CHAPITRE XVII

Le château de cartes

 

Je me préparai avec soin pour mon retour à la cour. Dale lava et peigna mes cheveux avant de les rassembler souplement dans la résille que j’avais portée sous mon chapeau. Ensuite, elle secoua et brossa tous nos vêtements. Escortée de ma femme de chambre et de mon valet comme il convenait à une dame, j’arrivai au palais en début de matinée, et requis audience auprès du secrétaire d’État.

À peine avais-je franchi l’enceinte que l’atmosphère de la cour m’enveloppa ; le parfum d’herbes aromatiques, l’odeur des riches étoffes sur les murs et sur les gens, le mouvement et l’animation. Toute cette vie me revigorait et, aussi, elle exerçait sur moi un effet apaisant, parce que je m’y sentais étrangement à ma place.

Cependant, il me fallut du temps pour parvenir jusqu’à Sir William Cecil. On me renvoya d’un bureau à un autre et je dus courir les antichambres avant de me trouver, enfin, devant un huissier résolu à faire barrage aux importuns. D’un ton protecteur, il m’expliqua comme à une enfant que le secrétaire d’État était un homme très occupé, et que si j’avais quoi que ce fût d’important à dire – son expression révélait qu’il trouvait la chose difficile à croire –, il se chargerait de le lui transmettre.

— Je suis dame d’honneur de la reine, répliquai-je. Si l’on me refuse la porte de Sir William, je m’adresserai à Sa Majesté. Toutefois, il conviendrait que je parle au secrétaire d’État, et quand il apprendra, par Sa Majesté, que vous n’avez même pas daigné l’aviser de ma présence, il risque de vous en faire reproche. Aussi, voulez-vous au moins l’informer que dame Ursula Blanchard désire le voir ? Rappelez-lui que, ce faisant, je tiens la promesse que je lui ai faite ainsi qu’à Lady Mildred, quand ils ont eu la bonté de me convier chez eux.

Je constatai non sans satisfaction que ce discours hautain l’avait décontenancé. On nous pria d’attendre dans une autre antichambre, où plusieurs clercs, à des bureaux placés sous les fenêtres, nous considérèrent avec intérêt. Un jeune page dégingandé vint me chercher. Dale et Brockley devaient rester dans l’antichambre, mais si je voulais bien le suivre, Sir William allait me recevoir. Un moment plus tard, je me retrouvai dans le bureau privé du secrétaire d’État.

 

La pièce était spacieuse et lambrissée de bois clair. À cette heure du jour, les fenêtres à vitraux, orientées vers le sud-est, laissaient entrer à flots le soleil d’octobre qui projetait l’ombre de leurs croisillons sur le sol. L’endroit était agréable, néanmoins je me sentais mal à l’aise. Je me tenais près d’une des fenêtres, jetant de temps à autre un coup d’œil au-dehors. Par ce temps splendide, la cour en contrebas était remplie de monde. Des dames et des gentilshommes passaient sans se presser. Un messager était bien vite conduit à une entrée. William Paulet, le chancelier de l’Échiquier, se promenait avec Sir Richard Sackville, le sous-chancelier, et Sir Thomas Smith, au pas plus lourd que nonchalant.

Sur la pelouse au milieu, Lady Catherine Grey, Lady Jane Seymour et Lord Hertford s’efforçaient d’apprendre à un jeune chien encore pataud à faire le beau pour obtenir des friandises.

À mes débuts à la cour, les Cecil m’avaient recommandé de venir les trouver si j’avais besoin d’aide, promesse dont je m’étais prévalue afin d’être reçue par Sir William. Cependant, dans ce bureau, écoutant une sombre histoire de trahison, il n’était pas tout à fait le même. Assis à sa table de travail, avec derrière lui des étagères surchargées de livres et de documents, vêtu d’un simple pourpoint fauve mais la poitrine ornée d’une chaîne en or massif pour proclamer son autorité, il était avant tout le secrétaire d’État : impartial et froid. Les rides de son visage ne semblaient plus tant refléter le souci que la sévérité.

— Permettez-moi de récapituler ce que vous venez de dire, dame… Blanchard ou de la Roche ?

— Mon nom légal est de la Roche, cependant je préférerais que l’on continue à m’appeler dame Blanchard.

— Fort bien. Donc, dame Blanchard, votre serviteur John Wilton a été agressé non loin d’une auberge nommée…

Il consulta les notes qu’il avait prises et trempa sa plume dans l’encrier, prêt à rectifier.

— … Le Coq en pâte, tout près de Maidenhead. Il a été transporté à cette auberge, où il a rendu l’âme. On vous avait fait prévenir et vous êtes arrivée à temps pour recueillir ses dernières paroles, donnant à penser que ses assaillants n’étaient pas des brigands, mais des gentilshommes rencontrés en chemin. Vous avez alors résolu de les retrouver et avez suivi leurs traces jusqu’à un certain nombre de manoirs où, toutefois, nul ne souhaitait parler d’eux. Vous avez la conviction que certaines de ces familles avaient des sympathies catholiques. Vous répugnez à préciser leur nom. Seriez-vous prête à changer d’avis sur ce point ?

— Si vous trouvez les meurtriers de John, c’est-à-dire William Johnson, Mr. Brett et Mr. Fletcher, je gage qu’ils vous fourniront cette information.

— Sans l’ombre d’un doute.

Cecil ne prononça pas ces mots avec cruauté ou insistance, mais d’un ton presque négligent qui semblait d’autant plus effrayant. S’ils étaient arrêtés, les trois hommes parleraient. Ils n’auraient pas le choix, voilà tout.

