CHAPITRE PREMIER
Le palais de Richmond
John Wilton était un homme de petite taille, sec et nerveux, aux cheveux brun cendré courts et hérissés. Il avait le nez retroussé et les dents jaunies. Je ne me rappelle pas la couleur de ses yeux et je n’ai jamais su son âge. Les hommes tels que John semblaient naître au milieu de leur vie et s’y fixer. Il avait débuté comme palefrenier dans ma belle-famille, puis était devenu le valet de mon époux. Maintenant que Gerald avait quitté ce monde, il serait avec joie resté à mon service, mais, hélas, je n’en avais pas les moyens.
John croyait aux vertus du labeur et de la franchise, qu’il poussait parfois un peu loin. Il livrait sa pensée quand il le jugeait bon, sans se soucier du risque, sans égard pour le rang. Il était simple et sûr comme du bon pain. En ce mois d’avril 1560 où la reine Élisabeth régnait depuis moins d’un an et demi, la secte des puritains commençait tout juste à apparaître et je doute que John en eût entendu parler. Toutefois, à une époque plus tardive, il aurait fort bien pu s’y rallier.
Et cet après-midi-là, comme il m’en coûtait de descendre du cheval où il m’avait prise en croupe, pour lui dire adieu à la porte du palais de Richmond !
D’aucuns m’auraient jugée ingrate. N’allais-je pas entrer au service de Sa Majesté la reine ? Richmond comptait parmi les plus récentes et les plus belles des résidences royales, toute de lumière et de grâce aérienne avec ses tourelles, ses fontaines, ses fenêtres généreuses et ses girouettes qui chantaient au vent. Y être admise était un privilège, surtout en tant que dame d’honneur de la jeune souveraine. Dieu m’en soit témoin, je m’étais séparée d’êtres qui m’importaient plus que John. Après avoir vu mon époux mourir de la vérole, j’avais été contrainte de confier notre petite Meg aux soins de Bridget, sa nourrice. Qu’était un valet, comparé à un mari et à une enfant ?
Néanmoins, John représentait mon dernier lien avec eux – avec ma vie conjugale trop brève et la petite fille aimante que Gerald m’avait donnée, tel un cadeau. Voilà que je le perdais, lui aussi, et tous les palais, les pinacles et les princes n’auraient pu m’en consoler. Mais cela n’y changeait rien. Si grand que fût l’honneur de devenir une suivante de la reine, un traitement de trente livres par an me permettrait à peine d’entretenir Meg et sa nourrice. Je n’avais pas les moyens de payer John de surcroît.
Je lui parlai, le temps qu’on vînt m’escorter à l’intérieur du palais. Je lui répétai des messages pour Meg et pour Bridget, redoutant le moment de la séparation tout en aspirant à en finir. L’attente se prolongea. Le messager du garde était parti annoncer mon arrivée, mais un quart d’heure s’écoula avant qu’il reparût, accompagné d’un page pour me guider et d’un serviteur pour porter mes malles.
Au dernier instant, alors que le porteur, mes bagages sur l’épaule, disparaissait déjà sous le porche et que le page m’attendait avec une patience ostentatoire, les larmes me montèrent aux yeux.
John le remarqua. Il ôta son bonnet, ce qui redressa ses cheveux tels les piquants d’un hérisson.
— J’espère trouver du travail pas loin de Bridget et de la petite. Je me souviendrai de vos messages, madame, n’ayez crainte. Je veillerai sur elles deux à votre place. Et si d’aventure vous avez besoin de moi, dame Blanchard, un seul mot de vous et je serai là, sur la première rosse que je pourrai trouver.
— Merci, dis-je d’une voix tremblante. Je n’hésiterai pas, soyez-en sûr. Au revoir, John. Bon retour chez vous.
Alors qu’il se remettait en selle, je faillis céder à la panique. À l’âge de vingt-six ans, je me retrouvais presque seule au monde, livrée à mes propres ressources dans un lieu certes splendide, mais recelant toutes sortes de règles inconnues, sans parler de ses dangers. Quant à ces derniers, je ne les ignorais pas tout à fait, les ayant appris de ma mère ; toutefois ils n’en paraissaient pas moins alarmants.
Quoi qu’il en fût, je ne commencerais pas mon service auprès de la reine en me couvrant de ridicule. Je parvins à garder bonne contenance. John s’éloigna avec les deux chevaux de louage qui nous avaient amenés du Sussex, sans que je le suive des yeux. Je m’armai de courage – non pour oublier mon cœur lourd, car c’eût été impossible, mais pour me montrer alerte et attentive comme il sied à une dame d’honneur soucieuse de plaire à sa maîtresse.
Lorsque j’eus franchi le porche, le porteur et mes bagages avaient disparu. Je n’avais plus qu’à espérer les retrouver en lieu sûr, le moment venu. Le palais était immense.
