CHAPITRE XII
La piste froide
Dexter était pressé, impatient et visiblement las des inconvénients causés par John Wilton et son entourage. Il ne comprenait pas pourquoi je voulais une description exacte du lieu où il avait trouvé John, et fut à deux doigts de répliquer qu’il n’avait pas le temps. Cependant, je me montrai charmante et contrite, si bien qu’à la fin, il fournit de brèves indications d’un ton bourru. Je ne lui demandai pas de nous y conduire le lendemain, jugeant à son air irrité que c’eût été en vain. Je le remerciai avec grâce sans plus insister, espérant que nous trouverions l’endroit par nous-mêmes.
Nous nous mîmes en route par un matin gris et humide. Le paysage, dans cette partie de l’Angleterre, n’est que collines ondoyantes et vallées profondes. La plupart sont boisées, mais on y voit aussi quantité de fermes, des champs de blé, des prairies et des landes où paissent vaches et moutons. Après Le Coq en pâte, la route passait devant l’église et continuait vers le sud-est, à travers les forêts et les champs, pendant environ un quart de lieue, puis elle se divisait.
À gauche, le chemin remontait vers le nord et, selon Dexter, vers une grand-route. À droite, il s’incurvait autour d’une lande herbue où poussaient quelques boqueteaux et des groupes d’ajoncs. La courbe, qui au début partait vers l’ouest, suivait probablement une ancienne limite entre les terres ; plus loin, elle reprenait la direction du sud-est pour aboutir à la Tamise et à Windsor. On avait trouvé John juste au bout de cette longue courbe, à gauche de la route, sous des ajoncs. Les instructions de Dexter étaient assez concises et le lieu se révéla facile à repérer. Nous ne pûmes localiser le bouquet d’ajoncs où le chien l’avait découvert, mais cela ne semblait pas important.
— Bon. Et maintenant ? demanda Brockley.
Oui, et maintenant ? L’implacable chasseresse se sentait beaucoup moins résolue ce matin-là, sous les nuages bas poussés par un vent glacé et la pluie crépitante. Mon humeur était aussi sombre que le ciel. Dans quoi m’étais-je aventurée ?
Trois semaines avaient passé depuis que John avait été laissé pour mort sous un de ces arbustes. Qu’avais-je espéré ? Que les empreintes de ses assaillants subsisteraient ? Et quand bien même, comment quelques traces de pas ou de sabots me guideraient-elles vers un groupe de gentilshommes suspects, qui s’étaient sans doute séparés depuis ? Pensais-je que l’un d’eux aurait, par mégarde, laissé tomber sa dague portant, ciselées sur le manche, les armoiries familiales ? Et pourquoi pas un livre de prières avec son nom sur la page de garde, à seule fin que je le ramasse ?
— Madame, dit Brockley, les bandits avaient tendu leur embuscade ici et attendaient un voyageur imprudent. L’endroit est isolé, et ils pouvaient se cacher sous un bosquet. Je ne vois pas comment les compagnons qu’il avait quittés à l’embranchement seraient arrivés avant lui.
Il avait raison. Sotte que j’étais !
C’est alors que je le vis.
Je me rendis compte aussitôt que je ne voulais pas le voir, qu’au fond de moi j’aurais été soulagée de ne trouver aucun indice et de renoncer à toute cette entreprise. Cependant, il était là : un sentier à peine dessiné, envahi par les buissons et par les plantes rampantes, mais un sentier tout de même. Il rejoignait la route un peu plus loin sur notre gauche et traversait la lande vers le nord-est. Je le montrai en disant :
— Voyons où il mène.
Ils se plièrent à mon caprice, comme on cède à quelqu’un qui n’a plus toute sa tête. Nous suivîmes à cheval la petite piste et bientôt je sus que j’avais deviné juste. Ce sentier effacé reliait les deux extrémités de la courbe telle la corde d’un arc. Il rejoignait l’embranchement, formant une voie médiane rendue presque invisible par la végétation.
C’était un chemin de traverse. De temps à autre, les gens pressés, à pied ou à cheval, prenaient plutôt par là. Leurs passages répétés avaient fini par le tracer. En fait, des cavaliers connaissant la disposition du terrain auraient pu arriver avant John même sans ce sentier et à l’insu de tous, y compris du paysan dans le fossé. Des bosquets et un tertre séparaient la piste de la route. L’argument de Brockley ne tenait pas.
J’exposai mon hypothèse. Brockley m’écouta, les sourcils froncés.