— J’aimerais mieux ne pas dénoncer ces familles, expliquai-je. J’ai de l’affection pour certains de leurs membres. À mon avis, ils pensaient simplement soutenir les prêtres et l’instruction religieuse. Je ne peux croire qu’ils aient voulu nuire à la reine.

— Vous devriez nous en laisser juges. Cependant, comme vous le dites, ces informations pourront être obtenues ailleurs. Je n’insisterai donc pas. Ces sentiments bien féminins sont tout à votre honneur. Reprenons : vous semblez avoir un talent remarquable pour l’investigation, dame Blanchard, car vous avez fini par retrouver ces hommes à Withysham, dans le Sussex, où vous avez appris que leur employeur n’était autre que Matthew de la Roche, un cousin éloigné d’Arundel. Il était en visite à Richmond l’été dernier et vous faisait, d’après ce que j’ai entendu, une cour pressante. Le nom d’Arundel a-t-il été mentionné en rapport avec cette conspiration ?

— Jamais, Sir William.

— J’en suis fort aise. J’ai toujours vu en lui un homme honnête, quoiqu’il provoque les railleries des jeunes courtisans. Du temps de la reine Marie, quand notre souveraine actuelle n’était que la princesse Élisabeth, accusée de comploter contre sa sœur, Arundel fut l’un de ses interrogateurs. Mais sa jeunesse et son désespoir touchèrent son cœur.

Brièvement, le secrétaire d’État froid et impartial s’adoucit.

— Cessant soudain ses questions, il mit un genou à terre ; il lui dit qu’il voyait bien qu’elle ne mentait pas et qu’il regrettait de la tourmenter ainsi. Je détesterais l’idée qu’il ait trahi. Néanmoins, il se peut que de la Roche se soit servi de lui pour découvrir d’éventuels partisans au sein de la noblesse. Étant catholique, Arundel les connaît bien. Mais je m’égare. Donc, vous avez aussi découvert que votre oncle et votre tante Faldene avaient partie liée avec de la Roche et ses trois complices, Johnson, Brett et Fletcher. Je remarque que vous montrez moins de réticence à dénoncer votre propre famille.

— Je ne peux guère l’éviter, dis-je posément. C’est dans les livres de comptes de mon oncle que j’ai trouvé confirmation de mes soupçons. Je me résigne à les nommer, mais il m’est désagréable de penser que des membres de ma famille puissent être arrêtés pour trahison. Même s’ils m’ont volé ma fille, ajoutai-je.

Pour la première fois, Cecil se laissa aller à sourire un peu.

— Votre fille est en sécurité et vous n’avez pas le cœur vindicatif ? Rassurez-vous. D’après ce que vous dites, nombre de personnes ont été persuadées de contribuer à cette cause. Nous ne pouvons toutes les incarcérer à la Tour. La plupart devront s’acquitter d’une amende. Quant aux autres – y compris votre oncle, peut-être –, un court séjour en prison pourrait suffire. C’est le gros gibier que nous voulons. Matthew de la Roche en fait partie, mais je présume qu’à cette heure, il est en train de fuir vers la France. Il y a des moyens d’éviter les grands ports. S’il réussit à s’échapper, en serez-vous heureuse ou contrariée ?

— Heureuse.

— Même s’il vous a forcée à l’épouser ?

— Il croyait que le mariage m’attacherait à lui, c’est pourquoi j’y ai consenti. Je savais que je serais surveillée, toutefois j’ai pensé que j’avais un peu plus de chance de m’enfuir en étant sa femme que sa prisonnière. La suite m’a donné raison. Mais il avait raison, lui aussi, d’une certaine manière. Cela m’a en effet liée à lui, quoique pas autant qu’il l’espérait, puisque je suis ici. Je dois vous avouer que je suis arrivée à Windsor avant-hier. Mes serviteurs et moi avons attendu dans une auberge pendant plus de vingt-quatre heures. J’ai agi ainsi pour donner une chance à Matthew. Je prie Dieu que mon époux soit à présent sur la Manche, ou déjà en France. Le temps est calme, fort heureusement.

Cecil leva des sourcils surpris et me regarda soudain avec froideur.

— Vous avez tardé de propos délibéré, afin de laisser à ce traître une chance de s’échapper ?

— Est-ce vraiment un traître ? Il a été élevé en France. Sa loyauté va vers ce pays.

— Il avait établi sa résidence en Angleterre. En ce qui me concerne, il a bel et bien trahi ! À quoi pensiez-vous donc, dame… « de la Roche » semblerait être plus approprié !

— À mon époux, répliquai-je. Car c’est ce qu’il est pour moi. J’ai dormi dans son lit, entre ses bras. J’ai connu son corps. Les traîtres sont éventrés vifs et… Quelle femme abandonnerait son mari à un sort semblable ? Oui, je prie pour qu’il ait réussi.

Cecil me contempla fixement, comme s’il tentait de sonder les rouages de mon esprit, puis il reposa sa plume et s’adossa contre son fauteuil.

— Vous l’aimez pour de bon, donc.

— Oui.

Je tournai à nouveau mon regard vers la cour, incapable d’affronter ces yeux bleus trop pénétrants. Puis je tentai de bien me faire comprendre.

— Je me sentais déchirée. Le choix se posait ainsi : trahir Sa Majesté ou trahir mon mari. J’ai choisi la fidélité envers la reine. Je vous ai raconté que nous nous sommes cachés et que j’ai vu nos poursuivants passer. J’ai aperçu le visage de Matthew. Il est toujours épris de moi. Il souffrait. Alors je me demande si je suis une bonne sujette ou simplement une épouse déloyale.

— Mais vous avez été contrainte à ce mariage !