J’étais accoutumée aux demeures fastueuses. J’avais grandi dans un manoir et, avec Gerald, j’avais vécu dans l’entourage de Sir Thomas Gresham, un financier qui partageait son temps entre Londres et Anvers et menait un train presque princier. Richmond, toutefois, relevait d’un autre ordre. Je m’attendais à déboucher dans une cour, mais je me retrouvai dans un jardin à la française, sur un sentier sablonneux bordé de lavande. Peu de fleurs s’épanouissaient encore ; à l’abri d’un mur, je vis une plate-bande de myosotis et de violettes, et un parterre souligné par le jaune intense et le parme velouté des pensées.
Au prix d’un effort de volonté, je m’intéressai à ce qui m’entourait. Le jardin était borné par de longs bâtiments à un étage : le quartier des gardes. De l’autre côté sur la droite, il devait y avoir un verger, car des branches fleuries apparaissaient au-dessus des toits. Sur la gauche, où coulait la Tamise, le ciel était dégagé et lumineux. On ne pouvait voir le fleuve, mais on entendait les cris des bateliers. Les minces tourelles du palais lui-même étaient encore loin devant moi. Je ne m’étonnais plus d’avoir dû patienter si longtemps avant l’arrivée de mon guide. Au bout de plusieurs minutes, nous passâmes sous un second porche et entrâmes enfin dans la cour, où des chevaux sellés attendaient leurs cavaliers. De faibles notes de musique s’échappaient d’une fenêtre, à l’étage.
Nous tournâmes à gauche et gravîmes une large volée de marches jusqu’à une porte en ferronnerie. À l’intérieur, le palais déployait ses splendeurs au fil d’un labyrinthe déconcertant de couloirs et de galeries. Le soleil entrait à flots par les fenêtres à meneaux. Une fois, j’entrevis au-dehors le fleuve scintillant ; un moment plus tard, j’aperçus un champ clos où résonnaient le cliquetis des armes et le martèlement des sabots. Ayant traversé un jardin, puis monté quelques marches, nous franchîmes une nouvelle porte.
Partout, des gens se promenaient, bavardaient en petits groupes ou se hâtaient de vaquer à leur tâche. Nous empruntâmes une longue galerie au plafond sculpté, où d’imposantes tapisseries illustraient l’histoire romaine. Soudain, nous dûmes nous aplatir contre l’assassinat de Jules César pour céder le passage à une jeune femme vêtue de brocart vert et or sur un vertugadin évasé. Son expression eût fait tourner le vin en vinaigre tandis qu’elle nous croisait, talonnée par une autre qui se confondait en excuses tout en courant à moitié pour la suivre.
Le page se retourna sur leur passage avec un reniflement moqueur. Questionner un domestique n’était pas bienséant, mais lorsque je n’étais pas en proie à l’affliction, j’étais d’un naturel plutôt curieux, qualité que Gerald avait encouragée, d’autant que découvrir des informations relevait de son travail. En outre, plus vite je me familiariserais avec la cour et mieux cela vaudrait. Au mépris de l’étiquette, je demandai donc qui était la jeune femme courroucée.
— Lady Catherine Grey, répondit le page. Je ne connais pas l’autre.
Il n’en dit pas davantage. Mais bien que la maison des Gresham, à Anvers, ne m’eût pas préparée à la cour royale d’Élisabeth, on y évoquait des noms illustres, de même que la situation politique. J’avais entendu parler de Lady Catherine Grey.
Jusqu’à ce que la reine se marie et enfante à son tour, ses héritiers demeuraient ses cousines, descendantes des sœurs de son père. Catherine était du nombre. À Anvers, on l’appelait « l’héritière protestante ». Ainsi, c’était là Catherine Grey ! Je lui trouvai une allure fort peu auguste et je me demandai comment serait la reine.
Le page, se dirigeant comme par magie, me conduisit enfin dans une pièce où des dames étaient assises, à coudre et à causer. Bien que tendue de tapisseries, la pièce était claire grâce à de nombreuses fenêtres, et embaumait le romarin répandu sur le sol. Une odeur caractéristique de tissu – soie, lin et laine fine – provenait des cintres, des boîtes à ouvrage et aussi des robes de brocart dont ces dames étaient vêtues. J’eus soudain honte de ma simple robe de deuil, dépourvue de tout vertugadin qui m’eût empêchée de monter à cheval. J’avais emporté de plus jolies toilettes, mais aucune n’était neuve et la mode changeait sans cesse.
Le page me guida jusqu’à l’une des femmes. Elle tourna la tête d’un air interrogateur, l’aiguille suspendue au-dessus du métier à broder. Il s’inclina avec grâce.
— Lady Katherine, voici dame Ursula Blanchard.
Catherine était un prénom répandu, quoique sous des orthographes variées. Nous avions pensé appeler Meg ainsi, mais nous étions ravisés, le jugeant trop courant. Celle-ci, plus âgée et plus digne que Lady Catherine Grey, était dotée de traits fins et d’un teint de porcelaine. Elle portait une robe gris tourterelle, aux broderies assorties au bleu de ses yeux calmes. Je lui fis ma révérence, et elle sourit.
— Bien sûr. On vous attendait. Merci, Will.
Le page s’éclipsa. Je me sentais nerveuse, consciente que toutes les autres m’observaient avec intérêt. Cependant, Lady Katherine tapota un siège libre auprès d’elle, un tabouret garni de velours sur lequel je m’assis, reconnaissante.