— Je ne doute pas que ce soit possible, madame. Arrivés à cette fourche, ils l’auraient attaqué. Il serait parvenu à s’enfuir, mais, en coupant par le raccourci, ils auraient pu l’attendre de l’autre côté.
— Oui. Au dire du paysan, il galopait à fond de train. Supposons qu’il tentait d’échapper à quelqu’un ?
— Eh bien, là encore c’est possible, mais…
Il s’arrêta net. Tout en parlant, nous regardions autour de nous et ce fut Brockley qui, cette fois, remarqua un détail troublant. À la croisée des trois chemins, les brindilles d’un buisson étaient tranchées net. Les extrémités gisaient encore par terre.
— Ce n’est pas récent, constata-t-il. La coupure n’est pas fraîche, mais a essuyé les intempéries pendant au moins une semaine. Peut-être trois. Cela ne prouve rien. Toutefois, je vous l’accorde, on dirait fort que…
— Que quelqu’un, ici, a fendu l’air de sa lame.
Je ressentais une sensation étrange. Une partie de mon être était en alerte, comme un chien de chasse qui retrouve une piste, mais une autre n’aspirait qu’à se retrancher derrière sa fragilité féminine pour dire : « Non, je ne peux pas ! Qui exigerait cela de moi ? » Eh bien, si des preuves confirmaient ma théorie, je me le devais à moi-même.
Ces brindilles ne constituaient qu’un élément, mais suggéraient que j’avais vu juste.
— Pourquoi un bandit aurait-il cherché à le pourfendre ? soulignai-je. En revanche, un des gentilshommes a pu manquer son coup et tailler le buisson à la place. Ce que voyant, John a piqué des deux et s’est enfui au galop.
— Ils ont pris un risque, en l’attaquant sur la grand-route. Elle est assez fréquentée.
En effet, à l’instant même une charrette avançait lentement vers nous et un fermier sur un poney à longs poils était passé quelques minutes plus tôt, nous lançant un « bonjour » des plus civils.
— Cela expliquerait qu’ils n’aient pas vérifié s’il était mort, reprit Brockley, réfléchissant tout haut. Quelqu’un approchait. Ils l’ont poussé sous les ajoncs avant de s’éclipser. Mais pourquoi auraient-ils choisi cet endroit plutôt qu’un autre ?
Il se haussa sur ses étriers et scruta la campagne environnante.
— Il y a un étang, là-bas.
Nous nous en approchâmes à cheval. L’étang ne se trouvait pas bien loin, à l’angle entre la route du nord et le raccourci. Ses eaux étaient sombres, écumeuses : un corps lesté s’y serait englouti à jamais. Les assaillants de John avaient été dérangés alors qu’ils comptaient l’amener ici. Ils avaient été contraints de l’abandonner sous un fourré où l’on risquait de le trouver – comme l’avait démontré la suite des événements.
— Ils espéraient le jeter là ?
— Ça se pourrait, répondit Brockley, dubitatif.
Dale paraissait complètement dépassée. Elle restait sur le hongre – que nous avions baptisé « Escargot » –, une expression de patience douloureuse sur ses traits. Brockley leva les yeux vers le ciel gris comme pour y chercher l’inspiration.
— Avait-il des armes sur lui ? me demanda-t-il enfin.
— Une dague, mais elle a disparu, répondis-je d’une voix morne.
— Il a dû tenter de se défendre. J’avais un peu appris à le connaître, à Cumnor, et à mon avis il ne se serait pas laissé faire. Si je ne m’abuse, dit Brockley avec une brève lueur malicieuse au fond des yeux, nous cherchons donc un groupe de gentilshommes, dont un a les cheveux brun-roux, un autre un superbe cheval pie, et peut-être plus d’un des cicatrices récentes infligées par une dague.
— C’est bien cela, répondis-je, incapable de sourire.
— Madame, vous croyez que John Wilton a été assassiné par ses nobles compagnons. Peut-être avez-vous raison, mais êtes-vous déterminée à les poursuivre coûte que coûte ?
Dale reprit espoir. Elle priait afin que je refuse et que nous partions sur-le-champ pour le Sussex. J’en mourais d’envie, moi aussi. Je voulais revoir Meg et, si possible, Matthew. Comment pouvais-je les écarter de ma vie pour cette chasse ridicule, qui durerait Dieu seul savait combien de temps, et échouerait probablement – ou, dans le cas contraire, se révélerait périlleuse ? Si ces hommes avaient tué John, ils étaient dangereux. Je songeai aux contusions sur son corps et à l’horrible plaie infectée qui avait eu raison de lui.
