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Chapitre Deux

La Cité des Enlumineurs

Le Reik n’était pas encore complètement enfermé dans la ville qui s’élevait de part et d’autre de son cours. Malgré la taille d’Altdorf, la cité la plus peuplée de l’Empire, et peut-être la plus grande ville humaine du monde, le fleuve n’avait pas encore disparu au pied des tours et des demeures qui poussaient comme des champignons sur ses berges.

Comme pour rappeler aux habitants la fragilité de leur cité, un bon quart d’Altdorf – la partie située à la fourche du Reik, à l’est du centre de la ville – n’était encore qu’une large plaie de bâtiments calcinés où l’on s’enfonçait dans les cendres jusqu’à la taille par endroits. Le Grand Incendie avait dévasté le quartier six ans plus tôt et la reconstruction n’avait jamais vraiment débuté, si bien que l’immense plaie sombre était maintenant livrée aux vagabonds et aux voleurs. À côté de ce paysage de désolation, le majestueux palais impérial et la splendide Königplatz, chargée de bannières, semblaient perdre de leur lustre. L’empereur Wilhelm avait réagi à l’incendie en recouvrant sa capitale de banderoles vives et en multipliant les parades, mais tout cela ne faisait penser qu’à de simples babioles colorées comparé au Reik indompté.

Sur la rive gauche du fleuve se trouvait un quartier animé couvert de la fumée grasse d’un millier de brûleurs de pigments et de tanneries. Le quartier de Buchbinder était l’un des plus denses d’Altdorf, car c’était aussi l’un des plus riches – du moins autrefois – si bien qu’on y avait bâti en hauteur pour satisfaire la demande de logements. Les étages supérieurs des immeubles surplombaient les rues, au point que dans certaines allées sinueuses particulièrement étroites, le soleil ne touchait même plus le sol. Ça et là, un homme pouvait même se pencher par sa fenêtre et allumer la pipe du voisin d’en face. Les bannières sales fixées aux hampes de drapeaux et girouettes pendaient mollement. Même sans l’enchevêtrement d’étages chaotique, il aurait été de toute façon difficile de voir le sol des rues avec la poussière stagnante. Le quartier produisait des livres de prières enluminés dont Altdorf était très friande, mais également des ouvrages de rituels et de magie, ainsi que des bouquins bon marché, des feuilles de chou et des pamphlets qui entretenaient le passe-temps favori de la cité : s’insurger contre un système politique auquel personne ne comprenait rien.

Les habitants du quartier connaissaient bien les rues. Ils étaient nés dans des caves enfumées et avaient une connaissance instinctive de l’écheveau de venelles. Autant dire que les étrangers, eux, avaient besoin d’un sérieux coup de main pour s’y retrouver.

Une messagère se tenait au coin de la rue. Elle portait un tabard de héraut aux couleurs d’une famille bourgeoise d’Altdorf, ainsi qu’une serviette en cuir sous le bras. Elle regarda derrière elle, par là où elle était venue, puis devant elle, là où elle était presque sûre de devoir se rendre.

Puis elle jeta un nouveau coup d’œil par-dessus son épaule et vit une rue totalement différente qui, après quelques secondes de confusion durant lesquelles elle sentit son cœur se soulever, lui parut partir dans une direction totalement différente.

Un passant vêtu d’un tablier de tanneur s’arrêta à son niveau et lui dit quelques mots. Il ne cachait pas sa condescendance, comme s’il s’adressait à une idiote qui aurait dû comprendre de quoi ils parlaient. Exaspérée, la messagère se fichait de ce qu’il pensait et écouta patiemment ses explications quant à ce qu’elle devait faire.

Elle se renfrogna, en tentant visiblement de comprendre comment la ruelle, large de moins d’un mètre, pouvait donner sur une rue située de l’autre côté du bâtiment contre lequel elle se tenait, ou comment en tournant à gauche, elle pourrait bien revenir sur ses pas. Il lui était impossible de dire comment sa destination pouvait maintenant se trouver face à elle. Mais le tanneur la salua en souriant avant de secouer la tête en claquant la langue. Il semblait avoir pris un malin plaisir à lui expliquer – à elle, une pauvre femme – tout ce qu’elle ignorait. Elle le remercia et partit dans la direction qu’il venait de lui indiquer, et il agita la main comme s’il prenait congé d’un enfant ennuyeux.