— Merci, madame.
— Vous devez être lasse. Nous irons voir votre chambre dans un instant. Je suis Katherine Knollys, cousine de Sa Majesté du côté maternel et l’une de ses premières dames d’honneur. Dame Ashley, qui nous dirige toutes, est indisposée aujourd’hui ; j’ai donc demandé qu’on vous conduise ici. Néanmoins, je lui rendrai visite tout à l’heure, et comme je passerai près de nos appartements, vous viendrez avec moi et je vous montrerai celui où vous dormirez. Plus tard, je vous présenterai à Sa Majesté. En ce moment, elle s’entretient avec les membres du Conseil.
— Et avec Robin Dudley ! remarqua une frêle jeune femme dont les yeux gris pétillaient de malice.
— C’est fort probable, Jane, répliqua Lady Katherine d’un ton sévère. Il est le Maître des écuries, et je crois que la reine souhaite de nouveaux chevaux de selle. Jane, voici dame Ursula Blanchard, qui va se joindre à nous. Ursula, je vous présente Lady Jane Seymour, nièce de la reine Jeanne qui fut la troisième épouse du roi Henri, et cousine du pauvre roi Édouard, trop tôt disparu.
J’inclinai la tête à l’adresse de Lady Jane. En dépit de sa vivacité, elle ne semblait guère plus robuste que son cousin, mort avant son seizième anniversaire. Pour ma part, je rendais souvent grâce à Dieu de ma bonne santé.
Lady Katherine entreprit de me présenter à la ronde. Je souris, prononçai les politesses d’usage tout en me demandant si la lutte serait âpre, pour me tailler une place dans cette hiérarchie interne. Chez Sir Thomas Gresham, ma position dépendait de Gerald, un jeune homme de bonne naissance et en pleine ascension. Le respect qu’il inspirait rejaillissait sur moi. Ici, pensai-je avec tristesse, j’allais devoir conquérir seule l’estime des autres. Les femmes de la reine rivalisaient toutes d’élégance et d’assurance. Mon aspect physique ne jouerait pas en ma faveur. Si Gerald avait été séduit par mes cheveux noirs, mes grands yeux noisette et, disait-il, mon menton pointu de chaton, c’est qu’il n’avait jamais été sensible à la mode. Les hommes, pour la plupart, préféraient les rondeurs bien placées et les boucles blondes. Les brunes étaient en disgrâce depuis l’exécution d’Anne Boleyn, près d’un quart de siècle plus tôt.
De plus, toutes ces dames étaient filles ou épouses d’éminents personnages. La majorité d’entre elles possédaient un titre.
Et puis, pensai-je, désabusée, elles étaient probablement toutes légitimes.
Que savait au juste Lady Katherine Knollys à mon sujet ? Elle me présentait en quelques mots : la veuve de Gerald Blanchard, gentilhomme. De mon côté, je m’efforçais d’assimiler ce qu’on me disait des autres, mais elles étaient nombreuses. Bien que certaines eussent des noms célèbres, je savais que je n’en retiendrais qu’un ou deux pour l’instant. Je ressentais en effet une extrême lassitude, après ma chevauchée, et aussi un chagrin causé par trop d’adieux. Je fus soulagée quand, enfin, Lady Katherine m’accompagna dans mes appartements.
— Vous vous sentez étourdie, je suppose, dit-elle tandis que nous empruntions une autre longue galerie. Je connais un peu votre histoire. Sir William Cecil nous en a parlé, à dame Ashley et à moi. Vous avez vécu des moments difficiles, mais vous serez trop occupée pour ressasser le passé, je vous le promets. Dansez-vous avec grâce ?
— Assez bien, je pense, répondis-je, surprise par ce nouveau tour de la conversation. Mais…
— Votre deuil ne durera pas éternellement, précisa Lady Katherine d’un ton sec. La reine aime la danse. Plus tard, nous verrons ce que vous savez faire.
— Lady Catherine danse-t-elle bien ? demandai-je.
— Catherine Grey ? Pourquoi cette question ?
Ma curiosité l’étonnait. Il me faudrait la refréner si je désirais trouver ma place à la cour. J’expliquai que le page et moi avions croisé Lady Catherine Grey en chemin.
— Sa toilette était d’une telle splendeur que je l’ai remarquée et me suis enquise de son nom.
Katherine Knollys se mit à rire.
— Une splendeur, sa toilette ? Et sa fureur, donc ! C’est plutôt à cause de cela que vous l’avez remarquée, mais vous êtes trop discrète pour l’exprimer en ces termes. Ai-je raison ?
— Eh bien…
— Une fille d’honneur de la reine a omis de lui céder le passage. Élisabeth autorise Catherine Grey à être dame d’honneur de la salle d’audience, mais non de la Chambre privée. Il en découle certains malentendus, que son extrême susceptibilité exacerbe encore. Autant être franche, puisque vous en aurez bientôt ouï dire. Elle conserve un rang important, néanmoins. Lady Seymour est depuis peu son amie intime, et exercera, je l’espère, une influence apaisante. Lady Jane est un amour, bien que peut-être un peu trop vive. Voici votre chambre. À Richmond, vous pouvez en avoir une pour vous seule, mais dans d’autres résidences il vous faudra la partager.