Puis je songeai à Amy.
— J’irai jusqu’au bout, dis-je d’un ton ferme et résolu.
C’était un serment solennel, comme si j’avais juré devant un prêtre. Tous trois, nous le savions. Brockley baissa la tête.
— Dans ce cas, madame, puis-je émettre une suggestion ?
— Soit.
— Pour retrouver leurs traces, il faut commencer par découvrir quelle route ils ont prise.
— Oui. Ils allaient vers le nord… Non, Dexter l’a cru parce qu’il pensait qu’ils s’étaient séparés à la fourche, mais cela ne s’est pas passé ainsi. Ils pouvaient tout aussi bien prendre la direction du sud.
— Par conséquent, nous devons mener l’enquête sur les deux routes, conclut Brockley. Dans les villages, les auberges. On les aura remarqués. Quoique, soupira-t-il, cela remonte à plusieurs semaines. La piste a refroidi.
— Absurde ! s’écria Brockley.
Nous tenions ce qu’on pourrait qualifier de conseil de guerre à cheval, à l’entrée d’un petit hameau situé à quelques lieues d’Henley. Nous étions épuisés. Plus tôt dans la journée, Dale avait réussi à tomber d’Escargot, chose que je croyais impossible. Je lui avais reproché ses piètres talents de cavalière, affirmant qu’un jour Brockley devrait lui donner des leçons, mais je la savais à bout de forces. Je n’étais pas en meilleure forme. Ma cheville tordue le jour de la foire ne m’avait pas posé de problème au début, mais je l’avais posée de travers en mettant pied à terre trop vite, et maintenant elle me causait une douleur constante. Par malchance, c’était la cheville gauche, qui soutenait tout mon poids au trot.
Nous enquêtions depuis deux jours, cherchant le long des routes des traces de notre groupe insaisissable. Nous nous étions renseignés dans deux relais de poste, quatre tavernes de village, six fermes, trois maréchaleries – au cas où l’un de leurs chevaux aurait perdu un fer – et environ deux douzaines de chaumières. Trop de temps avait passé ; personne ne se souvenait plus d’eux, excepté une vieille aux propos incohérents.
Nous avions tiré à pile ou face pour voir sur quelle route nous entamerions notre chasse, et commençâmes donc par celle du nord. N’ayant rien trouvé pendant deux lieues, nous passâmes la nuit dans une auberge, achetâmes un repas froid pour midi, puis rebroussâmes chemin jusqu’à la route de Windsor. Nous n’avions pas rencontré plus de succès l’après-midi, quand nous entrâmes dans le hameau que nous venions maintenant de laisser derrière nous. Un groupe de villageoises était engagé dans une vive altercation.
Au centre de cette dispute se trouvait une vieille mégère au menton en galoche et au bonnet crasseux. Elle se tenait sur le pas d’une chaumine décrépite, criant et agitant son fuseau d’où retombait un fil de laine cassé. Une femme plus jeune et beaucoup plus soignée, les joues rouges de colère, était plantée devant elle les poings sur les hanches, et criait tout aussi fort. Les autres les observaient, captivées.
Faisant halte à quelque distance, nous avions pu comprendre la raison de ce tumulte. La plus jeune se plaignait que la vieille ne faisait que filer devant sa porte à longueur de journée pour espionner les autres et répandre des ragots.
— Oui, ma Peggy se promène avec le jeune Walter Rigden ! Nous le savons, tout comme le père de Walter, et ces deux-là se marieront au printemps prochain. Alors, à l’avenir, ferme ton caquet et garde tes sales idées pour toi, la vieille !
— T’avise pas de m’insulter ! Oh ça, je veux bien croire que tu t’inquiètes pas des bêtises de ta Peggy ! Y a qu’à voir ce que, toi, tu faisais au même âge, Milly Mogridge. Pas la peine de prendre tes grands airs ! Telle mère, telle fille…
— Comment as-tu l’audace, espèce de…
— L’audace de dire la vérité ? Oui, la vérité vraie ! Et encore, je raconte pas la moitié de tout ce que je sais !… J’ignore pas grand-chose de ce qui se passe par ici, et si je voulais…
Quelqu’un dans la foule gronda : « Maudite sorcière ! » La vieille se tourna en direction de la voix.
— Qui a dit ça ?
Plusieurs femmes reculèrent, mal à l’aise, et l’une esquissa un signe contre le mauvais œil.