Dans la même rue se trouvait un étranger que ni l’un ni l’autre n’avait remarqué. Lui, néanmoins, ne semblait pas dérouté par l’agencement des lieux. Il était emmitouflé dans un manteau de voyage et portait un sac apparemment plein de livres. Il avait le crâne rasé, ce qui n’avait rien de rare parmi la population d’Altdorf, mais dans son cas, cela semblait plus dû à un choix qu’à un moyen de se prémunir des poux. Ses orbites étaient beaucoup trop larges pour ses yeux, cachés dans l’ombre. Il avait le nez long et droit, était raide comme un balai, à l’image d’un juge faisant son entrée dans un tribunal. Quelques autochtones lui jetèrent un coup d’œil, en se demandant comment un étranger pouvait rester de marbre face à la disposition des rues, mais il ne leur accorda pas un regard.

Il prit à droite, vit que la route derrière lui partait désormais sur la gauche, et s’enfonça dans une allée. Il arriva sur une place, probablement la plus vieille du quartier. Elle était encore pavée de pierres plates qui, chose étonnante, n’avaient pas été retirées pour contribuer à la construction des maisons ou être recyclées en pierres tombales. Tout aussi curieux, il y avait ce bassin rectangulaire peu profond au milieu de la place, où l’on ne trouvait ni les détritus ni la crasse caractéristique du reste du quartier. Les camelots s’étaient approprié les lieux. L’un d’eux vendait des peaux de cheval et de bétail. D’autres colportaient des panacées, des colifichets ou des épices. Deux vieillards étaient assis aux pieds d’une statue représentant un chevalier monté de la Reiksguard, où ils échangeaient quelques mots en observant les allées et venues sur la place.

Comme dans le reste du quartier, le ciel apparaissait rarement. Les bâtiments qui cernaient la place penchaient dangereusement et menaçaient de s’écrouler, ne permettant au ciel d’illuminer le bassin à l’eau étonnamment claire que lorsqu’il était à son zénith.

L’étranger s’approcha de l’étal le plus proche, celui qui vendait des peaux. Le camelot était une femme devenue grasse et nauséabonde à force de passer ses journées à gratter des peaux avec sa lame émoussée.

— Est-ce le Miroir de midi ? » demanda-t-il.

La femme le dévisagea. Son tablier était couvert de traces de doigts ensanglantées.

— Vous vous attendiez à quoi ? » répondit-elle en crachant par terre.

— Les gens viennent souvent par ici ?

— Faut croire que oui. »

L’étranger tourna la tête vers la place. Il se demanda combien de gens connaissaient la nature réelle de l’endroit. La vendeuse n’en faisait manifestement pas partie. Peu de chances également que ce soit le cas de l’homme qui colportait des sachets aromatiques et des remèdes de médicastre. Il hurlait à qui voulait bien l’entendre que ses médecines avaient été directement ramassées par d’accortes jeunes femmes dans les collines d’Arabie et protégeaient de la peste, débarrassaient le visage des imperfections et prévenaient l’impuissance des hommes.

Un groupe d’enfants courait sur la place, jouant au jeu du chat et de la souris en poussant des cris. Eux savaient peut-être quelque chose. Leurs parents, bien évidemment, leur disaient de ne pas nourrir d’idées puériles. Les vieillards avaient manifestement vaincu tous leurs préjugés en la matière. L’étranger était sûr qu’ils savaient. Ce n’est qu’au milieu de leur existence que les hommes refusaient de voir l’évidence. Les très jeunes et les très vieux, eux, avaient la liberté de croire ce qu’ils voulaient.

L’étranger avança jusqu’au bord du Miroir de midi. Quelques pièces de cuivre en parsemaient le fond. Il monta sur la margelle de pierre du bassin et écarta les bras.

Il se laissa tomber en avant, et fut englouti par l’eau froide et claire.

Mais sa chute ne s’arrêta pas là. Le monde se mit à tournoyer et à tourbillonner selon des angles improbables. Il sentit un bouleversement glacé soudain, comme s’il chutait dans le vide, un vide sans lien avec l’espace ou le temps, mais avec la réalité.

Emporté par son élan, il se redressa dos à la surface de l’eau dans laquelle il aurait dû tomber. Son sens de l’équilibre lui permit de ne pas basculer en avant. Il était toujours sur la margelle, mais dos au bassin.

La place avait changé. Elle était plus grande.

Elle était immense.