La pièce dans laquelle elle me conduisit occupait un angle et avait une forme insolite, presque triangulaire en dépit d’un quatrième mur très court. Elle était lambrissée, avec une fenêtre à meneaux surplombant la cour, et contenait un lit à baldaquin, une armoire, un coffre formant banquette sous la fenêtre, et une table de toilette. À mon grand soulagement, je vis mes malles près du lit.
— Le lit d’appoint, sous le vôtre, est prévu pour votre femme de chambre, indiqua Lady Katherine. Avez-vous amené la précédente ou pensiez-vous en engager une à Londres ?
— Je souhaite m’en passer. Mes moyens sont… modestes.
— Vous passer d’une femme de chambre ?
Lady Katherine, qui s’était penchée pour s’assurer de la présence du second lit, se tourna vers moi en arquant ses sourcils finement épilés.
— Mais oui, je peux m’en dispenser. Cela ira tout à fait.
— Non, ma chère dame Blanchard, cela n’ira pas. Une dame d’honneur se doit d’avoir sa propre femme de chambre. Peu importe que vous soyez à même de vous en passer ; seule compte la considération que vous inspirerez. Surtout une fois que vos… origines seront connues. Il en va ainsi, à la cour. Quelles que soient les restrictions que vous vous imposiez, une femme de chambre, ma chère, est indispensable.
Lady Katherine imputa mon brusque silence à la fatigue. Elle envoya chercher une collation et décida que sa propre servante m’aiderait à défaire mes bagages et à me vêtir pour la présentation à Sa Majesté. Puis elle me laissa seule. Assise sur la banquette, dégustant vin blanc et biscuits à la cannelle, je pestai intérieurement en des termes à faire rougir une poissonnière.
Si seulement, oh, si seulement Gerald avait vécu ! Je revoyais son visage mat aux mâchoires carrées, ses yeux marron chaleureux, et je le regrettais avec le même désespoir qu’au jour de sa mort. « Puisque vous deviez me le prendre, lançai-je à Dieu dans ma fureur muette, n’auriez-vous pu au moins attendre qu’il me laisse un peu mieux pourvue ? » Il jouissait d’une excellente situation, au service de Gresham, mais il ne touchait pas ses appointements depuis assez longtemps pour mettre beaucoup de côté.
Les Blanchard, voisins de ma famille dans le Sussex, étaient bien nantis, cependant Gerald était un fils cadet et devait donc tracer son chemin seul dans la vie. Son père lui eût offert de l’argent, voire une petite ferme s’il avait pris une épouse convenable, or je ne répondais pas à cette condition. Oh ! Les Faldene étaient aisés, eux aussi, et assez élevés dans l’échelle sociale pour se prévaloir d’une longue tradition de service à la cour, même s’ils ne possédaient pas de titre de noblesse. Mais Ursula Faldene n’était pas une fille de famille bien dotée. J’étais l’infortuné malheur échu à une précédente Faldene à la cour du roi Henri VIII, alors qu’elle servait Anne Boleyn. Elle s’était compromise avec un gentilhomme dont elle ne voulait pas avouer le nom. Ou ne le pouvait pas, avait un jour insinué Tante Tabitha.
— Combien y en a-t-il eu ? avait-elle demandé à ma mère de son ton revêche.
— Un seul ! avait protesté cette dernière. Mais il était marié et je me refuse à le nommer.
— Un seul ? Prouvez-le ! avait rétorqué Tante Tabitha.
À l’époque de mon mariage, la famille de Gerald se composait de son père, Luc, et de son frère aîné, Ambrose, tous deux d’une froideur de marbre. Je n’ai pas connu sa mère, mais je sais qu’il tenait d’elle sa franchise et sa joie de vivre. Dans ma propre famille, mes grands-parents s’étaient éteints quelques années plus tôt, laissant derrière eux l’oncle Herbert, la très vertueuse Tabitha et leurs enfants. Un projet existait entre les Faldene et les Blanchard d’unir Gerald à ma cousine Mary, mais j’étais venue tout gâcher. Les deux familles ne s’adressaient plus la parole. J’aurais été déshéritée et privée de dot, pour peu que l’on en eût prévu une pour moi. Mais à leurs yeux, je n’étais pas destinée à me marier.
Autrefois, les Faldene avaient coutume de se débarrasser des sources de disgrâce telles que ma mère en les cloîtrant à l’abbaye de Withysham, toute proche. Cependant le roi Henri, rageant de voir que le pape refusait d’annuler son premier mariage – ce qui l’eût rendu libre d’épouser Anne Boleyn –, avait rompu avec Rome et s’était accordé le divorce. Par la même occasion, il avait dissous les monastères et les couvents d’Angleterre. Privés de cette solution, mes grands-parents avaient offert asile à leur fille déshonorée. Dès lors, elle ne fut guère qu’une esclave sous son propre toit, et je fus élevée dans le même esprit.