Brockley éperonna sa monture et alla s’interposer entre elles.
— Excusez-moi, bonnes dames !
Il ôta son bonnet et adressa un sourire à la ronde. Je l’observai, sidérée qu’il soit capable de se montrer aussi avenant. Je remarquai soudain qu’il avait beaucoup de charme. Le groupe avait reporté son attention sur lui. La mère indignée de cette Peggy trop ardente avait décroisé ses bras et le contemplait avec intérêt. Et en dépit de son grand âge, la mégère souriait de sa bouche édentée.
— Mes bonnes dames, déclara Brockley, il se pourrait que vous soyez à même de nous aider, surtout vous, qui êtes dotée de si grands pouvoirs d’observation, ajouta-t-il en s’inclinant devant la mégère. Nous sommes navrés de cette intrusion, mais dame Blanchard, dont j’ai l’honneur d’être le serviteur, mène une entreprise d’importance capitale. Voici environ trois semaines, auriez-vous vu par hasard passer trois cavaliers, l’un sur un beau cheval pie et un autre aux cheveux brun-roux ?
Fait étonnant, la mégère les avait vus, mais deux samedis plus tôt, et non trois semaines auparavant.
Brockley la remercia et je lui remis une pièce d’argent, qu’il pressa dans la paume de la vieille. Il lui parla avec douceur et elle lui dit quelque chose en retour. Il se tourna vers les autres.
— Son époux est mort et elle n’a pas d’enfant pour la soutenir dans ses vieux jours. Vous qui êtes ses voisines, vous le savez sûrement. Essayez d’être bonnes envers elle, et plus de sornettes au sujet de sorcières ! Elle se sent bien seule.
Tandis que nous poursuivions notre route, Brockley soupira :
— J’espère que mes paroles auront de l’effet, mais j’en doute. Cette vieille femme me rappelle ma mère.
— Votre mère ?
J’avais peine à croire que la mère de Brockley, lui-même si digne, pût ressembler à cette vieille peu engageante.
— Oh oui ! Elle aussi se retrouva seule après la mort de mon père, car je travaillais loin de chez nous. Elle perdit toutes ses dents, ce qui la rendit laide, et comme les enfants lui jetaient des pierres, son caractère s’aigrit. Elle commença à s’en prendre aux voisins ; elle découvrait des choses gênantes à leur sujet, puis lançait des allusions. Alors, le mot « sorcière » fut prononcé. Par chance, je lui rendis visite juste à temps pour l’emmener avant qu’on ne l’arrête. Cela va très vite. Une sorcière ? Quelle baliverne ! Cette vieille femme finira pendue si elle n’y prend garde. Enfin, j’aurai fait de mon mieux.
À l’évidence, Roger Brockley ne ressemblait pas seulement à John par l’honnêteté, mais par sa détermination à vilipender toute attitude qu’il réprouvait.
— Votre mère vit-elle encore ?
— Non. Je lui avais loué une chaumière dans un autre village, mais elle s’y sentait étrangère et se laissa dépérir. Elle mourut trois mois plus tard, dans son lit. Une fin paisible. Cela aurait pu être pire.
Lorsque nous fûmes sortis du hameau, il s’arrêta au bord de la route. Dale et moi l’imitâmes, et c’est alors qu’il remarqua :
— Absurde !
— Quoi donc ?
— Ce qu’affirme cette pauvre vieille. Elle les aurait vus le samedi avant celui-ci, c’est-à-dire le 14 septembre. Alors que John Wilton a été attaqué le…
Il calcula rapidement sur ses doigts, puis conclut :
— Le 3. Où seraient-ils allés, entre-temps ? Quelque part dans les parages, très certainement, mais où ? Et pourquoi ?
Dale répondit d’un air las :
— Ils ont dû séjourner chez des gens, puisqu’ils ne sont pas allés à l’auberge.
— Possible, admit Brockley, songeur.
Je regardai alentour. Dans cette région très habitée, nous avions fait une brève halte dans des fermes et des chaumières au bord des routes, mais il y en avait encore une multitude, auxquelles on accédait par de petits chemins. Au loin, dans toutes les directions, des volutes de fumée montaient des cheminées.
— Ils ont pu se réfugier n’importe où ! observai-je.
— Mais c’étaient des personnes de qualité, persista Dale. Ils ont dû être hébergés dans un manoir, or nous n’en avons vu que deux ou trois.