— Dans les faits, oui.

— Un serment, quel qu’il soit, n’est pas valable s’il est extorqué par la force. Je comprends vos émotions, dame…

— Blanchard, s’il vous plaît.

— Je le répète, vos sentiments – d’épouse, en l’occurrence – sont tout à fait louables, dit Cecil, dont les traits se détendirent à nouveau en un sourire austère. Cependant, soyez assurée que vous n’avez pas envers messire de la Roche les devoirs d’une épouse. Nous pourrons sans aucun doute vous obtenir l’annulation. Vous avez agi au mieux, soyez-en sûre.

Je restai silencieuse pendant qu’il compulsait ses notes.

— Vous avez choisi non seulement la fidélité envers Sa Majesté, mais la sauvegarde de l’Angleterre. Souvenez-vous-en. La reine vous sera reconnaissante, autant pour son peuple que pour elle-même. Voyons… Vous dites que Johnson, Brett et Fletcher ont été renvoyés de Withysham avant votre mariage, sur votre insistance, et qu’ils sont partis pour les Midlands. Vous doutez que de la Roche ait pu les avertir à temps pour qu’ils s’enfuient eux aussi.

— En effet. Les Midlands sont situés loin de la côte. Même en supposant que les émissaires de Matthew les aient déjà trouvés, ce qui est improbable, il y a de bonnes chances de les arrêter avant qu’ils n’atteignent la mer.

— Votre raisonnement se tient, dit Cecil avec satisfaction. Dès aujourd’hui, des messagers partiront pour les Midlands et les comtés limitrophes de Londres. Des proclamations seront lues sur les places publiques avant la nuit, demain matin au plus tard. Elles décriront les hommes recherchés et promettront des récompenses. Nos amis auront du mal à passer entre les mailles du filet que je vais tendre devant eux ! Nous devons vous pardonner ce jour de grâce que vous avez accordé à messire de la Roche. Je comprends que vous vous sentiez coupable envers lui. J’espère que nous pourrons étouffer dans l’œuf cette dangereuse conspiration. Mes agents rechercheront la trace des autres collecteurs de fonds à l’œuvre dans le reste du pays. Et, comme je le disais, une annulation est plus qu’envisageable.

Je hochai la tête. La simple évocation de Matthew me rendait son absence si douloureuse que j’avais peine à garder les yeux secs, mais je ne voulais pas m’effondrer dans ce bureau. D’ailleurs, il me restait à aborder un point encore.

— Il y a une autre affaire dont je dois vous entretenir. Cela concerne Sir Robin Dudley.

— Dudley ?

— Oui. J’imagine que le verdict de l’enquête n’a pas mis fin aux ragots, néanmoins je suis convaincue de son innocence.

Je parlai alors à Cecil de la lettre parvenue entre mes mains, et il m’écouta, pensif, acquiesçant de temps à autre.

— Je suis d’accord avec vos conclusions. Vous êtes dotée d’un esprit subtil, dame Blanchard.

— Je sais que bien des gens aimeraient voir Dudley voué à l’opprobre.

Je me rappelai la remarque de Sir Thomas Smith sur un Maître des écuries se pavanant en hermine, mais je me gardai de la répéter. La moitié de la cour l’avait entendue, de toute manière.

— Certains aimeraient que la reine aussi se trouve discréditée, ajoutai-je d’un ton grave. Ces derniers jours, j’ai rencontré des gens qui espèrent, à présent encore, que Sa Majesté épousera Dudley, provoquant une telle indignation dans l’opinion publique que Marie Stuart aura une chance de la renverser. Je vous explique tout cela, Sir William, au cas où vous pourriez… disons, l’avertir.

Cecil hocha la tête.

— Je lui transmettrai votre conseil. Et maintenant, dame Blanchard, je pense que vous devriez retourner immédiatement à vos obligations auprès de Sa Majesté. Cela distraira votre esprit de… tout ce qui le préoccupe.

De Matthew, par exemple. Je devais sans cesse détourner la tête pour cacher mon émotion. Cecil se doutait-il de la raison pour laquelle je regardais vers la fenêtre ? Me croyait-il fascinée par les gens dans la cour au point de ne pouvoir lui consacrer mon attention ? Je devais me ressaisir. Cependant, au moment où j’allais fixer mon regard sur le secrétaire d’État, je me crispai en remarquant, sortant d’une porte, un homme que je connaissais. Et, à ma profonde stupeur, cet homme se dirigea vers Lady Catherine Grey, lui dit quelques mots, sur quoi elle s’éloigna de ses compagnons pour lui parler.

— Sir William, je vous en prie, pourriez-vous venir voir ? Je veux savoir qui est cet homme, là-bas, qui s’entretient avec Lady Catherine. Du moins, je connais son nom, mais je souhaite apprendre quelles sont ses attributions exactes.

Cecil se leva avec obligeance et contourna le bureau.

— Duquel parlez-vous ? De Peter Holme ?

— Oui, de celui-là.

— Il appartient à la maison de Lady Catherine. Il transmet des messages, rend certains services. Pourquoi ?

Ce fut comme dans la cour du Coq en pâte où, à la simple mention d’un cheval pie-fauve, mon esprit avait établi un lien instantané avec le mot prononcé par John en un murmure presque inaudible. Dans ma tête, les éléments jusqu’alors distincts d’un engrenage s’enclenchèrent, tournèrent et trouvèrent leur place.

En parler à Cecil eût été prématuré.

— Je me posais la question, car je l’ai vu très souvent dans les parages sans pouvoir être sûre de ses fonctions. Il semble converser avec beaucoup de gens différents.