Pourtant, je me rappelle avoir reçu, petite, des marques d’affection de mon grand-père. Il me donnait des friandises et me permettait d’apprendre à monter à cheval. La première fois qu’on m’avait assise sur une selle, il avait marché à côté de moi, me tenant d’une main tandis que le garçon d’écurie faisait faire le tour de la cour au poney.
Hélas, il mourut alors que j’avais huit ans, suivi la même année par ma grand-mère. De ce jour, ma mère et moi dépendîmes de la charité d’Oncle Herbert et de Tante Tabitha, à ceci près que la charité était une denrée rare dans leur maison.
Avec le temps, je m’aperçus que leur vie publique et leur vie privée différaient du tout au tout.
En apparence, c’étaient des gens respectables qui donnaient aux bonnes œuvres, recevaient et étaient reçus par leurs voisins dans cette partie du Sussex, les Downs du Nord ; ils ne manquaient jamais de s’enquérir avec politesse de la santé de leurs hôtes et de leurs proches.
En privé, la passion prédominante d’Oncle Herbert était l’argent. Il n’achetait rien sans marchander et souffrait à l’idée qu’on pût faire un bénéfice sur lui. Les métayers de Faldene devaient payer leur dû jusqu’au dernier quart de penny, à la date stipulée. À Noël, dans la plupart des familles, on offrait aux serviteurs des rouleaux de tissus bon marché mais solides ; pour sa part, Oncle Herbert leur distribuait les vêtements dont il ne voulait plus et, croyez-moi, mon oncle ne jetait rien avant que l’étoffe fût élimée et rapiécée au moins trois fois. Son occupation favorite consistait à parcourir ses registres, dans l’espoir de faire passer quelques pièces de monnaie dans la colonne créditrice de ses transactions. En fait, Oncle Herbert détestait donner la charité et ne s’en cachait pas devant nous.
Quant à leur sollicitude envers la santé d’autrui, j’eusse aimé que Tante Tabitha se souciât moitié autant du bien-être de ceux qu’elle tenait sous sa férule !
Faldene House était de style moderne ; ses tours crénelées, bien qu’impressionnantes, n’étaient destinées qu’à l’ornement et point à servir de poste d’observation ou de remparts. Elle avait été bâtie au début du siècle à la place d’une très ancienne demeure.
Elle semblait charmante, sur sa colline dominant Faldene Vale, une vallée à demi remplie de forêts comme une coupe pourrait l’être de vin. Nos champs de blé et nos prairies s’étendaient à flanc de coteau. Quand le vent fraîchissait, l’ombre des nuages courait sur les pentes et les moissons ondoyaient.
Un lieu splendide, Faldene, mais non un foyer heureux. Mon oncle et ma tante n’étaient que des tyrans.
Tante Tabitha, maigre, active et raide, se montrait encline à des jugements définitifs sur toute question de morale. Elle aimait s’ériger en tribunal devant les servantes négligentes et les enfants désobéissants – tels que moi, lorsqu’on m’avait surprise à lire des poèmes ou à jouer à la balle, au lieu de gratter des carottes ou de repriser des draps. Oncle Herbert contrastait avec son épouse par l’apparence, car sa carrure massive s’épaississait au fil des ans. Néanmoins, il s’entendait à lui livrer des victimes, car il pouvait marcher aussi silencieusement qu’un chat et, en dépit de sa corpulence, nul ne savait mieux surgir sans bruit et prendre le coupable sur le fait. Alors, celui-ci pouvait aussi bien recevoir une tape que subir une rossée en règle, pour des motifs souvent insignifiants.
De plus, Tante Tabitha en voulait à quiconque tombait malade. Elle-même jouissait d’une santé de fer et tendait à prendre les souffrances d’un enfant ou d’un domestique pour de la simulation. Elle était fort capable de le tirer du lit si elle croyait ses maux imaginaires. J’en parle en connaissance de cause. Après mes treize ans, je fus parfois sujette à de violentes migraines accompagnées de nausées, et je souffris beaucoup du refus péremptoire de Tante Tabitha d’y ajouter foi. Ma mère aussi, durant les premiers stades de la consomption qui finit par l’emporter (quoique, selon moi, des années de froideur familiale y fussent pour beaucoup). Quand il s’avéra que le mal était réel, ma tante lui permit de s’aliter, mais à contrecœur, avec des rappels constants de sa « charité » envers une fille perdue.
Ma mère mourut lorsque j’avais seize ans. Elle avait tâché de son mieux de me protéger des siens. Elle se trouvait en leur pouvoir et devait donc toujours se montrer humble et polie à leur égard, cependant, elle déploya pour moi des trésors d’ingéniosité. Tante Tabitha comptait m’élever telle une servante, formée pour toutes les corvées. Mais ma mère réussit à m’enseigner le luth et l’épinette et persuada ma tante de me laisser assister aux leçons du précepteur de mes cousins, sous prétexte que, pendant ce temps au moins, je ne pourrais commettre de sottises. J’eus le bon sens de m’appliquer. En fait, j’y fus même encouragée lorsque Oncle Herbert discerna le profit qu’il tirerait de mon instruction en m’utilisant comme secrétaire.