Nous étions passés devant sans nous arrêter, considérant nos trois gentilshommes comme des voyageurs pressés. L’idée ne nous avait pas effleurés de bifurquer vers les grandes demeures dont nous apercevions les pignons, très en retrait de la grand-route.
— On n’entre pas dans une maison inconnue pour s’enquérir des hôtes qui y sont reçus, objectai-je. Ce n’est pas comme lorsqu’on interroge des aubergistes ou des forgerons au sujet de leurs clients.
Au beau milieu du silence qui suivit, Dale poussa un soupir et, pour la seconde fois ce jour-là, tomba de sa selle.
Brockley me tendit ses rênes et mit pied à terre. Dale se redressa, indemne mais les larmes aux yeux.
— Je suis rompue. Je ne peux souffrir de monter à cheval jour après jour. Je me suis sentie glisser, sans parvenir à résister. Pardon, madame, c’est trop. C’est trop.
— Dale est exténuée et, ce matin, vous vous êtes plainte de votre cheville. Nous avons dépassé un de ces grands manoirs il y a moins d’un quart de lieue. Allons y demander l’hospitalité et poursuivons notre enquête par la même occasion. Vous êtes une dame d’honneur de la reine. On conçoit que vous cherchiez refuge dans un manoir plutôt que dans une auberge. Si nous n’apprenons rien là-bas, nous passerons aux autres.
— Debout, Dale ! ordonnai-je.
Elle me lança un regard désespéré, mais Brockley lui tendit la main et l’aida à se relever, puis à se remettre en selle.
— Ce n’est pas loin, l’encourageai-je. Bientôt, vous vous reposerez à votre aise.
Nous dûmes retourner par le village, puis nous prîmes un chemin sur la droite. La demeure que Brockley avait entrevue était plus petite que Cumnor Place, mais se révéla bien mieux ordonnée. Au portail, la maison du gardien semblait pimpante avec son toit de chaume, et le jeune garçon qui en sortit courut nous annoncer. Nous arrivâmes devant un joli manoir mêlant la brique couleur miel au plâtre orné de colombages noirs. Des cheminées ornementales s’élevaient du toit en ardoise et, au-delà d’un mur sur la droite, j’aperçus un jardin d’une grande beauté, composé de parterres dont les entrelacs formaient des étoiles et des croissants de lune. Deux palefreniers attendaient déjà devant la porte d’entrée pour montrer à Brockley le chemin des écuries, et une dame était venue nous accueillir sur le perron.
Elle pouvait avoir une trentaine d’années. Elle portait une robe rouge foncé sans vertugadin, avec, par-dessus, un tablier taché de jus de fruit, mais son bonnet et sa petite collerette étaient d’une blancheur immaculée. Elle avait les traits sereins d’une femme heureuse en mariage et ne manquant de rien. Elle nous sourit.
— Je m’appelle Kate Westley, et vous êtes à Springwood House, la propriété ancestrale de mon mari, Edward Westley. J’apprends que vous êtes des voyageurs en détresse. Je vous en prie, entrez.
Tandis que Dale et moi descendions de nos montures, j’expliquai nerveusement :
— Nous sommes en route pour le Sussex, mais je me suis tordu la cheville et ma femme de chambre est souffrante. Nous aurions besoin de nous reposer, si ce n’est pas abuser de votre bonté. Je suis dame Ursula Blanchard, veuve de mon état et dame d’honneur de la reine, à présent en congé.
Notre identité était ainsi établie, non que Kate Westley parût beaucoup s’en soucier. Elle avait remarqué la pâleur de Dale au premier coup d’œil et nous guidait déjà à l’intérieur. J’avançais en boitant, ce qui n’était pas difficile car ma douleur était réelle.
Je pénétrai dans un large vestibule lambrissé, très clair, où le parquet reluisait de propreté. Les portes, à l’extrémité, étaient grandes ouvertes. Celle de gauche donnait sur un salon et celle de droite sur une salle à manger, où je vis une longue table, un buffet, des joncs frais sur le sol. Je reconnus l’odeur à la fois forte et douce de la cire d’abeille, à peine mêlée d’une senteur exotique indéfinissable, une herbe aromatique rare, peut-être. La reine eût aimé cette maison. Élisabeth détestait les odeurs désagréables, or il était clair qu’ici on s’efforçait de ne pas offenser les narines.
Quelques instants plus tard, Dale et moi étions assises dans un salon spacieux et une servante allait nous chercher du vin épicé. Dale fut invitée à desserrer son corset et dame Westley examina ma cheville. Je constatai, soulagée, qu’elle était enflée.