L’étranger dut plisser les yeux à cause du soleil. Il distinguait tout juste les contours de la place. En temps normal, jamais elle n’aurait figuré à Altdorf, car un tel espace aurait vite été envahi par les masures, les temples, les ateliers, les marchés, les hospices bondés ou les cimetières exigus.

Ses yeux s’habituèrent à la lumière, dont l’intensité ne faiblit cependant pas.

Au centre de la place s’élevait la pyramide, qui dominait la ligne des toits d’Altdorf. L’étranger en avait entendu parler. Ce qu’il avait appris au champ de Kriegsmutter avait confirmé les vagues rumeurs qui lui étaient arrivées aux oreilles. Mais rien ne l’avait préparé à ce qu’il vit de ses propres yeux.

L’ouvrage était fait d’une pierre blanche et brillait de l’intérieur. Comme le soleil, il était impossible de la regarder directement ; même si ce même soleil semblait maintenant faible et insignifiant en comparaison. Des édifices plus modestes étaient ramassés tout autour. De loin, on eût dit des oratoires ou des mausolées sculptés dans le marbre blanc. À côté d’eux, la pyramide n’en avait l’air que plus grande, assez pour monopoliser tous les sens à elle seule. Contrairement à celle du Miroir de midi, cette place était déserte, ses dalles blanches évoquaient un désert de pierre.

L’étranger s’approcha en levant la main pour se protéger les yeux. Les contours d’une porte étaient visibles dans la première rangée de grands blocs de pierre blanche. La porte était laquée de blanc et incrustée d’or.

La pyramide abritait non pas une, mais de nombreuses sources de lumière. Elles apparurent distinctement lorsqu’il s’approcha. Elles n’étaient pas pendues à l’édifice, mais brillaient de l’intérieur. Chacune des lumières de la pyramide pouvait être vue de l’extérieur, et l’étranger savait pourquoi. La magie lumineuse imprégnait la place, aussi dense qu’une neige tout juste tombée. Il l’avait goûtée dans le quartier de Buchbinder, comme cette sensation qui précède l’orage. Ici, c’était reconnaissable entre tous. Le plus obtus des paysans, l’homme le moins sensible aux vents de magie, l’aurait sentie lui aussi.

Près de la porte se tenaient deux soldats, les seuls individus visibles en plus de l’étranger. Leur armure était polie, si bien que chaque pièce brillait comme un miroir et réfléchissait la lumière en brillant de mille feux. Leur visage était caché derrière une visière et ils tenaient une hallebarde, qu’ils baissèrent pour lui barrer le passage.

— Votre nom, » dit l’un d’eux.

— Je m’appelle Egrimm van Horstmann.

— Êtes-vous attendu ?

— Non. »

Le garde s’avança.

— Alors vous n’avez rien à faire ici.

— Il y a toujours une place pour les gens comme moi, » répondit van Horstmann.

Le garde poussa une sorte de rire étouffé et van Horstmann comprit qu’il souriait. Il fit demi-tour pour rejoindre son poste.

« Je suis plus vieux que ceux que vous acceptez habituellement, je le sais. Je n’ai pas été élevé dans le but de finir ici. Aucun agent de cet Empire n’a été témoin de mon talent et n’a prié mes parents de me préparer pour les collèges. Mais j’ai vécu avec ce don et je n’ai pas perdu la raison. Pas plus que je n’ai été dévoré par des démons ou n’ai terminé au bout du pieu d’un répurgateur. Ne s’agit-il pas de gages suffisants ? »

Le garde se tourna vers lui et parut le regarder de la tête aux pieds, mais il était impossible d’en être sûr à cause de la visière de son casque.

— Qu’est-ce qui est le plus important ? » demanda le garde.

Van Horstmann baissa les yeux vers les dalles de la place pendant une seconde, comme pour trouver les mots qui dormaient en lui depuis si longtemps et n’attendaient que de sortir.

— La pureté, » répondit-il. « Et le sacrifice. »

Le garde reprit sa place près de son collègue, et ils croisèrent à nouveau leurs hallebardes.

Quelques instants plus tard, ils relevèrent leurs armes à l’image des barres d’une porte fermée.

Van Horstmann hocha la tête pour les remercier et entra dans le collège Lumineux.

— Qu’est-ce que la magie ? » demanda maître Alric.