En grandissant, je passai bien des heures dans son bureau, à tenir les comptes d’une plume élégante. Tout ce que j’apprenais devait bénéficier à mon oncle. Quand ma mère disparut, on me fit comprendre sans détour que je vouerais désormais ma vie à mes généreux bienfaiteurs. Le mariage ? Pas pour moi ! Il était réservé aux jeunes filles respectables.
Lorsqu’on découvrit que j’avais remédié à ma disgrâce et, du même coup, volé l’époux promis à ma cousine, Tante Tabitha me frappa, Cousine Mary se jeta par terre et martela le parquet de ses poings, Oncle Herbert parut sur le point d’éclater.
En d’autres circonstances, j’aurais plaint Mary, mais ils lui en trouveraient un autre assez vite et, de plus, elle connaissait à peine Gerald. Elle n’éprouvait pas d’amour pour lui. Gerald et moi n’espérions pas le consentement de nos familles, et notre plan était tout tracé. Cette nuit-là, je m’évadai de Faldene et nous trouvâmes refuge chez un ami de Gerald à Guildford, sur la route de Londres. Nous nous mariâmes deux jours plus tard dans une église voisine, avec pour témoin l’ami, son épouse et leurs proches, puis nous continuâmes vers Londres, où Gerald devait occuper un poste chez Sir Thomas Gresham.
Je fus bientôt absorbée par la vie de cette grande maison accueillante ; j’assistais à des dîners et chassais au faucon. Les leçons d’équitation de mon enfance se révélèrent précieuses. Je ne m’étais guère exercée depuis la mort de mon grand-père, mais je devins vite bonne cavalière. C’était beaucoup plus amusant que de monter en croupe. Gerald m’encourageait. Il encourageait toujours mes initiatives, et moi les siennes.
Quatre ans plus tard, quand la reine Élisabeth accéda au trône et envoya Gresham à Anvers, nous partîmes aussi, accompagnés de notre petite Meg, de sa nourrice Bridget Lemmon et de John Wilton. Sitôt sa décision prise de quitter le Sussex, Gerald lui avait offert de l’engager comme valet. John avait accepté et s’était embarqué dans notre petit navire matrimonial.
Et puis le navire s’était échoué sur le noir rocher de la maladie, me laissant veuve à Anvers, avec une enfant en bas âge, deux serviteurs, un logis assez coûteux et juste de quoi tenir deux mois.
Sir Thomas, ayant eu vent de notre mariage clandestin, avait questionné Gerald à ce propos ; mais je lui avais plu dès le début et il s’était ému de ma jeunesse malheureuse. Il me témoignait toujours de la bonté, cependant, désormais, il ne savait que faire de moi. J’avais ma fierté. « Je vais écrire à ma famille », annonçai-je sans hésitation.
En fait, j’écrivis aux Blanchard et aux Faldene, sollicitant leur aide, pour Meg sinon pour moi. Elle était âgée de quatre ans et très jolie. Mon beau-père désirerait peut-être agir en faveur de sa petite-fille, pensai-je.
Je me trompais. Meg et moi pouvions bien mourir de faim, messire Blanchard et son fils Ambrose n’en avaient cure. Ils ne voulaient plus jamais entendre parler de nous. Dans la lettre où messire Blanchard exprimait ces sentiments peu délicats, il affirmait qu’il se montrait encore bien bon en répondant à mes « supplications larmoyantes ».
La réponse des Faldene fut différente. Ils se disaient prêts à fermer les yeux sur mon ingratitude et à me reprendre avec le fruit du péché (Meg étant née d’une union légitime, le péché en question était sans doute d’avoir soufflé Gerald à Cousine Mary). Et j’eusse dû me résoudre à une vie de servitude, si les qualités de Gerald n’avaient attiré l’attention du secrétaire d’État, Sir William Cecil. Sir Thomas, qui lui avait déjà vanté ses mérites, conçut l’idée de lui écrire afin de lui exposer ma difficile situation. Le navire qui rapporta la réponse des Faldene à Anvers contenait aussi l’offre de suivre les traces de ma mère en m’installant à la cour, comme dame d’honneur de la reine.
Cela présentait des inconvénients : cette allocation de trente livres par an, par exemple. Les suivantes de la reine avaient d’ordinaire des familles pour suppléer à leurs besoins. Je ne pourrais pas non plus garder ma fillette auprès de moi. Toutefois, cela valait mieux que de retourner chez les Faldene, et j’acceptai.
Je me rendis d’abord dans le Sussex, car je voulais me recueillir sur la tombe de ma mère et, par la même occasion, louer une chaumière pour Bridget et Meg. J’imaginais que cela serait plus facile dans une région que je connaissais.