— Je vais chercher une compresse froide. Mon Dieu ! Avez-vous vraiment voyagé dans cet état ? Ah, Madge apporte le vin. Prenez-en toutes les deux. C’est une recette de ma composition, qui contient de la teinture de marjolaine et de camomille – je les cultive moi-même. Elle apaise et désaltère, tout en étant savoureuse.
Kate Westley avait un charmant sourire. Il était difficile d’imaginer que cette maison harmonieuse eût donné asile à des criminels.
— Je suis désolée de m’imposer, m’excusai-je en sirotant le breuvage, en effet délicieux. Nous vous sommes reconnaissantes au plus haut point.
— Oh, je vous en prie ! Nous nous réjouissons toujours d’offrir l’hospitalité.
Madge avait apporté une cuvette d’eau froide, des linges et des serviettes. Kate, assise au bout de la banquette, déploya une serviette sur ses genoux, au-dessus du tablier, puis elle prit mon pied entre ses mains et le lava.
— J’ose croire que vous resterez cette nuit, et plus longtemps si nécessaire.
— Je vous sais gré de votre gentillesse, dame Westley.
Dale dégustait son vin, les yeux fermés. Un jour de repos lui ferait grand bien. Dans toute demeure, on était censé offrir l’hospitalité aux voyageurs, mais à Faldene l’accueil était plus poli que chaleureux. Tante Tabitha avait beaucoup à apprendre de Kate Westley.
— J’espère que nous ne vous causons pas le moindre dérangement. Si vous avez d’autres invités…
— Nous n’en avons pas, et mon mari serait horrifié si je ne m’occupais pas de vous comme il convient. Il rentrera bientôt ; il fait le tour de ses champs. Je l’accompagne souvent, mais aujourd’hui je prépare des confitures. Nous avons eu de beaux fruits, cette année. Il faudra que vous goûtiez nos pommes et nos cerises ! Elles sont réputées dans la région.
Je répondis en riant :
— Les gens ne trouvent-ils pas prétexte pour séjourner chez vous à cette époque de l’année ? Nous avons bien de la chance que vous n’ayez pas d’invités à présent.
Ce n’était pas une façon très fine de poser la question, mais je pouvais difficilement demander : « Qui d’autre a séjourné ici, ces derniers temps ? » Je ne devais pas me montrer trop directe. Ma réflexion me semblait même un peu cousue de fil blanc, et, dans ma nervosité, il me sembla que Kate Westley attendait une demi-seconde de trop avant de remarquer :
— Nous n’avons hébergé personne depuis des semaines. Vous nous apportez un agréable changement, bien que je sois désolée de votre mauvaise santé. Maintenant, je vais bander votre cheville, puis nous vous installerons toutes les deux dans une chambre du haut, où vous vous reposerez jusqu’au souper.
— Merci pour vos bontés.
Nul ne pouvait prendre en défaut l’hospitalité des Westley. On nous fit gravir, à Dale et à moi, un large escalier ciré jusqu’à une chambre d’invité ornée de lambris en noyer. De l’autre côté du grand lit aux rideaux brodés, la fenêtre surplombait un verger. Ce devait être ravissant au printemps, quand les arbres étaient en fleurs.
On nous apporta de l’eau chaude afin que nous puissions nous débarrasser de la poussière du voyage, et l’on monta nos malles. Après une ou deux heures d’un sommeil réparateur, Dale me coiffa et m’aida à me changer avant de rejoindre la famille à table.
Le maître des lieux, Edward Westley, était un homme aimable, au visage tanné par le grand air et à la silhouette trapue. Il montrait une extrême considération pour le bien-être de ses hôtes inattendus. Les enfants assistaient au souper – deux fillettes de quatre et sept ans, un garçon de neuf ans et le frère aîné qui, à douze ans, était déjà tout en jambes à l’approche de l’adolescence. Les filles étaient accompagnées par une jeune nourrice, elle-même encore presque une enfant et très encline à m’adresser de timides révérences. Un précepteur entre deux âges, la voix calme et les doigts tachés d’encre, entra avec les garçons.
Les enfants ne marquaient aucune crainte vis-à-vis de leurs parents ou du précepteur. Quand le père demanda aux garçons comment progressaient leurs études latines, ils racontèrent qu’Arthur avait maîtrisé l’ablatif absolu, et le précepteur les interrompit pour regretter d’un ton indulgent que Paul, l’aîné, ne connaisse pas le même succès avec le gérondif.