Ses mots furent suivis d’un silence de plomb dans le vaste hall réservé aux chantres. Le rez-de-chaussée du collège Lumineux était une gigantesque pièce aux piliers de marbre blanc qui soutenaient un plafond voûté. Il y avait de la lumière partout. Des lanternes, incroyablement vives, pendaient aux piliers, évoquant de multiples grappes de raisin. L’estrade, semblable à un gigantesque autel dédié à un dieu ancien du ciel, abritait à chaque coin un brasero dont les flammes jaune-blanc s’élevaient vers le plafond.

Trois cents acolytes étaient agenouillés dans la pièce. Ils avaient le crâne rasé, mais beaucoup avaient une natte partant du sommet de leur tête. Ils portaient une simple robe blanche ourlée d’or. Maître Alric se tenait sur l’estrade et parlait en les regardant. Il offrait une vision magnifique : une longue barbe grisonnante, des yeux bleu-gris évoquant un ciel d’hiver, des motifs circulaires voilés tatoués sur le visage et les mains. Sa robe offrait plus de nuances or que blanches, les coutures dorées représentant des lettres dans une langue que nul, en dehors du collège Lumineux, n’avait le droit de parler.

« Peut-être, » poursuivit Alric, « croyez-vous savoir. Les vents de magie ont soufflé sur vous comme sur nul autre. Dans votre communauté d’origine, qu’il s’agisse d’un village ou d’un lieu de débauche de l’Empire, vous ne connaissiez personne qui pouvait rivaliser avec vous en matière de magie. Alors vous en êtes venus à croire que vous étiez des maîtres. Il est de mon devoir de vous apprendre que vous n’êtes les maîtres de rien du tout ! »

Alric balaya les acolytes du regard. Ils étaient tout en bas de la hiérarchie de la pyramide du collège. Au figuré, car il n’y avait pas de rang inférieur à celui d’acolyte, et au propre, car ils n’avaient pas le droit de monter dans les étages supérieurs de la pyramide. Ils mangeaient et dormaient ici, et s’y instruisaient également. Pour beaucoup, c’était l’échec assuré, car le vent pur de la magie Lumineuse refusait de danser à leur rythme.

Parmi les novices figurait un nouveau venu. Il était arrivé quelques jours plus tôt, sans avoir été invité, et comptait parmi les rares individus qui venaient de leur propre gré, sans avoir été escortés par des répurgateurs ou conviés par les magisters de l’ordre. Ces derniers avaient pris bonne note de son arrivée, mais un simple acolyte ne devait pas se prendre pour quelqu’un d’important. Ils l’observaient, Alric aussi.

« Le moindre magister du plus insignifiant des collèges, » continua Alric, « maîtrise des forces que votre esprit inexpérimenté ne saurait comprendre. Peut-être avez-vous le potentiel de porter un jour la robe de magister et de canaliser la magie des vents. Mais aujourd’hui, ce ne sont pas des mages impériaux qui sont agenouillés ; non, ce sont des enfants ignorants, dont les maigres pouvoirs sont plus dangereux pour eux-mêmes qu’utiles pour d’autres. Certains parmi vous ont dévasté la maison de leurs parents en déchaînant des flammes qu’ils ne contrôlaient pas ! D’autres ont blessé leurs proches en faisant preuve d’une violence dont ils n’avaient pas conscience ! D’autres encore ont interprété de mauvais présages avec une telle précision qu’ils n’avaient d’autre choix que de se rendre à Altdorf ou de finir au bout d’une corde ! Tels sont les dangers inhérents à vos pouvoirs. Mon rôle est de vous obliger à comprendre vos échecs, car c’est ainsi seulement que vous pourrez commencer à réunir vos forces. »

Alric posa un lourd volume sur un lutrin situé devant l’estrade. Les acolytes lui jetèrent des coups d’œil. Instinctivement, ils surent qu’ils devaient garder les yeux rivés au sol, comme si les richesses du marbre et les lumières aveuglantes n’étaient pas pour leurs vils yeux. Ceux qui levèrent la tête la rebaissèrent bien vite pour ne pas soutenir son regard courroucé.

Van Horstmann observait Alric. Peut-être n’avait-il pas encore appris les règles tacites d’humilité que l’on devait observer devant les supérieurs de l’ordre. Il finirait par apprendre. Comme tous les autres. Maître Alric les avait apprises il y a fort longtemps, avant de devenir l’homme qui régnait sur les acolytes.