— Vous savez, dame Blanchard, vous êtes une jeune femme remarquable.

Cecil se rassit et joignit ses mains devant lui, sur le bureau.

— Votre prénom signifie « ourse », mais vous me rappelez plutôt un lévrier. Il vous suffit d’apercevoir quelque chose qui vous intrigue, et l’instinct de la chasse reprend aussitôt le dessus. Vous avez pleuré pour votre traître de mari, n’est-ce pas ? Je le vois à vos yeux battus et à votre air las. J’ai des filles ! Mais en remarquant Peter Holme, vous avez changé, comme si vous veniez de boire du vin fort. Qu’est-ce qui vous intéresse donc chez lui ?

C’était impossible. Ce que j’avais cru discerner un instant à travers une multitude de petits faits isolés ne pouvait être réel.

— Pardonnez-moi, dis-je. C’est ridicule mais, cet été, j’ai remarqué Peter Holme à la cour et, tout d’un coup, j’ai cru l’avoir vu à Withysham. Mais je me trompais. Maintenant que je le regarde, je vois bien que ce n’était pas lui. L’autre lui ressemblait beaucoup, voilà tout. Sir William, ces derniers jours m’ont beaucoup éprouvée. Pourrais-je m’asseoir quelques minutes ?

— Bien sûr.

Cecil, qui m’observait d’un air dubitatif, m’indiqua un tabouret.

— Toutes ces aventures vous ont épuisée. Un cordial ne vous ferait pas de mal.

Pendant qu’il allait à la porte réclamer du vin, je m’assis sur le siège et tâchai de me concentrer. Les idées tournoyaient dans ma tête mais, au milieu du chaos, ce que j’avais cru percevoir était toujours là.

Supposons qu’Amy ait été assassinée, après tout. Dans ce cas, ses meurtriers ne pouvaient être que Verney et Holme. Bien que Verney fût employé par Dudley, en l’occurrence il n’agissait pas pour son compte. Le Maître des écuries n’était pas un saint, toutefois il n’avait pas ordonné le meurtre de son épouse. Trop prudent, sans doute, pour se compromettre ! Son père et l’un de ses frères avaient péri sur le billot ; il avait vu tomber l’ombre de la hache.

Dans ce cas, les ordres de Verney et d’Holme venaient d’ailleurs. Or, Holme appartenait à la maison de Lady Catherine Grey.

Si forts que fussent le désir de Catherine Grey de demeurer l’héritière, son espoir que la reine n’aurait jamais d’enfant, sa répulsion à l’idée de céder la place au rejeton d’un parvenu comme Dudley, avait-elle pu, à elle seule, concevoir un plan d’une telle envergure ?

Je ne le pensais pas. Et dans ma tête, je revis une petite scène. Un matin, dans le parc de Richmond. Moi, marchant avec l’ambassadeur espagnol de Quadra. Quelques pas plus loin, Peter Holme, aux côtés de Sir Thomas Smith et d’Edward Stanley, comte de Derby. De Quadra attirait mon attention vers eux. C’était un homme prudent. S’il n’était pas sûr des faits en sa possession, il pouvait fort bien parler à mots couverts. Avait-il tenté de m’avertir que ces trois-là constituaient une menace ? Un danger, peut-être, pour Amy ?

Cecil revint à son bureau et un instant plus tard le page dégingandé apporta du vin. Je le bus à petites gorgées, obligée de prendre mon temps en feignant la faiblesse, quand j’aspirais de toutes les fibres de mon corps à me précipiter dans la cour et à aborder Catherine Grey.

 

Lorsque enfin je pus quitter le bureau de Cecil, prendre Brockley et Dale dans l’antichambre et descendre dans la cour, Lady Catherine Grey avait disparu. Lady Jane Seymour et Lord Hertford bavardaient toujours ensemble en caressant le chiot, qui à l’évidence appartenait à Jane. Je me dirigeai droit vers eux et demandai où je pouvais trouver Lady Catherine.

— Ursula ! Vous êtes de retour ! s’écria Lady Jane avec plaisir.

— Oui, comme vous voyez.

Je n’avais pas envie de m’arrêter pour bavarder, encore moins d’évoquer mes expériences à Cumnor.

— J’ai besoin de parler sur-le-champ à Lady Catherine. Est-elle allée chez la reine ?

— Non, la reine chasse dans le parc. Catherine ne se porte pas très bien, ces temps-ci, expliqua Jane. Elle a décidé de ne pas y aller.

— De quoi souffre-t-elle ?

C’était plutôt Jane qui me semblait fragile. Vers la fin, ma mère avait eu cette peau diaphane et cette rougeur fiévreuse sur les pommettes, plus semblable à une tache qu’à l’éclat de la santé. J’étais navrée de la revoir chez Jane, qui était une charmante compagne.

— D’aucun mal bien défini, indiqua Lord Hertford, soucieux.

Le frère de Jane était un jeune homme agréable, quoique trop dépourvu de détermination à mon goût.

— Elle semble mélancolique, poursuivit-il, et parfois elle se sent trop faible pour se lever pendant deux ou trois jours d’affilée.

— Nous essayons de la distraire, ajouta Jane. La moindre mauvaise nouvelle la plonge dans le désarroi. Elle a pleuré durant des jours quand elle a appris la mort de Lady Dudley, alors qu’elle ne la connaissait pas. Mon frère se rongeait d’inquiétude.

— Elle est trop sensible et généreuse, conclut Lord Hertford.

Je pouvais difficilement songer à une description moins ressemblante. Soit Lord Hertford était un nigaud, soit il était très épris, soit Jane s’était évertuée à lui présenter Catherine sous un jour agréable.