Edward Westley éclata de rire et observa sans inquiétude :
— Tant pis. Cela exerce déjà ton esprit. De toute façon, tu n’auras pas besoin du gérondif quand tu seras grand et moi gâteux, et que tu dirigeras la ferme à ma place.
On nous demanda si nous nous sentions mieux et quelle était notre destination. Je répondis que nous nous remettions de nos fatigues et étions fort reconnaissantes de tant d’hospitalité. J’expliquai, sans entrer dans les détails, que j’étais en congé de la cour et qu’après un séjour dans l’Oxfordshire, je m’apprêtais à retrouver ma fille, Meg, dans le Sussex.
La table croulait presque sous le poids des mets. Les jeunes servantes étaient prestes et attentives. Jamais je ne m’étais trouvée dans une maisonnée plus plaisante.
Cependant, cette nuit-là fit resurgir dans ma mémoire l’infime hésitation de Kate Westley, lorsque je lui avais demandé s’ils avaient eu d’autres invités ces derniers temps. Au matin, je proposai à Dale une nouvelle journée sans remonter en selle et, ayant reçu un « oui, s’il vous plaît » qui partait du cœur, je demandai à dame Westley si nous pouvions accepter son offre et rester une seconde nuit.
— Mais bien sûr ! Aussi longtemps que nécessaire, comme je vous l’ai dit. Vous êtes plus que les bienvenus !
Je la remerciai et, après avoir envoyé Dale se reposer, j’allai aux écuries où je trouvai Brockley. Il avait sorti Escargot, l’avait attaché par la longe à une porte et bouchonnait sa robe.
— Il est convenu que nous restions encore une nuit. Je découvrirai peut-être quelque chose.
Brockley poursuivit sa besogne avec d’amples gestes du bras.
— Fort bien. J’ai gagné les bonnes grâces des palefreniers. Le soir, ils vont prendre une cruche d’ale au village voisin. J’irai avec eux. Il se peut qu’ils soient d’humeur loquace.
— Je me demandais s’il vous plairait de m’aider ce matin, me dit Kate Westley quand je rentrai dans la maison. Je prépare des conserves de cerises et du sirop de pomme. Nous serons dans la cuisine, et les tabourets ne manquent pas pour s’asseoir si votre cheville vous tourmente.
Je répondis, en toute sincérité, que ma cheville allait mieux mais guérirait plus vite si j’évitais encore un peu de m’appuyer dessus ; néanmoins, je serais ravie de travailler à la cuisine avec elle tout en bavardant.
— Nous allons bien nous amuser, assura Kate.
Elle avait raison. La cuisine ensoleillée avait un plafond de pierre voûté et un foyer généreux. La cuisinière, le jeune marmiton et les deux servantes paraissaient accoutumés à voir la maîtresse de maison parmi eux. Ils s’entendaient bien, chacun aidant les autres. Tandis que Kate faisait bouillir des cerises, des tranches de pommes et du sucre dans du vin rouge, de mon côté, perchée sur un tabouret, je remuais une longue cuiller dans une marmite chauffée à petit feu. Quand les pommes gonflaient, il fallait à nouveau laisser frémir, avec du sucre, jusqu’à ce que le mélange épaissît. Alors, il était temps de verser le sirop dans des cruches, à la cuiller.
Avec Gerald, j’avais surtout logé en ville, à Londres ou à Anvers, et nous ne cultivions rien. J’aidais assez souvent aux cuisines à Faldene, mais on ne m’avait jamais initiée à la conservation des fruits.
— Voilà qui est tout nouveau pour moi, confiai-je à Kate.
Je remuai, versai, puis pelai des pommes destinées à une autre marmite, et à mesure que s’écoulait cette paisible matinée d’activités domestiques, je me convainquis que cette maison était aussi innocente et heureuse qu’elle le semblait. En croyant remarquer une hésitation suspecte, la veille, j’avais dû être victime d’une fausse impression. J’étais contente que ma quête me conduise ici. J’en avais grand besoin. À travailler aux côtés de ces femmes normales et agréables, à respirer l’odeur lourde et sucrée des fruits qui mijotaient, je trouvai une sérénité inattendue, un sentiment d’apaisement. Je me rendis compte que les peurs et les tourments de ces toutes dernières semaines m’avaient brisée.