« Alors ? Qu’est-ce que la magie ? » Il ouvrit le livre. « Les fermiers crottés de l’ordre de Jade vous diront qu’il s’agit de la vie. Les alchimistes de l’ordre Doré, le dos voûté dans leurs laboratoires, vous diront que c’est l’interaction d’une substance avec une autre. Les maîtres morbides du collège d’Améthyste vous diront, bien évidemment, que c’est une force négative, le vide laissé par la mort. D’une certaine façon, tout ceci est vrai. Mais entre tous, c’est ce que nous autres, de l’ordre Lumineux, croyons qui se rapproche le plus de la vérité. Car nous savons ce que d’autres hommes sont incapables d’accepter, une vérité trop cruelle pour qu’ils l’appuient. Nous savons que la magie est synonyme de sacrifice. »

Cette fois, les acolytes s’agitèrent. Bien évidemment, ils n’osèrent rien dire. Nul ne parlait jamais quand le maître des chantres partageait sa sagesse. Mais qui parmi eux n’avait jamais eu vent des rumeurs sur les collèges de magie ? Tous les Altdorfers en avaient entendu parler. Ils croyaient que les mages du collège Flamboyant convoitaient le feu, que cela tournait même à l’obsession pour certains, qui se livraient à des actes de pyromanie au petit bonheur la chance. Ils savaient, ou croyaient savoir, que les mages Célestes contemplaient les étoiles depuis longtemps, au point qu’ils entrevoyaient la cour des dieux et devenaient parfois fous lorsqu’ils apercevaient le visage des Puissances de la Ruine. Et bien évidemment, le collège Lumineux exécutait des sacrifices. Des sacrifices humains.

« Ce n’est pas un coup de poignard au cœur qui nous donne du pouvoir. Ce genre de sacrifice est grossier et va à l’encontre de la pureté de la Lumière. Non, notre sacrifice est affaire de dévotion, comme le montrent nos rituels et nos veilles. C’est ainsi qu’un acolyte peut jouer un rôle dans le tissage d’un sortilège. Il s’agenouille, a son utilité dans le rituel exécuté par les magisters de son ordre. Il fait son propre sacrifice. Il chante. Ula dhaz maaru ! »

Les acolytes avaient reçu le passage à mémoriser, ainsi qu’une dizaine d’autres. C’était le lot de chacun d’apprendre par cœur. Selon certains collèges, la magie nécessitait de l’imagination, de la vivacité d’esprit, une grande intuition. L’ordre Lumineux savait de quoi il retournait réellement. Un acolyte ne pouvait passer du premier cercle au second qu’en disposant d’une base solide.

Ula dhaz maaru ! » psalmodièrent les acolytes à l’unisson. « Salheh corvun draa ! »

Alric menait l’incantation, tournant les pages au fur et à mesure de la récitation. Lui-même psalmodiait d’une voix grave et forte, qui résonnait dans toute la pièce. Les pages de l’ouvrage luisaient. Écrites dans un alphabet propre au collège Lumineux, les lettres étaient rédigées à l’encre argentée sur des feuilles de parchemins noircies et elles brillaient maintenant d’une lueur blanche.

L’air devint embrumé. L’image des acolytes agenouillés se déforma et les piliers semblèrent se courber, formant des angles improbables là où ils venaient à la rencontre du plafond dont les fresques se tortillaient, comme douées de vie.

Des cercles magiques gravés au fer chaud s’illuminèrent dans le sol, leurs motifs complexes dévorés par des flammes blanches.

Ce rituel avait deux objectifs. Tous connaissaient le premier. Il s’agissait de renforcer la distorsion mystique de l’espace autour du collège, dissimulé dans un pli de la réalité, à l’abri du regard des profanes. Chaque collège était, d’une manière ou d’une autre, caché des citoyens d’Altdorf ; voilà comment était entretenu le secret de la pyramide de l’ordre. Mais le second objectif, les acolytes n’étaient pas censés le comprendre, du moins pas encore.

Les acolytes n’étaient pas de simples individus. Ils étaient les composants du rituel et ne pouvaient rien faire seuls. Lorsqu’ils étaient suffisamment ébranlés, ils pouvaient être requinqués et retrouver progressivement leur identité. Ceux dont l’esprit restait fort et intact pouvaient devenir magisters en atteignant le troisième cercle. Les autres restaient des chantres, aidant les magisters dans le sacrifice de leur labeur, ou de simples domestiques : les cuisiniers, gardes, valets de chambre et bibliothécaires du demi-cercle. Tout commençait ici, avec l’épuisement.