— Je la chercherai dans ses appartements, déclarai-je.

Je rentrai dans le palais avec Dale et Brockley, songeant au moyen d’être reçue par Lady Catherine. Elle n’avait pas grande estime pour moi et pouvait fort bien refuser de me voir. J’exposai mon problème à mes compagnons, et Dale offrit une suggestion.

— Elle acceptera sûrement si vous précisez que cela concerne la reine. Car c’est bien ça, je suppose ?

Elle grillait de savoir de quoi il retournait. Brockley lui dit de se taire, d’un air réprobateur.

— Oui, c’est bien cela, me bornai-je à répondre – car ce problème-là, je ne pouvais le partager avec eux. Il vous faudra à nouveau patienter dans une antichambre.

Le stratagème réussit. La servante qui ouvrit la porte de Lady Catherine se retira afin de transmettre mon message, puis reparut et me fit entrer. Dans la chambre luxueuse, mais encombrée par une surabondance de tapisseries et d’objets sur la table de toilette, Lady Catherine était assise, ses tresses d’un blond terne dénouées sur ses épaules. La femme de chambre venait de les brosser. Je me dis qu’en effet, Lady Catherine était bien pâle. Elle me considéra avec une impatience languide.

— Vous revoici donc, dame Blanchard, et à peine revenue, vous accomplissez déjà des missions confidentielles pour Sa Majesté. En quoi puis-je vous aider cette fois-ci ?

— C’est délicat. Il serait préférable que je vous entretienne en privé, Lady Catherine. Vous en conviendrez lorsque vous entendrez de quoi il s’agit.

Elle fit un signe de la tête et la servante à l’air las – sans doute bien payée, mais harcelée sans merci – quitta la pièce.

— Eh bien ! dit Lady Catherine, rejetant ses cheveux en arrière. De quel sujet voulez-vous m’entretenir ?

— De Peter Holme. Il est venu à Cumnor Place avec Sir Richard Verney. On me l’a aussi montré en compagnie de Sir Thomas Smith et d’Edward Stanley, comte de Derby. Dites-moi, Lady Catherine, que savez-vous au juste sur la mort d’Amy Dudley ?

 

J’ignore à quelle réaction je m’attendais. Après tout, il était possible que je me fourvoie, que les liens que j’avais discernés fussent le fruit du hasard, comme les constellations dans le ciel nocturne ; elle répondrait alors par la stupeur et l’indignation. En revanche, il se pouvait que j’aie raison. Dans ce cas, je supposais qu’elle me tiendrait tête et prétendrait ne rien comprendre à mes insinuations, de sorte que je ne saurais jamais, en définitive, si j’avais deviné la vérité.

Je n’avais pas prévu qu’elle s’effondrerait tel un château de cartes. Elle me fixa et se mit à trembler. Puis sa bouche s’ouvrit toute grande, ce qui n’était pas pour l’embellir, et laissa échapper un hurlement. Je la secouai par les épaules.

— Suffit ! Vous allez alerter la moitié de la cour. Je me demande si Amy a crié ainsi avant d’être tuée.

À ces mots, son hurlement se mua en un cri encore plus perçant, ce qui ne me surprit pas vraiment. Je plaquai ma main sur ses lèvres jusqu’à ce qu’elle s’arrête. Ses yeux bleus, énormes et terrifiés, me dévisageaient au-dessus de mes doigts.

— Je vais vous lâcher, mais taisez-vous, lui ordonnai-je.

Je la libérai et elle resta immobile, les cheveux en désordre sur ses épaules et les larmes coulant sur son visage blême. À mon avis, elle ressemblait moins à l’héritière du trône qu’à une jeune mais très méchante sorcière au matin de son exécution.

— Je répète, lui dis-je. Que savez-vous sur la mort d’Amy Dudley ?

Trop tard, elle s’efforça de reconquérir le terrain.

— Comment osez-vous venir ici, élever la voix contre moi et me rudoyer ? J’ignore de quoi vous parlez. Je ne me sens pas bien et je me bouleverse facilement…

— Avez-vous pour habitude de fondre en larmes et de hurler lorsqu’on vous pose une simple question ? Je n’ai rien fait de plus, et je n’ai certes pas élevé la voix, pas plus que je ne vous ai rudoyée. Pour la dernière fois, que savez-vous sur la mort d’Amy Dudley ? Allons, Lady Catherine, cessez donc de prétendre que vous ignorez de quoi je parle.

— Mais c’est vrai ! Je n’en sais rien !

— Je vivais à Cumnor quand elle est morte. Maintenant, écoutez bien.

Je lui retraçai toute l’histoire, à partir du moment où j’avais vu Peter Holme pour la première fois dans le parc de Richmond. Je lui parlai de la visite de Verney et Holme à Cumnor, du fait qu’ils avaient failli me piétiner sous leurs chevaux alors que je revenais de la foire d’Abingdon. Je lui décrivis en détail la maladie d’Amy, ses prières désespérées, sa volonté farouche de rester seule afin que les meurtriers dont elle soupçonnait l’existence pussent mettre un terme à ses souffrances. Pour finir, je lui racontai comment elle gisait, au pied de l’escalier.

— J’espère seulement qu’elle ne s’est pas débattue en hurlant de terreur, en dépit de son courage. À mon avis, la maladie et la douleur rendent la violence plus difficile à supporter, et non l’inverse. Quand vient la dernière heure, la plupart d’entre nous préféreraient mourir dans leur lit que d’être assassinés.

Lady Catherine ne voulait pas m’entendre. Elle se boucha les oreilles, mais je lui agrippai les poignets en lui disant que, non, elle écouterait, que cela lui plût ou pas.

