grand seigneur – quand il n’avait pas trop à perdre. Il avait repoussé mon offre de rembourser Escargot, que j’avais abandonné à Withysham :

— Ce n’était pas un très bon cheval. N’y pensez plus !

Je me voyais soulagée de ce souci-là, toutefois mon avenir financier me préoccupait toujours et quand Cecil me proposa du travail, j’acceptai avec joie. Par bonheur, il ne s’agirait plus de pourchasser des criminels à travers le pays. Il me suffirait d’ouvrir les yeux et les oreilles à la cour. Je n’aurais plus à me transformer en implacable chasseresse. Comme je l’avais appris à mes dépens, ce rôle comportait sa part d’amertume.

Certes, j’éprouvais une sombre satisfaction à l’idée que les meurtriers de John fussent pendus. Leur description, proclamée sur les places publiques par les messagers de Cecil, incluait celle du pie-fauve de Will Johnson, et c’était le cheval qui, en quelques heures, avait causé la perte des trois hommes.

Néanmoins, je m’inquiétais pour les Mason et les Westley, dont j’ignorais encore le sort, et – si étrange que cela pût être – pour Oncle Herbert. Mon oncle et ma tante n’avaient pas fui avec Matthew, mais étaient demeurés à Faldene dans une attitude mi-stoïque, mi-bravache. Tante Tabitha s’était vu épargner une arrestation, mais quoiqu’il eût été prêt à me laisser assassiner, j’étais mal à l’aise à la pensée de mon oncle, affligé par la goutte, dans une geôle de la Tour. Cependant, je n’aurais plus à subir de tels tourments intérieurs, et Cecil me payait rubis sur l’ongle.

 

Je souhaitais vivement, pour mon édification personnelle, échanger quelques mots en privé avec de Quadra. Ce n’était pas facile car je ne voulais pas donner à l’entretien un caractère officiel, mais l’ingénieux Brockley le laissa entendre à l’un des serviteurs de l’ambassadeur d’Espagne, et ce fut de Quadra qui vint vers moi, avec discrétion, dans l’antichambre de la salle à manger où nous attendions d’entrer pour le dîner.

— Vous désirez me parler, dame… Blanchard ou de la Roche ?

— Blanchard, je vous prie. Vous souvenez-vous, monseigneur, qu’avant mon départ pour l’Oxfordshire vous m’avez montré trois hommes, dans le parc de Richmond ? L’un était le comte de Derby, le deuxième Sir Thomas Smith, et le troisième m’était à l’époque inconnu.

Comme il était de petite taille, nos yeux se trouvaient à la même hauteur. J’observai avec attention son visage calme, au teint olivâtre, mais son expression était indéchiffrable. De Quadra gardait le silence.

— Je sais son nom, à présent : Peter Holme.

Nous parlions français, mais beaucoup à la cour connaissaient cette langue. Je poursuivis tout bas afin d’éviter d’être entendue dans la pièce bondée.

— Ces trois-là ourdissaient un complot.

Un page s’arrêta près de nous, fixant un groupe de courtisans comme s’il attendait que l’un d’entre eux lui fît signe pour lui confier une tâche. Je me tus et de Quadra m’entraîna un peu plus loin.

— Dame Blanchard, c’est là une de mes méthodes pour apprendre des détails dont je ne suis pas officiellement informé.

Je ne fis pas mine d’être choquée. Quiconque a espionné derrière une tapisserie perd tout droit à de telles délicatesses. Je me bornai donc à sourire.

— Pour une fois, continua-t-il, j’éviterai les sous-entendus. Je ne suis pas censé savoir ce qui est arrivé à Lady Dudley et qui en sont les responsables, mais je suis au courant. Voulez-vous me parler à ce sujet ?

— Oui, monseigneur. Dites-moi, quand vous m’avez désigné ces trois hommes, aviez-vous déjà conscience qu’ils tramaient quelque chose ? Avez-vous attiré mon attention sur eux car vous aviez eu vent de leurs plans concernant Lady Dudley ?

— Pourquoi cette question ?

— Parce que c’est le fait de les avoir vus ensemble qui m’a permis de les considérer comme d’éventuels complices. Je me demandais si vous tentiez de m’avertir, à demi-mot, parce que vous n’en étiez pas sûr. Si tel est le cas, je vous en sais gré, toutefois je regrette que vous n’ayez pas été plus explicite.

— Vous m’attribuez trop d’astuce, dame Blanchard.

— Monseigneur, je ne comprends pas…

— Chère dame Blanchard, lorsque je vous ai montré ce trio en vous encourageant à remarquer que Peter Holme n’était pas du même rang que les autres, je voulais simplement vous inculquer des habitudes d’observation. J’avais entendu des rumeurs selon lesquelles Lady Dudley était menacée – je vous l’ai dit, ce jour-là. Quiconque se rendait dans cette maison devait rester vigilant, pour sa propre sécurité. Mais j’ignorais alors que Derby, Smith et Holme conspiraient ensemble. Lorsque j’appris la mort de Lady Dudley, je crus que son époux en était l’instigateur. Vous avez deviné ce complot toute seule, dame Blanchard. Je crois que vous possédez un instinct pour ces choses-là. Avez-vous l’intention de rester à la cour ?

— Oui, monseigneur.

De Quadra s’inclina devant moi et déclara :

— J’aurai grand soin de me méfier de vous.