Je fus hébergée par la sœur de John Wilton, dont le mari possédait une petite ferme. Je ne voulus pas aller à Faldene House, bien que le cimetière en fût proche et qu’il parût étrange de voir la demeure sans m’y présenter. Après tout, j’avais été élevée là-bas, quoique de mauvaise grâce. Je n’évitai pas complètement ma famille, néanmoins. Je déposais un bouquet de jacinthes sauvages sur le dernier lieu de repos de ma mère, envahi par les mauvaises herbes, quand Tante Tabitha traversa le cimetière. Elle s’arrêta net à ma vue, puis me rejoignit d’un pas vif.
— Eh bien, eh bien, Ursula ! Que fais-tu ici ? Comptais-tu nous rendre visite ?
— Je pensais vous épargner ce désagrément, dis-je d’un ton calme.
Elle me fixa comme si elle pouvait encore me houspiller et je la regardai droit dans les yeux, déterminée à ne pas me laisser intimider.
— Et ceci, je suppose, est l’enfant.
Je tenais Meg par la main. Je lui dis de faire sa révérence et la présentai à ma tante, qui la toisa avec mépris et demanda :
— Tu l’emmènes à la cour ?
— Non, je vais prendre d’autres dispositions.
— Autant la laisser chez nous. Nous veillerons à l’élever dans la vraie foi et nous lui apprendrons à se rendre utile.
— La vraie foi ?
Je m’aperçus alors qu’un léger parfum d’encens s’accrochait à ses vêtements. Je le connaissais car, du temps où je vivais à Faldene, Marie Tudor régnait encore et la messe était non seulement légale, mais obligatoire.
— Vous assistez toujours à la messe ?
Tante Tabitha sembla offensée.
— Nous nous rendons régulièrement à l’église, comme la loi nous l’enjoint. Si, en privé, nous restons fidèles à nos convictions, cela ne regarde que nous.
Le conflit entre catholiques et protestants était un fait que nul, noble ou humble, ne pouvait ignorer. Du temps de Marie, ç’avait été une question brûlante, au sens le plus littéral et atroce du terme.
Même après l’avènement d’Élisabeth, qui avait ramené un semblant de calme, c’était encore ce qui alimentait le moulin de la politique internationale et causait la moitié des querelles familiales du pays. Élisabeth avait fait de l’Angleterre une terre protestante, mais certains de ses conseillers conservaient des sympathies envers l’ancienne religion ; la plupart d’entre eux avaient guidé la reine Marie. Élisabeth ne pouvait se passer de leur expérience et n’essaya pas. Personne ne périssait plus sur le bûcher pour sa foi, cependant on pouvait être mis à l’amende, voire emprisonné, si l’on entendait la messe ou si on la célébrait. Dorénavant, ce qui se passait à Faldene était illégal.
— Vous agissez certes comme bon vous semble, déclarai-je, mais, en tout cas, je ne vous importunerai pas en vous confiant Meg.
— Tu as toujours ignoré la gratitude, Ursula. Espérons que tu ne suivras pas le même chemin que ta mère. Il y aura une foule de riches gentilshommes à la cour de cette rouquine hérétique, à n’en pas douter !
Je pris congé d’elle avec froideur et entraînai Meg.
Et maintenant, assise à la fenêtre dans ma chambre à Richmond, je me promis de survivre, d’une façon ou d’une autre. Je me comporterais avec décence ; je me taillerais une place à la cour et je sauverais Meg des griffes des Faldene.
Mais à la cour, la décence imposait d’employer une femme de chambre. Dieu tout-puissant, où en trouverais-je les moyens ? J’y engloutirais la moitié de mon allocation ! Fébrile, je tentai de trouver des solutions et des expédients. La chaumière que j’avais louée pour Bridget et Meg possédait un jardinet. Bridget savait lire, quoique avec difficulté. Je lui écrirais en termes simples, lui recommandant de cultiver des légumes et d’élever des poules, puis d’essayer de vendre œufs, poulets, oignons, laitues. Cela ne suffirait pas, mais je devais faire de mon mieux.
La porte s’ouvrit et Lady Katherine Knollys revint avec sa femme de chambre.
— Incroyable ! On m’a déjà parlé de quelqu’un qui pourrait vous convenir ! annonça-t-elle. Une des filles d’honneur a été surprise en galante compagnie et quitte la cour demain. Elle vient du Nord, mais sa femme de chambre, une Londonienne, ne veut pas suivre sa maîtresse. Elle recherche une nouvelle place. Je vous suggère de la recevoir au matin.
— Merci pour toutes vos bontés, répondis-je d’une voix blanche.
Je fus présentée à Sa Majesté plus tard le même jour. J’avais choisi une robe en velours noir rehaussée de perles minuscules, portée avec un petit vertugadin et une collerette de linon blanc. J’avais ramassé mes cheveux dans une résille argent assortie à mon pendentif. Cela formait un ensemble plaisant, qui me donnait de l’assurance. Je m’en félicitais, car être présentée à la reine Élisabeth d’Angleterre était fort éprouvant.
Pour commencer, Lady Katherine dressa une liste terrifiante de recommandations et d’interdits. Je devais faire ma révérence d’une certaine manière, ne parler que si j’y étais invitée, mais en m’exprimant d’une voix claire et sans bredouiller. Et bien que je dusse ma présence au fait que ma mère eût servi celle de la reine, je ne devais en aucun cas faire allusion à Anne Boleyn, ni même à Kate Howard, la cousine d’Anne, elle aussi mariée au roi Henri puis décapitée pour adultère.