À la fin, je m’adossai contre la table de toilette, les bras croisés.

— Eh bien, Lady Catherine. Que savez-vous au juste ? Vous avez trempé dans cette machination. Vous, l’héritière protestante, vous vouliez conserver vos chances. Vous redoutiez que Lady Dudley disparaisse bientôt de mort naturelle – c’est bien cela ? je suis sur la bonne voie ? –, que la reine et Dudley se marient et qu’ils donnent naissance au futur héritier de la Couronne. Aussi, vous avez conspiré afin que la mort de Lady Dudley ne soit pas naturelle, mais source de scandale…

— Cela ne s’est pas passé ainsi !

— Comment, alors ?

— Oh, mon Dieu ! sanglota Lady Catherine en se tordant les mains.

J’observai ce geste avec intérêt, car bien qu’ayant entendu dire que les gens le faisaient parfois, je n’en avais encore jamais vu la démonstration.

— J’attends.

— Ne le dites à personne ! Promettez-moi que personne ne le saura ! Lord Hertford en serait horrifié et il… nous… espérons…

— Vous marier ? Ne vous occupez pas de cela à présent. Vous souhaitiez que Lady Dudley meure, et pas de maladie.

— Qui aurait souhaité le contraire ? Elle souffrait de douleurs atroces – vous-même venez de l’affirmer ! enchaîna Lady Catherine, volubile. C’était une marque de générosité, en vérité.

— Comme d’achever un chien malade. Pourtant, vous ne l’aviez jamais vue. Quelqu’un vous a-t-il dit que ce serait un acte généreux ? Vous n’avez pas monté ce petit complot toute seule, n’est-ce pas ? Qui d’autre en était ? Le comte de Derby ? Sir Thomas Smith ?

— Je ne donnerai aucun nom, déclara Lady Catherine, tentant de se montrer digne.

J’éclatai de rire.

— Vous n’en aurez pas besoin. Ne viens-je pas de dire que j’ai vu Peter Holme en compagnie de ces deux-là ? En fait, l’ambassadeur d’Espagne les a remarqués en premier. Il a attiré mon attention sur eux. Il savait quelque chose… Tout se sait, à la cour. Quelques mots surpris lors d’une partie de cartes, une personne vue trop souvent avec des compagnons inattendus… Il n’en faut pas davantage pour déclencher la rumeur. Derby et Smith étaient très souvent ensemble ; cette association étrange ne pouvait passer inaperçue. On a vu Peter Holme avec eux, peut-être aussi avec Sir Richard Verney. Holme et Verney sont allés plus d’une fois à Cumnor – Lady Dudley me l’a dit. Quelqu’un a pu finir par additionner deux et deux.

« Sir Thomas Smith et le comte de Derby détestent cordialement Dudley, continuai-je, réfléchissant tout haut. Smith veut que la reine fasse un bon mariage protestant, Derby prône une alliance catholique et vous, vous ne voulez pas qu’elle se marie. Néanmoins, vous considériez tous trois Dudley comme une menace, que seul pouvait détruire un bon scandale. Est-ce vous qui avez conçu le plan pour le proposer aux autres ? Autant l’avouer, Lady Catherine. La reine vous y obligera, de toute façon.

— Pas la reine ! couina Catherine, effrayée. Non, vous ne pouvez pas, vous ne devez pas ! Elle me hait déjà !

Des paroles cohérentes finirent par se faire entendre à travers ses sanglots.

— Cela semblait irréel ! Jusqu’à ce que j’apprenne que c’était fini, je n’avais pas l’impression que cela arriverait vraiment. Depuis, chaque nuit des cauchemars me tourmentent ! Je rêve que quelqu’un s’approche dans le noir pour me tuer dans mon lit. Je ne savais pas que ce serait ainsi !

Pas étonnant qu’elle parût souffrante, ces derniers temps. La réalité était venue la heurter de plein fouet, une fois l’irréparable accompli. Elle commençait à comprendre qu’elle s’aventurait sur une voie qui menait à la Tour ou au billot. Sa sœur, Lady Jeanne Grey, avait été décapitée à l’âge de seize ans, à cause de l’ambition farouche de leurs parents – surtout de leur mère, Lady Frances Grey, nièce d’Henri VIII –, qui avaient contesté les prétentions de Marie Tudor à la couronne et placé Jeanne sur le trône.

C’était ce même complot qui avait valu la mort au père de Robin Dudley et à son frère, Guildford. Leur père avait marié Guildford à Jeanne dans l’espoir de voir son fils devenir roi. L’instinct de conservation de Catherine aurait dû s’en trouver exacerbé, comme chez son beau-frère Robin. Mais non. Il avait fallu qu’elle se sache démasquée pour s’apercevoir, un peu tard, que les chemins de l’ambition étaient parfois risqués.

— Quel était le motif de Sir Richard Verney ? interrogeai-je avec intérêt. Je sais que Dudley le traite avec une grossièreté offensante. Par ailleurs, il accumule les dettes de jeu. S’est-il joint à vous pour de l’argent, à l’instar d’Anthony Forster à Cumnor Place ?

— Au commencement, ce n’était qu’une plaisanterie ! geignit Lady Catherine.

— Une plaisanterie ? On a retrouvé Amy le cou rompu, au pied de l’escalier !

Elle pleurait comme une fontaine. À travers ses larmes, elle expliqua que Derby et Sir Thomas y avaient pensé les premiers ; elle s’y était trouvée mêlée parce qu’elle avait eu le malheur de dire – oh ! mais juste en guise de plaisanterie ! – que c’eût été une bonne chose si l’on s’arrangeait pour qu’Amy mourût d’une manière qui fît porter les soupçons sur Dudley, sonnant ainsi le glas de ses espérances.