Je n’avais pas progressé dans mes recherches, mais, en définitive, cela n’importait pas autant que je l’avais pensé. Brockley avait raison : ce n’était pas l’affaire d’une dame. Les dames confectionnaient du sirop de pomme ou s’occupaient de leurs enfants…
Ou encore, elles servaient la reine Élisabeth en dansant devant elle et en se promenant à ses côtés. Et, avec un peu de chance, elles étaient courtisées par des hommes comme Matthew. Où était-il à présent ? Pensait-il à moi ? Dans cette cuisine spacieuse, le soleil d’automne pénétrant à flots par la croisée, ma quête commençait à m’échapper sans que j’en éprouve de regret.
Le lendemain matin, Dale déclara avec vaillance qu’elle supporterait de remonter en selle et, après maintes expressions de gratitude, nous nous mîmes en route tous les trois. Nous suivîmes le chemin vers la grand-route puis, par un accord tacite, nous nous arrêtâmes. Sous le regard interrogateur de Dale et de Brockley, je réfléchis à ce que j’allais dire. J’avais décidé pendant la nuit d’abandonner les recherches pour prendre sans plus tarder la direction du Sussex. Toutefois, il m’incombait d’exposer ce que j’avais – ou plutôt n’avais pas – découvert.
— J’ai demandé si des voyageurs étaient restés chez eux, ces derniers temps, et dame Westley m’a dit qu’ils n’avaient reçu personne depuis des semaines. Rien n’indique que ceux que nous cherchons aient été ici.
— Oh que si ! répliqua Brockley.
Il répondit à mon regard interloqué par un sourire frôlant la suffisance.
— Comment le savez-vous ? Allons, Brockley. Nous sommes tout ouïe !
Il me considéra d’un air pensif.
— Jusqu’à maintenant, madame, votre certitude que Mr. Wilton avait été assassiné par ces trois gentilshommes aux allures respectables me laissait sceptique. Dorénavant je ne le suis plus. Ils sont venus dans ce manoir, pourtant il semble que les Westley évitent d’en faire mention et, d’après moi, tout n’est pas aussi normal qu’il y paraît. Je vous dois des excuses.
— Aucune importance ! m’écriai-je.
Mon intérêt pour la chasse s’était ranimé en un clin d’œil. J’étais tel un vieux lévrier au son du cor.
— C’est fort gentil de me donner raison, mais qu’avez-vous appris, et comment ?
— Je le tiens des palefreniers. Vous vous rappelez, je comptais aller à la taverne avec eux. J’ai orienté la conversation sur Étoile, les pur-sang arabes et, la bière aidant, ils m’ont tout dit. Trois hommes, dont l’un possédait un pie superbe, ont passé une douzaine de jours là-bas, il y a peu. L’un d’entre eux était blessé.
— Pas possible ! m’exclamai-je.
Brockley hocha la tête.
— D’après Dick Lane, le jeune garçon d’écurie, il avait le bras bandé et à son arrivée il oscillait sur sa selle. Il avait aussi un œil au beurre noir. De toute évidence, il s’était battu. Eh bien, cela conforte notre idée que John Wilton a vendu chèrement sa vie.
— Oui ! Et voilà pourquoi ils se sont attardés : afin que leur compagnon blessé recouvre des forces !
J’ajoutai, avec soulagement :
— Je suppose qu’ils ont forgé une belle histoire à l’intention des Westley. Je vois mal ceux-ci protéger un assassin, mais ils porteraient secours à quiconque prétendrait avoir été blessé en duel et redouter la loi. Cela expliquerait qu’ils n’aient pas voulu parler de leurs hôtes précédents.
— D’autant plus, madame, que ces hôtes sont de leurs amis.
Je ne voulais pas que les Westley comptent parmi leurs amis des gens qui avaient tué John avant de le détrousser.
— Quelle raison aurions-nous de le croire ? Si le blessé ne se sentait pas la force de continuer, ses compagnons ont pu frapper à la première demeure venue et demander de l’aide.
— Lane est un sacré bavard, surtout après une pinte ou deux, expliqua Brockley d’un ton réprobateur. Mon père, qui était du métier, disait toujours qu’un bon serviteur sait tout des affaires de son maître mais n’en parle jamais. Il n’aurait pas eu de Lane une fameuse opinion, et moi non plus, quoique, comme je l’ai dit, il soit encore jeune. Il apprendra. Cela nous a été utile, en tout cas. D’après Lane, au moment où ils descendaient tous de selle, l’un d’eux s’est félicité que Springwood fût justement leur prochaine halte. Ils venaient ici, madame, depuis le début.