Parfois, ils ne cédaient pas. Alric n’avait pas de temps à perdre avec eux. Il s’agissait de rouages défectueux, dans une machine qui n’avait pas besoin d’eux.

Elrisse, grand magister et grand illuminateur de l’ordre, avait l’air complètement desséché ; il semblait aussi frêle qu’un bouleau et en avait à peu près la couleur. Sa peau épousait parfaitement les contours de son crâne, de ses joues et de son menton. Il avait les yeux et le cuir chevelu peints, et son visage avait l’apparence d’un masque mortuaire d’une civilisation exotique oubliée. Des perles pendaient à son haut col et sa robe était brodée de pierres précieuses enchantées qui brillaient d’une intense lueur blanc-jaune.

— Je suis troublé, » fit Elrisse.

Dans ses quartiers le grand magister était assis à la table en bois couverte d’une carte. Ici, tout près du sommet de la pyramide, les murs étaient composés de lumière. La pièce était agrémentée à la manière d’un palais d’Arabie, avec des tapisseries géométriques accrochées aux murs, de splendides tapis et une odeur d’épices étranges planait dans l’air.

— Alors l’ordre est troublé lui aussi, » dit Alric.

— En effet. Quelles sont les nouvelles de nos acolytes ?

— Ils sont obéissants. Certains sont très vifs. Je les vois enfiler la robe du second cercle dans l’année. D’autres ne sont d’aucun intérêt. Ils disposent de talents grossiers, mais ne sauront jamais les exploiter. Heiden Kant est, à mes yeux, le plus intelligent et le plus studieux. Gustavus Thielen, lui, possède une puissance magique brute remarquable.

— Faut-il s’alarmer ? »

Alric prit le temps de la réflexion. Bien qu’il en imposât auprès des acolytes comme s’il était Sigmar en personne, ici, il n’était qu’un subalterne. Elrisse avait ratifié toutes les incorporations au premier cercle et il pouvait être dangereux de laisser entendre que la nouvelle promotion d’acolytes n’avait pas le niveau.

— Pas franchement, grand magister, » répondit-il finalement. « Fausten est entêté. Il nous donne du fil à retordre, mais cela reste des bêtises d’enfant. Des mots mal prononcés, ce genre de choses. Je devrais l’écraser. D’autres se réunissent et échafaudent des plans, mais ils se contentent de voler dans les cuisines et dans les réserves. »

Le grand magister esquissa un sourire.

— Comme des enfants, » dit-il.

— Ce sont des enfants, » précisa Alric.

— Je le sais bien. Nous l’oublions si facilement.

— Nous étions comme eux jadis. »

Son sourire s’évanouit.

— Non, maître Alric. L’homme que vous êtes n’est pas le même que celui qui s’est agenouillé lorsqu’il était acolyte. Pas plus que je ne suis l’homme qui a franchi les portes de la pyramide pour la première fois. Ces hommes ont disparu au fil de leur élévation parmi les cercles. Ils ont disparu aussi sûrement que ceux qui finissent entre les mains de Morr.

— Évidemment, grand magister, » dit Alric en penchant la tête.

— Mais au moins, ils ne nous causent plus d’ennuis, » reprit Elrisse. « Êtes-vous conscient de la nature de la crise ?

— La crise ? J’ai bien entendu des rumeurs, mais rien qui…

— Une crise. Comme nous n’en avons pas connu depuis la disparition de Magnus. Elle est dangereuse et palpable. Très préjudiciable. Les gens prétendent que l’insouciance de l’ordre Lumineux a causé beaucoup de tort à la ville, mais ce n’est rien comparé au chaos qui surviendra si les Altdorfers découvrent notre situation. J’aurais préféré ne pas vous ennuyer avec cela, Alric, mais j’ai besoin de votre aide, je le crains.

— Bien sûr, grand magister, » dit Alric en s’inclinant à nouveau.

— Alors réunissez une demi-douzaine d’acolytes. Leur talent compte moins que leur faculté de garder un secret. N’en dites rien à personne et quittez la pyramide sans vous faire remarquer, si possible.

— Et où nous rendons-nous ?

— Au palais impérial. Et de grâce, maître Alric, hâtez-vous. »