— Racontez-moi tout depuis le début, et avec calme si possible. Je vous offre l’occasion de vous montrer sous un jour favorable.

Elle posa sur moi un regard haineux, mais s’exécuta. Ce fut instructif. Jamais auparavant je ne m’étais demandé comment une conspiration prenait corps, comment des allusions chuchotées se muaient en action concrète ; comment un simple « Si seulement…» devenait un « Veillons à ce que cela se passe ainsi ».

Je tenais ma réponse. Une fois encore, je vis l’empreinte de la Trahison, chassant et séduisant une victime après l’autre, puis, comme un prédateur, enfonçant ses dents dans la proie imprudente qui l’avait laissée approcher dans l’espoir de la caresser.

— Nous… nous causions, balbutia Lady Catherine. Dans l’antichambre un matin, en attendant l’arrivée de la reine. Sir Thomas et Derby… Ils dirent qu’ils avaient plus d’une fois réfléchi à ce problème, et que, vu le mal dont souffrait Lady Dudley, ce serait un soulagement pour elle de mourir vite, et un geste miséricordieux de l’y aider…

— Et ensuite ?

— Je demandai s’ils étaient sérieux, continua-t-elle, me gratifiant involontairement d’un grand regard limpide, celui-là même qu’elle avait dû tourner vers les deux hommes. Alors Derby me répondit : « Et vous ? » Je dis que oui, mais que, bien sûr, je n’avais pas la possibilité d’organiser pareille chose. Derby murmura : « Dieu vous vienne en aide si jamais vous le répétez, mais cela pourrait se faire, à condition de trouver des personnes de confiance pour accomplir le… pour accomplir…»

— La besogne, suggérai-je, omettant le mot « sale » au dernier moment.

— Oui. Et c’est alors que je leur proposai les services de Holme. Il ferait n’importe quoi pour moi. C’est mon demi-frère.

— Holme ?

— Mais oui. C’est un enfant de l’amour. Mon père l’avait reconnu et pourvoyait à son éducation, mais sa mère est morte lorsqu’il était petit et sa famille ne lui témoignait pas beaucoup de bonté.

Voilà qui expliquait pourquoi Holme semblait être gentilhomme, mais seulement de justesse. Donc, il était illégitime et sa famille ne lui témoignait guère de bonté. J’étais bien placée pour comprendre ce qu’il ressentait.

— Mais il est à votre service, à présent ?

— La famille de sa mère me l’a envoyé quand il était enfant. Je n’en voulais pas, au début, mais en le voyant je me suis prise d’affection pour lui, et il m’adore, déclara Lady Catherine d’un air de défi.

— Je n’en doute pas. Ainsi, vous avez accepté de servir le dessein de Sir Thomas et du comte de Derby, en recommandant à Holme d’exécuter leurs ordres. Lui avez-vous aussi donné de l’argent ?

— Je payais Peter. Les autres employaient Verney. Ils offraient aussi une récompense à Forster pour… pour faciliter la tâche. Voyez-vous… précisa-t-elle, serrant ses mains tremblantes dans un pli de sa jupe en satin brodé, pour commencer, l’idée était que Forster s’en charge lui-même. Ils avaient demandé à Verney de le tâter à ce sujet. Verney était entré dans le complot bien avant moi. Il avait des dettes de jeu terribles – vous aviez raison sur ce point. Il devait beaucoup à Derby. Celui-ci avait promis d’effacer sa dette et de le payer en sus, s’il les aidait à préserver le royaume en anéantissant les ambitions de Dudley. Verney s’empressa d’accepter. En effet, il supportait mal l’attitude de Dudley à son égard. Il avait souvent transmis des messages à Cumnor et connaissait très bien Forster. D’après lui, le régisseur était prêt à tout pour de l’argent…

— Je le soupçonnais, dis-je, songeant à l’argent qui était entré dans la poche de Forster au lieu d’améliorer le confort d’Amy. À l’évidence, Dudley montre peu de discernement dans le choix de ses serviteurs. Je suis bien aise que ni Verney ni Forster ne soient mes employés ! Continuez, je vous écoute.

— Forster ne le pouvait pas. Il avait déjà essayé, et je n’ai jamais su les détails, mais…

— Il avait essayé le poison.

— Je crois, d’après ce que m’a dit Derby, que Forster ne savait quelle dose administrer afin que cela passe pour une maladie. Quelqu’un conçut des soupçons et commença à répandre des rumeurs.

— Le Dr Bayly.

Ainsi, Amy avait vu juste, mais elle s’était méprise en incriminant son mari.

— À la fin, Forster recula. Il déclara qu’il se bornerait à laisser le champ libre. Toute l’entreprise faillit échouer.

Lady Catherine se concentrait sur le fil des événements, presque au point d’oublier qu’elle se livrait à une confession. Tant de bêtise me laissait pantoise. Elle déplorait encore que Forster leur eût accordé une aide aussi dérisoire !

— Parce qu’il n’était pas disposé à se salir les mains en tordant le cou de Lady Dudley.

— Pourquoi faut-il que vous présentiez les choses d’une façon aussi odieuse ?

— Parce qu’elles le sont. Je me réjouis que Forster possède encore une once de conscience ! Peut-être le fait d’être le régisseur de Dudley l’a-t-il refréné un tant soit peu !

Lady Catherine me regarda comme si je lui avais assené un coup de pied et dit sur un ton maussade :

— Nous avons eu d’interminables soucis avec Forster. Plus tard, il a exigé un contrat, une promesse de paiement écrite portant nos trois signatures. Et cela, rien que pour nous faciliter la tâche !