— Sa Majesté ne parle jamais d’elles. Il se peut qu’elle y pense dans le secret de son cœur, surtout à sa mère, expliqua Lady Katherine. Elle prodigue des marques de bonté aux Boleyn et à leur parenté, dont je fais partie – ma mère était la sœur de la reine Anne –, mais sans jamais évoquer le passé. Vous devrez aussi…
Je me sentais terrorisée avant même d’entrer dans la salle d’audience. Avec Lady Katherine, je dus d’abord traverser une antichambre bondée, puis franchir une porte encadrée par des gardes qui croisèrent leur lance devant nous jusqu’à ce que Lady Katherine eût indiqué nos noms. Alors, ils nous laissèrent passer dans un fracas métallique tandis qu’ils redressaient leurs armes.
De l’autre côté se trouvait une salle au plafond décoré d’ors et de peintures, et aux murs tendus de tapisseries. Une foule de courtisans des deux sexes s’y pressait, et ma souveraine trônait sur une estrade, tout au bout d’une immense étendue de parquet que je devrais traverser au côté de Lady Katherine, sous les yeux de plusieurs centaines de personnes – du moins en avais-je l’impression.
Tremblant intérieurement, je m’efforçai de garder la tête droite et le regard rivé sur la silhouette de la reine. De loin, elle ressemblait à une statue éblouissante, assise sur une chaise à haut dossier terminé en pointe. Par un phénomène étrange, elle ne devenait pas plus humaine à mesure que nous approchions. Ce n’était pourtant qu’une jeune femme, à peine plus âgée que moi puisqu’elle n’avait pas encore vingt-sept ans.
Au pied de l’estrade, Lady Katherine et moi plongeâmes en une profonde révérence. Une voix froide, au ton uni, nous ordonna de nous relever, et Lady Katherine entreprit de me présenter dans les règles pendant que j’observais ma souveraine pour la première fois.
Je levai les yeux et je vis…
Une étonnante robe de satin gris cendré, scintillant de broderies d’or, à la taille si étroite qu’on avait peine à croire qu’elle pût contenir un corps humain. De multiples rangs de perles et d’autres encore au bord d’une fraise en dentelle ; des poignets assortis ; un diadème ; des cheveux roux clair formant une couronne de boucles.
Cette parure était comme les défenses extérieures d’une forteresse. Au-delà, le visage en forme de bouclier, les yeux mordorés sous de fins sourcils arqués, la bouche bien dessinée constituaient eux aussi un rempart, car ils ne révélaient rien de ses pensées. Les traits immobiles et impassibles, elle ressemblait plus à une fée qu’à un être humain.
Une main effilée aux ongles polis, mise en valeur par des bagues ornées de pierreries, fut tendue vers moi pour que j’y dépose un baiser.
— Ainsi, vous êtes dame Ursula Blanchard, et votre mère, Anna Faldene, servit autrefois… à la cour.
Je perçus la pause infime avant les derniers mots. Circonspecte, je répondis :
— En effet, Votre Majesté.
— Vous pouvez vous adresser à nous en disant « madame ». Nous voyons que vous portez le deuil, dame Blanchard. Est-ce pour votre époux ?
— Oui, madame.
— Nous tâcherons au mieux de remplir vos journées et d’apaiser votre affliction. À la cour, il serait tout à fait séant d’éclairer un peu vos vêtements noirs. Par un jupon blanc ou argent, peut-être, avec des manches assorties. Vous avez notre permission.
— Merci, madame, répondis-je, sachant qu’il s’agissait d’un ordre déguisé.
— Le noir et le blanc vous mettent en valeur, reprit Élisabeth. Saviez-vous que ce sont aussi mes couleurs ?
— Non, Votre Maj… madame. Je l’ignorais, bredouillai-je en dépit des recommandations répétées de Lady Katherine.
Je regardai la reine en face, espérant qu’elle ne l’avait pas remarqué ou, du moins, ne s’en irriterait pas.
Tout à coup, elle sourit et j’entrevis la jeune fille sous le satin, l’or et les perles – la princesse au cœur de la forteresse.
— Bienvenue à notre cour, dame Blanchard, me lança la reine Élisabeth.
Le souvenir de ce brusque sourire demeura en moi le reste de la journée, mais quand, la nuit venue, je me retirai dans ma chambre à coucher, la tristesse et l’anxiété m’envahirent. Je m’étendis sur le lit à baldaquin, me languissant en vain de Gerald et de Meg et, pour couronner le tout, tourmentée par mes soucis financiers.
La magie du sourire d’Élisabeth s’était dissipée. Seule demeurait l’obligation de porter des manches et un jupon clairs que je ne pouvais m’offrir, et de payer en outre une femme de chambre dont je ne voulais pas, tout en pourvoyant aux besoins de ma fille.
Ainsi débutèrent des aventures que rien ne laissait présager, et dans lesquelles j’allais me trouver entraînée par le besoin et par la nécessité.