— Et je sais qu’il a eu son contrat.

— C’est impossible ! répliqua-t-elle, le front plissé, en me dévisageant. Comment l’auriez-vous appris ?

— Vous en seriez étonnée. Donc, Forster refusait de se salir les mains. Que s’est-il passé ensuite ?

— Sir Thomas et Derby tentèrent de convaincre Verney de s’en charger, mais il se montrait réticent. En dépit de l’argent et de l’effacement de ses dettes, il refusait d’agir seul.

— Quel terrible ennui !

— Ils se demandaient encore que faire, quand je lançai ma petite plaisanterie. Je mentionnai Holme, qui faisait tout ce que je lui demandais, et Derby me suggéra de lui demander d’aider Verney. Sir Thomas s’opposait à ce que je me mêle de cette affaire, au début. Il n’a pas une très haute opinion des femmes.

Je jugeai possible qu’il n’eût simplement pas une très haute opinion d’elle.

— Et vous débattiez de tout cela dans l’antichambre ? Au milieu de tant d’oreilles indiscrètes ?

— Non. Une fois que… chacun d’entre nous comprit que les autres étaient sérieux, Derby proposa que nous nous retrouvions dans le jardin clos. Sir Thomas objecta, mais Derby passa outre. J’étais assez effrayée, me confia-t-elle comme si elle s’attendait à de la compassion, mais j’y allai tout de même et Sir Thomas dit que c’était d’accord pour Holme. Quelques jours plus tard, pendant que nous accompagnions la reine à sa promenade dans le parc, je pus leur confirmer qu’Holme acceptait.

— Pas un instant ils n’ont envisagé de le faire eux-mêmes, à ce que je vois !

— Impossible, répliqua Lady Catherine, dédaigneuse. Ils sont connus et ne pouvaient courir le risque d’être aperçus dans la région au moment crucial. En outre… Enfin, pour Derby, je ne suis pas sûre, mais Sir Thomas avait dit, à ce rendez-vous dans le jardin clos, que lui n’aurait jamais pu commettre un tel acte ; il avait même été tenté de renoncer. Il ne s’était ravisé qu’au retour de Sir William Cecil, en voyant que la reine s’intéressait à peine à sa mission en Écosse car elle n’avait que Dudley en tête. Sir Thomas a su alors que nous devrions aller jusqu’au bout, car la simple loyauté envers la reine l’exigeait.

— Miséricorde ! dis-je à mi-voix.

— L’association entre Verney et Holme était idéale. Verney, travaillant pour Dudley, pouvait se rendre à Cumnor à sa guise, et Holme passait pour son valet. Ils y sont allés deux fois pour mettre au point les détails pratiques avec Forster.

Je restais debout, inébranlable aux yeux de Lady Catherine, alors que j’aurais voulu m’effondrer et enfouir ma tête entre mes bras. La cour, que j’avais trouvée si palpitante, où je m’étais sentie chez moi, m’apparaissait soudain tel l’antre du mal, peuplé de traîtres qui ourdissaient leur toile et appâtaient les autres à l’aide de beaux mensonges sur l’intérêt du royaume, la loyauté, la délivrance charitable d’une pauvre malade.

Ces gens dansaient et dînaient, riaient et jouaient de la musique, formaient des alliances sanglantes et nourrissaient des haines intenses, au point que si le hasard voulait qu’elles haïssent la même personne, le fait que leurs raisons fussent différentes, voire opposées, ne les empêchait pas de s’associer contre l’ennemi commun. Et le pire…

Lady Catherine déclara ce que je pensais en mon for intérieur. Elle possédait un peu de la ruse des Tudors, après tout. Elle avait discerné le seul argument susceptible de la sauver :

— Si cela devient un jour public, si l’on divulgue que Lady Dudley a bien été assassinée, personne ne croira que la reine et Dudley n’étaient pas du complot. Et si l’on nous envoie tous à la Tour ou bien…

— Si l’on vous pend ? soufflai-je obligeamment.

Je n’avais jamais détesté William Johnson et ses amis autant que cette vipère. Elle étouffa un cri et se remit à pleurer, mais je restai de marbre.

— Que disiez-vous ? Même si vous, Smith, Derby, Verney, Holme et Forster êtes arrêtés, voire exécutés… ?

— Ne prononcez pas ce mot-là ! implora-t-elle d’une voix stridente. Vous ne comprenez donc pas ? Si nous sommes tous accusés, l’histoire se répandra. Chacun pensera que nous sommes des boucs émissaires, et le scandale sera bien pire !

Je me remémorai une fois encore les paroles d’Amy. Les gens ordinaires, dans les tavernes et autour des puits, n’usaient pas de raisonnements compliqués. Ces gens chercheraient aussitôt l’explication la plus simple et évidente. Et aussi la plus croustillante.

Amy avait vu juste, et Catherine disait vrai.

Néanmoins, je ne la laisserais pas puiser du réconfort dans cette idée. Comme quelqu’un qui tire la couverture d’un paresseux par un matin glacial, je déclarai d’un ton guindé :

— Je ne peux garder tout cela pour moi. Je dois parler à Sir Cecil, et la reine sera certainement informée.

Sur ce, je sortis.

En fermant la porte, je l’entendis éclater en sanglots de terreur qui ne m’inspirèrent pas de pitié. Sans la conspiration où cette sotte s’était compromise, John Wilton eût encore été en vie.

Et chaque fois que je pensais à Matthew, moi aussi j’avais envie de pleurer, plus fort encore que Catherine. Moi aussi je méritais la compassion, et je n’avais pas machiné de meurtre.